16 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME vilipendée. De la frontiěre du monde oú son oeuvre nait, 1'auteur réintěgre bon gré mal gré le monde par son oeuvre méme, livrée ä la jouissance, ou en pature. Son image est alors fabriquée, aussi multiforme que ľ oeuvre dans laquelle on croit chercher son reflet mais que ľ on colore le plus souvent de sa propre emotion. II convenait de clore ces mises ä ľépreuve par ľexamen ďautres mises en boite, en bouteille, en balance, lectures jour-nalistiques ou critiques que ľauteur lui-méme ressent, et réper-cute si ľon se fie aux allusions faites ä Nietzsche dans Dévadé, aprěs ľouvrage que lui consacra Renée Leduc-Park: Réjean Duchařme: Nietzsche et Dionysos. La riche collecte de Francois Gallays et la diversité des interpretations dans la presse francaise et québécoise illustrent le fait qu'une ceuvre n'existe pas en soi; eile se conjugue spontané-ment avec des poncifs (la parlure québécoise des romans rappe-lant la «couleur locale» notée par J. Viswanathan) et des attentes (la transgression verbale et l'affranchissement du terroir); eile se lit dans une orniěre, tracée ä droite ou ä gauche, d'oü eile apparait progressiste ou indisciplinée; eile se savoure différem-ment ä la sauce francaise ou québécoise. La langue, les themes, les personnages sont renvoyés ä des perspectives déjä explorées par d'autres: Queneau, Céline, Lautréamont, Jarry, tandis que 1'oubli d'autres référentialités exogenes, Beckett, Joyce, n'est pas dépourvu de signification. Ces multiples feux allumés renvoient tout de méme ä ce qu'est ľentreprise ducharmienne, une incessante quéte de la lit-térature, dans le refus méme de la littérature; ils éclairent aussi le titre de ce recueil, des paysages d'une oeuvre d'ou tout procěde et oú tout retourne, images qui naissent de la lecture de la méme facon que surgit ľécriture qui les inspire, dans une transparence qui donne la vie ä la mort. «C'est une bouteille d'encre achetée chez Lozeau. Elle m'a été donnée morte. Je ľai rendue vivante.» (Le nez qui voque, p. 83) P.-L. V. 1 Permanence et evolution des formes de ľimaginaire ducharmien* Pierre-Louis Vaillancourt UNIVERSITĚ D'OTTAWA II y a dans la littérature une rouerie puissante, une mauvaise foi mystérieuse qui, lui permettant de jouer constamment sur deux tableaux, donne aux plus honnétes l'espoir déraisonnable de perdre et cependant ď avoir gagné. Gaston Bachelard, La part du feu Mobilite, derive, polymorphisme... tels sont les termes qui, parmi d'autres, caractériseraient aisément ľunivers romanesque de Réjean Duchařme. Et pourtant la lecture d'un passage, d'un chapitre, d'un scenario, suffit ä révéler la marque de ľauteur. Sous la varieté des contenus et le poudroiement des signifiants, se discernent intuitivement des amarres constantes. Nous som-mes en terra varia, sed cognita. Cette unite dans la diversité rend possible une interpretation globale de ľ oeuvre. Etayée par ľexamen de la production romanesque dont a eté exclue Lafille de Christophe Colomb et Dévadé, ľhypothése suivante a été retenue: les structures originelles de ľimaginaire route citation de Uavalée des ovales et de L'hiver deforce sont tirées de ľédition de poche «Folio». 18 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME ducharmien se trouvaient présentes dans ses trois premiers romans. Les autres écrits, quelle que soit la forme qu'ils prennent, s'élaboreraient ä partir des motifs récurrents de ces premiers textes, dont ils assureraient autant la reprise que revolution. lis se conformeraient au modele matriciel par le respect de certaines lois. La premiere, dite de similitude, recouvre la repetition d'iso-topies signifiantes quasi semblables. La seconde, de commutati-vité, facilite, ä ľintérieur des divers moyens d'expression utilises, le déplacement des unites de signification déjä présentes ailleurs afin de produire une nouvelle resonance. Ľévolution du sens est assurée par une demarche de progressivité. Les écrits s'écartent enfín les uns des autres par des precedes de conversion, soit par ľannulation ou l'inversion de sujets, motifs et themes anciens, soit par ľ introduction ď innovations qui assurent ä chaque roman sa singularitě dans la coherence de ľensemble. La matrice originelle se compose évidemment des elements traditionnels de la fiction: le chronotope (espace-temps), la configuration des personnages, le réseau thématique, les references idéologiques, ľintertextualité. Mais pour identifier les series répétitives, il convient de négliger d'abord la chronologie de paru-tion des romans, ce qu'autorisent les propos tenus par Duchařme sur la genese de ses romans. II a en effet soutenu avoir écrit en méme temps plusieurs textes restés inachevés, puis avoir decide d'en terminer un, Ľocéantume, que Gallimard décida de publier en troisiěme lieu, aprés L 'avalée des avalés et Le nez qui voque. Ailleurs, il a prétendu avoir rédigé Ľ avalée ď aprés un vieux manuscrit laissé de coté. Ľéditeur francais a affirmé de son coté avoir recu un «amoncellement» de manuscrits: poémes, pieces, romans. De cette saga1, retenons le caractére contemporain et simultane de ľécriture de la trilogie initiale. Un examen des romans retenus permet ď opérer un premier découpage en trois categories selon ľ axe temporel: 1. Décrite avec minutie par M. Pavlovic, «Ľaffaire Duchařme», Voix et images, VI, 1, 1980, p. 75-95. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 19 1. les textes sur ľenfance 2. les textes sur ľ adolescence 3. les textes sur ľäge adulte. Le terme texte remplace celui de roman car Ľ avalée com-prend trois divisions qui le rattachent ä chaque catégorie. Ainsi obtenons-nous la distribution suivante pour la production roma-nesque: 1. Ľavalée (1961) I (Berenice ä ľabbaye) — Ľocéantume (I968) 2. Ľavalée II (Berenice ä New York) — Le nez qui voque (1967) 3. Ľavalée III (Berenice en Israel) —Ľhiver de force (1973) — Les enfantömes (I976) Les textes de la premiere section, sur ľenfance, sont marques par ľimportance du roman familial, oú des parents clivés, bons ou mauvais, jouent des rôles determinants dans les relations qu'entretiennent les jeunes protagonistes avec leur milieu. Ľes-pace, pour des actions toujours limitées, reste clos, ä connotation insulaire. Le théme de la pureté, liée ä ľenfance, domine. Nelligan constitue la figure de proue de ľintertextualité. Dans les textes sur ľ adolescence s'estompent les imagos parentales au profit ď amities exclusives. Le théme de la sexualite apparaít, sur les mines de ľ innocence perdue et regrettée. Ľintertextualité est done marquee par ľ intrusion de la littérature pornographique. L'espace reste clos, mais urbain cette fois et sillonné ďerrances. Les textes de ľäge adulte s'émancipent de la tutelle paren-tale: les méres sont mortes, les péres absents ou castrés. Cette vacance affaiblit ľagressivité des héros. Ľobsession de la sexualite du stade pubertaire s'estompe. Les jeux érotiques dans Ľavalée III sont dérisoires et les protagonistes de Ľhiver de force avouent leur impuissance ä les pratiquer. Vincent, dans Les enfantömes, est un faux tombeur dont les prouesses don juanesques ne sont que des rodomontades et se réduisent ä la conquéte des prénoms féminins plutôt qu'ä celie des corps. La haine cedipienne abolie, la génitalité privée de son primát, la tendresse pour la soeur, prétendue ou veritable, peut se 20 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME déployer ä ľinfini, sauf dans Uavalée III, oü ľhéroíne s'abouche avec une complice, Gloria, ä la mort de laquelle eile contribue. La société n'est plus ľobjet ďun mépris actif mais ďun dédain sarcastique. En somme, la progressivité semble plus marquée mais eile se realise plutôt par ľ attenuation des motifs antérieurs que par leur evacuation. Ainsi l'espace s'élargit au gré des voyages effectués, en Israel (AVA, III), ä la Campagne (HIV), dans l'Ouest canadien ou ä Chypre (ENF), mais ľile, réelle comme ľ íle Bizard, ou «immaterielle» comme la chambre de Fériée ou la penderie de Man Falardeau, demeure la patrie du réve. La litté-rature romantique fleur bleue ou idealisté remplace la pornogra-phie, selon la loi de commutation, tandis que le tract politique rouge sert de contrepoint intertextuel dérisoire. D'autres elements de la fiction, comme la temporalité, re-coivent dans les romans de ľäge adulte un tel traitement oú la progressivité s'accomplit par tamisage des anciens invariants. Le temps primordial, celui de ľenfance, contamine des textes pour-tant nettement branches sur la contemporanéité. Uavalée III propose une version imaginaire de ľäge adulte, mais noircie par la proximité de ľenfance. Moins condamné dans Ľhiver de force, le present reste imprégné de la nostalgie du paradis perdu et son acuité est quasi dissoute dans Les enfantômes par le rappel du temps évanoui. Dans le vaste jeu de redondances que constitue ľ univers ducharmien, les asymétries restent néanmoins large-ment conditionnées par le passage du temps. Ce procédé d'une lecture tabulaire, attentive aux mécanis-mes de regulation et orientée vers la recherche d'invariants, tou-chera également les petites unites de signification, comme le lexique. Les variants ne sont porteurs de sens que lorsqu'ils sont rattachés au code qui les informe. Et le code, oú se reproduisent les propriétés, ne se découvre que par la circularité de ses elements. Uavalée, grace ä sa triple structure, plus significative que sa date de parution, servira au repérage des manifestations originelles du code ä partir desquelles sont jugées les formes variables, invariables ou novatrices des autres textes. Ses trois Ľ IMAGINAIRE DUCHARMIEN 21 parties component une doxa, ou lecon, destinée ä ětre ultérieu-rement systématisée ou manipulée. Uavalée des avalés La periodě de ľenfance nous présente des personnages véritable-ment englués dans le «román familial» au sens freudien2. La jeune et agressive heroine se debat entre un pere faible, mais disposant de ľ autorite, et une mere fort belle pour qui eile éprouve autant d'attraction que de repulsion. Elle reporte sur un frěre mou ľadulation qu'elle témoigne et refuse ä la fois ä une mere que son regard ďenfant clivé en bonne et mauvaise. Contre toute regie psychanalytique dans ce cas, ľhéroíne possede un moi trěs fort, associé ä une composante narcissique deficiente: eile se trou ve laide mais pretend s'auto-engendrer. La force des representations de soi améne la forclusion des interdits. Le rapport ä la société empruntera un mode paranoíaque-schizophrénique dévoyé. Ľhéroíne souhaite étre persécutée: [«Je veux étre atta-quée par tout ce qui a des armes» (40)] pour mieux legitimer sa haine du monde. Elle s'éríge «titanique» (137) pour mieux lutter contre le «titan» (220, 223, 296,334, 348), c'est-ä-dire 1'univers social. Seuls se trouveront ä ľabri de cette mitraille destructrice les arbres: un saule, un orme, qui represented moins un refuge qu'un objet ď identification. Berenice se voit devenir saule (92). Aucune animosité n'est éprouvée contre un arbre, méme décep-tif. Aprěs s'étre cassé les dents en tombant de ľun ďeux, Berenice fantasme plutôt sur la possibilité de gangrener le Sein maternel avec ses dents de f er rouillé (21). Ľ action de la premiere partie se déroule presque entiére-ment dans une íle ayant la forme ďun «drakkar ancré ä fleur d'eau au bord du grand fleuve» (29). Quant au langage, déjä riche et singulier, il reste pourtant simple par rapport au foisonnement ulté-rieur; seules quelques audaces comme «décadabacrouticaltaque» 2. S. Freud, «Le román des névrosés», dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 157-161. 22 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME (175) annoncent le bérénicien de la troisiěme partie et les proues-ses des autres romans. Si l'enfance est la saison de ľapprentissage de la haine, ľadolescence sera ľoccasion de ľactualiser. «Je sors enceinte du lit de l'enfance. J'en ai plein la ceinture. Des crimes ont pris racine dans mes entrailles, et poussent, se gonflent. Quand je mettrai bas, ce sera laid!» (186) Le theatre designe pour ces performances sera New York, en particulier l'espace restreint d'un columbarium sur lequel croit régner Zio, pere Fouettard méprisé et ridicule, dont ľépouse effacée est effarée, eile aussi, devant la dévorante energie d'une Berenice tout entiěre livrée aux «acides qui [la] rongent» (293). Son moi haineux est affermi par une certitude de toute-puissance qui lui fait espérer débätir le monde avec une épingle ä nourrice (271). Un outil si dérisoire pour un projet si excessif révěle, sous son apparence délirante, une positivitě logique et relěve d'une symbolique profondément rai-sonnable ä ľégard d'une realitě fonciěrement demente, celie des guerres, conjugate, clanique, religieuse, nationale, qui entourent ľhéroine. Sa haine n'est que ľétendard d'une passion de l'absolu. Cette omnipotence fantasmatique se répercute sur le plan mental par une boulimie intellectuelle. Ľarrivée des regies an-nonce cependant l'affaiblissement de ľétre. La pubertě aměne la modification de ľ objet de detestation, autrefois la mere, mainte-nant la sexualite, tout aussi fascinante que repoussante, contre laquelle s'engage une lutte ä finir car eile constitue la pire menace pour la survivance de la pureté enfantine. Parallělement se développent ľattirance et le dégout pour la littérature pornogra-phique. Le frére adoré s'estompe au profit d'une äme-soeur de predilection, Constance Chlore, la figure emblématique de la pureté de l'enfance, appelée précisément ä disparaitre (ä mourir) au moment de ľapparition des regies de Berenice. Mais le réve et la nécessité d'une affection sororale, la seule parfaite car eile échappe ä la detestable filiation et ä la redoutable sexualite, sus-citent ľapparition d'une ombre, Constance Kloür, et aměnent ľéloge d'Asalelphuni, vantée de n'avoir existé que comme la soeur. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 23 Comme je la vois, Asalelphuni était la soeur de Jezrahel, Jéséma, Jébédos, n'était que 9a, ne faisait qu'étre ca. Elle passait les vingt-quatre vingt-quatriěmes de son temps ä étre la soeur de Jezrahel et des deux autres. Comme c'est beau! Je voudrais étre comme eile, étre une soeur comme une statue est une statue (212). Méme si les différentes lecons, de musique, de danse, aug-mentent les contacts sociaux, c'est encore comme titan qu'est jugé et vomi le monde extérieur. Le langage est appelé ä invalider la relation ä autrui, par la fable anagrammatique de Grisée et d'Eésirg, dont le dialogue de sourds mene ä une issue fatale quand il dégénére en conversation normale, done implicitement pornographique, car le récit est suivi d'une condamnation de ľécrivain-pornographe. Berenice n'en tente pas moins d'essayer de séduire Jerry de Vignac et souffre de son échec. Dans Ľavalée III oü eile se retrouve ä ľäge adulte, ľhéroine veut étre traitée «ďhomme ä hommo (358); soldáte, eile constate avec satisfaction combien une arme prolonge naturelle-ment la main et «s'articule ďelle-méme, comme les phalanges de mes doigts> (338). Cette version masculinisée de ľagressivité n'est que pseudo-phallique. L'objet ď identification est Toupie, ce char d'assaut oü s'installe Berenice et dont les girations mo-dulent sa volonte de détruire tout ce qui gravite dans le cercle de son moi: «Raser une mosquée pour ériger une synagogue, c'est du va-et-vient giratoire rotatif tournant. [...] Le seul combat logique est un combat contre tous. C'est mon combat.» (330) Ľhéroine, bombe, grenade, explose en terre israélienne dont l'esprit belliciste sert de pretexte ä une revolte généralisée contre le titan, toujours abhorré, et plus explicitement associé ä ľadulte. Son rejet entraine des consequences langagiéres: «Je hais telle-ment ľadulte, le renie avec tant de colére, que j'ai du jeter les fondements d'une nouvelle langue. Je lui criais: "Agnelet laid!" Je lui criais: "Vassiveau!" La faiblesse de ces injures me confon-dait. Frappée de génie, devenue ectoplasme, je criai, mordant dans chaque syllabe: "Spétermatorinx étanglobe!" Une nouvelle 24 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME langue était née: le bérénicien» (337), sorte de crachat «afro-moral» (362) contre ľ occidental obscene. Ľhéroíne se déchaine contre touš aprěs s'étre débarrassée, encore plus vite qu'elle ne les avait découverts, de son identite juive et de ses instincts grégaires. Elle se retrouve de plus en plus seule, en raison de ľ attenuation marquee du roman familial: le pere n'est plus qu'un major sans pouvoir, la mere est disparue, et la soeur est devenue une complice, dont le lesbianisme affiché et la malpropreté agissent comme repoussoir du désir charnel. Une seance de strip-tease et un portrait type de la maitresse du major Schneider, Celine, consacrent le statut désormais dérisoire de la sexualite. Pourtant, aprěs ľeffondrement dans leur trivialité de toutes les composantes du titan: institutions, ideologies, sexualite, ľagitation de Berenice atteint son comble [«Je n'ai jamais été si en colěre de ma vie» (378)], débouche sur le meur-tre des chiens et sur celui de Gloria, camouflé en jeu [«pour rire [...] je lui braque le canon dans le dos» (378)] et en épreuve glorifiante: «Justement, ils avaient besoin ďhéroines» (379). Les traits différentiels de chaque section de L 'avalée, rele-vés pour leur fonction génétique dans la production romanesque postérieure, n'empéchent pas la presence de particularités qui contribuent ä la coherence interne du roman et ä son originalite dans le corpus ducharmien, notamment le motif de ľavalement, ľillustration du grégarisme dans le groupe et la structuration du chronotope par le judaisme. Ľavalement Plurivoque et polysémique, le motif de ľavalement varie du debut ä la fin. II apparait ďabord sur le pian affectif, lorsque ľhéroľne craint d'etre avalée par le visage de sa mere. Agissant comme un ensorcellement, ľavalement s'apparente alors ä une seduction, au sens latin de seducere, une stratégie de détournement de ľäme de sa voie, ce qui provoque un rejet somatisé en suffocation, étouffement, asphyxie. Repousser la mere, dont le visage synthétise toute la beauté du monde, occire ses chats pour la tuer L'IMAGINAIRE DUCHARMIEN 25 elle-méme [«Mrae Einberg n'est pas ma měře. Cest Chat Mort. Chat Mort! Chat Mort! Chat Mort!» (33)], voilä la premiére épreuve libérante qui pennet ä Berenice ďéchapper ä la terrible obligation de devoir séduire ä son tour. Etayé sur cette tendance, le second aspect apparait sur le pian sociologique, lorsque le sentiment d'etre avalée «militairement, administrativement, judi-ciairement» (216), done d'etre dominée, nourrit cette fois des fan-tasmes de dévoration de «jéjunums frais» (335 et 330). La double chimie de ľavalement éclaire et soutient tout au long du roman la repulsion de ľhéroíne ä ľégard de la famille et de la société, aversion dont la force, accentuée par cette métaphorisation, atteint ici un sommet inégalé dans ľoeuvre ducharmienne. Ľ illusion groupale Par la conscience de ľavalement, Berenice se blinde contre toutes les tentatives ď integration que propose la société, dont la plus insidieuse est ľ illusion groupale. Malgré ses pretentions ď avoir connu ses premiers instincts grégaires avec la colonie canadienne ď Israel, Berenice avait failli succomber ä un avale-ment semblable lors ď une expedition en cotre organisée par Chamomor pour ses neveux catholiques. Toutes les caractéristi-ques de ľ identification groupale recensées par Freud dans son analyse de la psychologie collective s'y trouvent representees3. Le groupe des cousins est tout ä fait indifférencié, il réunit de plus les composantes des deux associations les plus convention-nelles, ľarmée et l'Eglise, par ľallure de croisade qu'il se donne. Chamomor y joue avec superbe le role d'un chef aureole d'attributs magiques et capable d'hypnotiser ses troupes, qui l'adulent et auxquelles eile distribue avec magnanimité et souci ďégalité les parcelles d'un amour désérotisé. Places dans des conditions ideales, dont un lieu fabuleux, le cotre, qu'ils ont réparé eux-mémes, les membres se soudent par ľexposition ä une contagion mentale 3. S. Freud, «Psychologie collective et analyse du moi», dans Essais de psychanaiyse, Paris, Payot, 1980. 26 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME distillée par des forces inconscientes les rendant préts ä transformer avec impétuosité en actions les idées du chef. Le groupe acquiert son sentiment de toute-puissance par sa forte suggestibilité aux incitations de ce chef. Berenice succombe presque ä ces pressions grégaires qui menacent la difficile construction de ľ autonomie du moi. Elle résiste plutôt passivement ä sa dilution dans l'idéal du moi incarné avec panache par sa mere et réussit tant bien que mal le désinvestissement de ses velléités ďappartenance ä ce pha-lanstěre utopique mais rassurant, tribal mais euphorique. Elle n'est surtout pas dupe du role dévastateur que joue la jalousie dans ľamour groupal et de la satisfaction auto-libidinale qu'en retire le chef. Cette premiere experience facilitera sa reserve ä ľégard de la trentaine de jeunes Canadiens presents en Israel. La stratégie de repli adoptée sur le cotre, qui laissait intacte l'illu-sion groupale, fera cette fois place ä son dévoilement, facilité par la conscience de ľáge adulte et par la presence ď une guerre bien reelle, et non plus imaginaire comme sur le cotre. Le judaisme Prompte ä rompre les ponts, Berenice ne tardera pas ä s'affran-chir de la judaité ä laquelle eile adhere provisoirement lors-qu'elle arrive en Israel, répétant sur un mode politique sa revolte d'enfant et d'adolescente contre la juiverie, incarnée par l'imago paternelle. Les terribles pěres juifs, Mauritius Einberg, puis Zio, et son dernier avatar dérisoire, le major Schneider, sont pour eile des princes nus, des fantoches dissimulés en patriarches (cf. 250 et 257) dont ľinsigne faiblesse ne contribue pas peu aux rates, paradoxalement positifs, de ľ identification oedipienne. Au con-traire de celie de ľ enfant juif, incapable de détruire ľillusion d'un pere majestueux dans sa famille, lui qui est miserable au-dehors, sans y périr ä son tour4, la revolte de Berenice n'avorte pas, eile 4. Cf. A. Memmi, Portrait d'un Juif, 2 vol., Paris, Gallimard, 1962 et 1966, p. 283 du vol I. U IMAGINAIRE DUCHARMIEN 27 souffle aussi sur tout ce qui découle de la paternité: famille, religion, patrie. Apport thématique omnipresent et précieux pour la rebellion qu'elle déclenche, la judéité le cede cependant en importance ä la Bible elle-méme, en raison de la parenté des chrono-topes. Calqué sur «ľhistorique de ľodyssée juive5», le récit s'ordonne autour de trois espaces et de trois temps6. Berenice dans son ile, c'est comme le peuple juif en Egypte, confines tous deux ä la marginalité par ľ adhesion ä un principe supérieur de rebellion métaphysique ou de soumission religieuse. L'Egypte est le lieu ď une seconde genese et ď une seconde malediction, une terre foetale oů des parents pharaoniques, en réduisant le peuple en esclavage, le jettent dans le désespoir, ľobligent ä ľerrance, mais forgent en méme temps la conscience de son destin unique. Le lieu maudit sera pourtant évoqué avec nostalgie car il correspond au passé ď une souffrance imméritée, ď une douleur et d'une expiation excessives, car reportées, de la faute édénique. Berenice s'initie de méme ä ce désespoir et ä cette pretention. Ä son tour, en Israel, eile souhaitera se replier sur ce temps méme douloureux, méme illusoire: «il faut s'accrocher la, dans le passé, oú on croit avoir été beau» (334). L'enfance est une longue peine; sa valeur, de nature mythique, ne surgit qu'apres coup (cf. 364). Sa temporalité est celle du regret dans le present. La traversée du desert dans la Bible crée une autre temporalité, celle de ľattente, dont le denouement est assujetti ä ľépreuve de la soumission ä la Loi. Les derogations créent des contretemps qui excitent ľimpatience, provoquant ľimpression d'un perpétuel present. Cette navette, du désir contrarié par la Loi et de la Loi transgressée par le désir, ressemble bien au 5. Renée Leduc-Park, Réjean Duchařme, Nietzsche et Dionysos, Québec, PUL, 1982, p. 96. 6. Sur le chronotope biblique, consulter Nicole Benoít-Lapierre, «Itinerrances. Histoire, territoires et memoire juive», Communications, n° 41, 1985, p. 201-218. 28 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME temps de ľ adolescence de Berenice, celui des promesses diffé-rées, des velléités confites. Une teile instabilité ne peut se vivre que dans un non-lieu, le desert, ce pur espace du parcours. Tout enfermée qu'elle soit dans son columbarium ä New York, insou-mise servile d'un grotesque Moise, Berenice traverse ä New York son desert; eile parcourt un nouveau monde, celui des transitions de la langue, de la culture, de la sexualite, tandis que la Loi tente de s'ancrer dans l'humus de tous ces péchés, de toutes ces deviations, de tous ces dévoiements, de toutes ces revokes, jusqu'ä ce qu'un Zio, plutôt vaincu par la force que gagné ä la remission, accepte de délivrer une fille plus obstinée que repentante. C'est en Juive instantanément convertie ä sa judaité que Berenice s'installe en Israel, lieu tout indiqué d'un nouveau messianisme, füt-il plus historique que mythique, lieu de ľac-complissement des engagements de Dieu envers le peuple désor-mais parvenu ä la maturite. Mais cette terre promise n'est plus que la forme antithétique, et done similaire, de la Syrie. La patrie émerveillante dégéněre en antipathic Ľélu, le juif, n'est plus que le miroir du Syrien, dont il partage l'esprit belliqueux. Iden-tiques, les ennemis méritent ľ invective commune de «sale oeuf» (378). Le temps si attendu s'abime, l'avenir se bouche, comme le signalent le brusque désengagement de Berenice et la fin brutale qui absorbe un destin personnel dans un ordre collectif voué ä la supercherie par le commentaire final. La fiancee ne connaitra pas l'Époux car le futur n'appartient qu'au passé, theme profon-dément et ironiquement ducharmien. Ľocéantume Les deux romans publies en 1967 et en 1968, Le nez qui voque et Ľocéantume, appartiennent ä la trilogie inaugurée par Ľavalée des avalés. Une multitude de traits, de details, ďidées, les ratta-chent autant ľun ä ľautre qu'au premier román. Ľocéantume en particulier regorge tellement ď analogies avec la premiére partie de Ľavalée qu'il serait merne permis de présumer de son anté- ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 29 riorité ďécriture. Cette parenté, evidente au point ďen étre lassante, a pu inciter Gallimard ä faire paraítre le manuserit aprés Le nez qui voque, qu'il semble cependant précéder chrono-logiquement. Ľhéroine, lode, y apparait comme la copie con-forme de la petite Berenice. Comme cette derniěre, eile a «sucé la haine avec le lait» (52). Elle se flatte pourtant de s'etre mise au monde (cf. 22). Son sentiment de toute-puissance alimente une agressivité dont la premiere victime sera un chat, épilé et pendu, et se tourne ensuite vers 1'univers entier avec le recours aux mémes grands moyens: la hache, la dynamite (cf. 159, 185). Laide comme ľautre, eile se refuse ä ľamour ou s'y abandonne totalement. Elle vit de semblables experiences hivernales, avec la neige, sur la glace. Elle invente une langue imaginaire oú «quai» s'écrit ké, livre une bataille qui la laisse pantelante, n'hésite pas ä voler, aime les arbres, etc. Un chronotope parallele soutient Taction: un steamer en cale séche prés du fleuve, sur ce qui était auparavant une íle, sert ď habitat; le temps reste celui du quoti-dien de ľenfance. Comme Berenice, lode se déplace ä ľétranger, cette fois en France. De merne, son retour s'effectue en avion. Les composantes du román familial ne varient guére. Deux imagos maternelles, la mauvaise Ina et la (relativement) bonne Faire Faire, remplacent la figure clivée de Chamomor; elles se fondent ďailleurs ä la fin, alors que la conclusion originale, publiée plus tard comme fragment7, se terminait par la mort ď Ina. Aux assauts contre la mauvaise mere, par la destruction de sa mosaique, aux cabochons gros comme des yeux (ou des seins), succédent les repudiations de la bonne mére. Toute ma-ternité est dérisoire: «Quelle farce» (58). Le pere est plus falot encore qu'Einberg; il est emblematise comme mouton par son nom (Van der Laine), songe-ereux frappé ďimpuissance et mé-prisé «souverainement» (154). Faible, plus physiquement que moralement cette fois, un frére tente encore de s'émanciper de 7. Dans le numero special ď Études frangaises, «Avez-vous relu Duchařme?», XI, 3-4, 1975, p. 201-218. 30 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME ľadulation qu'on lui voue. II troque le goüt du javelot contre celui de la course. Ľhéroi'ne voue une méme passion exacerbée ä une figure sororale belle et soumise, blanche et droite, dont la pureté, confirmee par un visage ďalbätre, s'accommode ďun langage épis-tolaire violemment érotique. Cette fois, ce n'est plus le pere mais ľhéroi'ne elle-méme qui se pretend scandalisée par les lettres amoureuses ď Asie Azothe. Ľ intensitě de cette passion, source de dépendance affective, pousse lode ä désirer la mort de son amie, sans cependant que s'effectue le passage ä ľacte, comme celui qui survient dans Ľavalée II. Le román social reste marqué par ľhostilité de ľhéroi'ne envers une société pourrie, dont eile désire étre haíe pour s'assurer de sa difference et dont eile sou-haite ľanéantissement: «la seule facon de vaincre est de détruire. Détruisons» (113). La loi de similarité joue done ici pleinement et touche ä des elements tout ä fait strueturants du récit. Comme Ľavalée I, Ľocéantume est le roman de la construction volontaire de la solitude, ä la fois surmontée et combattue par la presence d'un alter ego, ľäme-soeur. Cest aussi le récit d'un cheminement pas-sionné vers la lucidité, méme illusoire. Les événements et les experiences sont ä la remorque de cette volonte tendue ďémer-ger ä la pure conscience. Cette profusion ď analogies indiquent que le roman plonge dans le precedent. S'il ne réussit pas ä le prolonger ou ä le déborder, ce n'est pas tant parce qu'il se limite ä la perióde de ľenfance, mais parce qu'il n'est ni nourri par une thématique aussi originale que ľétait ľavalement, ni articulé par un chrono-tope aussi suggestif que celui de la Bible, ni tempere par ľinclu-sion de mediations comme ľillusion groupale. Dépourvu de ces elements qui, pármi d'autres, accroissaient la resonance et la singularitě de Ľavalée, il offre des Substituts, comme le vol des gaurs, qui ne réussissent pas ä atteindre le méme niveau ďeffi-cacité intradiégétique. Pourtant, malgré ľ impression diffuse de déjä-lu et ľ analogie des substrats, le roman n'apparait pas comme la réplique de LIM AGIN AIRE DUCHARMIEN 31 l'autre. Le caractěre heterogene du texte est assure par la mise en scéne et surtout par la forme, et il convient ď admirer la martrise de ľauteur ä utiliser les mémes couleurs qui se trouvent sur la palette pour produire un agencement original. Le réseau conno-tatif varie et donne le change. Par exemple, ä la figure du titan dominateur et détesté se superpose celie, tout aussi honnie, de la Milliarde, qu'il faut également combattre. Mais la Milliarde re-coit des incarnations directes: e'est tantôt Faire Faire, tantôt le fermier hostile, ou les policiers, la population du village, ou celie de New York, les invités de Lange, puis toutes les nations de la terre. Elle oceupe une place plus importante que le titan, ce qui permet de conclure ä ľ amplification du théme, s'il y a posté-riorité ďécriture par rapport ä Ľavalée, ou ä sa diminution dans le cas contraire. La plus grande difference reside dans la designation méme du monštre social, qui renvoie aux milliards ď habitants de la planete. Cest done le langage ou la métaphorisation qui contribuent le mieux ä voiler les similarités. La toute-puissance d'lode s'ex-prime ainsi par sa volonte de s'ériger en «république autocrati-que» (91), sa naissance est ici comparée ä ľexpérience dans la montgolfiére, eile veut remonter dans le sein de sa mere et se retrouve mise ä bas, les membres tout meurtris8. De méme, le lien qui unit lode ä Asie appelle une nouvelle denomination: ensemble, elles forment Cherchell. Elles «volent» du foin ou de ľargent, mais comme des hirondelles, des colibris. «Avaler» le titan s'énonce maintenant en volonte ďinonder ľunivers comme une riviere qui déborde. Les variations sémantiques contribuent davantage ä ľhétérogénéité du texte que les quelques astuces relevant du procédé de conversion: Ina détestant son fils au lieu de ľaimer, lode refusant ďapprendre au lieu ďabsorber toute la culture comme Berenice. 8. Cf. L. Stockmeyer-Morcos, «La production du sens dans Ľocéantume de Réjean Duchařme», these de doctorat, Universitě de Sherbrooke, 1982. 32 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME Le jeu langagier procure encore au texte son autonomie, moins par la dispersion, encore présente, de termes rares appris dans le dictionnaire, comme «lactodensimětre» (40), que par la propension des signifiants ďévacuer leur signifié usuel. lode se pretend nyctalope, «ce qui veut dire que je conserve ma chaleur» (108), alors que le mot sert ä designer celui qui voit la nuit. Puisque chez Duchařme le mot invente le reel, il suffit de recontextualiser les signifiants: ceufrier, Milliarde, etc. Le titre témoigne de cette possibilité ďéclairer le reel ď une lumiěre nou-velle. Ľocéantume, c'est revaluation conclusive et deceptive: ľocéan enfin rejoint pue, avale et vomit des poissons pourris. C'est aussi ľagrandissement ä la fin d'un sentiment éprouvé au debut comme simple amertume. C'est enfin, entre les deux significations, la traversée vers ces Indes magiques qui se dérobent ä Christophe Colomb, ä bord d'une de ses caravelles. Toutes ces similitudes, camouflées par des variations formelles, témoignent déjä d'une tendance de ľauteur ä ressasser, tendance qu'il conviendra de juger comme défaut, aptitude ou pulsion. Le nez qui voque Dans ľ autre román, Le nez qui voque, le titre designe une experience non plus emotive, mais langagiere, et determinante pour le rapport du héros ä soi et ä autrui. En s'autodésignant ainsi, «Je suis un nez qui voque» (10), le personnage met ľambiguité au coeur de tout; eile contamine tant la pensée [«ä ľinstant de sa conception, ľidée se dédouble; c'est-ä-dire qu'aussitôt née, eile s'emploie ä sa materialisation et ä la materialisation de ľidée opposée» (20)] que le discours [«Tout ce qui precede, si vous ne ľavez pas devine, n'est que paradoxe, trompe-ľoeil, amuse-gueule et farce» (160)]; tant le sentiment [«J'ai besoin des homines (...) Pres ďeux je suffoque» (10) — «j'éprouve ä la fois le besoin de voir Chateaugué et celui de lui dire ď aller se faire pendre ailleurs» (20)] que la perception [«Ce plafond est un autre plafond» (188)], voire ľexistence méme [«Je veux mourir et je veux vi vre» (94)]. Ľ equivoque surgit au moment d'une transi- U1MAGINAIRE DUCHARMIEN 33 tion temporelle [«je ne suis pas pareil ä ce que j'étais hier» (196)] qui s'accorde au fond avec un changement ď äge, de ľen-fance ä la puberte, et de celle-ci ä ľäge adulte: «Quand on est sorti de l'enfance, il n'y a pas moyen ďaller quelque part sans s'écoeurer.» (65) Puberte et équivocité s'interpénétrent, s'équiva-lent. C'est ľimminence de ľäge adulte qui est responsable de cette perpétuelle oscillation des choses: «C'est 9a, étre adulte. Tout ce qui était plat se met ä creuser des abimes sous tes pas. Tout ce qui était léger se met ä ťécraser.» (208) Cette transition est ä la fois fortement redoutée, car «Le bonheur des enfants, et le nôtre, finit quand commence la puberte» (181) et intensément souhaitée: «Mon äme s'ouvre et se tend pour accueillir la médio-crité» (178). Les aspirations contradictoires fondent ľéquivoque. Le fait de désirer ce qu'on méprise aměne ä renier toute valeur, et děs lors tout sens, aux mots. Qui a peur des mots en ance ou en encel [...] Pourquoi m'obstiner ä appeler déchéance cela dont ä grands cris mon äme reclame sa délivrance? [...] Vive la déchéance! puisque mon äme, d'avance, en fait sa joie, sa force, sa santé (178). L'avenement de la puberte constitue done le noyau de cet incomparable román de ľ adolescence, plus étoffé et plus riche sur ce sujet que la deuxiěme partie de Ľavalée. Plus encore que Berenice, le héros Mille Milles subit avec souffrance le fraction-nement de son esprit, tourné vers une enfance sacralisée, et de son corps, ravage par les désirs. Cette déchirure éprouvante, ä ľorigine de tous les autres clivages et de ľinstabilité généralisée des jugements, élargit sensiblement la critique, amorcée dans Ľavalée II, de la sexualite et de la vie adulte. Ľ equation établie dans les deux autres romans entre pureté et enfance persiste mais eile se trouble par les experiences de Mille Milles qui font sourdre ľ ineffable question: devient-on impur en devenant adulte? En théorie non, dit le héros ä Questa: «Quand on a été enfant, on le reste. On ne devient pas grue par generation spontanée, par mutation. On nait grue. On ne devient pas ce que tu es; on ľa toujours été. Tu es une adulte, tu es 34 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME pourrie.» (153) En somme, «Ou on naít enfant ou on naít adulte» (154), théorie que defend aussi Faire Faire dans Ľocéantume (cf. 90). Chateaugué incarne la possibilité de cette permanence. Méme aprěs ses regies, lesquelles avaient poussé Berenice, mal-gré ses protestations, vers la pornographie, eile, reste sans tache, aussi innocente qu'Iode et Asie, aussi dure que le diamant. Elle conserve sa «virginitude» (37), un etat de beatitude fait de vir-ginité d'esprit et d'intention. Mais Mille Milles, lui, est confronté ä cette terrifiante possibilité, celie de devenir ce qu'il hait le plus: «Je suis de plus en plus adulte» (178) — «Prenant peu ä peu la couleur et l'aigreur de ľ adulte» (197). Cette impression provo-que une kyrielle de sentiments contradictoires: degoüt et valorisation de soi, horreur et désir de la femme, qui 1'aměnent ä se dissocier de Chateaugué. Comme Berenice et lode, Mille Milles avait tenté de constituer avec l'äme-amie-soeur une fusion, une sorte ď anastomose, un «notrenous» qui pourrait étre qualifié de sororalitude, c'est-ä-dire de solitude ä deux avec la «sceur de temps» (18), sinon de sang, ici Ivugivic qui prend le nom, mas-culin, de Chateaugué, le frěre de ďlberville. Leur fusion se designe par Tate, equivalent du Cherchell d'lode et d'Asie. Elle grince cependant, osculant entre la solitude «hortensesturbée» de ľun et la solitude «immaculée» de l'autre. Mille Milles tente, ou de briser, ou de souder cette sororalitude. Chateaugué ä la fin formule le triste constat [«II n'y a plus de Tate» (188)], confirmé par l'ultime trahison de Mille Milles: «Ma soeur Questa» (261). Děs lors, Chateaugué n'a plus qu'ä disparaitre, et ä épouser en robe de mariée la mort. Mais «eile s'est tuée pour rien» (274), estime Mille Milles, adoptant la reaction commune aux héros ducharmiens devant la mort réelle ou imaginée de ľäme-sceur. II ne se sent pas attendri: «Je m'en fiche!» (274) Elle se suicide «pour rien» dans le sens également oü eile n'avait pas besoin de le faire pour rester enfant, alors que Mille Milles envisageait cette solution comme ultime moyen de preserver la pureté: «Je ne suis plus pur, voilä pourquoi je me tue» (32), et ďéviter ľhumiliation de vieillir, de pourrir. Lautre solution ne peut étre que la folie, celie de Ľ IM AGIN AIRE DUCHARMIEN 35 Nelligan. Le suicide est au debut du roman l'essentiel projet commun, la perspective qui affecte et oriente le déroulement du temps: «Aprěs soixante-sept soixante-huit jours de vie, il faut se tuer ou se contenter de survivre» (58). Le seul temps intense reste le souvenir: «c'est le passé qui est present» (80). Aussi lorsque le héros juge ä la fin inutile de se tuer aprěs avoir pretexte que le «Mille Milles immaculé de la Chateaugué immaculée est de plus en plus mort» (177), il montre ä quel point son äme est infectée par les compromissions adultes. C'est influence par cette transition temporelle fondamentale de la puberte que ressurgissent les composantes du roman familial. Le pere n'est méme plus une ombre; la maternité est quali-fiée de «porchérité» (170). Seule Questa se montre maternelle, mais ä ľégard de Chateaugué, et non de ses filles, qu'elle lui abandonne. Questa représente ďailleurs la FEMME, et introduit ä ce titre dans ľunivers ducharmien un type nouveau. Essen-tiellement, la FEMME est «poudrée», fille de calendriers, Marylin Monroe de cartes postales. Callipyge et harnachée comme Questa, eile invite au mal et utilise son derriěre pour faire dé-choir ľhomme, pour l'embarquer dans la «cochonnerie» (169), jouant ainsi le role que remplissait l'illusion groupale dans Ľavalée pour ľintégration sociale. Chateaugué est la «mal poudrée» (109) qui reste insensible ä la pédagogie sexuelle de Mille Milles, désireux ď en faire une vraie FEMME, avec boucles d'oreille et talons hauts. Ľimpureté de Mille Milles rappeile celle de Christian avec Mingrélie, moins le repentir catholique. Chateaugué rassemble les signes habituels de ľenfance: ľhostilité ä la mere, la fidélité ä ľamitié, la capacité ď actions transgressives, comme le vol, la bataille, ou héroiques comme ďenterrer seule un chien. Elle est identifiée ä son tour ä un arbre par son autogeněse: «Elle s'est élevée toute seule, comme un arbre» (24), et par sa perfection autocratique: «Soyons tous des arbres: comme Chateaugué, qui n'a besoin de rien, qui trouve en elle-méme tout ce dont eile a besoin.» (41) Mille Milles partage avec la Berenice de New York, et avec Questa, ľintérét pour la littérature pornographique, 36 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME écrite par un auteur anonyme cite en anglais, ou tirée ďune revue feuilletée dans un kiosque. Cette lecture dilue sa nostalgie du passé et de ľíle «au milieu du fleuve Saint-Laurent» (11) qu'il a quittée. Sa soif ďabsolu se maintient cependant épisodique-ment par ľimage ďun aigle fixé dans sa poitrine «comme un désir de pureté qui serait pres de se noyer» (134). Mille Milles se distingue encore par son recours, pour élu-der le poids du monde, ä la «joie», avers de la haine de Berenice mais chargée de la méme mission. Ľocéantume propose aussi le rire comme defense ä ľégard d'un monde programme, mais cette réponse, alors mécanique, est ici plus développée. Chateaugué, ä qui Mille Milles offre la joie comme instrument de liberation, ľ interprete plutôt comme un signe maléfique: «Tu ne m'as jamais parle comme 9a. [...] Cest vrai que tu es un homme maintenant.» (212) Ľinquiétude de Chateaugué n'est pas vaine devant cette bizarre théorie de la joie, au fond contaminée par le sérieux du monde. Car l'opposant social, titan ou Milliarde des autres ro-mans, est ici familiarise et atténué; c'est le patron grec, le ven-deur de chandelles, le voisin de cinéma. Appelé par antiphrase «Moliěre» ou «ľhumoriste», il possěde, comme signe et outil de sa puissance, ľautomobile, dont Chateaugué a été la victime lorsque son velo se fit écrabouiller. Au contraire, Mille Milles, devenu serveur (et/ou adulte), seme la terreur et va «reprendre le combat contre les automobiles, combat ou la bicyclette de Chateaugué a péri» (240). Ä ses deux roues, il n'en manque děs lors que deux autres pour que son destin d'opposant soit trans-formé en celui de collaborateur. N'est-il pas déjä «l'hostie de comique», ce précurseur de «ľhumoriste». «Je suis fatigue comme une hostie de comique» (275), nous dit-il dans la der-niěre phrase du román. Sur le plan de ľécriture, le roman est riche en innovations. Malgré des analogies dans les tournures, comme les acides qui rongent le cceur (cf. 159), dans les noms propres qui font surgir des images, comme Judith et Holoferne, dans les diminutifs .«_„,.„„„v. i0 „„„tit ahihnn» (179} de Questa rappelant le ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 37 «Tihibou» de Chamomor, dans les comparaisons avec les «joyeux troubadours» (NEZ, 25, cf. OCÉ, 123), dans les ruptures cassantes: «Passons ä un autre sujet» (NEZ, 222, cf. AVA, 179), dans les plaisanteries, comme celle sur le lait qui surit dans le sein secoué, malgré done la presence de ces formulations qui traversent la trilogie, Le nez qui voque contient des procédés stylistiques originaux. Ce sont moins certaines nouveautés, comme des déclinaisons fantaisistes [«Reaumur (...) Je te réaumure. Tu me réaumures. Nous nous réaumurons. Vous vous réez au mur. Ils se errent aux murs» (39) — «Je veuxfairedes-cochonneriesavectoi. Tu veuxquejefasselasalopeavectoi» (95)] que ľutilisation plus systématique d'un délire sur le mot qui marque le roman, et dont des exemples peuvent étre les explosions de sons, d'images et de reflexions générées par les termes «creux», «chambre», «embrasser» ou «bouteille d'encre» (cf. 80ss). Ä la difference de Ľocéantume, publié plus tard rappelons-le, qui démarquait considérablement le premier roman, Le nez qui voque obéit davantage, par rapport ä Ľavalée II, ä la loi de progressivité qu'ä celie de similitude ou de commutativite. Le chronotope y a perdu ses attributs bibliques. La diégěse est plus variée. La sortie de l'enfance s'aecomplit encore comme une percée douloureuse, mais moins destruetrice. Les repěres intertextuels, Nelligan et la littérature pornographique, s'entre-choquent. Le roman opere méme des conversions dans la configuration des personnages, lorsque disparaissent le Pere et sa Loi, et que la FEMME evince ľimago maternelle, éerasant en méme temps ľenfant-Chateaugué. Ľécart est assez sensible avec Ľavalée II pour que le roman-cier ait pu tenter, comme dans le texte de ľäge adulte, de lui consumer un double. Ä défaut de duplicata externe, il lui en donne un interne, en disant la méme chose plutôt «trois fois que deux9». 9. Phénoměne observe par Alain Bosquet pour L'hiver deforce, dans sa recension parue dans Le Monde des livres, n° 8940, 11 octobre 1973, et cite par F. Gallays dans son article intitule «La reception des romans de Duchařme». 38 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME Au contraire de Uocéantume, oú la repetition externe se cache dans les changements de décor de la diégěse, eile s'étale ici comme pure redondance discursive, produisant un veritable refrain idéologique dédaigneux de renovations artificielles. Loin ďagacer cependant, la redite séduit. Alors que les romans de chevalerie plaisent par une technique ďentrelacement qui fait vivre des aventures similaires ä des héros différents, le román charme par ľentrelacement de topoľ identiques et contradictoires tenus par le merne personnage. Le procédé inusité réussit parce que cette parole, merne troublée, reste sensible et forte. Ľhiver de force Roman ou récit? Encore plus que Le nez qui voque, L 'hiver de force marque avec éclat une evolution de ľ orientation romanesque, tant par le tassement des themes obsessionnels antérieurs que par la maí-trise des techniques. La tráme élémentaire rappelle le Daphnis et Chloé de Longus, ancétre et archetype du román grec, dont la tráme uniforme est la suivante: deux jeunes gens, épris ďun amour pur, se trouvent en butte ä une série de péripéties qui retardent leur union. Regardant ä la television ľ adaptation ciné-matographique du Blé en herbe de Colette, lequel constitue la version moderne du román de Longus, les deux principaux pro-tagonistes peuvent y Hre le debut de leur histoire: deux jeunes gens, jeunes de coeur du moins, s'aiment sans qu'interviennent Eros et le monde extérieur, jusqu'ä ce que surgisse une femme riche et oisive, médiatrice de la seduction, Lycénia dans Daphnis, Mme Dalleray dans Le blé en herbe10. Alors les choses se gätent, estiment André et Nicole, qui rejettent avec force le denouement impose ď une integration sociale corollaire ä une initiation sexuelle, anticipant ainsi la fin de leurs propres aventures. Mais 10. Colette, Le blé en herbe, Paris, Flammarion, 1970. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 39 la mise en abyme du modele utilise11 est habilement camouflée par une sěrie de leurres mettant en doute l'appartenance du texte ä un genre fige, en commencant par sa designation de récit12. La structure actantielle rappelle la simplicité du conte oú les uns sont bons et les autres mauvais, mais ici les bons sont les autres, possesseurs satisfaits de toutes les modalités narratives du pou-voir, du vouloir et du savoir, tandis que les méchants sont les héros, qui se traitent ďamers, teigneux, médiocres, malsains, réactionnaires. Ľ ironie subvertit cependant cette categorisation bipartite dés ľépigraphe, oú une declaration pompeuse et pom-piere ď Edouard Montpetit déclasse ďavance tous les discours intellectuels qui lui seront afférents ou affiliés. Entre les autres et nous, aux qualifications reversibles, oscille la figure indispensable de la triangulation romanesque, celie de la médiatrice, ici Catherine, alias La Toune. Elle devient cependant ľ objet central de la quéte, et non, malgré la regie, son intermédiaire. Ce ä quoi eile aspire: gloire, fortune, sexe, voire drogue, est méprisé par les deux héros qui déploient tous leurs efforts pour arracher leur bien-aimée ä ces pulsions. Le désir lui-méme, au coeur de la poussée romanesque, est décentré au profit de son envers, ľen-vie. Les héros se définissent comme des «jaloux», appreciation plus tôt projetée en épigraphe sur la totalite sociale: «Cest tous des jaloux, ces hosties-la!» Cette note est cependant signée Carpinus, mot latin pour designer une sorte ďarbre, le charme, note emise alors par la langue de bois, celle de Duchařme13. Les sous-titres, amarantes parentes ou feuillus tolérants, emblémati-sent ďailleurs mieux les personnages que ces épithětes fausse-ment disqualifiantes. Titre, sous-titres et dédicace contribuent done ä la negation de la forme romanesque dont les canons se maintiennent pourtant, fussent-ils déviés ou inverses. Du modele 11. Cf. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du román, Paris, Gallimard, 1978. Son schéma du román grec apparaít ä la page 240. 12. Dans la premiere edition de 1973. 13. Similarité remarquée par A. Piette, «Pour une lecture élargie du signifié en littérature: Ľhiver de force», Voix et images, IX, 2, 1986, p. 304. 40 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME grec, les héros de Duchařme retiennent la volonte de sortir du román, c'est-ä-dire ďéchapper aux aventures, autrefois enlevements ou naufrages, qui retardent ou empéchent leur union. Tout en conservant la periodicite ď une scansion, les péripéties s'apla-tissent ici en pauses, sortes ďactivités oisives qui sont autant de divertissements, pompeusement traités de pascaliens: auditions de films, de parties de hockey, de disques; orgies de fromage Kraft et de rhum White Sails; beuveries et folles dépenses au café (79); mise en relique ďune pelure ďorange; dessin détaillé ď une lime ä ongle; correction ďépreuves; ventes ďappareils managers; lecture de livres savants; toutes distractions qu'inter-rompent les visites ou les appels de Catherine, comblant ou non ľattente. Car la forme contractuelle du roman fait ä son tour la navette. Elle debute par un «Donnez-moi votre numero de telephone!» (25) de Catherine, riche ou lourd de promesses tenues ou rompues, dont l'actualisation entraine l'euphorie ou la dysphoric des autres contractants, André et Nicole. Ceux-ci, en apparence transformés en patients dans le déroulement de la diégěse, en deviennent progressivement les véritables agents. Leur hesitation s'explique par leur refus énergique de la modalite du vouloir, lorsqu'ils clament au debut leur «haine pour tout ce qui veut nous faire vouloir comme des dépossédés» (16) et pour ceux qui espěrent les embarquer dans leur «jumbo-bateau» (15). Leur opposition au monde suscite deux réponses distinctes, l'une fonctionnelle: ne rien faire [«On a autre chose ä faire. Rien» (98)]; ľ autre langagiěre [«Comme malgré nous (personne n'aime ca étre méchant, amer, réactionnaire), nous passons notre temps ä dire du mal» (15)], affirmation inaugurate dont Yvan Lepage a montré le caractěre invraisemblable sur le pian de la realite, et indéfendable sur celui de ľécriture14. Elle contredit en outre la proposition initiale de Nicole, celie de se murer contre toute parole: «Moi je veux qu'on se couche puis qu'on reste couches 14. Y. G. Lepage, «Pour une approche sociologique de ľoeuvre de Réjean Duchařme», Livres et auteurs québécois, 1971, p. 285-294. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 41 jusqu'ä ce que ľ on comprenne plus rien. Les gens vont parier puis 9a va étre du bruit, c'est tout...» (17). Comme d'habitude chez Duchařme, entre le néant dans ľ action et la plenitude dans l'énonciation, s'affirme bien vite la superioritě du langage sur le reel, ici sous forme scripturaire [«On va se regarder faire puis je vais tout noter avec ma belle écriture» (17)], ce qui entérine la possibilité qu'un signifiant plein puisse recouvrir un signifié vide, découverte qui mérite d'etre célébrée: «En tout cas c'est le debut de notre vie enregistrée, il va falloir féter 9a» (17). Le «9a» designe le fil ou la filature ď une parole dévoyée [«nous disons du mal des bons livres, lus pas lus, des bons films, vus pas vus» (15)], sur des objets n'existant done qu'éclairés par une intention subjective avilissante et une parole médisante. Un tel projet si antiromanesque ne peut paradoxalement s'accomplir que grace ä une connaissance trěs fine des regies du genre. Progression et conversion Toutes ces innovations sur le plan structural peuvent expliquer la rareté des details caractéristiques des romans antérieurs. S'ils subsistent, c'est de fa9on fort atténuée. La presence d'un Grec, le gout pour les films, la consommation de cigares rappelleront par exemple Le nez qui voque. D'autres details similaires surgis-sent. Mais de fa9on plus significative, le roman familial s'effilo-che. Au pere désormais inoffensif, féminisé par ľ accomplisse-ment de täches ménagěres, correspond un fils castré: «Hé ti-gars! te v'lä rendu rond comme une boule!», phrase qui entraine le démantělement de la filiation phallique: «C'est pour mieux ťécraser, mon vieux hostie» (135). De méme la prétendue superioritě de Roger avait été déphallocentrée par des plaisanteries qui le faisaient se rapetisser «comme un ballon qui se dégonfle» (24). La mere des héros est absente, celle de Catherine ridicule: «Si c'est 9a une mere cool, vive les orphelines» (243). Le bon sein n'existe pas plus que le mauvais. «Montre-nous rien qu'un téton, ľ autre est pareil!» (258), lance le batteur ä une danseuse topless, plaisanterie qui fait rigoler Nicole et qu'il f aut prendre ä la lettre: 42 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME il n'y a plus de bon ou de mauvais sein. Délivré de ľoedipiani-sation et de la «maternitude», le moi n'a plus besoin de reven-diquer sa toute-puissance. II peut merne porter bien haut le flambeau de son impotence [«offrons-nous, tendons-nous, donnons-nous, faisons-nous fourrer» (37)], ou la valoriser par une antiphrase sardonique [«La renommée c'est rempli d'incon-vénients» (125)] destinée ä Roger. Cette déconstruction de l'CEdipe facilite la mise ä ľécart de la sexualite. La FEMME devient LA femme. Incarnée par Catherine, eile conserve touš les attributs de rondeur et de chaleur de Questa, mais sa beauté est accidentelle. Cest son cceur et non son corps, que ľon dispute aux autres. C'est faire «ľamitié» (85) avec eile que veulent André et Nicole. Comme Chateaugué, eile devient l'arbre que ľon couvre de fleurs (cf. 268-269). Cette désexualisation n'était auparavant possible que dans une relation de sororalitude, comme celle qui unit encore André et Nicole, mais eile absorbe désormais la femme médiatrice. Du couple André et Nicole, Duchařme gomme ďailleurs soigneusement ľ etat civil. Des habitudes intimes, comme de coucher dans le méme lit et de prendre leur douche ensemble, laissent deviner une relation d'amant15. Ľambigu'ité est d'ailleurs voulue: dans un cas, Nicole cale ses fesses dans ľépaisseur du ventre ď André, dans ľ autre, ils sont rigides comme deux gisants (cf. 41, 251). Leur refus total du rapport sexuel est pourtant explicite: «Ľérotique c'est comme la politique pour nous; on n'est pas capables, c'est au-dessus de nos moyens; on n'a pas les facultés qu'il faut.» (239) En méme temps, diverses allusions sont faites ä une famille commune: «le petit frěre Léo-Paul» (32) qui s'est emparé de la radio, «le pere» (18, 135) qu'on visitě et qui garde la maison oil sont évoqués des souvenirs d'enfance, «la mere» morte il y a dix ans, ce que commente ainsi André: 15. Voir par exemple le résumé présenté sur la couverture de ľ edition ), tissée d'erreurs que nous soulignons: deux amants «voyagent» [...] pren-parfois de ľ«acide», discutent avec des arms venus les retrouver [...]. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 43 «Nicole connait par cceur toutes les dates historiques de la famille: un pere, une mere, quatre frěres, trois soeurs...» (179), toutes evocations qui supposent des liens de sang, auxquels est cependant refusée, par ľemploi de ľarticle défini plutôt que par le determinant possessif, une connotation ď appropriation et de contrainte. André refuse de s'intéresser ä la date d'anniversaire de la «mere» parce qu'elle coincide avec le jour de la naissance de Nicole. Ľambigu'ité du type de relation qui unit Nicole et André (frěre-sceur / amant-amante / époux-épouse) est si bien mainte-nue dans le roman que le seul indice probant susceptible de la lever apparait plutôt comme une coquille. Lorsque Nicole et André exposent leurs oeuvres dans une galerie, on parle des «deux petits Ferron» (148), mais «le» pere est appelé par Lainou «monsieur Perron» (137). Entre le F et le P se bouclerait la boucle, peu vraisemblable, d'une alliance conjugale: madame Nicole Ferron, née Perron!!! En somme, le theme de la sororalitude affleure encore comme dernier recours contre une solitude jugée insurmontable en raison de ľ impossible fusion des ämes: On s'est collés, on s'est serrés. On a essayé de se perdre corps et maux ľun dans l'autre. On s'est presses, fort, plus fort, pour abattre le mur, pour sortir, se déshabiter. Ca n'a pas marché. Ca ne marche jamais. Puis chacun a repris lui-tneme, chacun a ravalé comme un vomi sa personnalité. (52) Le motif de l'avalement s'associe done cette fois ä celui de ľäme-soeur pour souligner la tragique illusion de la communication, entretenue par la filiation cedipienne et par la sexualite. On n'entre pas dans ľäme de ľautre et on ne sort pas de la sienne. Aprěs cet amer constat, la sororalitude semble un pis-aller, mais c'est tout de méme ľunique issue. D'abord une assurance: «Nicole, dis-moi que tu me laisseras jamais tout seul — Je te laisserai jamais tout seul. — Si tu meurs avant moi, je me tue. — Moi aussi.» (250) Puis un moyen d'échapper ä l'avalement. 44 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME Par exemple, aprěs le depart de Catherine, André frappe Nicole «si fort que le sang giclait» (272). Cette quereile, repetition sur le mode majeur des batailles enfantines, produit chez André un sentiment de dereliction, une sorte de «grand vide oü [il] tombe» (272), avalement qui ne s'efface que par le pardon de Nicole. Par le biais de la sororalitude, Duchařme réussit ľ integration de ľenfance dans le monde adulte. Si les héros, ä vingt-huit ans, paraissent des adolescents, c'est qu'ils perpétuent les exigences de pureté dans ľamitié amoureuse qui en font des héritiers spirituels de Chateaugué plutôt que de Mille Milles. Et si la fin tourne au tragique et marque le debut, le 21 juin, de ľhiver comme camisole de force, c'est moins par ľeffet ďune carence des héros que par le méfait commis par Catherine, celui de refuser une sororalitude ouverte ä la triangulation. Que le manque de ľ autre soit senti comme une défaite et qu'il ait failli entraíner la débäcle de la solitude ä deux, c'est done une preuve de la force passionnelle de ce sentiment, épuré de la sexualite, et cela n'empéche pas que soit reconnue la valeur des propositions existentielles contenues précédemment. En refusant ďémuler le pere, ďailleurs déjä castré, en as-sumant en quelque sorte la castration, en rejetant toute filiation tant ascendante que descendante, le román constitue, comme ľa remarqué Penny Bunceľ6, un lieu qui n'est pas seulement désexualisé mais déterritorialisé, au sens oü ľentendent Gilles Deleuze et Félix Guattari, c'est-ä-dire situé hors des contraintes, des traditions, des croyances, des mythes qui forment ľappareil culturel de la société et tissent ľenfermement du sujet17. Ľéner-gie libidinale peut done, comme le montre le román, étre cana-lisée ailleurs que dans cet (Edipe genital qui sert habituellement de source et de support ä toutes les formes d'une agressivité 16. P. Bunceľ, dans une etude inédite: «Projection du désir et désir de la production dans L'hiver de force de Réjean Duchařme». 17. G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et Schizophrenie, l'Anti-CEdipe, Paris, Minuit, 1972, notamment les p. 236-285 sur le capitalisme et la déterritorialisation. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 45 concomitante du sentiment de toute-puissance, et ä toutes les tentatives de domination faites pour que soit reconnue cette omnipotence. Quel chemin parcouru depuis Ľavalée des avalésl Les héros ducharmiens sont maintenant en mesure, par ce déta-chement ďune fantasmatique cedipienne, de rompre avec la te-neur tant réactionnaire que révolutionnaire des groupes familiaux et sociaux. Située hors de la Loi du Pere, qu'ils ignorent, et de la Lecon de la Mere qui absorbait Berenice et lode, ils sont mieux armés que celles-ci pour échapper au titan, ä la Milliarde, en un mot au «Despote» qu'est ľappareil social. Paranoia? Schizophrenie? C'est curieusement au moment oů la figuration du «Despote» est la plus affaiblie, comme en témoigne cette sarcastique association entre le social et ľ horoscope par la mediation du mot product [«ah ľhoroseope, ce product» (73) — «Quelle manie, ľhumanité! Quel product!» (201)], et comme le confirme ľab-sence du Nom du Pere, réduit au «vieux hostie» préoccupé par la propreté de sa maison, que les effets de son poids en sont le plus vivement ressentis et qu'ils prennent pour les protagonistes les formes avouées de la paranoia et de la Schizophrenie. Evi-demment, tous ceux qui remettent en cause ľ ordre institutionnel et le consensus social sont menaces de voir leur conduite de refus taxée d'inadaptation et ils risquent ďétre poussés, «comme mal-gré» (15) eux, ä un repli ou ä une agressivité aux couleurs patho-gěnes, épousant les formes canoniques de la Schizophrenie et de la paranoia. D'autant plus que le terreau premier de ces formations réactionnelles, en particulier de la Schizophrenie, est, selon Jacques Lacan et Maud Mannoni18, la place vide du signifiant pere, forclusion, ou manque ďun manque, que pratiquent cepen-dant avec enthousiasme les héros ducharmiens. 18. Cf. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 575-583 et M. Mannoni, Le psychiatre, son «fou.» et la psychanalyse, Paris, Seuil, «Le champ freudien», 1970, p. 104. 46 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME S'interrogeant sur ce qui a fini par «morpionner complěte-ment [leur] affaire», c'est-ä-dire leur faire trouver la vie «platte» (17), André et Nicole ressentent un besoin de changement ä partir de ce diagnostic: «Hé! on est devenus paranoíaques. Pas de paranoia de fantaisie! La paranoia de quand tu souffres! De paranoia malade!» (16) Fiděles au regime qui unit en psychiatrie les deux affections, les «superpersécutés» (157) se déclarent également schizophrenes: Le crocus attend Catherine dans une boite de conserve devant sa porte. Nous avec. On s'est mis dedans. C'est un phénoměne ď identification schizophrénique double d'un transfert d'affection. Avec des idées semblables, ce n'est pas étonnant qu'on ne se sente pas, mais pas du tout, soli-daires du reste de ľ humanite. (201) Ľillustration de la collection Folio, representant les deux héros dans une boíte de conserve Campbell's, iconise d'ailleurs de fa, Voi.x et images, I, 3, 1976, p. 365-373. UIMAGINAIRE DUCHARMIEN 49 par une chiquenaude. C'est «grazévisqueux» et 9a n'intéresse que les pěres véreux, celui de Roger, officier ď elections sous Duplessis, et celui de Catherine, «fédéraste dégoutant» (221). Grace ä ce décapage, il devient possible de recoder et de recentrer des elements singuliers. Reterritorialiser Catherine, par exemple, consistera ä la redisposer autour de son cceur, ä la replacer dans File Bizard, ce «nid» de son enfance aux dimensions naturelles. Pour la remettre en meme temps dans l'orbite de leur propre halo, André et Nicole renoncent ä leur convivialité fermée, cette anastomose des premiers héros ducharmiens dont ils conservent cependant la force ď attraction fusionnelle. Mais Catherine restera prisonniěre de sa couronne de gloire, de sexe, d'argent, qui la retranchait ďeux. Ä son image, ľile est cernée d'une eau polluée, les arbres y sont des ormes malades, les moustiquaires sont déchirées, autant de signes24 de la vanité de ľ entreprise. Pas plus qu'il ne peut étre réinventé, le monde ne peut étre redisposé. La déroute finale ďune convivialité du cceur n'enleve cependant pas au discours sa puissance de recodification. La conscience de cette possibilité autorise ďautres lüttes, partielles mais parfois victorieuses, en particulier contre la culture qui alimente, comme la politique et ľéconomique mais de fa9on plus vicieuse car plus occultée, les rouages déterritorialisants de la machine sociale. Une culture sans terreau Peu aprěs leur decision ďapprivoiser le réel, André et Nicole rencontrent successivement Lainou, peintre, Catherine, comedienne, et Roger, activiste politique et brasseur d'affaires. D'em-blée, le champ culturel ľ empörte sur ceux du politique et de ľéconomique, et la tendance s'accentuera. Le monde de la 24. Cf. Y. Resch, «Lectures de Montreal dans Ľhiver de force de Réjean Duchařme», Degrés, T année, 19-20, 1979, p. 1-12. 50 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME finance est représenté par un absent, le pere de Catherine. Mais ľargent reste ľaune de la réussite culturelle. Laínou, dont ľex-position a été un succěs, en regorge et le gaspille. Malgré la jalousie provoquée par sa réussite, le domaine pictural reste re-lativement ä ľabri des sarcasmes des héros, également issus de ľécole des Beaux-Arts. De méme, les performances de leur amie comedienne ne sont pas commentées, au contraire des nombreux films visionnés. Tout juste souligne-t-on sa ressemblance avec ďautres actrices. Mais bien plus incisif est le traitement reserve aux autres pratiques culturelles, dont il est significatif qu'elles soient toutes associées ä un personnage antipathique: Pierre Dogan le joaillier, Michel Colbach le potier, Reinette Du Hamel la chanteuse, Louis Caron le romancier joual, Marcel Marsil le cinéaste, ainsi que (le vrai) Denis Héroux, tous créateurs ďoeuvres aussi prétentieuses qu'insignifiantes, comrae un vase-potiche sans ouvertuře, des bijoux de boíte ä surprise trempés dans de ľacrylique, des films de cul... Ce mitraillage anti-culturel, qui semble au debut tous azimuts, comme en fait foi un sous-titre associant Jerry Lewis ä Mallarmé, esquive cependant certaines productions: ici, une chanson des Beatles, Hey Jude, traduite, fait exceptionnel, sans dérision; la, une autre de Fernand Gignac. Les cibles favorites sont done les intellectuels petits-bourgeois bien arrimés au train de la Revolution tranquille et ä sa nouvelle locomotive, le Parti québécois. La caractéristique des activités culturelles les plus personnelles des héros, au contraire, est d'etre dépourvue de finalité mercantile: reproduire une lime, faire une bande dessinée, collectionner les morceaux d'une pelure d'orange, et surtout lire U encyclopedic Alpha ou La flore lau-rentienne. Contemporain de la montée de la contre-culture, L 'hiver de force partieipe inévitablement ä certaines contestations des formes dominantes de la culture. Maryel Archambault25 a recense 25. M. Archambault, «Réjean Duchařme et la contre-culture», these de doctorat, University of Toronto, 1989. L'IMAGINAIRE DUCHARMIEN 51 un grand nombre ďaffinités, notamment la promotion de Ideologie et du paeifisme, le rejet d'une conception historique et politique du sujet, le refus des roles sexuels, la critique des institutions (famille, église, école), affinités suffisamment présentes pour que le narrateur ait lui-méme senti le besoin de se démar-quer des hippies, dont il se moque, et du mouvement lui-méme, auquel il accorde le sigle CCC, «Contre-Culture de Consomma-tion» (189). Si les cibles visées apparentent le román ä la contre-culture, la conception méme de la culture s'écarte de celle-ci par la representation toujours positive des formes populaires du loi-sir: boire, fumer des cigares, regarder les matchs de hockey, manger du fromage Kraft, se saouler ä la biěre... L'adoption de ces moeurs qui s'inscrivent a contrario des activités culturelles supérieures confirme le souci des héros de reterritorialiser les «médioeres, malsains et malpropres» (16), en dégageant ces derniers des representations oppressives et défigurantes, faites de préjugés et de discredits, qu'élabore contre eux une culture élitiste inféodée ä une machine sociale refoulante. Pour lever ľ equivoque Les feintes par lesquelles les héros se déprécient sont contredites par leur supériorité, reconnue et confirmee, dans le substrát de toute culture, le langage. La maestria de ľauteur rejaillit sur ses personnages. Certes, 1'inventivité verbale reste grande dans le texte, mais cette fois, les héros eux-mémes sont investis ďune mission ä 1'égard de la langue francaise. Selon le jugement d'un de leurs employeurs, le bonhomme Bolduc, dont ľ amour du metier est longuement vanté (cf. 110), ils excellent dans la correction ďépreuves, qu'ils font ä la pige. Aussi le plurilinguisme26 débridé qui imprěgne tout le román reste-t-il soumis ä une perspective puriste. Les langages divers ne sont exteriorises que pour 26. Concept défini par M. Bakhtine, «Le plurilinguisme dans le roman», dans op. cit., p. 122-151. 52 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME étre honnis. La facon de parier «tantôt joual avec ľ accent pari-sien tantôt vice versa» (21) de Lainou les insupporte, tout autant que la «grammaire underground» de Catherine, dont les échan-tillons sont pourtant süperbes: «Que c'est sur le hasch qu'elle a les meilleurs flashes [...] Que ľacide, man, c'est pas son bag, que 9a fucke son cosmos.» (189) Celle-ci leur fait d'ailleurs commet-tre une incartade jugée aussi honteuse que de commettre un anglicisme, celle de parier anglais: « Fuck! Parier en anglais! Nous! Tout est perdu! Merne ľhonneur!» (43) L'association d'un mot ä ľ anglais suffit ä le déprécier: «ľhoroscope, ce product» (73). lis traquent les fautes de Roger comme autant de signes de sa nullité. Contre ľincurie généralisée des autres personnages, pourtant sanglés dans leurs pretentions culturelles, contre le silence épistolaire de Catherine qui les oblige ä ínventer ä sa place un message poétique: «Viens, toi, fée fille» (150), contre ľinsuffisance des objets eux-mémes: télégrammes sans accents ni ponctuation, néons dont les lettres tremblent, bourdonnent mais ne s'allument pas, s'affirme ou se legitime leur souci d'af-finer sans cesse leur expression. Ľactivité langagiére finit par absorber toute la dimension culturelle, y compris leurs propres travaux. Ainsi, lorsqu'un li-vreur arrive chez Catherine, André et Nicole fixent ľ episode dans une bande dessinée dont les bulles se remplissent d'un truculent échange (cf. 175). Lorsque Nicole dessine une lime ä ongle, symbole par excellence du polissage, eile reproduit la marque (PEDRAS), ľ embléme et le lieu de fabrication, et intitule son ceuvre «Le printemps re garde de třes pres». André sou-ligne alors son talent pour les titres: Si eile ne se retenait pas, eile ferait carriére ďintituler. Comme ď autres font des oeuvres sans titres, eile ne ferait que des titres, des titres sans oeuvres. [...] Elle serait trop en avance sur son siěcle; le monde n'est pas prét. (179) Le rapport privilégié des héros ä la langue renforce leur marginalisation. Aussi la premiére tentation schizophrénique se situe-t-elle sous le signe du reŕus du langage environnant: «Les ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 53 gens vont parier puis 9a va étre du bruit, c'est tout... On va répondre cui-qui-kui comme les oiseaux» (17), tentation surmon-tée précisément par un projet ďécriture. Mais le passage ä la «vie enregistrée» (17) aměne les protagonistes ä se rendre compte du fonctionnement schizophrénique de la langue ďautrui, prise dans un systéme de double signification qui opere de fa9on inconsciente. Le terme calembour servira ä épingler tout énoncé qui ignore sa double reference. Le travail de correction du ma-nuscrit de Roger devient ainsi un jeu de débusquage du double signifié auquel renvoie le signifiant ä ľ insu de ľémetteur. En somme, l'autre nage dans un langage follement connote qu'il croit denote. A son incapacité de lire les calembours correspond la facilité distinctive des héros ď en produire: «sang-suelles», «Mal-struée», «texticule», la «Si Bell», «femme foetale», «hysté-rique» (pour historique). «Et puis chacun son metier. Le leur c'est les "idées", ce n'est pas les "sens". Eux c'est des hommes d'action; nous on est des petits calembourgeois.» (63) Cette supériorité produit un effet jubilatoire: Des bruits (hi hi!) ď antisyndicaliste (hi hi hi!) et ď agent double (hi! hi hi hi!) courent ä son sujet!... Aprěs un long conciliabule, on decide de laisser telle quelle cette phrase. Les equivoques qu'elle contient sont trop subtiles pour eux. (63) Mais la contamination indirecte ou volontaire du mot par ľéqiiivocité fait grandir la certitude que la langue est impropre ä dire la vérité, puisqu'elle est engluée dans la double reference. D'oii les tentatives, pour esquiver la duplicite, ď adopter des systémes fortement dénotatifs, ne pouvant produire qu'un seul sens, comme le langage des fleurs ou des oiseaux, oú le referent est unique comme pour le nom propre: «A la page 404 de mon Quillet-Flammarion, les alouettes grisollent, les bécasses croulent, les geais cageolent, les huppes pupulent, les perdrix cacabent, les ramiers caracoulent [...] On devient tout fous.» (67-68) Ľemploi extensif de noms propres dans le román illustre encore la predilection du referent unique, qui culmine par la 54 PAYSAGES DE REJEAN DUCHAŘME lecture des definitions (BELOUCHISTAN, BENGHAZI, BENTOS, BERBERIS...) de VEncyclopedic Alpha, ou des descriptions de la Flore laurentienne, aux 642 genres et 1568 espěces. Ä leur tour, les personnages s'identifient ä des variétés botaniques: crocus (201, 206, 217, 219), pissenlits (194) ou ancolies (163), pour briser ľopacité ou ľhybridation des designations courantes, tandis que des sous-titres empruntés ä la Flore emblé-matisent par antiphrase les dispositions des personnages: la zone des feuillus tolérants ou les amarantes parentes11. Généralement chargée d'instaurer la communication entre les étres, la langue est ici accusée d'etre tout ä fait impropre, en raison de son aspect janusien, ä traduire le sentiment, seule mesure verifiable (mais inexprimable) de ľauthenticité de ľéchange. «S'ils veulent nos votes qu'ils versent des larmes. Moins de calembours puis plus de sentiments hostie de sacre-ment.» (69) Contre le calembour, érigé en drapeau de la communication dévoyée, le langage des fleurs manifeste le désir ďun lien non médiatisé par le mot, et La flore laurentienne devient ľ embléme d'une relation univoque entre l'objet et son nom. L'enjeu final, le coeur de Catherine, déterminera un combat entre la métaphore et le calembour, entre la tentation qu'éprouvent les héros de transformer leur amie en arbre-fleur et la resistance que celle-ci leur oppose au moyen du calembour. La lettre dans laquelle eile explique ses raisons de quitter défi-nitivement André et Nicole est ainsi commentée: «Puis qu'est-ce que tu veux comprendre dans un ramassis de calembours pareils?» (273) La déroute terminale est done aussi celle du sentiment authentique devant le calembour, cet outil des feintes de la conscience. 27. Dans la Flore laurentienne (Montreal, PUM, 1964) du frěre Marie-Victorin, la «zone des feuillus tolérants» correspond ä la plaine sud du Saint-Laurent (p. 32) et ľamarante parente est une mauvaise herbe naturalisée qui a pénétré au Québec par les chemins de fer (p. 118 et 199). Ľ MAGINAIRE DUCHARMIEN 55 Les enfantômes Si Uhiver de force se termine par la promesse réciproque de se tuer dans ľ eventualite de la mort de ľun des deux héros, Les enfantômes commence par la renonciation ä le faire. Vincent et sa soeur Fériée ont été séparés par la mort de cette derniěre, évoquée děs le debut. Mais au lieu de se tuer, Vincent prend la plume pour écrire des Mémoires qui, plutôt qu'une biographie, seront une offrande aux mänes de la disparue. C est ľ acte ďécrire qui constitue ľhommage posthume et le contenu dévoile ľimportance qu'a eue Fériée dans la vie de Vincent. De merne, si Ľhiver de force s'achevait sur une crise provoquée par le depart de Catherine, Les enfantômes debute par la perte de la mere. «Man Falardeau» morte, ses enfants glissent dans le méme vide, habitent la méme camisole qu'André et Nicole: «9a a été trop. On n'a pas pu. Et pour nos corps 9a a fini la, ils se sont fígés net, toutes glandes en panne» (10). Le temps, et la crois-sance, s'interrompent: «Nos cheveux, nos dents, nos ongles, rien ne pousse plus. On est restés petits comme on était quand on s'est vus debout dans le sang de Man Falardeau» (10). Mais le redémarrage est rapide, et la douleur viendra moins de ľ absence de la mere que de son oubli, et de la trahison qu'il répereute: «On ne s'endurait pas de se savoir si ingrats, de se sentir si fringants» (11). Cette déloyauté au souvenir du sera le moteur de ľécriture, aprěs la seconde mort, la seule veritable qu'il faille sauver de ľ oubli, celle de la soeur. La premiere mort a révélé la possibilité d'une traitrise. Vincent écrit done ses Mémoires pour rechercher toutes les anciennes trahisons que ľécriture est char-gee de racheter. Commentant par exemple un faux-semblant, il s'interroge: «Est-ce que 9a entre dans la foule des petites trahisons qui ľ [Fériée] ont trouée comme une rape ä fromage et ľ ont fait naufrager?» (44) Entreprise ď edification de la sceur, le récit se trouve incapable ď en ressusciter le souvenir sans battre en méme temps le rappel de toutes les inconsistances et les lächetés du narrateur ä son égard. Ces reminiscences gätent le Souvenir. Appelée ä accomplir une fonetion lustrale, ľécriture des Mémoi- 56 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME res se gangrene encore par les trous de la memoire. En répétant souvent «je m'en souviens trěs bien», le narrateur ne fait qu'avouer le nombre de ses oublis. Tentative avortée d'une resurrection, le roman ne peut s'achever par la mort de Fériée. II se termine par une question: «Comment 5a va, ma tite Feuille?» (189), qui donne et enlěve ä la soeur la parole. Cette suspension constitue la derniěre trahison. Une bréve mise au point, indiquant que le narrateur, quand il a mis «le point final ä ses Mémoires» avait «rendu compte de dix-huit des vingt-six années qu'ils devaient couvrir» (285), con-firme ľimpuissance de faire revivre la soeur, de ľécrire, comme hommage ä lui rendre. Le chronotope inaugural, ľenfance dans la maison mater-nelle, reproduit celui que veulent reconstruire, sans succěs, André et Nicole avec Catherine dans le chalet de ľile Bizard. La puissance ď influence de ce chronotope sur le reste du roman vient de ce qu'il est associé aux événements vécus avec le plus ď intensitě, dans le bonheur comme dans le malheur. La vie adulte ne sera plus que le falot reflet des bouleversements ini-tiaux. Comme l'indique le titre, dont le texte fait clairement ľexégese, les adultes vivent hantés par le fantóme de ľenfance, ou bien ils ne měnent, depuis la fin de ľenfance, qu'une existence fantomatique. Leur vie triste et floue n'est irradiée ä ľoc-. casion que par ce qui plonge ses racines dans ce temps antérieur, comme l'amour d'une sceur, voire d'un arbre. Ce qui n'a pas de corollaire dans ľenfance, comme la conjugalité ou la réussite sociale, ne peut prétendre ä une valeur. Comme la vacuité et ľinconsistance de la vie adulte sont prévisibles, sa description prend un parfum ďinconsistance. Dans Ľ hiver de force, les héros vivaient dans ľäge adulte sans y participer et tentaient, sans réussir, de recréer le paradis perdu. Cet échec marque Les enfantômes oú le retour ä la patrie-penderie de Man Falardeau apparait illusoire. A la regression impossible vers les moments essentiels se substitue alors la peinture dérisoire de ľaccidentel. La remontée vers ľenfance est remplacée par la presentation de ses retombées fragmentaires. Les héros restent petits: «freluquet» UIMAGINAIRE DUCHARMIEN 57 dit-on de Vincent, «tite Feuille» de Fériée. En compagnie d'Alberta, ľépouse de Vincent, ils passent pour ses enfants (cf. 40, 54). Ils jouent des tours pendables, comme ďarroser quel-qu'un avec une eau de cologne jaune qui sent ľurine, ou compter les poteaux de telephone. Mais ces jeux, anodins debris du temps passé, ne peuvent prétendre ä aucune mission de resurrection. Aux aspects structuraux qui semblent indiquer que le roman plonge, déborde ou dépasse le precedent, en reprenant pour la commuer la segmentation spatio-temporelle, s'en ajoutent d'autres qui épousent ä leur tour la regie de similarité. Dans le roman familial, on retrouve un pere plus absent que jamais: «Pas de pere. On ne savait pas ce que c'était. Quand on ľa su on n'a pas trop compris ä quoi 9a aurait pu servir.» (9) L'imago mater-nelle est uniquement bonne, associée ä Man Falardeau disparue et ä la sceur, «suite ininterrompue de notre mere» (12). Le héros s'autodésigne encore pour se disqualifier: «fol», «tartelu», «égrillard» (10). Moins pejoratives que dans I'Hiver, ces épithě-tes déjouent néanmoins le narcissisme et remplissent un role diégétique: la folie pour les espiěgleries, le t/farfelu pour les cocasseries de langage [«deux quilles dans un jeu de chiens» est une «tartelette» (157)], et ľégrillard pour les aspirations don-juanesques. Le moi conserve tout de méme une superioritě mal-gré ces renonciations apparentes ä la qualification ou ä la glorification. La relation sororale s'intensifie, la nouveauté étant confinée au syntagme qui la décrit: le «tusseuls ensembes» (43, 49, 109, 121), locution qui se conjugue, car la tentation de se refermer ä deux est parfois contrariée par un tiers, en ľ occurrence Alain pour Fériée (cf. 92, 117). Cette dissociation occa-sionnelle des liens «d'accorps» entre les deux héros s'explique par l'autonomie accrue de Fériée, ä laquelle se trouve par exem-ple reconnue la modalitě narrative du pouvoir, en ľ occurrence celui de convaincre, en raison de ses connaissances et de ses engagements en politique (cf. 46, 52). La relation privilégiée qu'elle entretient avec Urseule, les decisions qu'elle prend, ä ľétonnement de Vincent, de parier et de pardonner ä Alberta, ses lectures, ses initiatives, ses nombreuses qualités, tout concourt ä 58 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME approfondir sa singularitě par rapport ä Nicole dans Ľ hiver de force. Néanmoins, eile représente ľunique objet de valeur pour Vincent, la seule capable d'inspirer une «compassion qui ne se serait pas fait prier pour devenir une passion tout court» (148). Foyer de convergence des traits de toutes les soeurs lumineuses antérieures, eile reproduit leur physionomie, ce visage ou cet air «lisse» (12, 21, 68), signe marmoréen d'une inalterable limpidité de ľäme. Si, contrairement ä celie de Catherine, la presence d'Alberta ne réussit pas ä créer la triangulation de ľéchange fraternel, le román contient trois chapitres, relatant ľ affection de Vincent pour Sharon, oü se met en abyme le dispositif des liens du cceur de ľ Hiver, sauf que ľ amour est plutôt propose ä ľäme-soeur que partagé par eile. Sur le plan materiel, Vincent repete le refus ď André de travailler ou de s'engager, en des termes quasi semblables: «pas kession de se laisser embarquer dans leur bateau» (17), «pas du tout solidaire» (118). Les tentatives sabotées ou moquées d'Alberta de se constituer une «tite vie sauciale» (153, 143) suffisent ä plonger le «mon dentier» dans les limbes, permettant au héros de revendiquer la superioritě d'une marginalité (il fré-quente le bar Écarť) qui le met «au dsu-dsa» (75, 81, 203), c'est-a-dire au-dessus des avanies d'Alberta, des sévices des policiers, des maladies, détachement souverain qui contribue ä la tonalité légěre du román mais lui confere en méme temps une apparence désincarnée. Les champs politiques et culturels sont moins presents et moins bombardés que dans Ľ hiver. Vincent se présente méme ä ľéchevinage de Rivardville mais son election-surprise est suivie de ľéchec de ses réformes, ce qui marque le contrepoint ironique des ameliorations apportées dans Jean Rivard économiste par ce grand héros qu'une statue, qui «ne valait pas bout de tinette» représente «empoignant-sa-charrue» (242) devant 1'église. Cette courte parodie intertextuelle28 n'ébranle done en den la volonte 28. S. FlNNEL, «Jean Rivard comme biblio-texte dans Les enfantômes de Réjean Duchařme», Voix et images, XI, 1, 1985, p. 96-103. Nous avons UIMAGINAIRE DUCHARM1EN 59 bien arrétée de Vincent: «ce n'est pas m'élever que je veux mais m'abimer [...] mais tomber [...] mais m'horizontaliser» (211). Rebelie ä toute participation, il esquive autrement qu'André et Nicole le complexe paranoiaque-schizophrénique, lequel étreint plutôt Alberta, éternelle persécutée-persécutrice. Vincent et Fé-riée se réfugient plutôt dans leur «íle immaterielle» (83, 85, 92, 93, 113, 116, 187, 283) qu'ils peuplent de réves, de souvenirs, et que ľ absence de contours precis rattache ä la «chambre qui pleut» (94) ou ä la patrie-penderie. D'autres motifs de Ľ hiver subissent une reprise tamisée ou allégée: la nature dont on célěbre les miracles, le langage dont on se joue, les arts, en particulier la peinture, que ľ on condamne comme institution mais dont on discute entre soi, la richesse qui ne pardonne pas et ne reste pas fiděle ä ceux qui la possědent, toutes reprises que camoufle assez bien un langage plus débridé que jamais, quasi macaronique. Si certaines recettes sentent le rechauffe [le «j'horreur de 9a» de Lainou devient dans la bouche d'Alberta «Dj'ai aurore de ca!» (40); «Unis comme dans pwiis» (85); «Je tombais en enfer (comme dans enfermé)» (180), «m'abimer, mabimé, mamabibimé» (211), «sexytaient» (117)], le recours intensif et novateur ä trois procédés assure l'hété-rogénéité du texte. Le premier consiste ä dissocier les syllabes pour ensuite les transcrire de facon homophonique [par exemple: «le grand sot grenu facond profus exubéra un peu plus» (136), «des affaires de suce panse» (206)], emploi que Dominique Rosse a relié ä la scansion, ce trouble pathologique de la pronunciation, mais qui signále ici une maitrise29. Le second, plus frequent, consiste ä modifier encore ľorthographe, mais sans dislo-quer les mots, pour augmenter la charge connotative: «le blan a toujou cygnifié» (39). Comme seule se maintient ľhomophonie, il suffit parfois de prendre un autre mot déjä associé ä un emprunté maintes idées ä sa remarquable these de doctorat: «Les enfantômes de Réjean Duchařme: espaces de lectures», University of British Columbia, 1985. 29. D. Rosse, dans une etude restée inédite. 60 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME syntagme figé: «livrés sur moi ä leurs bas intestins» (39). Le dernier procédé, également régressif en apparence seulement, consiste ä reproduire les errements phonétiques [pusent (49), risent (135), jousent (72)] ou syntaxiques [«je m'aurais tué» (36)] du langage enfantin, voire ses comptines [«Swing-la fort, puis tords-y l'corps, puis fais-y voir, que t'es pas mort!» (47)], ä teneur parfois grivoise. Par rapport ä la trilogie, certains elements subissent cepen-dant des mutations. Ľ automobilisté honni dans Le nez qui voque comme symbole de la société aliénante devient un sympathique personnage, Guillaume Chaumier, dont le véhicule est décrit avec humour [«Une LaSalle sept passagers [...] Deux tonnes de luxe qui flottent sur une mer de ressorts. Un corbillard pour bercer un bébé rare» (249)] par un héros connaisseur qui pilote tour ä tour une De Soto, une Packard, une Mercedes. II s'en sert pour draguer et s'y abandonne merne ä une fellation faite par Klaire Lugier-Klapp, laquelle périra plus tard ä la suite ď une «inconduite» semblable. Ces gaillardises ďun «égrillard» con-servent néanmoins, par leur caractere de perversion polymorphe, les traits de la sexualite enfantine en s'écartant nommément du primát genital et de la visée de reproduction. Dans un passage ä saveur rousseauiste, le héros confesse sa predilection pour le ceremonial d'approche. II décrit les nuits passées ä lécher ou ä mordre la chair ď Alberta, gestes Substituts car «des déficiences, mentales, sinon monumentales, nous limitaient, sinon illimi-taient» (51). Traité de «Vieille Branche» par Fériée, Vincent se prévaut avec «huronie» de son manque: «phalloir» (214). De la forme traditionnelle du donjuanisme, le román ne retient d'ailleurs que le phénoměne de série. Ľ amour de diverses femmes qui ne sert ä illustrer qu'une tendance plus profonde, l'amour de LA femme dont le culte ne peut s'accommoder d'un support stable, sauf sororal, non plus que corporel; aussi sont-ce des prénoms qui constituent la série. Avouant sans vergogne une «folie des rondeurs» (79) qu'éprouve Mille Milles dans la culpa-bilité, Vincent est entraíné dans une quéte ou les femmes aimées, Alberta, Madeleine, Suzette, Klaire, Sharon, se succědent au ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 61 rythme de ce fox-trot qu'il danse avec de «parfaites inconnues un peu dissolues» (41), coiffé d'un coq comme le veut la mode. Mais ces inconsistances avec des femmes toutes «mettables, gonorables, javelables, repassables, jetables» (268), ne constituent pas une trahison de la soeur, car l'amour démultiplié pour les femmes s'ancre dans ľidolätrie d'une seule. Aussi est-ce Fériée qui se pose ä elle-méme la question qui «hanta» la Rome finissante: [«pourkoi "renoncer" ä tant de dieux pour un seul?» (223)] car Vincent n'adore ä travers toutes les femmes qu'une déesse, seule apte ä recevoir l'hommage de multiples appellations: «Mielle», «Baie», «Hudsonne», «Mourre», «Crapaude», «Tresore», «tite Feuille», «Desafinada», «Cattiva-Sativa». La proliferation des signifiants prouve le caractere irremplacable du signifié. La vraie trahison sera, comme celie de Mille Milles auparavant, d'appeler soeur une autre femme: J'étais sans nouvelles de Sharon, et 9a me faisait tellement souffrir que je l'appelais ma soeur [...] Et que je laissais crever Fériée dans sa Folle-Pentecôte. La, j'exagere, comme touš les coquins qui admirent leur repentir. Pour dire le vrai, j'allais voir Fériée presque touš les soirs. (240) Malgré ses pretentions, le coquin n'est pas le coq [«Suzette aimait mon coq» (230)], mais le trompeur, le menteur, le mémo-rialiste. L'amour de LA femme, ancré dans celui de la soeur, devient done incompatible avec la possession physique. Les positions amoureuses sont ä ľ antipode d'une domination de style machiste. C'est toujours pelotonné et rapetissé dans les bras d'une femme que se retrouve Vincent, dans ceux ď Alberta sur le vélo qu'elle-méme conduit (cf. 59), de Fériée dans son lit (cf. 11), d'Urseule qui «le berce comme un bébé» (179), et c'est encore aussi assis sur Fériée qu'on le retrouve dans un bar (cf. 232). Ľ adulation de LA femme est également incompatible avec la possession juridique d'une femme dans le manage, comme consecration d'un lien univoque. Certes le statut conjugal peut faciliter les entreprises serielles d'un Don Juan classique, car 62 PAYSAGES DE REJEAN DUCHAŘME ľadultere empéche ľattachement ou les projets matrimoniaux. Dans le román, le mariage devient ironiquement le facteur de déclenchement ď une puissance amoureuse qui englobe tout, y compris les autres femmes: Ayant détourné mon regard de ma femme, je le retrouve partout, mais plus souvent je le perds, il se fait un trou dans le firmament et il s'échappe, il s'enroule autour ďun caillou, il se lance, il tombe au fond de ľeau. (51) Diffractant ľ amour, le mariage le tue aussi, comme le román en fait ľ ample demonstration par la peinture des avanies, des travers conjugaux, et des terribles effets qu'il produit sur les femmes: «c'est le mariage qui en fait des mares, croupies, insectueuses, des piěges asphyxiants pour prendre et pour garder» (34). Dans le couple-miroir, Madeleine, qui «avait decide d'etre heureuse en ménage et [qui] ne ménageait rien pour réus-sir» (56), ne reve que de ľhomme qu'elle a connu avant Alain, «Patrick Eponimeux, son nunik amou» (157). La critique de ľinstitution tourne souvent au proces. Duchařme ressasseur? Chez touš les écrivains, les possibilités de repetition sont nom-breuses et elles apparaissent fréquemment chez les meilleurs, qui imposent, comme un grand peintre peut le faire, une matrice permettant de reconnaitre leur griffe. Cette signature des oeuvres peut emprunter diverses formes, celieš des «métaphores obsé-dantes30», des diktats idéologiques, de la configuration thématique ou des precedes stylistiques, appelés ä napper et ä lisser la totalite de la production. Chez Duchařme, les reprises ressortissent moins ä ľécriture, evolutive et contrastée malgré les apparences, et ä la diégese, dont le role est toujours restreint, qu'ä la configuration actantielle et aux conceptions de la vie. Cela rend les similitudes plus perceptibles ä ľ analyse qu'ä la lecture. Elles sont 30. Selon ľ expression de Charles Mauron. ĽIMAGINAIRE DUCHARMIEN 63 particuliěrement accentuées entre L'océantume et la premiére partie de Ľavalée, entre Les enfantômes et Ľ hiver de force. Le dernier román, en particulier, redéploie, dans une contextuali-sation qui ne les renouvelle que partiellement, un certain nombre ďinvariants, sans qu'y apparaissent les intéréts nouveaux qui fondaient ľ originalite et la profondeur de Ľhiver de force, comme les interrogations sur la culture, la nature, la langue, ou les motifs de la territorialisation sociale. Cette riche matiere n'est que partiellement compensée dans Les enfantômes par ľhom-mage ä la soeur. Ľ absence de réseaux autonomes confere ä ce román une allure d'ombre, de fantóme des précédentes ceuvres, sans les germes qui permettraient la fermentation des prochaines. Cette allure conclusive du dernier roman par rapport ä toute ľ ceuvre fonde paradoxalement sa valeur. La vision duchar-mienne y acquiert ses contours définitifs: refus du quotidien comptabilisé par la consommation, rejet des formes excessives de la socialite et de ľ individualite, de ľérotisme finalise, du moralisme productif, de ľesprit révolutionnaire ou réactionnaire, au profit ďun accueil de ľesprit poétique, de la dépense impro-ductive, de la valorisation d'un accord sympathique et jubilatoire de soi avec ľ autre. Merne reconnus incapables de transformer le réel, tous ces réves, ou projets, voire projections, enchantent et nourrissent ä la fois le langage et ľimaginaire. Ľ ceuvre de Duchařme évolue done comme une spirále, un ruban de Moebius, oil la progression s'étaye d'une reduplication qui lui procure une perspective empédocléenne. Car telle est bien la visée de ce besoin (compulsif?) de dire deux fois, ou plus. Double ce que je vais dire, tantôt l'un croit pour [seul ětre, De plusieurs qu'il était, tantôt il se sépare et devient [pluriel, d'Un qu'il fut. Double la naissance des choses mortelles, double [leur dépérissement. Empédocle, Les Origines,[ 31. Texte traduit et édité par Jean Bollack, Paris, Minuit, 1969, p. 16. 64 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME Dans une écriture hantée par la duplicite inhérente de la langue, puis de ľécriture, seul le redoublement assure le salut de la signification, seule ľinsistance force la voie du sens. Grace ä cette vive conscience, un román n'apparait jamais comme le remake ďun autre (et ä ce titre Dévadé n'est pas la reprise de Ľhiver deforce, malgré ce que soutinrent certains critiques, dont Jean Basile), rafraichi pour les besoins du marché ou revampé par essoufflement de ľinspiration. La reprise obéit ä ľimpératif d'un sentiment d'urgence. Scander, démultiplier sont des operations imposées par la volonte de transmission de valeurs, com-mandées par ľespoir d'etre compris ou la crainte de ne ľétre pas. Ľécrivain doit alors, comme ľhomme dans la sentence de ľÉternel, retourner ä ses cendres pour en renaitre. 2 Duchařme scénáristé Jacqueline Viswanathan UNIVERSITĚ SIMON FRÄSER1 Ľartiste en Protée Nombreux sont les romanciers connus, auteurs de scenarios: Sartre et Giono, Faulkner et Scott Fitzgerald, Godbout et Aquin, par exemple. Cette partie de leur oeuvre, méme si eile est publiée, est pourtant presque toujours negligee par la critique. II serait heureux que cette etude de Duchařme, scénáristé, contribue ä dissiper certains a priori qui ont, jusqu'ä present, fermé au scenario les portes de la littérature. Ainsi, il est faux de penser qu'ä cause de la terminologie technique, la lecture d'un scenario n'est accessible qu'aux seuls spécialistes. La grande majorite des continuités dialoguées (dialogues et descriptions de ľ action) et en particulier les textes de Duchařme se lisent comme des pieces de theatre (avec, pour le scenario, des didascalies beaucoup plus développées) et deman-dent le méme type de cooperation textuelle. Comme le texte dramatique, le scenario est destine ä une metamorphose dont la 1. Je tiens ä remercier la Cinematheque québécoíse et en particulier madame Nicole Laurin de m'avoir permis de consulter leurs archives. Sans son aide, ce travail aurait été impossible.