46 Réjean Duchařme: une poétique du débris Ce que je cherche ä comprendre, cest moins quelles sources ou quelles influences sont ä ľorigine de ľécriture de Duchařme, quels contours exacts a cette luxuriante «bibliothěque imagi-naire » — la formule est encore celle de Laurent Mailhot4 — que ľidée de la littérature qui emerge de ces pages, la lecon de lecture quelles nous livrent, lecon de liberie, d'impertinence, d'ouverture d'esprit, d'oubli de soi et ďhumilité. Dans la méme perspective, j'inclus dans cette reflexion la question du role que joue dans la poétique ducharmienne la culture populaire qui y imprime aussi et si fortement sa marque. Dans la bibliothěque Duchařme, la television est allumée, il y a de la musique et le journal du matin est ouvert un peu au hasard. 4. «Bibliothěques imaginaires», dans Ouvrir le livre, Montreal, FHexagone, coil. «tssais htteraires», 1992, p. 31-43. 6 Livres et lectures Si, corame le croit Patrick Cady, nous avons affaire au Quebec ä «une littérature que la presence du livre obsěde1», lesr-o»mans de Duchařme ne font pas exception. On y trouve era effet, parallělement au jeu intertextuel et parfois en contraadřiction avec lui, de nombreuses representations de livres, inscrr*s dans le texte en tant qu'objets et décrits dans leur matérialmt é. De Ľocéantume ä Gros mots, les narrateurs ducharmiens s~e ntou-rent de livres, en lisent, en trouvent, en jettent, en empmi»tent, en recopient. Cette representation évolue au fil des textaes mais demeure ľune des constantes de ľceuvre. Du grand livre aux livres usages í Les premiers romans de Duchařme sont hantés par le fa_mtasme du Livre absolu, ä la fois au sens de Mallarmé, en tant q_u_'ache-vement parfait de ľécriture, et — ľun n'excluant pas ľa_u;tre — au sens de Borges, en tant que métonymie de ľunivers . Ainsi, dans chaque texte, un livre unique occupe dans ľunive=r=s fictif une position tutélaire; position qui n'est pas sans ambiguuité, la narration exprimant ä la fois de la fascination pour ce Livre-monde au fonctionnement de talisman et de la méffisince ä ľendroit de ľautorité ainsi conferee ä ľécrit. 1. Patrick Cady, Quelques arpents de lecture. Abécédaire romanesqui (gjuébécois, Montreal, l'Hexagone, coll. «Itinéraires », 1995, p. 10. 48 Réjean Duchařme: unepoétique du débris Le livre sacré ! Cest cette ambiguité qu'illustre, dans Ľavaléedes avalés, le «gros livre rouge ä tranche dorée qui [...] excite» le rabbi Schneider, pourtant si doux: «Je suis presque sure qu'il ne croit pas ce qu'il dit quand il préche » (AA, 16). L'importance accordée au livre dans ce roman qui met en scene l'opposition entre Juifs et Catholiques pour finalement renvoyer les deux religions dos ä dos, comme des aveuglements equivalents, rappelle qu'elles sont, l'une et ľautre, religions du Livre. La Bible, citée par Berenice qui en imite volontiers la scansion, ou le Livre non défini que lit le rabbi Schneider, et dont Berenice ne retient que les élans guerriers d'un Dieu vengeur auquel eile entend résister, incarnent le livre sacré, celui qui, telies les tables de Moi'se, contient la Loi. Or, pour Berenice, la Loi est mauvaise: «Je ne marcherai pas avec Yahveh, proclame-t-elle. Je marcherai contre les flammes et contre les armées. J'aime mieux étre du mauvais côté, s'il faut absolument étre d'un côté» (AA, 24-25). C'est celle du rabbi Schneider, de Monsieur Einberg son pere, de Zio son oncle, de Dame Rebecca Ruby, la maitresse d'école (ďailleurs mariée, non ä Abraham comme son homonyme biblique, mais ä son valet Eliézer selon un détournement signi-ficatif de La Genese). A cette loi, il faut s'opposer; aussi le livre qui la garantit sera-t-il l'objet d'un constant rabaissement destine ä le délester de son pouvoir. Dans Ľavalée des avalés, le livre sacré rend fou, ferme ľesprit (les Einberg), inculque des principes ridicules (Zio) et pousse ä la fureur guerriěre (le rabbi Schneider, devenu major, le jeune chef Rosenkreutz). Sous les traits d'un anti-sionisme caricatural quelque peu surprenant dans le Québec de 1966, oů Duchařme semble anticiper la guerre des Six-Jours, touš les discours ďautorité, ceux qui tirent du livre leur legitimite, touš les catéchismes, certes le catholique que le Québec est alors en train de liquider, mais aussi d'autres, fondés sur Le grandcapitalou Le petit livre rouge, se trouvent ici violemment recuses. Livres et lectures 49 Cependant, le livre sacré n'est pas toujours, chez Duchařme, un livre religieux. Quelques livres profanes, en premier lieu les CEuvres completes de Nelligan, occupent aussi cette position selon une stratégie qui consiste ä fétichiser la littérature en lui donnant la place de la religion, souvent pour mieux les railler ensemble, ou pour essayer en vain de faire le deuil de l'une et de ľautre. Une telle confusion du littéraire et du religieux indique aussi ä quel point, chez Duchařme, ľidéalisation de la littérature demeure malgré les signes contraires de devaluation ironique. Faire Faire Desmains, médecin, éducatrice et initiatrice qui, dans Ľocéantume, aide lode Ssouvie ä s'évader de la maison de correction et ľemmene avec eile en France, «porte religieuse-ment [je souligne] sous son bras: Les ceuvres completes de Emile Nelligan.» (Oc, 172). Dans Le nez qui voque, Mille Milles et Chateaugué donnent ä la photo du poete, arrachée dans un livre ä la bibliothěque Saint-Sulpice, la place traditionnelle-ment réservée au crucifix. Mille Milles fait ďailleurs le récit de ce larcin dans des termes qui ne sont pas sans évoquer la passion du Christ: «nous ľavons emmené ici de force et nous ľavons fixé au mur avec des clous.» (NV, 54). Encore évoquées dans Ľhiver de force, les CEuvres completes de Nelligan garde-ront leur statut de livre sacré jusqu'ä Dévadé. La flóre laurentienne du Frére Marie-Victorin joue un role assez semblable dans L'hivei' deforce oů le repertoire de bota-nique constitue la seule possession materielle que conservent André et Nicole Ferron, decides pourtant ä se départir de tout, television, frigidaire et disques trop aimés, auxquels ils épargnent méme une seconde écoute de crainte de souiller ľémotion de la premiére découverte. Du livre de Marie-Victorin, ils lisent chaque soir quelques entrees, se répétant le nom latin des plantes, un peu comme on récite une priére. Pármi toutes les activités des Ferron, si ostensiblement répétitives et ritualisées, cette lecture 2. Cite par Nicole Bourbonnais, «Duchařme et Nelligan», dans Paysages de Réjean Duchařme, p. 171. 50 Réjean Duchařme: unepoétique du débris seule échappe au schéma utilitariste de la consummation capi-taliste; eile s'énonce également dans des termes clairement religieux: « La, on va s'administrer nos deux sacrements: prendre un café et lire La floře laurentienne-» (HF, 48). Unique vestige de la derive que raconte le roman, le livre de botanique est aussi le seul objet que les deux protagonistes rapportent du chalet de Notre-Dame-de-ľile-Bizard oü ils avaient accompagné la Toune: « On va retourner ä Montreal sur le pouce avec notre Flore laurentienne sous le bras.» (HF, 273). On ne manquera pas de noter ä quel point ce repertoire de la flore du Québec constitue une étonnante métaphore du pays, évitant méme le nom « Québec » au profit de ľadjectif «laurentienne » oü, malgré des accents vaguement groulxiens, revocation du fleuve fait primer le territoire géographique, la region physique sur ľentité nationale et politique. De méme, la « flore » déplace ľidentité, la singularitě des humains vers les végétaux qui, comme les papillons, relévent de ce que Berenice Einberg appelle «le rěgne supérieur» (AA, 60). Enfm, de ce pays botanique, échappant ä ľusure humaine, La flore laurentienne donne le relevé, precise la nomenclature, poursuivant ainsi ľopération ďinventaire et de nomination qui a preside ä ľexploration du continent et dont le souvenir fascine tellement les héros de Duchařme: Gréés ďun cahier, ďune plume et ďun encrier, nous dressons un inventaire en regle de notre faune. Nous sommes des Christophe Colomb. Pied carré par pied carré, nous découvrons 1'ile. Quarante-deux criquets. Vingt-trois fourmis.Trois boursiers. Un chat. Tout est compté, méme Mauriac, le chat que Chat mort adore. Christian inscrit tout, de sa plus belle encre. (AA, 65) En ce sens, l'entreprise du Frěre Marie-Victorin, déjä mimée par Berenice et Christian, se situe, du point de vue de la logique ducharmienne, dans le droit fil des Voyages de Jacques Carrier. Livres et lectures 51 Ľ atlas Dans Ľocéantume, le grand livre est représenté par ľatlas dans lequel les enfants, lode Ssouvie, son frěre Inachos et son amie Asie Azothe, préparent ľitinéraire de leur voyage futur. Livre magique entre tous, c'est lui qui, joint ä/ ľamour pour Asie Azothe, sauvera finalement Inachos de sa léthargie, plus süre-ment que les soins du psychologue Michel Lange. L'atlas occupe d'ailleurs une place singuliěre dans l'oeuvre de Duchařme. Ce gout pour les cartes géographiques, qu'il faudrait peut-étre rap-procher de celui que l'on trouve dans l'oeuvre de Jacques Ferron3, participe chez Duchařme d'une representation poétique du pays, saisi, fůt-ce ironiquement, dans la phase épique de la découverte. De nouveau, plus que du pays au sens politique, c'est de l'espace qu'il s'agit ici, du territoire tel que ľont faconné les caprices du relief et des fleuves, et des accommodements des premiers habitants ä ce cadre physique. Ainsi dans Les enfantômes, l'entreprise cartographique locale, familiěre, s'em-ploie ä cadastrer le fameux comté de Bristol, emprunté ä Jean Rivard le défricheur4, de la facon la plus détaillée, jusqu'aux rangs, dont celui dit «des dépits», décrit au chapitre X qui s'ouvre sur ľorigine du nom D. P. Road: « C'est ainsi que les presbytériens inféodés de Rivardville désignaient entre eux notre chemin. D. P. se prononcant comme dépit et étant une maniere de sigle de deported qui signifie étranger indésirable.» (En, 122). De cette etymologie fantaisiste, mais attentive aux aléas historiques et aux confluences linguistiques de la nomination reelle, en cela assez fiděle ä ľesprit ferronien, le roman offre de nombreux exemples; tels Suzette, ľinfirmiere de «Sainte-Zabeth, comté d'Aviolette» (En, 226), ou « Saint- 3. Gilles Marcotte s'inspire du personnage ferronien du cartographe dans « Le romancier comme cartographe », dans Le roman ä ľimparfait, p. 227-256; Pierre ĽHérault reprend ce terme dans le titre de son ouvrage Jacques Ferron cartographe de ľimaginaire, Montreal, Les Presses de l'Université de Montreal, 1980. 4. Susanna Finnel, «Jean Rivard comme bibliotexte dans Les enfantômes de Réjean Duchařme», loc. cit. ... 52 Réjean Duchařme: unepoétique du débris Venant de Hereford» (En, 245), toponyme qui semble ä la fois canoniser le personnage de Germaine Guévremont, le Surve-nant, et ľassocier aux usines Ford... Les cartes, produits des observations et des projections des premiers explorateurs, objets utopiques par excellence, fournis-sent aussi ľun des supports les plus efficaces de la reverie ducharmienne, cristallisée notamment sur les noms. Ainsi lode Ssouvie décline-t-elle l'Amérique: «Je ne citerai que onze noms: Saint-Jean, Penobscot, Hudson, Susquehanna, Rio Grande, Orénoque, Amazone, Paraguay, Chalia, Choile et Gallapagos » (Oc, 62). C'est encore en suivant les toponymes sur la carte que, de nom en nom et jusque dans leur suspension, Rémi, qui pretend procéder par «radiesthésie», s'efforce de «sentir» la presence de Mamie et Rai'a dans Va savoir: «J'ai longé la Médi-terranée dans mon atlas et je les ai senties sous le bout de mon doigt. Le fil noir tendu entre Benghazi et Alexandrie ä travers le vide toponymique a vibré.» (VS, 136). Les voyages reels, ceux notamment que Bottom raconte dans Dévadé, conservent ce gout des noms lié ä ľatlas: «On partait d'Eau-Claire au Wisconsin pour Pend'Oreilles en Idaho. Pour rien. Parce que 9a sonnait bien et que la poesie était dans nos moyens.» (Dv, 42). Choisis pour leurs sonorités, leur rareté, leur capacité de concentrer des impressions, les noms de lieux font l'objet d'un investissement poétique. Dans ce systéme onomastique, auquel n'est pas étranger une sorte de cratylisme, le lointain, l'inconnu, ľétranger, symbolises par ľatlas, constituent des valeurs positives. Mais, comme touš les autres «textes » qu'absorbe la poétique de Duchařme, les cartes sont détournées, transformées en peintures abstraites ou retournées ä leur statut de representation intellectuelle et arbitraire de la réalité physique du monde: * Les murs de sa chambre sont tendus de continents aux couleurs plus brillantes que drapeaux et perroquets; le plancher est bondé de pays plus multicolores que des tapis. Plus les spirales qui cons-tellent les cartes ont de revolutions, plus Inachos a aimé. Que Livres et lectures 53 c'est beau, une Yougoslavie verte comme un biliard, une Bulgarie jaune comme une banáne! L'eau, partout, est bleue. Inachos s'empare du nom «Carpentarie». II devient navire. II flotte; le vent gonfle ses voiles. Le golfe de Carpentarie a donné son immensité ä son äme. II perd pied; il est parti, absent. (Oc, 60) Comme le montrent ľévocation des « drapeaux » aux couleurs vives de «perroquets », et le double sens du mot « revolutions » qui precede immédiatement la mention de la Yougoslavie et de la Bulgarie, ľatlas, livre de géographie, est aussi pour Duchařme un livre d'histoire. En ce qu'elles témoignent de cette imposition des marques du temps sur l'espace, les cartes résultent précisément du travail de ľhistoire sur la géographie. Tout aussi chargées de memoire, elles réapparaissent dans Le nez qui voque oú Mille Milles et Chateaugué refont, ä la Bibliothéque Saint-Sulpice, ľitinéraire des explorateurs et redessinent les contours de l'Amérique francaise, telle que leurs héros ľavaient par-courue: De quoi a-t-il ľair, le Canada, avec la pointe du Maine entrée jusqu a Saint-Éleuthere, jusqu'au coeur, jusqu a ľeau de la vallée du Saint-Laurent, comme un coin dans une buche! C'est pire que pire. Qui a vendu la Louisiane, toute la vallée de ce Mississippi que Cavelier de La Salle descendait en canot ? Ráme, Ca-velier, ráme! Quand je lis du Benjamin Suite ä la bibliothéque Saint-Sulpice, la tete me bout [...] Ce Maine, devant mes yeux, sur la carte! Quelle horreur! Ce Labrador vert couché comme un violeur sur le Québec en blanc! Qu'il est laid et constipant ce vert! Aussitôt que j'en aurai le temps, je partirai ä la reconquéte du Maine et du Labrador. (NV, 18-19) De toile abstraite quelle était, la carte est devenue singu-lierement figurative, le temps et les luttes se sont inscrits dans le dessin de ľespace, ľaffect a transformé la representation intellectuelle en tableau qui, accentuant les traits les plus tradi-tionnels, fait apparaitre ľagression (celle du «coin» qui fend le bois, celle du «violeur») d'un Québec passif (comme «la buche ») et pur (puisque « blanc »). Cautionnée par Ľhistoire des 54 Réjean Duchařme: une poétique du débris Canadiernfrangais de Benjamin Suite5, cette lecture de la carte autorise ľappel ä la reconquéte que lance Mille Milks. L'inscrip-tion de la carte géographique sert done aussi bien une réécriture parodique de ľhistoire, recyclant le cliche dune victimisation representee comme feminine, qu une anachronique apologétique nationale. En effet, resituée dans le contexte politique et litté-raire contemporain — Le nez qui voque parait en 1967, au moment oil majoritairement, les écrivains québécois, de Hubert Aquin ä Gaston Miron, s'engagent explicitement ou implicite-ment, du côté du nationalisme et de ľindépendantisme —, la pretention qua Mille Milles de redonner au pays les frontiěres du territoire découvert par Cavelier de La Salle, comme d'ail-leurs la reference ä Benjamin Suite, résonnent avec une ironie particuliěre. Comment interpreter cet anachronisme auquel fait echo une autre proclamation de Mille Milles, déjä analysée par Gilles Marcotte, apparemment adressée aux « Canadien[s] fran-9ais qui se donne[nt] des airs de héros de films ďavant-garde made in France »: Restons en arriěre, avec Crémazie, avec Marie-Victorin, avec Marie de ľlncamation, avec Felix Leclerc6, avec Jacques Cartier, avec Iberville et ses frěres héro'iques. Restons en arriěre. Restons oil nous sommes. N'avancons pas ďun seul pas. Restons fiděles. Souvenons-nous. Le temps passe: restons. Couchons-nous sur nos saintes mines sacrées et rions de la mort en attendant la ■" mort. (NV, 29). Plusieurs études de Gilles Marcotte éclairent le rapport particulier du romancier québécois avec ľancien, le passé et ľhistoire, notamment «La dialectique de ľancien et du moderne chez Marie-Claire Blais, Jacques Ferren et Réjean Duchařme7» et «En arriěre, avec Réjean Duchařme» oil le critique éerit: 5. Montreal, Wilson, 1882-1884, en huit volumes. 6. Ce Félbc Leclerc pourrait étre ďailleurs, plutôt que le chanteur, le collaborates d'Aegidius Fauteux, biographe des Patriotes, cite par Jean-Paul Bernard dans Les rebellions de 1837-1838. Les patriotes du Bas-Canada dans la memoire collective et chez les historiens, Montreal, Boreal Express, 1983, p. 125. 7. Voix et images, vol. VI, n" 1, 1980, p. 63-74. Livres et lectures 55 Ľécriture de Réjean Duchařme est bien, de toute evidence, livrée ä ľéclatement moderne, mais au sein méme de ces ŕureurs eile inserit la contradiction ďun passéisme téru, irréductible, intolerant. Passéisme, c'est bien le mot. II ne s'agit pas de recourir ä quelque image nostalgique de ľoriginel, du primitif, ä la facon romantique, pour conjurer les malheurs de ľactuel, mais d'ins-crire dans ce mouvement une negation qui le nourrit en méme temps quelle le conteste8. Ä cette analyse, j'ajoute que la provocation de Duchařme, qui enferme violemment ľallusion ä la devise nationale « Souvenons-nous » entre la fidélité et la mort, a peut-étre aussi pour fonetion de rappeler que le pays, qui s'inscrit alors, au Québec, dans une rhétorique du futur, du « grand soir» et des «lendemains qui chantent», reste attache au passé, entaché de ses espoirs et de ses défaites, et que, malgré ľexhortation optimiste de ĽInternationale ou le triomphe de la Revolution tranquille, de ce passé on ne fait pas si aisément table rase. Le texte redit sans doute également que ľhistoire, en ce quelle est toujours momification du temps, travaille au plus pres de la a mort. C La métaphore de la géographie permet aussi de saisir les personnages, et si Berenice Einberg peut s'exclamer dans un sou-dain désir d'incorporer sa mere (episode auquel je reviendrai): ' «Je suis un pays. Et eile est dans ce pays que je suis comme l'ile ! __ est dans l'eau» (AA, 143), lode Ssouvie se représente auss" ~\ comme un espace, ville ou pays, imprenable et souverain: «J ^ me suis érigée en république autocratique » (Oc, 91). Plus loir ' L t_es ti- eile promet ä ses compagnons de voyage: « Sur les trois pointe ' du Cap Horn, nous fonderons Inachospolis, Asie Azothevil' et lode City» (Oc, 174) afin d'imiter, pármi d'autres exemp] qui «stimulent ľinstinet d'émulation, fouettent ľorgueil, for1 í Li fient [...] Étienne Brúlé [qui] descendit la Susquehanna, sede? ul, en canot, jusqu'ä la baie oil il fonda Yorktown » (Oc, 173). CLy est encore cet imaginaire de la fondation qui preside au cérémor |° ^al Par lequel lode Ssouvie et Asie Azothe adoptent M -_____1_ r ... 178, 8- Loc cit., p. 25. 56 Réjean Duchařme: une poétique du débris un nom pour cette seule personne que nous sommes maintenant, un nom ni masculin, ni feminin, ni pluriel, un nom singulier et bizarre. Ce sera notre cri de guerre! Elle suggěre Cherchell, un des mots préférés de Inachos. Sa Suggestion est adoptée. Nous inventons une forme de baptéme excitant au courage. Nous nous giflons tour ä tour, jusqua ce que les larmes giclent de nos visages. Je te nomme Cherchell! Et flac! Tu es Cherchell! Et flac! Nous sommes Cherchell! Et flac! (Oc, 82) Cherchell, nom d'un port d'Algérie trouvé dans ľatlas, deformation possible de Churchill, et par ailleurs, dans sa pronunciation francisée, inversion de ľexpression «eile cherche9», sera done le nom de cette nouvelle entité. Se fonder soi-méme comme un pays sur la carte et s'ériger souverain comme un etat, belliqueux et jaloux de ses frontiěres: voilä bien le programme que se donnent en effet les personnages ducharmiens des premiers romans. \ , Le dictionnaire r Un autre livre totalisant, le dictionnaire, travaille obstinément les textes de Duchařme. II apparait sous diverses formes au gré f les romans; ainsi il fournit Berenice en termes rares et lui per- n net de faire étalage dune culture toute livresque:«le professeur, av ' -ec la voix de cet infusoire infundibuliforme appelé stentor, cr ' ie mon nom» (AA, 213). Selon Michel Biron «Le diction- na ire est [dans ĽOcéanturne] le maitre-livre: hors genres, hors ■ln p stitution, il est le lieu par excellence oü la littérature et jttc e vocabulaire quotidien se côtoient et se mélangent, soumis ä ]>aricí( oitraire de ľordre alphabétique10». Bien des noms de per- SOn et nages ducharmiens sont empruntés au dictionnaire, tel celui ., 1991, p. 39. 12. Comment ne pas penser err—ícore ä Constance Chlore en lisant le nom de 'ancien colocataire de Ducharrrane, Constant Lavallée qui témoignait dans La Presse du 14 Janvier 1967, Piea—re Cantin {Réjean Duchařme, dossier de presse. ^66-1981, op. cit.). ->■ Pour une analyse détaillée cdBe ces passages, on se reportéra ä ľétude de Lise AUVlN» «La place du marchér-«omanesque: le ducharmien», op. cit., p. 172-178. 95999999999� 58 Réjean Duchařme: unepoétique du débris Comme le note aussi Michel Biron, Duchařme emprunte au dictionnaire ľordre alphabétique pour disposer les nom-breuses listes ďobjets ou de noms qui émaillent tout particuliě-rement ses premiers romans. Absolument arbitraire, et en cela, paradoxalement absolument juste puisqu'il abolit toute hierarchie au profit ďune totale mise ä plat des mots et des choses, ľordre alphabétique, qui figure pourtant le signe par excellence de ľordre, est aussi un vaste désordre, générateur de rencontres inattendues, de coqs ä ľane dont la poétique de Duchařme ne peut que tirer profit. Par ailleurs, le dictionnaire realise sans doute le mieux ce fantasme du Livre absolu, qu'il soit encyclopé-dique et prétende offrir dans ses pages la totalite du savoir, ou dictionnaire de langue censé contenir la langue tout entiěre. Plus que tout autre livre, le dictionnaire met en acte ce fantasme: les definitions renvoient les unes aux autres dans une circularité ver-tigineuse ou le savoir, différé, reporte, s'éprouve toujours comme manque, ou la liste des mots d'une langue nest pas cette langue puisqu'elle ne suffit ni ä la pratique ni au déchiffrement. Enfin, comme ľa montré Barthes, le dictionnaire distille du réve: Une page de dictionnaire, ou plusieurs pages, si on le feuillette, comme on est sans cesse tenté de le faire, font défiler devant ľesprit, ou sous nos yeux, s'il est illustre, les grands objets con-ducteurs de la reverie: les continents, les époques, les hommes, les outils, touš les accidents de la nature et de la société. Paradoxe précieux: le dictionnaire, tout ä la fois, familiarise, acclimate et dépayse, fait divaguer; il affermit le savoir et ébranle ľimagina-tion. Chaque mot est comme un vaisseau: il semble d'abord clos sur lui-méme, bien enserré dans la rigueur de son armature; mais il devient trěs facilement un depart, il s'évade vers d'autres mots, d'autres images, d'autres désirs: voilä le dictionnaire doué d'une fonction poétique. Mallarmé, Francis Ponge lui ont attribué un pouvoir raffiné de creation. L'imagination poétique est toujours precise, et c'est la precision du dictionnaire qui fait la joie que les poětes et souvent les enfants prennent ä le lire14. 14. Roland Barthes, «Preface au Dictionnaire Hachette 1980», dans CEuvres completes, tome III, 1974-1980, Edition établie par Eric Marty, Paris, Seuil, 1995, p. 1228. Livres et lectures 59 Ä ces « mots vaisseaux» livrés aux réves des enfants sem-blent faire echo les « mots demeures » que Berenice trouve dans les livres mondes: Un livre est un monde, un monde fait, un monde avec un commencement et une fin. Chaque page d'un livre est une ville. Chaque ligne est une rue. Chaque mot est une demeure. Mes yeux parcourent la rue, ouvrant chaque porte, penetrant dans chaque demeure. Dans la maison dont la forme est: chameau, il y a un chameau. Dans la cabane: oie, une oie mattend. Derriěre les multiples fenétres des manoirs: indissolubilité et incorrup-tibilité, se devinent ľindissolubilité du manage et ľincorruptibilité de Robespierre. (AA, 107) C'est encore dans le dictionnaire que les mots sont, selon leur degré d'abstraction, selon la clarté de la relation signifiant-signifié-référent, « cabanes » ou « manoirs », ou le mariage est indissoluble comme la haine que se vouent les époux Einberg, et Robespierre ľexemple de ľincorruptibilité ä laquelle pretend Berenice. Des livres qui trainent Au grand livre, unique et précieux, s'ajoutent les livres que les personnages trouvent par hasard, qu'ils lisent par dépit, par désceuvrement ou par provocation, et dont la narration souligne ľabsence d'intérét littéraire ou ľaspect défraichi, ceux qui, comme le dit Vincent Falardeau dans Les Enfantômes, n'[ont] rien d edifiant, comme ces romans de docteurs et d'infirmiéres vendus usages aux kiosques de la rue Saint-Catherine» (En, 268). Qu'on pense également, entre autres exemples, « ä toute la littérature pornographique» (AA, 229) que Berenice consomme ä New York aprěs sa rencontre avec ľécrivain Blasey Blasey. C'est d'abord leur statut marginal, leur exclusion du canon littéraire que semble retenir la narratrice: «J'ai lu / the Jury, Kiss me deadly, Sylvia, The Hot Mistress. Ce ne sont pas des titres qui ont fait l'objet de dissertations doctorales » (AA, 229). Ces mauvais livres dans lesquels «il y a des meurtres et Réjean Duchařme: unepoétique du débris des cochonneries » (AA, 229) font partie de ľattirail provocateur dont Berenice se munit contre son entourage: [J'Jéprouve une belle volupté ä exposer les jaquettes scandaleuses de « mes » livres aux regards idiots des avunculaires, des cousins, de mes professeurs et de mes compagnes de classe. Je connais, en ce sens, mes plus énergiques sensations ä parcourir un roman d'Orrie Itt ä la synagogue, coincée entre Zio et son ainé. (AA, 229). On s'en souvient, «les livres sexuels», ceux dans lesquels «une femme déboutonn[e] sa blouse» (NV, 46), précipitent la chute de Mille Milles dans Le nez qui vogue. Au debut du chapitre 14 de ce roman, dans une longue digression sur les livres et les films, la censure et le snobisme, Mille Milles distin-guent « ceux qui lisent pour briller en société [...] [de] ceux qui lisent parce qu'ils trouvent 9a bon », (NV, 47); il identifie des professionnels de la lecture, par exemple les lecteurs de Hegel, lequel, selon lui, «n'intéresse que ceux ä qui il fait faire de ľargent, que ceux qui vivent de theses ou d etudes» (NV, 47), et des besogneux, victimes dun systéme ou, comme le disait Barthes, « c'est ľacte méme de lire qui est determine par une loi [...] ou mieux [...] Facte ď avoir /w15»: II y en a qui lisent parce que, pour eux, c'est un devoir, un de ces devoirs comme en font les enfants ďécole. Ceux-lä, s'ils ne lisaient pas, ils auraient peur, une de ces peurs comme en ont les enfants ďécole qui n'ont pas fait leurs devoirs. On a si souvent associé la littérature avec beau, beau avec grandeur et grandeur avec devoir... (NV, 47) L'ambition de Ducbarme sera, bien súr, de pulveriser, par toutes sortes de strategies, cette equivalence entre littérature, devoir et grandeur. D'abord en attaquant de front l'institution littéraire qui se fonde sur une telle equivalence, la defend et la 15. « Sur la lecture », dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 40. Livres et lectures 61 reproduit: « Soulier16, n écoute pas ce que ceux qui vivent de l'art et de la littérature disent au sujet de ľart et de la littérature », prévient Mille Milles (NV, 48); ensuite, en faisant appa-raítre le lien de la lecture avec ľenfance: La plupart de ceux qui lisent ont entre neuf et seize ans. Les autres, ceux qui lisent et qui ont entre vingt et soixante ans, lisent parce qu'ils n'ont pas pu franchir le mur de la maturite; ils sont assis ä ľombre du mur de la maturite avec un livre sur les genoux et ils lisent. Dans les livres, les enfants cherchent les secrets des adultes. (NV, 47) Enfin, en insistant sur la jouissance de la lecture: «Le lecteur adulte est un hortensesturbateur, un célibataire, un révoltéparmoi-méme» (NV, 47). Le mot valise «hortensesturbateur», fonde sur Hortense, est, comme ľa vu Gilles Marcotte17, une allusion ä Rimbaud qui designe la masturbation par ce prénom de femme. Plus loin, et sans se soucier de la contradiction, Mille Milles célěbre pourtant la beauté du livre précieux: Ce que j'aime le plus au monde, c'est un livre sculpté en vélin et orné d'un titre, d'un titre orné de feuilles d'acanthe bleues, de cantharides de cuivre et de colonnes doriques. C'est beau, un beau livre. Cela a grand air. Qui a dit qu'il faut lire les livres qu'onachete? (NV, 103) Trop appuyée, la description de ce livre temple, monument de la littérature, doit forcément tourner ä ľironie. Outre les mauvais livres, il y a, épars dans les romans, des livres dont la presence ne semble due qu'au seul hasard, tel, dans Ľhiver deforce, ce Rimbaud et la commune auquel la Toune a arraché sa page de garde pour écrire la lettre d'adieu qu'elle iaisse ä André et Nicole (HF, 272-273). Or, cet ouvrage de 16. Gilles Marcotte pense que ľinterpellé est en fait le critique Jean-Pierre Sou-«, psychiatre, auteur de Lautréamont, génie ou maladie mentale (Paris, Droz, 64), «Duchařme lecteur de Lautréamont.», loc.cit., p. 88. 17- Gilles Marcotte, « Réjean Duchařme contre Blasey Blasey», dans Le ro-ma" a ľimparfait, p. 79. 02 Réjean Duchařme: unepoétique du débris Pierre Gascar paru en 197118, done pratiquement contemporain du roman, correspond parfaitement aux goüts et aux valeurs du micro milieu contre-culturel qu'il décrit. Dans Dévadé, confor-mément ä « ľhabitus » de la patronne qui possěde un Riopelle et écoute Malher « qui ne fait pas de scene, mais de la musique et de la littérature» (Dv, 69), les livres sont plus beaux, plus chers, plus chics: «Elle m'a lu le Livre rouge de Benjamin Constant, dans une edition qui sent bon le papier můr et que son avocat lui avait dénichée sur les quais de la Seine» (Dv, 69). Un autre livre, lui aussi souvenir de voyage, servira de manuel d'italien: «Du voyage en Itálie [...] eile a garde aussi une traduction de Love Story, "oltri 20 milioni di copie vendute in 12 mesi [...] On va travailler une heure ou deux touš les midi ä retraduire cette traduction» (Dv, 98). Outre l'allusion, fréquente chez Duchařme, aux allers et retours de la traduction — Mille Milles et Chateaugué lisent Gigi de Colette en espa-gnol (NV, 64) —, revocation du best-seller d'Eric Segal, appa-remment due au hasard, s'inscrit au contraire étroitement dans la logique du texte; c'est bien en effet du vestige d'une histoire d'amour qu'il s'agit puisque le voyage en Itálie renvoie la patronne aux temps heureux de sa relation avec Léon, tandis qu'il sert de pretexte au flirt auquel Bottom et eile se laissent aller. «Lourdement materiel, le livre, éerit Laurent Mailhot, empéche la littérature de déborder, ďenvahir ľécriture. II ľemprisonne19.» II la tient ä distance, est-on tenté ďajouter, en observant, toujours, dans Dévadé, une autre stratégie ďéloigne-ment du texte cite gräce au relais de ľimage du livre. «Tu ressembles ä l'Étranger de Camus en livre de poche », dit Nicole au narrateur Bottom, qui precise: « Elle parle du crotté dessiné sur la couverture, les yeux baissés, les mains enfoncées dans les poches, ä attendre que les choses le dépassent» (Dv, 41). Selon les conventions typographiques utilisées ici, «l'Étranger» 18. Paris, Gallimard, coll. «Idées», 1971. 19. «Le roman québécois et ses langages», loc. cit., p. 131. Livres et lectures 63 designe le personnage, Meursault, et non le titre du roman, de sorte que c'est lui que la mention de ľédition bon marché vient caractériser, bon marché lui aussi, ordinaire, comme il ľest effectivement dans le texte de Camus. De méme, en se limi-tant ä ľillustration de la couverture, le commentaire de Bottom aceroche la reference non pas au texte mais ä ľobjet-livre, tel qu'il existe dans nos bibliothěques, ou dans les librairies ďocca-sion de la rue Saint-Denis. La distorsion est paradoxale, ä la fois ironiquement restrictive, ľillustration de couverture fonetionnant comme synecdoque du livre, et parfaitement pertinente tant il est vrai que Meursault est bien ce personnage passif et «dépassé»: «C'est mécanique, c'est ľembrayage qui se ren-clenche tout seul ä la troisiěme personne. Je comprends Camus, sa mánie de se mettre ä cette vitesse. On finit par se retourner pour voir si on se suit. On s'est dépassél... On est passé ä ľétranger, avec les autres!» (Dv, 151). Ľironie du procédé n'empéche ni la finesse de la lecture de Camus, ni ľidentifica-tion de Bottom avec ľantihéros camusien. La reference a per-mis ä la fois la comparaison et le marquage de la distance, eile a situé Bottom comme un Meursault de seconde main, crotté, enfoncé plus avant, engage, mais lui, ä la premiere personne, dans ľabsurde. Ainsi la mention de la couverture du livre cite ouvre, entre ľoeuvre évoquée et ľécriture qui ľévoque, un espace oů se joue une appropriation active par le commentaire qui, ä la fois, retire le texte de son contexte d'origine en le détour-nant, et le réinsěre dans son nouveau contexte. Tout se passe au fond comme si le geste de- la citation, le « couper-coller» que décrit Antoine Compagnon20, était ici thématisé, mis en scene. Le motif des livres trouvés par hasard est repris dans Gros mots ou Johnny découvre au grenier «tous ces vieux Proust en Papier qui ne plie plus sans casser et qui s'est remis ä sentir bon ia forét dont il est sorti» (GM, 214). Malgré cet effort pour Compagnon, La seconde main ou Le travail de la citation, Paris, Seuil, 64 Réjean Duchařme: une poétique du débris renvoyer la recherche du temps perdu au papier sur lequel eile est imprimée, le texte proustien constitue, on le verra, ľun des inter-textes qui travaillent le roman de Duchařme. Cette mention, au premier abord dépréciative, en est peut-étre aussi le signal: «J'ai mis la main sur Le temps retrouvé et repéché quelques livres de Poche, en souvenir. La téte contre les murs. Beau titre. On se reconnaissáit tout de suite» (GM, 214), indice trompeur qui insiste sur l'identification avec le livre d'Hervé Bazin, La tete contre les murs21, quand c'est bien davantage du côté de Proust que pourraient se situer les ressemblances. Vieux, mauvais, banals, oubliés, relégués au grenier, toutes categories et valeurs confondues, Hervé Bazin égal ä Marcel Proust, comme pour Mille Milles, « Francis Carco est égal ä Elvis Presley qui est égal ä Pie XII...» (NV, 104), ces livres apparemment sans importance qui jonchent les romans, désignent ou masquent des pistes intertextuelles, et, quoiqu'ils semblent tracer un portrait assez ironique de la littérature, rappellent aussi son omnipresence, son obsession. L'écrivain fait ainsi sa place, borne son territoire propre et, tout en dissimulant les enjeux essentiels, exhibe quelques icônes qui dominent la masse un peu indiffé-renciée du déjä-écrit. Lectures i Dictionnaires, romans populaires ou grands classiques, les per-sonnages de Duchařme lisent. La lecture est sürement ľune des principales actions de ces protagonistes, depuis les enfants des premiers textes jusqu'aux narrateurs désabusés des derniers romans en passant par Colombe Colomb et Bottom le rada. Ainsi, pármi les nombreuses scenes de lecture que donne ä lire Ľavalée des avalés, on retiendra celie, déjä citée, du chapitre 22, 21. Hervé Bazin, La tete contre les murs, Paris, le Livre de Poche, 1956 [Grasset, 1949]. Livres et lectures 65 qui offre ä Berenice ľoccasion d'exposer sa théorie sur les mots. Citons la suite du texte: J'ai passé la nuit dans Le Livre de Marco Polo. J'y ai vécu les plus belles aventures, mais je ne me souviens plus lesquelles. Je ne cherche pas ä me souvenir de ce qui se passe dans un livre. Ce matin, en sortant de mon livre, j'éprouvais une délicieuse sensation ďébriété et d'espace, une grande impatience, un magnifique désir. Tout ce que je demande ä un livre, c'est de m'inspirer ainsi de ľénergie et du courage, de me dire ainsi qu'il y a plus de vie que je peux en prendre, de me rappeler ainsi l'urgence d'agir. Si presque tous les mots de cette nuit ont passé sur mes yeux comme l'eau de la mer sur les flancs d'un navire, les rares mots que j'ai retenus ont grave dans mon esprit une marque indélébile. Je me rappelle trěs vivement, par exemple, ľépisode oü l'empereur de Chine remet un sauf-conduit ä Marco Polo « aíin qu'ils fussent francs par toute la terre ». (AA, 107-108) Cette nuit d'amour dans le livre dont on sort, au matin, ébloui et vivifié, condense de nombreux elements dune théorie de la lecture qui, au fil des romans de Duchařme, varie assez peu22. Se retrouvent ici, en plus du recueillement, ľérotisation de la lecture dont Barthes écrit: «[...] dans la lecture, le désir est la avec son objet, ce qui est la definition de ľérotisme23». L'image est, de nouveau, celle d'un lieu, d'un territoire selon une sorte de spatialisation qui, non sans quelque nostalgie uterine, structure la plupart des métaphores de Duchařme: ľamour, le réve, le souvenir, le passé et le livre sont des espaces oů le protagonisté s'installe, s'abrite, s'abime. Mais si le livre peut étre refuge24, la lecture n'est pas pour autant evasion et n'exclut pas de la vie. Elle donne au contraire un supplement ďintensité en ouvrant y- Voir aussi ä ce sujet ľanalyse que propose Brigitte Seyfrid-Bommertz, La rhétorique des passions, 157-160. 23. « Sur la lecture», op. cit., p. 42. 4- Dans le manuscrit de Ľavalée des avalés, Duchařme avait ďabord écrit « J'en-tre dans tous les livres... », formule qu'il a remplacée par «Je prends goüt ä lire. Je me mets dans tous les livres... » (AA, 107), (Fonds Réj ean Duchařme, Archives nationales du Canada, Bibliothěque nationale, Ottawa). 66 Réjean Duchařme: une poétique du débris sur ľinfini de ce qui peut étre, en rappelant qu'il y a « plus de vie qu'[on] ne peut en prendre». Berenice insiste, comme en fait foi la reprise anaphorique de ľadverbe « ainsi», sur ľexpé-rience que constitue la lecture, ä la fois par procuration, en don-nant ä vivre les .« aventures » racontées, et en quelque sorte par emulation, en exhortant ä ľintensité, en générant le désir de vivre. Entre le livre auquel Berenice adresse une « demande » et sa lectrice s'établit une veritable relation, tandis qu'avec les étres de papier qu'il contient ont lieu d'authentiques rencontres. Malgré la force de cet investissement, la lecture dont parle ici Duchařme implique que l'on accepte pourtant de lächer prise comme l'atteste cet oubli qui succěde ä la plus totale identification: «j'y ai vécu les plus belles aventures mais je ne me sou-viens plus lesquelles»; ä cette condition seulement, les livres peuvent s'inscrire en nous, laisser leur « marque indélébile ». La belle image des mots qui passent sur les yeux, inversant littérale-ment la métaphore de la page que le lecteur a sous les yeux, rend trěs finement compte du processus d'abandon qu'exige cette lecture-lä. A ľopposé de toute volonte de maitrise, lire suppose, pour rester dans l'isotopie marine privilégiée par Duchařme, une «immersion » dans le texte, demarche qui n'est pas sans rappe-ler comment, pour ľauteur de Ľavalée des avalés, écrire signifie, non pas «maitriser la langue» — contresens absolu dans la logique ducharmienne —, mais se laisser porter par eile. Enfin, le sauf-conduit de l'Empereur de Chine grace auquel Marco Polo et ses compagnons sont désormais «francs par toute la terre » dit poétiquement quelle exaltante et vertigineuse liberie la lecture permet, ä quel territoire infini eile donne accěs. A cette image lyrique de la lecture s'oppose, par la figure ridicule et mortifěre de Van Der Laine, le pere inutile et bossu de Inachos et lode Ssouvie, celle de la lecture qui éteint et tue: [I]l lit pendant que les autres dorment et dort pendant que les autres vivent. II se lěve, aspire deux gorgées dun thé qui a passé la journée ä pourrir sous son lit et va, traínant les pieds, chercher Livres et lectures 67 ä la bibliothěque une brassée de romans tapissés de chiures de mouches. (Oc, 53-54) Ce pere qui «passe son temps dans sa chambre ä lire et ä faire brůler des cigarettes» (Oc, 48), apparait «vert, cheveux dresses, narines dilatées, une oeuvre littéraire sous le bras » (Oc, 82), littéralement noyé dans les livres, sombrant dans les textes aussi sürement que sa femme Ina dans l'alcool. Si ľérotisme de la lecture est entendu au pied de la lettre et de la maniere la plus triviale par Mille Milles pour qui les lecteurs sont des «hortensesturbateurs», cette idée se trouve aussi reprise et mise en fiction dans les nombreuses scenes de lecture ä deux qui scandent les romans de Duchařme, des premiers aux derniers textes. La Constance de ce motif autorise méme ä croire que Facte de lire ensemble est ľun des moments clés de ľérotique ducharmienne. II y a bien súr plusieurs variantes de cette scéne par laquelle, si souvent chez Duchařme, se scelle le pacte amoureux. Certaines sont plus explicitement théätrales, telle celie oil, dans Ľavalée des avalés, Constance Chlore, drapée dans le role de la confidente, fait ä Berenice, jouant le role ď« une reine », la lecture de Nelligan: Elle a battu les oreillers. Elle m'a enveloppée dans les couver-tures comme on enroule une momie de bandelettes. Elle me baise au front. Alors, s'asseyant ä mon chevet, bien droite sur la chaise, eile me lit les poěmes quelle aime, comme ä une reine. Elle est amoureuse folie de Nelligan [...]. Ces poěmes quelle me lit comme ä une reine, ce sont les mémes que Dame Ruby me faisait apprendre par coeur quand eile était en rut contre moi, mais ils sont tout autres. Je les écoute comme si je mordais ä belles dents dans les grands yeux noirs de Constance Chlore. Quand je me lisais Réve enclos et Hiver sentimental, ils avaient ľodeur aigre de mon haieine, et ils m'écoeuraient. Venant de sa bouche, ils goütent ľeau ďérable, le sucre d'orge: mes cils se mouillent, j'ai la chair de poule. (AA, 203) Ainsi, grace au pouvoir transfigurant de la lectrice, amoureuse du poete, Berenice peut confondre dans la méme extase 68 Réjean Duchařme: unepoétique du débris le visage de Constance Chlore et les poěmes de Nelligan auquel ils resteront lies dans le román, au méme titre que les « ancolies », ces fleurs nelliganiennes dont eile ornera, « pétales en bas, racines en ľair, pour quelle puisse bien les sentir» (AA, 298), la tombe de son amie. Le nez qui voque comporte aussi une assez troublante scene de lecture ä deux: «Aujourďhui, j'ai dévasté, en 1696, avec Iberville toute la presqu'ile Avalon, cela ä la bibliothěque Saint-Sulpice en pensant ä ma sceur Chateaugué», écrit Mille Milles dans son cahier (NV, 18). Chateaugué et lui doivent en effet beaucoup ä cette bibliothěque oü, dans les récits ďlberville, le jeune garcon a trouvé le nouveau nom de sa soeur, ancienne-ment Ivugivic (NV, 18). Cest la qu'ils font ensemble ces lectures historiques qui échauffent leurs esprits: Jusqu'a dix heures, nous avons lu ensemble, dans le méme livre, ä la bibliothěque Saint-Sulpice. Sur le méme banc, jambe contre jambe, bras contre bras, nous avons lu. La cloche sonne ä dix heures moins dix. C'est ä dix heures moins dix qu'il faut rendre ses livres aux fonctionnaires de la bibliothěque Saint-Sulpice. Nous avons continue de lire comme si de rien n'était, jusqu'ä dix heures. Nous n'avons rendu notre livre qua dix heures; nous leur avons vole dix minutes. (NV, 29) On le voit, Mille Milles et Chateaugué lisent comme ils s'aiment, seuls contre tous, et les dix minutes volées aux biblio-thécaires de Saint-Sulpice participent de leur revolte contre tout ordre établi, füt-il un horaire de bibliothěque. C'est ďailleurs un livre consacré ä une revolte qu'ils lisent ensemble, « Les patriotes d'Aegidius Parent» (NV, 29); il s'agit en realite du livre d'Aegidius Fauteux, premier historien des Patriotes de 1837-38, mais la fausse attribution scelle ici une parenté, entre les lecteurs ďabord et sans doute aussi avec les Rebelles25. 25. Voir, sur les enjeux de cette fausse attribution de ľouvrage Les patriotes, (Montreal, Edition des Dix, 1950), Marilyn Randall, Le contexte littératre: lecture pragmatique de Hubert Aquin et Réjean Duchařme, Longueuil, Le Preambule, coll. «l'Univers des discours», 1990, p. 200-201. Livres et lectures 69 Choisi parce qu'un « profil de cuivre » de ľauteur est « pendu » — allusion ä la repression des Rebellions — dans la bibliothěque, le livre retient totalement les deux adolescents: Deux pour un livre. Deux vautours pour une carcasse de zěbre. Nous avons lu longtemps. Mais le temps a passé vite. Chaque mot sous nos yeux baignait dans la lumiěre sulfurique de la vie aprěs la mort. A la lumiěre des torches funéraires, couches côte ä côte dans notre cercueil, nous lisions. (NV, 29-30) En s'identifiant ä des Patriotes enterrés ä la lumiěre des torches, evocation probable des incendies allumés par les troupes anglaises dont rend compte le livre de Fauteux, Mille Milles et Chateaugué réalisent leur fantasme de mort commune. Le passage se trouve en effet symptomatiquement precede d'une reflexion sur l'amour et la mort: « Les rares moments oü l'on ne s'ennuie pas sont ceux ou on frôle la mort et ceux oü on meurt. II y a l'amour. Mais il n'y a pas d'amour heureux » (NV, 29), et suivi d'une allusion au projet de suicide: «Car nous allons bientôt nous suicider» (NV, 30). La trahison de Mille Milles empéchera qu'ils soient jamais, comme ils l'avaient imagine, «couches côte ä côte dans notre cercueil» (NV, 30), mais le livre lu ä deux — « Deux pour un livre » comme bientôt ils seront deux pour un nom: Tate — figure ici le motif trěs litté-raire du tombeau des amants. Les enfantômes offre un exemple encore plus appuyé ďéro-tisation de la lecture; ľépisode a lieu au cours du périple pancanadien quest le voyage de noces de Vincent et Alberta: Dans un motel mediocre au fond du Manitoba on a passé cinq jours couches et on n'a pas dormi. On lisait, joue ä joue, comme 9a> et soudain, nous qui n'avions pas lu depuis longtemps, 9a nous a envoutés: chaque mot était chaud et bougeait. Tant et si bien [...] qu'on avait le goüt de suivre jusqu'au bout cette cara-vane de petits insectes noirs qu'on avait surpris dans les plis du volume aux tranches rouges qui s'était empoussiéré sur la tablette ä chapeaux de la penderie: Gideons Bible. Le poids du hvre nous ayant donne des crampes, on s'est mis ä arracher les Pages. Et ma femme serrait les plus belles dans ses bras, et méme 7o Réjean Duchařme: une poétique du débris sur son sexe, avant des froisser et des jeter dans la poubelle. (En, 18-19) Ces noces profanes avec le livre, qui sont aussi profanation du livre sacré, et ä travers lui sans doute, du Livre et de la littérature, s'interrompent lorsque les protagonistes quittent leur livre-lit pour aller manger; ä leur retour, la magie ríopěre plus, premonition de ce qui va arriver aussi ä leur histoire: « Quand on est revenus, ce n'était plus pareil: ce qui restait du livre, le tiers ou le quart, ne brillait plus, palpitait plus, respirait plus, sinistre, pas mieux que mort» (En, 19). Pas méme Rabelais, évoqué ici par le Tiers Livre et le Quart Livre, n empéche que surviennent «désastre et catastrophe» (En, 19). Du bonheur, il ne reste que des vestiges: « Ma femme garde encore les derniě-res pages [...] avec le voile blanc qui trainait jusqu'ä terre et les fleurs ďeau rangée, toutes pieces ä conviction que c'est bien vrai qu'on s'aimait comme des phoux» (En, 19). Plus loin dans le méme roman, c'est Fériée, sa sceur et son veritable amour, qui fait la lecture ä Vincent: « Elle s'est assise, ä moitié sur son oreiller ä moitié sur le mien, eile a allumé sa lampe de poche, eile a lu» (En, 154). Cette evocation des lectures clandestines, « ä la lampe de poche », donne ľoccasion ďexposer la relation que Fériée entretient avec les livres: Fériée avait toujours un livre mais jamais plus qu'un livre. Les livres quelle avait lus, eile les avait jetés, eile n'avait pas coľlec-tionné ces cadavres. Et le livre quelle avait envie, eile ne ľache-tait pas avant ďavoir fini dlir le livre quelle était en drain dlir. Elle ne s'arrétait pas au milieu en disant, avec un nerf profondé-ment décu, comme il y en a tant: « C'est cent pages, deux cents pages, trois cents cinquante pages trop long.» Non, eile aimait les livres comme si c'était du monde. Pour eile, des mauvais livres ca n'existait pas, comme du mauvais monde. Et pour eile c'était une facon de vivre que de voir les choses de cette maniere. (En, 154) Le rapport personnel, affectif, fiděle qu'établit Fériée en aimant les livres « comme si c'était du monde » vaut sans doute Livres et lectures ji pour ľensemble de ľoeuvre et vraisemblablement pour son auteur. On notera également comment le motif des livres jetés, rappelant le sort que les Ferron réservent ä leurs disques préfé-rés dans L'hiver deforce, condamne la bibliothěque ä ne plus étre qu'un cimetiěre oil s'entassent «les cadavres». C'est aussi le sens de la bibliothěque de Johnny dans Gros mots, sa « cage », avec ses «rayons vides » sur lesquels il a posé des cailloux (GM, 37), j'y reviendrai. Ainsi se trouve peut-étre éclairée en creux ľextréme attention que l'ceuvre de Duchařme porte ä ľobjet-livre, si souvent et si ironiquement représenté: ce qui est vendu dans les librairies n'est pas ce dont parle Fériée, ce quelle aime «comme du monde». II n'en est que ľenveloppe imparfaite, ľapparence, presque la prison, comme le corps ľest pour ľäme dans la conception chrétienne et platonicienne26 qui se lit ici en palimpseste. Pour le dire autrement, il me semble que ľobsession de la matérialité des livres qui traverse les textes de Duchařme ne cesse de redire ä quel point il est, pour lui, intolerable que ľexpérience si absolue et si fortement humaine de la lecture ďun livre — et de son écriture — soit récupérée par la littérature, finisse et meure dans ľobjet dont ľinstitution fait son embléme. Position anti-institutionnelle quasi intenable pour qui fait néanmoins metier ďécrire, dont la seule issue consiste ä dissocier le livre de ľinstitution, le cadavre momifié dans l'objet et dans les interpretations canoniques qui ľhabillent, de la vie du livre, de sa force, de son danger, de la rencontre qu'il a été. Ľérotisation de la lecture est ľune des composantes de ce travail de mise ä distance de la littérature auquel s'applique ľoeuvre de Duchařme. «II n'est de littérature pour cet écrivain-chômeur, écrit Michel Biron ä propos de Mille Milles, qua condition de renoncer par avance ä la littérature en tant que société ou celebration27». 26. Voir ä ce sujet Brigitte Seyfrid-Bommertz, « Les élans platoniciens » dans La rhétorique des passions, p. 67-73. 27- Ľ absence du maitre, p. 225. ■jz Réjean Duchařme: unepoétique du débris Une autre scene de complicité studieuse et tendre se produit dans Dévadé ä ľoccasion du cours d'italien que la patronne donne ä Bottom. Ce dernier se préte de bonne grace ä ľexercice; en élěve zélé, il épluche le Gamier francais-italien et écoute ä la radio «les nouvelles du cažcio» (Dv, 98-99). Lise Gauvin a montré comment, dans la cacophonie des langues que Duchařme donne ä entendre, ľitalien joue le role de «langue mythique28»; ajoutons celui de langue érotique tant est evidente la jubilation de ľécriture qui se manifeste dans les citations de tournures grammaticales et ďexpressions idiomatiques. Se souvenant dun ancien voyage, la patronne déplie une carte quelle et Bottom «lisent» ensemble: Nos doigts (mon grossier, son élancé) roulent sur la Sessan-tasette, la route qui longe l'Arno entre Pise et Florence. Soudain, ils s'écartent ensemble du droit chemin et vont se tamponner ä Vinci, parfaitement, en toutes lettres, comme s'il y avait des réves qui laissent leur adresse. Les chemins ne sont pas larges dans la Toscane étalée sur la table, et il se produit d'autres accidents. Marzabotto a des mines étrusques, Rimini des amants tortures que Dante a déshonorés, et l'index dune femme a jusqu'au bout de ľongle un sexe, il n'est pas neutře ni rien, il est complětement, parfaitement, feminin. (Dv, 97) Dans cette parodie des guides touristiques que commande la métaphore filée de la carte — du Tendre — et du voyage, «les amants de Rimini déshonorés par Dante» réinscrivent ľhistoire de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta que Giovanni Malatesta, ľépoux de Francesca, surprend et tue29. Au Chant V de L'enfer, Dante relate sa rencontre avec Francesca dans le second cercle, « devant la ruine » réservée aux tourments des «pécheurs charnels» (vers 38). Cest la qua la question du poete «ä quels signes et comment permit amour / que vous connaissiez vos incertains désirs ? », Francesca répond: 28. « La place du marché romanesque: le ducharmien », loc. cit, p. 173. 29. Dante, La divine comédie. L'enfer, edition bilingue, traduction de Jacqueline Risset, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 321, n. 74 du Chant V. Livres et lectures y^ Nous lisions un jour par agrément de Lancelot, comment amour le prit: nous étions seuls et sans aucun soupcon '.,.,.,,,/,. Plusieurs fois la lecture nous fit lever les yeux Et décolora nos visages; mais un seul point fut ce qui nous vainquit. Lorsque nous vimes le rire désiré étre baisé par tel amant, celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi me baisa la bouche tout tremblant. Galehaut fut le livre et celui qui le fit; Ce jour-lä nous ne fumes pas plus avant (vers 128-138)30 Galehaut, sénéchal de la Reine, témoin du pacte ďamour entre Lancelot et Gueniěvre, aurait poussé Gueniěvre ä embrasser Lancelot31 comme le livre a poussé Paolo ä embras-ser Francesca. Ainsi ľallusion ä Dante révěle sinon un modele possible, du moins un echo littéraire de ces scenes de lecture amoureuse. Dans une structure aux emboitements infinis, les livres racontent des amours qui inspirent ľamour, cependant que, comme ľillustre le martyre des amants dantesques, sur tout amour plane la mort. Le motif de la lecture ä deux se trouve repris et amplifié dans Gros mots oú le procédé ďautoreprésentation de ľécriture, déclenché par le manuscrit trouvé, envahit littéralement ľes-pace romanesque, empéchant merne que ľunivers fictif prenne son autonómie. André Goulet et Michel Biron ont bien cerné, dans leurs comptes rendus respectifs du román, le malaise quon éprouve ä la lecture de ce texte si ducharmien, trop ducharmien (?), en montrant comment, dans une sorte ďauto-plagiat ironique, ľauteur parcourt ä nouveau, dans une « nervositě patiente » selon ľexpression de Michel Biron32, les mémes chemins stylistiques et thématiques, avec, plus que jamais, pour ^7^65. ^ Ibid., p. 321, n. 137 du Chant V. ' " ^a grammaire amoureuse de Réjean Duchařme », Voix et images, vol. XXV, n 2 (74), hiver 2000, p. 377-383. 74 Réjean Duchařme: une poétique du débris destination avouée «la reduction, la disparition, ľanéantisse-ment33». Le manuscrit trouvé, écrit le critique, « creuse le román de Duchařme en son centre et devient une sorte de personnage fetiche que ľon interprete comme on peut, c'est-a-dire avec le sentiment persistant que ce n est jamais tout ä fait 5a34». Essayons quand méme. Sur le plan de la diégěse, ľune des fonctions de ce manuscrit est sans doute de nourrir la relation de Johnny et la Petite Tare. En effet le travail de déchiffrement et ďétablissement du texte, « "ľédition Pléiade" du cahier» de Walter (GM, 254), qu'ils effectuent ensemble, cristallise leur histoire, servant de pretexte ä leurs rencontres, et fíxant dans un objet — le cahier trouvé — le secret de leur relation; lecture jalouse, ä ľécart de ce que les autres peuvent en saisir, Julien, le compagnon de la Petite Tare, et Exa, la com-pagne de Johnny, surtout. De plus, ä cause du «jeu approximatif des mises en abime35», le cahier rédigé par Walter, ľalter ego de Johnny, leur tend un miroir déformant et anticipant de ce qu'ils vivent. Dans ce roman tout entier place sous le signe de la lecture partagée, oü la Petite Tare veut avoir avec le manuscrit «un rapport charnel» (GM, 82), le texte lu et longuement commenté aiguise le désir des personnages d'autant que, comme Mille Milles et Chateaugué, André et Nicole, ou Bottom et la patronne, les protagonistes sont lies par la promesse tacite de conserver ä leur amour sa chasteté fratemelle: Je n'ai pas pu deviner non plus ce que c etait, ďaprěs Walter, une caresse mouillée entre les doigts de pied. On a bien rigole. Tendus comme on est par le désir, qu'on met tout notre bonheur, tout ce qui nous fait tenir ľun ä ľautre, ä ignorer, comme un piěge, un moule ä pingouins, un mythe, on éclate au moindre contact appréhendé par une farce ä double sens, on en jouit ä gorge déployée, comme des grenouilles de bénitier. (GM, 130) 33. « Gros Mots et autres vacheries», loc. cit., p. 140. 34. «La grammaire amoureuse de Réjean Duchařme», loc. cit, p. 378. 35. Ibid. Livres et lectures 75 Plus largement sans doute, sur le pian métadiscursif, ľhis-toire du déchiffrement du manuscrit métaphorise, dans les ter-mes du malentendu amoureux, la relation de ľécriture et de la lecture. De maniere assez étonnante, Johnny décrit le cahier en reportant sur une « voix » dans laquelle il se reconnait — « Moi comme une autre voix, celie que je suis en realite šije ľentends de ľextérieur, avec les autres» (GM, 18) — une isotopie de ľécriture et du brouillon «[...] bäillonnée ä grands coups de x, étranglée par les ratures irritées et les surcharges ä moitié bif-fées, dénaturée par les caviars et autres dégäts causes par un evident dégoút» (GM, 18). Curieux objet done, ä entendre autant qu'ä regarder, qui conserve, jusqu'ä la fin du roman, son mystěre, le manuscrit ne cesse de résister ä sa lecture, tant par sa calligraphic illisible que par ses noms propres improbables: «[...] le nom Bouchti [...] ne figure ďaucune facon, méme pas dans les pages jaunes » (GM, 199) et sa signature eryptée, «Alter ne se nomme jamais. Ni sur la couverture du cahier, ni dans les lettres intégrées au texte. Tout au plus signe-t-il "your O.S.F." quand il s'adresse ä sa vieille en la traitant de "dear S.F.A." » (GM, 47). Ce sigle mystérieux, sans doute emprunté ä ľarmée comme le croit la Petite Tare, rappelle ďailleurs les lettres énig-matiques que hurle Ina «V. S. A! V. S.A.! V. S.A.!...» dans un cauchemar que lode Ssouvie ne parvient pas ä élucider: «D'ailleurs, je n'ai pas su ce que V.S.A. voulait dire» (Oc, 149). Vous Saurez Aprěs ? Va Savoir Ailleurs ? Allez savoir. La Petite Tare critique Levant une telle opacité, la Petite Tare ne ménage pas ses «forts: « Elle se réjouit d'en avoir pour des années avec importance qu'ont pris « "l'appareil critique" et les "notes" qui me sont adressées» (GM, 166). Sa patience, son erudition et son imagination resteront vaines, mais son entreprise de décodage, can-!de et passionnée, donne lieu ä un portrait tendrement ridicule e la critique savante. Comme le signále aussi Michel Biron, la