W" 1 Patrick Modiano La place de ľétoile / Gallimard .m -.'■';■ -'.-x ^bT 0. HoQ^l^ ÖSTfiBDNf KNIHOVNA FILOZOFICKÉ FAKULTY MASARYKOVY UIWJ5HZÍTY BRNO ms4S'W © Editions Gallimard, 1968. Le narrateur, Raphael Scklemilovitch, est un héros halluciné. A travers lui, en trajets délirants, mille existences qui pourraient etre les siennes passent et repassent dans une émouvante fantasmagorie. Mille identités contradictoi-res le soumettent au mouvement de la folie verbale oú le Juif est tantôt roi, tantôt martyr et oú la tragédie se dissimule sous la bouffonnerie. Ainsi voyons-nous défiler des personnages réels ou fictifs : Maurice Sachs et Otto Abetz, Lévy-Vendôme et le docteur Louis-Ferdinand Bardamu, Brasillach et Drieu la Rochelle, Marcel Proust et les tueurs de la Gestapo frangaise, le capitaine Dreyfus et les amiraux pétainistes, Freud, Rebecca, Hitler, Eva Braun et tant ďautres, comparables á des figures de carrousels tournant follement dans ľespace et le temps. Mais la place de ľétoile, le livre refermé, s'inscritau centre exact de la « capitale de la douleur ». J Pour Rudy Modiano Au mois de juin 1942, un off icier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit: « Pardon, monsieur, ou se trouve la place de ľÉtoile ? » Le jeune homme designe le côté gauche de sa poitrine. (Histoire juive.) I C'était le temps oú je dissipais mon heritage vénézuélien. Certains ne parlaient plus que de ma belle jeunesse et de mes boucles noires, d'autres m'abreuvaient d'injures. Je reus une derniěre fois l'article que me consacra Leon Rabatéte, dans un numero special d'Ici la France : «... Jusqu'ä quand devrons-nous assister aux frasques de Raphael Schlemilo-vitch? Jusqu'ä quand ce juif proměnera-t-il impunément ses névroses et ses epilepsies, du Touquet au cap d'Antibes, de La Baule ä Aix-les-Bains ? Je pose une derniěre fois la question : jusqu'ä quand les métěques de son espěce insulteront-ils les fils de France ? Jusqu'ä quand faudra-t-il se laver perpétuelle-ment les mains, ä cause de la poisse juive?... » Dans le méme journal, le doc-teur Bardamu éructait sur mon compte : 13 «... Schlemilovitch?.,. Ah! la moisissure de ghettos terriblement puante.'i... pärhoisoh chiotte!... Foutriquet prepuce!... arsouille libano-ganaque!... rantanplan... Viani.. Contemplez done ce gigolo yiddish... cet effréné empaffeur de petites Aryennes!... ävorton infiniment negroide!... cet Abyssin frénétique jeune nabab!... A l'aide!... Mont-joie-Saint-Denis,!... Tralalilonlaire!... qu'on ľétripe... le chátře!... Délivrez le docteur d'un pareil spectacle... qu'on le crucifie, nom de Dieu!... Rastaquouěre des cocktails infames... youtre des palaces in terna tionaux!... des partouzes made in Haifa!... Cannes!... Davos!... Capri et tutti quanti!... grands bordels extrémement hébraľques!... Déli-vrez-nous de ce circoncis muscadin!... ses Maserati rose Salomon!... ses yachts iaqon Tibériade!... Ses cravates Sinai!... que les Aryennes ses esclaves lui arrachent le gland!... avec leurs belles quenottes de chez nous... leurs mains mignonnes... lui ere vent les yeux!... sus au calif e!... Revolte du harem chrétien !..f Vite!... Vite... refus de lui lécher les teticules!... lui faire des mignardises contre des dollars!... Libérez-vous!... du 14 cran, Madeion!... autrement, le docteur, il va pleurer!... se consumer!... af f reuse injustice !... Complot du Sanhédrin!... On en veut ä la vie du Docteur!... croyez-moi!... le Consistoire !... la Banque Rothschild !... Cahen d'Anvers!... Schlemilovitch!... aidez Bardamu, filiertes!... au secours!... » Le docteur ne me pardonnait pas mon Bardamu démasqué que je lui avais envoyé de Capri. Je révélais dans cette etude mon émer-veillement de jeune juif quand, ä quatorze ans, je lus d'un seul trait Le Voyage de Bardamu et Les Enfances de Louis-Ferdinand. Je ne passais pas sous silence ses pamphlets antisémites, comme le font les bonnes ämes chrétiennes. J'écrivais ä leur sujet : « Le docteur Bardamu consacre une bonne partie de son ceuvre ä la question juive. Rien ďétonnant ä cela : le docteur Bardamu est ľun des nôtres, e'est le plus grand écrivain juif de tous les temps. Voilä pourquoi il parle de ses frěres de race avec passion. Dans ses CEuvres purement romanesques, le docteur 15 Bardamu rappelle notre frěre de race Charlie Chaplin, par son goüt des petits details piťoýäoles, ses figures émouvantes de persecutes... La phrase du docteur Bardamu est encore plus " juive " que la phrase tarabisco-tée de Marcel Proust : une musique tendre, larmoyante, un peu raccrocheuse, un tantinet cabotine... » Je concluais : « Seuls les juifs peuvent vraiment comprendre ľun des leurs, seul un juif peut parier ä bon escient du docteur Bardamu. » Pour toute réponse, le docteur m'envoya une lettre injurieuse : selon lui, je dirigeais ä coups de partouzes et de millions le complot juif mondial. Je lui fis parvenir aussitôt ma Psychanalyse de Dreyfus oü j'affirmais noir sur blane la culpabilité du capitaine : voilä qui était original de la part d'un juif. J'ávais développé la these suivante : Alfred Dreyfus aimait passionnément la France de Saint Louis, de Jeanne d'Arc et des Chouans, ce qui expliquait sa vocation militaire. La France, eile, ne voulait pas du juif Alfred Dreyfus. Alors il l'avait trahie, comme on se venge d'une femme méprisante aux éperons en forme de f leurs de lis. Barrěs, Zola et Déroulěde ne comprirent rien ä cet amour malheureux. 16 Une telle interpretation décontenanga sans doute le docteur. II ne me donna plus signe de vie. Les vociferations de Rabatéte et de Bardamu étaient étouffées par les éloges que me décernaient les chroniqueurs mondains. La plupart ďentre eux citaient Valery Larbaud et Scott Fitzgerald : on me comparait ä Barnabooth, on me surnommait« The Young Gatsby ». Les photographies des magazines me représentaient toujours la téte penchée, le regard perdu vers ľhorizon. Ma mélancolie était proverbiale dans les colonnes de la presse du coeur. Aux journalistes qui me question-naient devant le Carlton, le Normandy ou le Miratnar, je proclamais inlassablement ma juiverie. D'ailleurs, mes faits et gestes allaient ä l'encontre des vertus que l'on cultive chez les Francois : la discretion, ľéconomie, le travail. J'ai, de mes ancétres orientaux, l'ceil noir, le goüt de l'exhibitionnisme et du faste, ľincurable paresse. Je ne suis pas un enfant de ce pays. Je n'ai pas connu les grand-měres qui vous préparent des confitures, ni les portraits de famille, ni le catéchisme. Pour-tant, je ne cesse de réver aux enfances provin- 17 ciales. La mienne est peuplée de gouvernan-tes anglaises et se déroule avec monotonie sur des plages frelatées : ä Deauville, Miss Evelyn me tient par la main. Maman me délaisse pour des joueurs de polo. Elle vient m'em-brasser Je soir dans mon lit, mais quelquefois eile he Ven donne pas la peine. Alors, je ľattends, je n'écoute plus Miss Evelyn et les aventures de David Copperfield. Chaque matin, Miss Evelyn me conduit au Poney Club. J'y prends mes legons ďéquitation. Je serai le plus célěbre joueur de polo du monde pour plaire ä Maman. Les petits Fran?ais connaissent tou tes les équipes de football. Moi, je ne pense qu'au polo. Je me répete ces mots magiques : « Laversine », « Cibao la Pampa », « Silver Leys », « Porfirio Rubi-rosa ». Au Poney Club on me Photographie beaucoup avec la jeune princesse Laila, ma fiancee. L'apres-midi, Miss Evelyn nous achěte des parapluies en chocolat chez la « Marquise de Sévigné ». Laila préfěre les sucettes. Celles de la « Marquise de Sévigné » ont une forme oblongue et un joli bátonnet. II m'arrive de semer Miss Evelyn quand eile m'emmene ä la plage, mais eile sait oü me 18 trouver : avec ľex-roi Firouz ou le baron Truffaldine, deux grandes personnes qui sont mes amis. Ľex-roi Firouz m'offre des sorbets ä la pistache en s'exclamant : « Aussi gourmand que moi, mon petit Raphael! » Le baron Truffaldine se trou ve tou j ours seul et triste au Bar du Soleil. Je m'approche de sa table et me plante devant lui. Ce vieux monsieur me raconte alors des histoires inter-minables dont les protagonistes s'appellent Geo de Mérode, Otéro, Émilienne d'Alen-con, Liane de Pougy, Odette de Crécy. Des fees certainement comme dans les contes d'Andersen. Les autres accessoires qui encombrent mon enfance sont les parasols orange de la plage, le Pré-Catelan, le cours Hattemer, David Copperfield, la comtesse de Ségur, ľappartement de ma mere quai Conti et trois photos de Lipnitzki ou je figure ä côté ďun arbre de Noel. Ce sont les colleges suisses et mes premiers flirts ä Lausanne. La Duizenberg que mon 19 oncle vénézuélien Vidal m'a offene pour mes dix-huit ans glisse dans le soir bleu. Je franchis un portail, traverse un pare qui descend en pente douce jusqu'au Léman et gare ma voiture devant le perron d'une villa illuminée. Quelques jeunes filles en robes claires m'attendent sur la pelouse. Scott Fitzgerald a parle mieux que je ne saurais le faire de ces « parties » oú le crépuscule est trop tendre, trop vif s les éclats de rire et le scintiUement des lumiěres pour présager rien de bon. Je vous recommande done de lire cet écrivain et vous aurez une idée exacte des fétes de mon adolescence. A la rigueur, lisez Fermina Marquez de Larbaud. „ Si je partageais les plaisirs de mes camara-des cosmopolites de Lausanne, je ne leur ressemblais pas tout ä fait. Je me rendais sou vent ä Geneve. Dans le silence de ľhôtel des Bergues, je lisais les bueoliques grecs et m'efforcais de traduire élégamment ĽÉnéide. Au cours d'une de ces retraites, je fis la 20 connaissance d'un jeune aristoerate touran-geau, Jean-Francois Des Essarts. Nous avions le méme äge et sa culture me stupéfia. Děs notre premiere rencontre, il me conseilla péle-méle la Délie de Maurice Scěve, les comedies de Corneille, les Mémoires du cardinal de Retz. II m'initia ä la grace et ä la litote franchises. Je découvris chez lui des qualités précieu-ses : le tact, la generositě, une trěs grande sensibilité, une ironie mordante. Je me sou-viens que Des Essarts comparait notre amitié ä celie qui unissait Robert de Saint-Loup et le narrateur ď A la recherche du temps perdu. « Vous étes juif comme le narrateur, me disait-il, et je suis le cousin de Noailles, des Rochechouart-Mortemart et des La Rochefoucauld, comme Robert de Saint-Loup. Ne vous effrayez pas; depuis un siěcle, ľaristo-cratie fran?aise a un faible pour les juif s. Je vous ferai lire quelques pages de Drumont oü ce brave homme nous le reproche aměre-ment. » Je décidai de ne plus retourner ä Lausanne et sacrifiai sans remords ä Des Essarts mes camarades cosmopolites. 21 Je faclai ie fond de mes poches. II me restait cent dollars. Des Essarts n'avait pas un sou vaillant. Je lui conseiilai néanmoins de quitter son emploi de chroniqueur sportif ä La Gazette de Lausanne. Je venais de me rappeler qu'au cours d'un week-end anglais quelques caniarade^ m'avaient entrainé dans un ňianoir proche de Bournemouth pour me montrer une vieille collection d'automobiles. Je retrouvai le nom du collectionneur, Lord Allahabad, et lui vendis ma Duizenberg qua-torze mille livres sterling. Avec cette somme nous pouvions vivre honorablement une année, sans avoir recours aux mandats télé-graphiques de mon oncle Vidal. Nous nous installämes ä ľhôtel des Ber-gues. Je garde de ces premiers temps de notre amitié un souvenir ébloui. Le matin, nous flänions chez les antiquaires du vieux Geneve. Des Essarts me fit partager sa passion pour les bronzes 1900. Nous en achetämes une ving-taine qui encombraient nos chambres, parti-culiěrement une allégorie verdätre du Travail et deux süperbes chevreuils. Un aprěs-midi, Des Essarts m'annonca qu'il avait fait l'acqui-sition d'un footballeur de bronze : 22 — Bientôt les snobs parisiens s'arrache-ront ä prix d'or touš ces objets. Je vous le prédis, mon eher Raphael! S'il ne tenait qu'ä moi, le style Albert Lebrun serait remis ä ľhonneur. Je lui demandai pourquoi il avait quitté la France : — Le service militaire, m'expliqua-t-il, ne convenait pas ä ma delicate constitution. Alors j'ai deserte. — Nous allons réparer cela, lui dis-je; je vous promets de trouver ä Geneve un artisan habile qui vous fera de faux papiers : vous pourrez sans inquietude retourner en France quand vous le voudrez. L'imprimeur marron avec lequel nous entrámes en rapport nous délivra un acte de naissance et un passeport suisses au nom de Jean-Frangois Levy, né ä Geneve le 30 juillet 194... — je suis maintenant votre frěre de race, me dit Des Essarts, la condition de goye m'ennuyait. Je décidai aussitôt de transmettre une declaration anonyme aux journaux de gauche parisiens. Je la rédigeai en ces termes : 23 j« Depuis le mois de novembre dernier, je suis coupable de desertion mais les autorités militaires frangaises jugent plus prudent de garder le silence sur mon cas. Je leur ai declare ce que je declare aujourd'hui publi-quement. Je suis juif et ľarmée qui a dédaigné les services du capitaine Dreyfus se passera des miens. On me condamne parce que je ne remplis pas mes obligations militaires. Jadis le merne tribunal a condamné Alfred Dreyfus parce que lui, juif, avait osé choisir la carriěre des armes. En attendant que ľon m'éclaire sur cette contradiction, je me refuse ä servir comme soldát de seconde classe dans une armée qui, jusqu'ä ce jour, n'a pas voulu ďun maréchal Dreyfus. J'invite les jeunes juifs fran^ais ä suivre mon exemple. » Je signai : Jacob x. La Gauche frangaise, qui dépérissait depuis quelque temps, s'empara fiévreusement du cas de conscience de Jacob X, comme je ľavais souhaité. Ce fut la troisiěme affaire juive de France aprěs l'affaire Dreyfus et ľaffaire Finály. Des Essarts se prenait au jeu, et nous rédigeämes ensemble une magistrále « Confession de Jacob X » qui parut dans un 24 hebdomadaire parisien : Jacob X avait été recueilli par une famille frangaise dont il tenait ä preserver ľanonymat. Elle se compo-sait d'un colonel pétainiste, de sa femme, une ancienne caritinlěre^ et de trois garcons : ľainé avait choisi les chasseurs alpins, le second la marine, le cadet venait d'etre regu ä Saint-Cyr. Cette famille habitait Paray-le-Monial et Jacob X passa son enfance ä ľombre de la basilique. Les portraits de Gallieni, de Foch, de Joffre, la croix militaire du colonel X et plusieurs francisques vichyssoises ornaient les murs du salon. Sous ľinfluence de sespro-, ches, le jeune Jacob X voua un culte effrěné a ' ľarmée frangaise : lui aussi préparerait Saint-Cyr et ser ait maréchal, comme Pétain. Au college, Monsieur C, le professeur d'histoire, aborda l'affaire Dreyfus. Monsieur C. occu-pait avant-guerre un poste important dans le P.P.F. II n'ignorait pas que le colonel X avait dénoncé aux autorités allemandes les parents de Jacob X et que ľadoptiôndu petit juif lui avait sauvé la vie de justesse, ä la Liberation. Monsieur C. méprisait le pétainisme saint-sulpicien des X : il se réjouit ä ľidée de semer 25 la discorde dans cette famille. Aprěs son cours, il fit signe ä Jacob X de s'approcher et lui dit ä ľoreille : « Je suis sür que ľaffaire Dreyfus vous cause beaucoup de peine. Un jeune juif comme vous se sent concerné par cette injustice. » Jacob X apprend avec effroi qu'il est juif. II s'identifiait au maréchal Foch, au maréchal Pétain, il s'apergoit tout ä coup qu'il ressemble au capitaine Dreyfus. Cepen-dant il ne cherchera pas ä se venger par la trahison, comme Dreyfus. II regoit ses papiers militaires et ne voit pas d'autre issue pour lui que de deserter. Cette confession créa la discorde pármi les juif s fran?ais. Les sionistes conseillěrent ä Jacob X ďémigrer en Israel. La-bas il pour-rait légitimement prétendre au baton de maréchal. Les juif s honteux et assimilés pré-tendirent que Jacob X était un agent provocateur au service des néo-nazis. La gauche défendit le jeune déserteur avec passion. L'article de Sartre : « Saint Jacob X comé-dien et martyr » déclencha l'offensive. On se souvie,nt du passage le plus pertinent : « Désormais, il se voudra juif, mais juif dans ľabjection. Sous les regards sévěres de Gal- 26 lieni, de Joffre, de Foch, dont les portraits se trouvent au mur du salon, il se comportera comme un vufglöre déserteur, lui qui ne cesse de vénérer, depuis son enfance, ľarmée fran-gaise, la casquette du pere Bugeaud et les francisques de Pétain. ÍBref, il éprouvera la honte délicieuse de se sentir l'Autre, c'est-ä-dire le Mal. » Plusieurs manifestes circulěrent, qui récla-maient le retour triomphal de Jacob X. Un meeting eut lieu ä la Mutualité. Sartre supplia Jacob X de renoncer ä ľanonymat, mais le silence obstiné du déserteur découragea les meilleures volontés. Nous prenons nos repas aux Bergues. Ľapres-midi, Des Essarts travaille ä un livre sur le cinéma russe ďavant la Revolution. Quant ä moi, je traduis les poetes alexandrins. Nous avons choisi le bar de ľhôtel pour nous livrer ä ces menus travaux. Un homme chauve aux yeux de braise vient s'asseoir réguliěrement ä la table voisine de la nôtre. Un aprěs-midi, il nous adresse la parole en 27 nous regardant fixement. Tout ä coup, il sort de sa poche un vieux passeport et nous le ten^. Je lis, avec stupefaction le nom de Malirice Säcns. L'alcool le rend volübile. II nous raconte ses méšávéritures depuis 1945, date de sa prétendue disparition. II a été successivement agent de la Gestapo, G.I., marchand de bestiaux en Baviěre, cóurtier ä Anvers, tenancier de bordel ä Barcelone, clown dans un cirque de Milan sous le sobriquet de Lola Montěs. Enfin il s'est fixé ä Geneve ou il tient une petite librairie. Nous buvons jusqu'ä trois heures du matin pour féter cette rencontre. A partir de ce jour, nous ne quittons plus Maurice d'une semeile et lui promettons solennellement de garder le secret de sa survie. I Nous passons nos journées assis derriěre les piles de livres de son arriěre-boutique et ľécoutons ressusciter, pour nous, 1925. Maurice évoque, d'une voix éraillée par l'alcool, Gide, Cocteau, Coco Chanel. L'adolescent des années folles n'est plus qu'un gros mon- 28 sieur, gesticulant au souvenir des Hispano-Suiza et du Boeuf sur le ToitS Cyi Paris de 1925. On peut y faire du trafic d'or, louer des appartements dont on revend ensuite le mobilier, échanger dix kilos de beurre contre un saphir, convertir le saphir en ferraille, etc. (La nuit et le brouillard évitent de rendre des comptes. Mais, surtout, quel bonheur d'acheter sa vie au marché noir, de dérober chacun des battements de son cceur, de se sentir l'objet d'une chasse ä courre! On imagine mal Sachs dans la Resistance, luttant avec de petits fonctionnaires frangais pour le rétablissement de la morale, de la legalite et du plein jour. Vers 1943, quand il sent que la meute et les ratiěres le menacent, il s'inscrit au S.T.O. et devient, par la suite, membre actif de la Gestapo. Je ne veux pas méconten-ter Maurice : je le fais mourir en 1945 et passe sous silence ses diverses reincarnations de 1945 ä nos joursk Je conclus ainsi : « Qui aurait pu penser que ce charmant jeune homme 1925 se ferait dévorer, vingt ans apres, par des chiens, dans une plaine de Poméranie ? » 30 Aprěs avoir lu mon étude, Maurice me dit : — Cest trěs joli, Schlemilovitch, ce parallele entre Drieu et moi, mais enfin je préfére-rais un parallele entre Drieu et Brasillach. Vous savez je n'étais qu'un farceur ä côté de ces deux-lä. Ecrivez done quelque chose pour demain matin, et je vous dirai ce que j'en pense. Maurice est ravi de conseiller un jeune homme. II se rappelle sans doute les premieres visites qu'il rendait, le cceur battant, ä Gide et ä Cocteau. Mon Drieu et Brasillach lui plait beaueoup. J'ai tenté de répondre ä la question suivante : pour quels motifs Drieu et Brasillach avaient-ils collaboré ? La premiere partie de cette étude s'inti-tule : « Pierré Drieu la Rochelle ou le couple éternel du S.S. et de la juive. » Un thěme revenait souvent dans les romans de Drieu : le thěme de la juive. Gilles Drieu, ce fier Viking, n'hésitait pas ä maquereauter les juives, une certaine Myriam par exemple. On peut aussi expliquer son attirance pour les juives de la facon suivante : depuis Walter Scott, il est bien entendu que les juives sont de gentilles courtisanes qui se plient ä tous les 31 caprices de leurs seigneurs et maitres aryens. Auprěs des juives, Drieu se donnait l'illusion d'etre un croisé, un chevalier teutonique. Jusque-la mon analyse n'avait rien d'original, les commentateurs de Drieu insistant tous sur le theme de la juive chez cet écrivain. Mais le Drieu collaborateur ? Je ľexplique aisément : Drieu était fasciné par la virilité dorique. En juin 1940, les vrais Aryens, les vrais guerriers, déferlent sur Paris : Drieu quitte avec precipitation le costume de Viking qu'il avait loué pour brutaliser les jeunes filles juives de Passy. II retrouve sa vraie nature : sous le regard bleu métallique des S.S., il mollit, il fond, il se sent soudain des langueurs orientates. Bientôt il se pame dans les bras des vain-queurs. Aprěs leur défaite, il s'immole. Une telle passivité, un tel goüt pour le Nirvana étonnent chez ce Normand. Drieu avait une vocation d'odalisque. II fut la courtisane juive, l'Esther Gobseck de la Collaboration. La deuxiěme partie de mon étude s'inti-tule :|« Robert Brasillach ou la demoiselle de 32 Nuremberg ». « Nous avons été quelques-uns ä coucher avec I'AUemagne, avouait-il, et le souvenir nous en restera doux. »j Sä sponta-néité rappelle celie des jeunes Viennoises pendant ľ Anschluss. Les soldats allemands défilaient sur le Ring et elles avaient revétu, pour leur jeter des roses, de třes coquets dirndles. Ensuite, elles se promenaient au Prater avec ces anges blonds. Et puis venait le crépuscule enchanté du Stadtpark oú ľon embrassait un jeune S.S. Totenkopf en lui murmurant des lieds de Schubert. Mon Dieu, que la jeunesse était belle de ľautre côté du Rhin!... Comment ne pouvait-on pas tomber amoureuse du jeune hitlérien Quex? A Nuremberg, Brasillach n'en croyait pas ses yeux : muscles ambrés, regards clairs, lěvres frémissantes des Hitlerjugend et leurs verges qu'on devinait tendues dans la nuit embrasée, une nuit aussi pure que celie que ľon voit tomber sur Tolěde du haut des Cigarrales... J'ai connu Robert Brasillach ä l'École nor- * male supérieure. II m'appelait affectueuse-ment « son bon Mouse » ou « son bon juif ». Nous découvrions ensemble le Paris de Pierre Corneille et de René Clair, semé de bistrots 33 La place de ľétoile. 2. sympathiques oú nous buvions des petits blancs. Robert me parlait avec malice de notre bon maitre Andrej Bellessort et nous échafaudions quelques canulars savoureux. L'apres-midi, nous « täpirisions » de jeunes ^ cäncres juifs, bétes et prétentieux. Le soir, nous allions au cinématographe ou bien nous ^dégustions avec nos amis archicubes de plan-'^ ' turéuses brandaďeš de morúé. Et nous buvions vers minuit ces orangeades glacées dont Robert était friand parce qu'elles lui rappelaient l'Espagne. Tout cela, c'était notre jeunesse, le matin profond que nous ne retrouverons jamais plus. Robert commenca une brillante carriěre de journaliste. Je me souviens d'un article qu'il écrivit sur Julien Benda. Nous nous promenions pare Mont-souris, et notre Grand Meaulnes dénoncait ä voix virile l'intellectualisme de Benda, son obscenitě juive, sa sénilité de talmudiste. « Pardonnez-moi, me dit-il tout ä coup. Je vous ai blessé sans doute. J'avais oublié que vous étes israélite. » Je rougis jusqu'au bout des ongles. « Non, Robert, je suis un goye d'honneur! Ignorez-vous qu'un Jean Levy, un Pierre-Marius Zadoc, un Raoul-Charles 34 Leman, un Marc Boasson, un René Riquier, un Louis Latzarus, un René Gross, tous juifs comme moi, furent de chauds partisans de Maurras? Eh bien moi, Robert, je veux travailler ä Je suisjpartout! I Introduisez-moi chez vos amis, je vous en supplie! Je tiendrai la rubrique antisemité ä la place de Lucien Rebatet! Imaginez un peu |e scandale : Schle-milovitch traitant Blum dé ýoúpin!;» Robert fut enchanté par cette perspective. Bientôt je sympathisai avec P.-A. Cousteau, « Bordelais brun et viril », le caporal Ralph Soupault, Robert Andriveau, « fasciste endurci et tenor sentimental de nos banquets », le Toulousain jovial Alain Laubreaux, enfin le chasseur alpin Lucien Rebatet (« C'est un homme, il tient la píulnT^oinmě il tiendra un fusil, le jour venu »). Je donnai tout de suite ä ce paysan dauphinois quelques idées propres ä meubíer sa rubrique antisemité. jPar la suite Rebatet ne cessa de me demander des conseils. J'ai toujours pensé que les goyes , chaussent de trop gros sabots pour compren-dre les juifs. Leur antisemitisme méme est maladroit^ Voilä pourquoi ľéquipe de Je suis partout me doit une fiěre chandelle. A^/iiuí "ič " ob " •■ - 35 Nous nous servions de l'imprimerie de Ľ Actionfran&aise. Je sautais sur les genoux de Maurras et caressais la barbe de Pujo. Maxime Real del Sarte n'était pas mal non plus. Les délicieux vieillards! Depuis mon enfance je révais ä des grands-peres de ce genre. |Cé mien, juif obscur d'Odessa, ne savait pas parier frangais. Si je trouvais Léon Daudet divertissant, le colonel de La Rocque m'ennuyait. Horace de Carbuccia et Béraud m'invitaient quelque-fois pour parier du complot judéo-anglais. Alaurois m'enviait mes amities fascistes. Je lui donnai la recette • abandonner défini-tivement son éxqúise puÜeur de juif hon-teux. Reprendre son veritable nom. Devenir comme moi, Raphael Schleirúlovitch, un juif antisemité. Juin 1940. Je quitte la petite bande de Je suis partout en regrettant nos rendez-vous place Denfert-Rochereau. Je me suis lasse du journalisme et caresse des ambitions politi-ques. J'ai pris la resolution d'etre un juif collaborateur, tandis que Maurois et Daniel Halévy, toujours ä la traine, se contentent du pétainisme. Je me lance d'abord dans la 36 collaboration mondaine : je participe aux thés de la Propaganda-Staffel, aux^diners de Jean Luchaire, aux soupers de la; rue Lauriston, et cultive soigneusement ľamitié de Brinon. J'évite Celine et Drieu la Rochelle, trop enjuivés pour mon goüt. Je deviens bientôt indispensable; je suis le seul juif, le bon juif de la Collabo. Luchaire me fait connaitre Abetz. Nous convenons ďun rendez-vous ä ľhôtel Majestic. Je lui pose mes conditions; je veux 1° remplacer au commissariat des Questions juives Darquier de Pellepoix, cet ignoble petit Francais; 2° jouir ďune entiěre liberté d'action. Mon but : créer une Waffen S.S. juive et une Legion des volontaires juif s contre le bolchevisme. II me semble absurde de supprimer 500 000 juifs frangais, quand ü suffirait d'un lavage de cerveau pour qu'ils éprouvent de meilleurs sentiments vis-ä-vis de l'Allemagne. Abetz parait vivement inté-ressé, mais ne donne pas suite ä mes propositions. Je demeure pourtant en exceílents termes avec lui et Stülpnagel. lis me conseil-lent de m'adresser ä Doriot ou ä Déat. Doriot ne me plait pas beaucoup ä cause de son passé communiste et de ses brételles. Je flaire en 37 Déat ľinstituteur radical-socialiste. Un nou-veau venu m'impressionne par son béret. Je veux parier de Jo Darnand. Chaque antisemité a son « bon juif » : Jo Darnand est mon bon Frangais ďimage ďÉpinal « avec sa face de guerrier qui interroge la plaine ». Je deviens son bras droit et noue ä la milice de solides amities : ces gar?ons bleu marine ont du bon, croyez-moi. Ľété 1944, aprěs diverses operations menées dans le Vercors, nous nous réfugions ä Sigmaringen avec nos francs-gardes. En décembre, lors de l'offensive von Rundstedt, je me fais abattre par un G.I. nommé Levy qui me ressemble comme un frěre. J'ai découvert dans la librairie de Maurice touš les numéros de La Gerbe, du Pilori, de Je suis partout et quelques brochures pétainistes consacrées ä la formation des « chefs ». Exception faite de la littérature pro-alle-mande, Maurice possěde au complet les ceuvres ďécrivains oubliés. Pendant que je lis avec delectation les antisémites Montandon et 38 Marques-Riviěre, Des Essarts s'absorbe dans les romans d'Édouard Rod, de Marcel Pravost, d'Estaunié, de Boylesve, d'Abel Her-mant. II rédige un petit essai : Qu'est-ce que la littérature Pqu'il dédie ä Jean-Paul Sartre. Des Essarts a une vocation d'antiquaire, il propose de remettre ä ľhonneur les romanciers des années 1880, qu'il vient de découvrir. II se ferait, tout aussi bien, le défenseur du style Louis-Philippe ou Napoleon III. Le dernier chapitre de son essai s'intitule « Mode ďem-ploi de certain^ auteurs » et s'adresse aux jeunes gens avíde£ de se cultiver : « Édouard Estaunié, écrit-il, doit se lire dans une maison de campagne vers cinq heures de ľapres-midi, un verre ďarmagnac ä la main. Le lecteur portera un complet strict de chez O'Rosen ou Creed, une cravate club et une pochette de soie noire. Pour René Boylesve, je conseillerai de le lire ľété, ä Cannes ou ä Monte-Carlo, vers huit heures du soir, en costume d'alpaga. Les^rqmans d'Abel Her-mant exigent du doígté : on les lira ä bord d'un yacht panaméen, en fumant des cigarettes mentholées... » Maurice, lui, poursuit la redaction du troi- 39 siěme volume de ses Mémoires : Le Revenant, aprěs Le Sabbat et La Chasse ä courre. Pour ma part, j'ai decide d'etre le plus grand écrivain juif frangais aprěs Montaigne, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Celine. J'étais un vrai jeune homme, avec des colěres et des passions. Aujourd'hui, une telle naivete me fait sourire. Je croyais que l'avenir de la littérature juive reposait sur mes épau-les.jje jetais un regard en arriěre et dénongais les faux jetons : le capitaine Dreyfus, Mau-rois, Daniel Hale vy. Proust me semblait trop assimilé ä cause de son enfance provinciale, Edmond Fleg trop gentil, Benda trop abstrait : Pourquoi jouer les purs esprits, Benda ? Les archanges de la geometrie ? Les grands désincarnés ? Les juif s invisibles ? II y avait de beaux vers chez Spire : 40 O chaleur, ô tristesse, ô violence, ô folie, Invincibles génies á qui je suis voué, Que serais-je sans vous? Venez done me défendre Contre la raison sěche de cene terre heureuse... Et encore : Tu voudrais chanter la force, I'audace, Tu n'aimeras que les reveurs désarmés contre la vie Tu tenteras ďécouter les chants joyeux des paysans, Les marches brutales des soldats, les rondes gracieu- ses des fillettes Tu n'auras I'oreille habile que pour les pleurs... Vers ľest on rencontrait de plus fortes personnalités : Henri Heine, Franz Kafka... J'aimais le poeme de Heine intitule Doňa Clara : en Espagne, la fille du grand inquisi-teur tombe amoureuse d'un beau chevalier qui ressemble ä saint Georges. « Vous n'avez rien de commun, avec les meeréants juifs », lui dit-elle. Le beau chevalier lui révěle alors son identite : 41 Ich, Seňora, eur Geliebter, Bin der Sohn des vielbelobten Grossen, schriftgelehrten Rabbi Israel von Saragossaj. On a fait beaucoup de bruit autour de Franz Kafka, le frěre ainé de Charlie Chaplin. Quelques čvuistres// aryens ont chaussé leurs sabots pour pieÜner son ceuvre : ils ont promu Kafka professeur de philosophic Ils le confrontent au Prussien Emmanuel Kant, ä Sceren Kierkegaard, le Danois inspire, au Meridional Albert Camus, ä J.-P. Sartre, polygraphe, mi-alsacien, mi-périgourdin. Je me demande comment Kafka, si fragile et si timide, résiste ä cette jacquerie. í;< Des Essarts, depuis qu'il s'était fait natura-liser juif, avait épousé notre cause sans reserve. Maurice, lui, s'inquiétait de mon racisme exacerbé. 1. « Moi, votre amant, Seňora, je suis le fils du docte et glorieux Don Isaac Ben Israel, grand rabbin de la synagogue de Saragosse. » 42 . fa — Vous rafbächez de vieilles histoires, me disait-il. Nous ne sommes plus en 1942, mon vieux! Sinon je vous aurais vivement conseilié de suivre mon exemple et d'entrer dans la Gestapo, pour vous changer les idées! On oublie trěs vite ses origines, vous savez! Un peu de souplesse. On peut changer de peau ä loisir! De couleur! Vive le caméléon! Tenez, je me fais chinois sur l'heure! apache! norvéy /„ gif n! patagon! II suffit d'un tour de passe-pássěŤ Abracadabra! Je ne ľécoute pas. Je viens de faire la connaissance de Tania Arcisewska, une juive polonaise. Cettejeune femme se détruit lente-ment, sans convulsions, sans cris, comme si la chose allait de soi. Elle utilise une^enhgue de Pravaz pour se piquer au bras gauche. — Tania exerce une influence néfaste sur vous, me dit Maurice. Choisissez plutôt une gentille petite Aryenne, qui vous chantera des berceuses du terroir. I Tania me chante la Friere pour les morts ď Auschwitz. Elle me reveille en pleine nuit et 43 me montre le numero matricule indélébile qu'elle porte ä ľépaule : — Regardez ce qu'ils m'ont fait, Raphael, regardez! Elle titube jusqu'ä la fenétre. Sur les quais du Rhône, des bataillons noirs défilent et se groupent devant ľhôtel avec une admirable discipline. — Regardez bien touš ces S.S., Raphael! II y a trois policiers en manteau de cuir, lä, ä gauche! La Gestapo, Raphael! lis se dirigent vers la porte de ľhôtel! lis nous cherchent! lis vont nous reconduire au bercail! Je m'empresse de la rassurer. J'ai des amis haut places. Je ne me contente pas des petits farceurs de la Collabo parisienne. Je tutoie Goering; Hess, Goebbels et Heydrich me trouvent fort sympathique. Avec moi, eile ne risque rien. Les policiers ne toucheront pas ä un seul de ses cheveux. S'ils s'obstinent, je leur montrerai mes decorations : je suis le seul juif qui ait regu des mains d'Hitler la Croix pour le Mérite. 44 Un matin, prohtant de mon absence, Tania se tranche les veines. Pourtant, je cache avec soin mes lames de rasoir. J'éprouve en effet un curieux vertige quand mon regard rencontre ces petits objets métalliques : j'ai envie de les avaler. Le lendemain, un inspecteur venu spéciale-ment de Paris m'interroge. L'inspecteur La Clayette, si je ne me trompe. La dénom-mée Tania Arcisewska, me dit-il, était recher-chée par la police francaise. Trafic et usage de stupéfiants. II f aut s'attendre ä tout avec ces étrangers. Ces juifs. Ces délinquants Mittel-Europa. Enfin, eile est morte, et c'est tant mieux. Le zěle de l'inspecteur La Clayette et le vif intérét qu'il porte ä mon amie m'étonnent : un ancien gestapiste, sans doute. J'ai garde en souvenir de Tania sa collec- ■ tion de marionnettes : les personnages de la commedia dell'arte, Karagheuz, Pinocchio, Guignol, le Juif errant, la Somnambule. Elle les avait disposes autour d'elle avant de se 45 tuer. Je crois qu'ils furent ses seuls compa-gnons. De toutes ces marionnettes, je préfěre la Somnambule, avec ses bras tendus en avant et ses paupiěres closes. Tania, perdue dans un cauchemar de barbelés et de miradors, lui ressemblait. Maurice nous faussa compagnie ä son tour. Depuis longtemps, il révait de l'Orient. Je ľimagine prenant sa retraite ä Macao ou ä Hong-kong. Peut-étre renouvelle-t-il son experience du S.T.O. dans un kibboutz. Cette hypothěse me paraít la plus vraisem-blable. Pendant une semaine, nous sommes trěs désemparés, Des Essarts et moi. Nous n'avons plus la force de nous intéresser aux choses de ľesprit et nous considérons ľavenir avec crainte : il ne nous reste que soixante francs suisses. Mais le grand-pere de Des Essarts et mon oncle vénézuélien Vidal meu-rent le méme jour. Des Essarts hérite ďun titre de due et pair, je me contente ďune fortune colossale en bolivars. Le testament de 46 mon oncle Vidal m'étonne : il suffit sans doute de sauter ä cinq ans sur les genoux d'un vieux monsieur pour qu'il vous institue son légataire universel. Nous décidons de regagner la France. Je rassure Des Essarts : la police frangaise recherche un due et pair déserteur, mais pas le dénommé Jean-Francois Levy, citoyen de Geněve. Aprěs avoir franchi la f rentiere, nous faisons sauter la banque du casino d'Aix-les-Bains. Je donne ma premiere conference de presse ä ľhôtel Splendid. On me demande ce que je compte faire de mes bolivars : Entrete-nir un harem ? Édifier des palais de marbre rose ? Protéger les arts et les lettres ? M'oc-cuper d'eeuvres philanthropiques ? Suis-j e romantique, cynique ? Deviendrai-je le playboy de ľannée? Remplacerai-je Rubirosa? Farouk ? Ali Khan ? Je jouerai ä ma iaqon le role du jeune milliardaire. Certes, j'ai lu Larbaud et Scott Fitzgerald, mais je ne pasticherai pas les tourments spirituels d'A. W. Olson Barna-booth ni le romantisme enfantin de Gatsby. Je veux qu'on m'aime pour mon argent. 47 Je m'apergois, avec épouvante, que je suis tuberculeux. II faut que je cache cette maladie intempestive qui me vaudrait un regain de popularite dans toutes les chaumiěres d'Eu-rope. Les petites Aryennes se découvriraient une vocation de sainte Blandine en face d'un jeune homme riche, désespéré, beau et tuberculeux. Pour décourager les bonnes volontés, je repete aux journalistes que je suis juif. Par consequent, seuls l'argent et la luxure m'inté-ressent. On me trouve trěs photogénique : je me livrerai ä d'ignobles grimaces, j'utiliserai des masques d'orang-outang et je me propose d'etre ľarchétype du juif que les Aryens venaient observer, vers 1941, ä l'exposition zoologique du palais Berlitz. Je reveille des souvenirs chez Rabatéte et Bardamu. Leurs articles injurieux me récompensent de mes peines. Malheureusement, on ne lit plus ces deux auteurs. Les revues mondaines et la presse du cceur s'obstinent ä me décerner des louanges : je suis un jeune héritier charmant et original. Juif? Comme Jésus-Christ et Albert Einstein. Et apres? En désespoir de cause j'achete un yacht, Le Sanhédrin, que je transforme en bordel de luxe. Je ľancre ä 48 Monte-Carlo, Cannes, La Baule, Deauville. Trois haut-parleurs fixes sur chaque mät diffusem les textes du docteur Bardamu et de Rabatéte, mes public-relations préférés / ouí, je dirige le complot juif mondial ä coups de partouzes et de millions. Oui, la guerre de 1939 a été déclarée par ma faute. Oui, je suis une sorte de Barbe-Bleue, un arithropophage qui dévore les petites Aryennes aprěs les avoir violées. Oui, je réve de ruiner toute la paysan-nerie frangaise et d'enjuiver le CantaL Bientôt je me lasse de ces gesticulations. Je me retire en compagnie du fiděle Des Essarts ä ľhôtel Trianon de Versailles pour y lire Saint-Simon. Ma mere s'inquiete de ma mau-vaise mine. Je lui promets ďécrire line tragi-comédie oú eile tiendra le role principal. Ensuite, la tuberculose me consumera genti-ment. Ou alors je pourrais me suicider. Reflexion faite, je decide de ne pas finir en beauté. lis me compareraient ä l'Aiglon ou ä Werther. 49 Ce soir-lä, Des Essarts voulut m'entrainer dans un bal masqué. — Surtout ne vous costumez pas en Shy-lock ou en juif Süss, comme ä votre habitude. J'ai loué pour vous un superbe habit de seigneur Henri III, et pour moi un uniforme de spahi. Je refusai son invitation, prétextant qu'il me fallait achever ma piece au plus vite. II me quitta avec un sourire triste. Quand la voiture eut franchi le portail de ľhôtel, j'éprouvai un vague remords. Un peu plus tard, mon ami se tuait sur ľautoroute de l'Ouest. Un accident incomprehensible. II portait son uniforme de spahi. II n'était pas défiguré. J'achevai bientôt ma piece. Tragi-comédie. Tissu d'invectives contre les goyes. J'étais persuade qu'elle indisposerait le public pari-sien; on ne me pardonnerait pas d'avoir mis en scene mes névroses et mon racisme ďune maniere aussi provocante. le comptais beau-coup sur le morceau de bravoure final : dans 50 une chambre aux murs blancs, le pere et le fils s'affrontent : le fils porte un uniforme rapiécé de S.S. et un vieil impermeable de la Gestapo, le pere une calotte, des guiches et une barbe de rabbin. lis parodient un interrogatoire, le fils jouant le role du bourreau, le pere le role de la victime. La mere fait irruption et se dirige vers eux les bras tendus, les yeux hallucinés. Elle hurle la ballade de la Putain juive Marie Sanders. Le fils serre son pere ä la gorge en entonnant le Horst-Wessel Lied, mais il ne parvient pas ä couvrir la voix de sa mere. Le pere, ä moitié étouffé, gémit le Kol Nidre, la priěre du Grand Pardon> La porte du fond s'ouvre brusquement : quatre infirmiers encerclent les protagonistes et les maitrisent ä grand-peine. Le rideau tombe. Personne n'applaudit. On me dévisage avec des yeux méfiants. On s'attendait ä plus de gentillesse de la part ďun juif. Je suis vraiment ingrat. Un vrai mufle. Je leur ai vole leur langue claire et distincte pour la transformer en borborygmes hystériques. Ils espéraient un nouveau Marcel Proust, un youťre dégrossi au contact de leur culture, une musique douce, mais ils ont été assourdis 51 par des tam-tams menagants. Maintenant ils savent ä quo! s'en tenir sur mon compte. Je peux mourir tranquille. Les critiques du lendemain me causěrent une trěs grande deception. Elles étaient condescendantes. Je dus me rendre ä ľévi-dence. Je ne rencontrais aucune hostilité autour de moi, sauf chez quelques dames patronnesses et de vieux messieurs qui res-semblaient au colonel de La Rocque. La presse se penchait de plus be'le sur mes états d'äme. Tous ces Francais avaient une affection démesurée pour les putains qui écrivent leurs mémoires, les poětes pédérastes, les maquereaux arabes, les něgres camés et les juifs provocateurs. Décidément il n'y avait plus de morale. Le juif était une marchandise prisée, on nous respectait trop. Je pouvais entrer ä Saint-Cyr et devenir le maréchal Schlemilovitch : ľaffaire Dreyfus ne recom-mencera pas. 52 Aprěs cet échec, il ne me restait plus qu'ä disparaitre comme Maurice Sachs. Quitter Paris définitivement. Je léguai une partie de ma fortune ä ma mere. Je me souvins que j'avais un pere en Amérique. Je le priai de me rendre visitě s'il voulait hériter de trois cent cinquante mille dollars. La réponse ne se fit pas attendre : il me fixa un rendez-vous ä Paris, hotel Continental. Je voulus soigner ma tuberculose. Devenir un jeune homme sage et circonspect. Un vrai petit Aryen. Seulement je n'aimais pas le sanatorium. J'ai préféré voyager. |ÍMon äme de métěque réclamait de beaux dépaysements.j II me sembla que la province francaise me les dispenserait mieux que le Mexique ou les iles de la Sonde. Je reniai done mon passé cosmopolite. J'avais häte de connaitre le ter-roir, les lampes ä pétrole, la chanson des bocages et des foréts. Et puis j'ai pensé ä ma mere qui faisait sou vent des tournées en province. Les tour-nées Carinthy, theatre de Boulevard garanti. Comme eile parlait le frangais avec un accent balkanique, eile jouait les rôles de princesses 53 russes, de comtesses polonaises et ďamazones hongroises. Princesse Berezovo ä Aurillac. Comtesse Tomazoff ä Béziers. Baronne Gevatchaldy ä Saint-Brieuc. Les tournées Carinthy parcourent toute la France, II Mon pere portait un complet d'alpaga bleu Nil, une chemise ä raies vertes, une cravate rouge et des chaussures d'astrakan. Je venais de faire sa connaissance dans le salon ottoman de ľhôtel Continental. Aprěs avoir signé plusieurs papiers grace auxquels il allait disposer ďune partie de ma fortune, je lui dis : — En somme, vos affaires new-yorkaises périclitaient ? A-t-on idée d'etre président-directeur general de la Kaleidoscope Ltd. ? Vous auriez du vous apercevoir que le marché des kaleidoscopes baisse de jour en jour! Les enfants préfěrent les fusées porteuses, ľélec-tromagnétisme, ľarithmétique! Le réve ne se vend plus, mon vieux./Et puis je vais vous parier franchement : vous étes juif, par consequent vous n'avez pas le sens du commerce ni des affaires.jíl faut laisser ce privilege aux 55 Frangais. Si vous saviez lire, je vous montre-rais le beau parallele que j'ai dressé entre Peugeot et Citroen : ďun côté, le provincial de Montbéliard, thésauriseur, discret et pros-pere; de l'autre, André Citroen, aventurier juif et tragique, qui flambe dans les salles de jeu. Allons, vous n'avez pas ľétoffe d'un capitaine d'industrie. Vous étes un funam-bule, voila tout! Inutile de jouer la comédie! de donner des coups de telephone febriles ä Madagascar, en Liechtenstein, en Terre de Feu! Vous n'écoulerez jamais vos stocks de kaleidoscopes. Mon pere voulut retrouver Paris, oü il avait passe sa jeunesse. Nous allämes boire quelques gin-fizz au Fouquet's, au Relais Plaza, au bar du Meurice, du Saint-James et d'Albany, de ľĚlysée-Park, du George V, du Lancaster. Cétait ses provinces ä lui. Pendant qu'il fumait un cigare Partagas, je pensais ä la Touraine et ä la forét de Brocéliande. Oú choisirai-je de m'exiler? Tours? Nevers? Poitiers ? Aurillac ? Pézenas ? La Souter-raine ? Je ne connaissais la province frangaise que par ľentremise du guide Michelin et de certains auteurs comme Frangois Mauriac. 56 Un texte de ce Landais m'avait particuliěre-ment ému : Bordeaux ou ľadolescence. Je me rappelai la surprise de Mauriac quand je lui récitai avec ferveur sa si belle prose : « Cette ville oú nous naquimes, oü nous fümes un enfant, un adolescent, c'est la seule qu'il faudrait nous défendre de juger. Elle se confond avec nous, eile est nous-méme, nous la portons en nous. L'histoire de Bordeaux est l'histoire de mon corps et de mon äme. » Mon vieil ami avait-il compris que je lui enviais son adolescence, ľinstitut Sainte-Marie, la place des Quinconces, le parfum de la bruyěre chaude, du sable tiěde et de la résine? De quelle adolescence pouvais-je parier, moi, Raphael Schlemilovitch, sinon de ľadolescence d'un miserable petit juif apatride ? Je ne serai ni Gérard de Nerval, ni Francois Mauriac, ni méme Marcel Proust. Pas de Valois pour réchauffer mon äme, ni de Guyenne, ni de Combray. Aucune taňte Léonie. Condamné au Fouquet's, au Relais Plaza, ä YÉlysée-Park oú je bois d'horribles liqueurs anglo-saxonnes en compagnie d'un gros monsieur judéo-new-yorkais : mon pere. L'alcool le pousse aux confidences comme Maurice 57 Sachs, le jour de notre premiere rencontre. Leurs destins sont les mémes, ä cette difference pres : Sachs foakJšaint-Simon, mon pere Maurice Dekobra. )Né ä Caracas, ďune famille juive sefarad, il quitta précipitamment ľAmérique pour échapper aux policiers du dictateur des iles Galapagos dont il avait séduit la fille. En France, il devint le secretaire de Stavisky. A cette époque, il portait beau : quelque chose entre Valentino et Novaro, avec un zeste de Douglas Fairbanks, de quoi troubler les petites Aryennes. Dix ans plus tard, sa photo figurait ä ľexposition anti-juive du palais Berlitz, agrémentée de cette legende : « Juif sournois. II pourrait passer pour un Sud-Américain. » Mon pere ne manquait pas ďhumour : il était alle, un aprěs-midi, au palais Berlitz et avait propose ä quelques miliciens de leur servir de guide. Quand ils s'arréterent devant sa photo, il leur cria : « Coucou, me voilä. » On ne parlera jamais assez du côté m'as-tu-vu des juifs. D'ailleurs, il éprouvait pour les AUemands une certaine Sympathie puisqu'ils avaient choisi ses endroits de predilection : le Continental, le Majestic, le Meurice. II ne 58 perdait pas une occasion de les côtoyer chez Maxim's, Philippe, Gaffner, Lola Tosch et dans toutes les boites de nuit grace ä de faux papiers au nom de Jean Cassis de Coudray-Macouard. II habitait une petite chambre de bonne, rue des Saussaies, en face de la Gestapo. II lisait jusqu'ä une heure avancée de la nuit Bagatelles pour un massacre, qu'il trouva trěs drôle. A ma grande stupefaction, il me récita des pages entiěres de cet ouvrage. II ľavait acheté ä cause du titre, croyant que c'était un román poíicier. En juillet 1944, il réussit ä vendre la forét de Fontainebleau aux AUemands, par ľinter-médiaire ďun baron balte. Avec ľargent que lui avait rapporté cette delicate operation, il émigra aux États-Unis et fonda une société anonyme : la Kaleidoscope Ltd. — Et vous ? me dit-il, en me soufflant au nez une bouffée de Partagas, racontez-moi votre vie. — Vous n'avez pas lu les journaux? lui dis-je ďune voix lasse. Je croyais que le Confidential de New York m'avait consacré un numero special. Bref, j'ai décidé de renon- 59 cer ä une vie cosmopolite, artificielle, faisan-dée. Je vais me retirer en province. La province francaise, le terroir. Je viens de choisir Bordeaux, Guyenne, pour soigner mes névroses. Cest aussi un hommage que je rends ä mon vieil ami Francois Mauriac. Ce nom ne vous dit rien, bien entendu ? Nous primes un dernier verre au bar du Ritz. — Puis-je vous accompagner dans cette ville dont vous me parliez tout ä ľheure ? me demanda-t-il brusquement. Vous étes mon fils, nous devons au moins faire un voyage ensemble! Et puis, grace ä vous, me voilä devenu la quatriěme fortune d'Amérique! — Oui, accompagnez-moi si vous voulez. Ensuite, vous retournerez ä New York. II m'embrassa sur le front et je sentis les larmes me montér aux yeux. Ce gros monsieur, avec ses vétements bigarrés, était bien émouvant. Nous avons traverse la place Vendôme, bras dessus bras dessous. Mon pere chantait des fragments de Bagatelles pour un massacre, ďune trěs belle voix de basse. Je pensais aux mauvaises lectures que j'avais faites dans mon 60 enfance. Notammenť cette série des Comment tuer votre pere, d'André Breton et de Jean-Paul Sartre (collection « Lisez-moi bleu »). Breton conseillait aux jeunes gens de se poster, revolver au poing, ä la fenétre de leur domicile, avenue Foch, et d'abattre le premier piéton qui se présenterait. Cet homme était nécessairement leur pere, un préfet de police ou un industriel des textiles. Sartre délaissait un instant les beaux quartiers au profit de la banlieue rouge : on abordait les ouvriers les plus muscles en s'excusant d'etre un fils de famílie, on les entrainait avenue Foch, ils cassaient les porcelaines de Sevres, tuaient le pere, aprěs quoi le jeune homme leur demandait poliment d'etre viole. Cette seconde méthode témoignait d'une plus grande perversitě, le viol succédant au meur-tre, mais eile était plus grandiose : on faisait appel aux prolétaires de touš les pays pour regier un différend familial. II était recom-mandé aux jeunes gens ďinjurier leur pere avant de le tuer. Certains qui se distinguěrent dans la littérature, usěrent d'expressions charmantes. Par exemple : « Families, je vous hais » (le fils d'un pasteur fran^ais). « Je 61 ferai la prochaine guerre sous l'uniforme allemand. » « Je conchie ľarmée frangaise » (le fils ďun préfet de police fran§ais). « Vous étes un salaud » (le fils d'un of f icier de marine frangais). Je serrai plus fort le bras de mon pere. Nous n'avions aucune distinction. N'est-ce pas, mon gros coco ? Comment pour-rais-je vous tuer ? Je vous aime. Nous avons pris le train Paris-Bordeaux. Derriěre la vitre du compartiment, la France était bien belle. Orleans, Beaugency, Ven-dôme, Tours, Poitiers, Angouléme. Mon pere ne portait plus un complet vert pale, une cravate de daim rose, une chemise écossaise, une chevaliere en platine et ses chaussures ä guétres ďastrakan. Je ne m'appelais plus Raphael Schlemilovitch. J'étais le fils ainé d'un notaire de Libourne et nous revenions dans notre foyer provincial. Pendant qu'un certain Raphael Schlemilovitch dissipait sa jeunesse et ses forces au Cap-Ferrat, ä Monte-Carlo et ä Paris, ma nuque tétue se penchait 62 sur des versions latines. Je me répétais sans cesse : « La rue d'Ulm! la rue d'Ulm! » et le feu me montait aux joues. En juin je réussirai le concours de l'École. Je « monterai » défini-tivement ä Paris. Rue d'Ulm, je partagerai ma turne avec un jeune provincial comme moi. Une amitié naitra entre nous, indestructible. Nous serons Jallez et Jerphanion. Un soir, nous gravirons les escaliers de la butte Montmartre. Nous regarderons Paris ä nos pieds. Nous dirons d'une petite voix résolue : « Et maintenant, Paris, ä nous deux! » Nous écri-rons de belles lettres ä nos families : « Maman, je t'embrasse. Ton grand homme. » La. nuit, dans le silence de notre turne, nous parlerons de nos maitresses ä venir : baronnes juives, filles de capitaines d'industrie, actrices de theatre, courtisanes. Elles admireront notre génie et notre competence. Un apres-midi, nous frapperons le cceur battant ä la porte de Gaston Gallimard : « Nous sommes normaliens, monsieur, et nous vous présentons nos premiers essais. » Ensuite le College de France, la politique, les honneurs. Nous appartiendrons ä ľélite de notre pays. Notre cerveau fonctionnera ä 63 Paris mais notre cceur demeurera en province. Au milieu du tourbillon de la capitale, nous penserons tendrement ä notre Cantal et ä notre Gironde. Touš les ans, nous viendrons nous décrasser les poumons chez nos parents, du côté de Saint-Flour et de Libourne. Nous repartirons les bras charges de fromages et de saint-émilion. Nos mamans nous auront tri-coté des paletots : ľhiver il fait froid ä Paris. Nos soeurs se marieront avec des pharmaciens d'Aurillac, des assureurs de Bordeaux. Nous servirons ďexemple ä nos neveux. Gare Saint-Jean, la nuit nous attend. Nous n'avons rien vu de Bordeaux. Dans le taxi qui nous mene ä ľhôtel Splendid, je chuchote ä mon pere : — Le chauffeur appartient certainement ä la Gestapo franchise, mon gros coco. Votre belle téte levantine a éveillé sa suspicion. — Vous croyez ? me dit mon pere, qui se prend au jeu. Alors c'est trěs embétant. J'ai oublié mes faux papiers au nom de Coudray-Macouard. 64 — J'ai ľimpression qu'il nous conduit rue Lauriston, chez ses amis Bonny et Laffont. — Je crois que vous vous trompez : ce serait plutôt avenue Foch, au siege de la Gestapo. — Peut-étre rue des Saussaies pour une verification ďidentité. — Au premier feu rouge, nous nous échapperons. — Impossible, les portieres sont fermées ä clé. — Alors? — Attendre. Ne pas perdre le moral. — Tout va trěs bien, madame la marquise. — Nous pourrons toujours nous faire passer pour des juifs collabos. Vendez-leur la forét de Fontainebleau ä bon marché. Je leur avouerai que je travaillais ä Je suis partout avant la guerre. Un coup de telephone ä Brasillach, ä Laubreaux ou ä Rebatet, et nous sortons du guépier... — Croyez-vous qu'ils nous laisseront télé-phoner ? — Tant pis. Nous signerons un engagement dans la L.V.F. ou la Milice, pour leur montrer notre bonne volonte. L'uniforme 65 La place de ľétoile. 3. vert et le béret alpin nous permettront de gagner sans encombre la frontiěre espagnole. Et ensuite... — A nous la liberté... — Chut! il nous écoute... — Vous ne trouvez pas qu'il ressemble ä Darnand?... — Dans ce cas ce serait ennuyeux. Nous aurons fort ä faire avec la Milice. — Eh bien, mon vieux, je crois que je suis tombé juste... Nous prenons l'autoroute de l'Ouest... le siege de la Milice se trou ve ä Versailles... notre compte est bon! Au bar de ľhôtel, nous buvions un irish-coffee et mon pere fumait son cigare Upman. En quoi le Splendid différait-il du Claridge, du George V, de touš les caravansérails de Paris et d'Europe? Les palaces internationaux et les wagons Pullman me protégeraient-ils long-temps encore de la France ? A la fin, ces aquariums me donnaient ľa nausée. Les resolutions que j'avais prises me laissaient néan-moins quelques espérances. Je m'inscrirais en 66 classe de Lettres supérieures au lycée de Bordeaux. Quand j'aurai réussi le concours, je me garderai bien de "singer Kastignac, du haut de la butte Montmartre. Je n'avais rien de commun avec ce vaillant petit Francois. « Et maintenant, Paris, ä nous deux! » II n'y a que les trésoriers-payeurs généraux de Saint-Flour ou de Libourne pour cultiver ce romantisme. Non, Paris me ressemblait trop. Une fleur artificielle au milieu de la France. Je comptais sur Bordeaux pour me révéler les valeurs authentiques, m'acclimater au terroir. ) Quand j'aurai réussi le concours, je demande-rai un poste ďinstituteur en province. Je partagerai mes journées entre une salle de classe poussiéreuse et le Café du Commerce. Je jouerai ä la belote avec des colonels. Les dimanches aprěs-midi, j'écouterai de vieilles mazurkas au kiosque de la place. Je serai amoureux de la femme du maire, nous nous retrouverons le jeudi dans un hotel de passe de la ville la plus proche. Cela dépendra de mon chef-lieu de canton. Je servirai la France en éduquant ses enfants. J'appartiendrai au bataillon noir des hussards de la vérité, comme dit Péguy, mon futur condisciple. 67 J'oublierai peu ä peu mes origines honteuses, le nom disgracieux de Schlemilovitch, Tor-quemada, Himmler et tant ďautres choses. Rue Sainte-Catherine, les gens se retour-naient sur notre passage. Sans doute ä cause du complet mauve de mon pere, de sa chemise vert Kentucky et de ses éternelles chaus-sures ä guéfrés^astrakan. Je souhaitais qu'un agent de police nous interpellat. Je me serais expliqué une fois pour toutes avec les Frangais : j'aurais répété inlassablement que depuis vingt ans nous étions pervertis par ľun des leurs, un Alsacien. II affirmait que le juif n existerait pas si les goyes ne daignaient lui préter attention. II f aut done atfirer leurs regards aux moyens ďetofféš bariolees. Cest pour nous, juifs, une question de vie ou de mort. Le proviseur du lycée nous regut dans son bureau. II parut douter que le fils d'un pareil métěque eüt le désir de s'inscrire en Lettres supérieures. Son fils ä lui — M. le proviseur était fier de son fils — avait travaillé d'arra- 68 che-pied sur le Maquet-et-Rogerl pendant toutes les vacances. J'eus en vie de répondre au proviseur que, malheureusement, j'étais juif. Par consequent : toujours premier en classe. Le proviseur me tendit une anthologie des orateurs grecs, me demanda d'ouvrir le livre au hasard et je dus lui commenter un passage d'Eschine. Je m'exécutai avec brio. Je poussai la délicatesse jusqu'a traduire ce texte en latin. f Le proviseur s'étonna. Ignorait-il la viva-cité, l'intelligence juives? Oubliait-il que nous avions donné de trěs grands écrivains ä la France : Montaigne, Racine, Saint-Simon, Sartre, Henry Bordeaux, René Bazin, Proust, Louis-Ferdinand Celine... II m'inscrivit aus-sitôt en khägne^/ — Je vous felicite, Schlemilovitch, me dit-il ďune voix émue. Quand nous fümes sortis du lycée, je reprochjri a mon pere son humilité, son onetúosité de rahat-loukoum face au proviseur. 1. Grammaire latine. 69 — A-t-on idée de jouer ä la bayadere dans le bureau ďun fonctionnaire frangais ? J'excu-serais vos yeux de velours et votre obséquio-sité si vous étiez en presence d'un bourreau S.S. qu'il faudrait charmer! Mais vous livrer ä vos danses du ventre devant ce brave homme! II n'allait pas vous manger, que diable! Tenez, moi, je vais vous faire souf-frir! Je me mis brusquement ä courir. II me suivit jusqu'au Tourny, il ne me demanda merne pas de m'arréter. Quand il fut ä bout de souffle, il crut sans doute que j'allais profiter de son épuisement et lui fausser compagnie pour toujours. II me dit : — Un bon petit footing, c'est tonique... Nous aurons meilleur appétit... Ainsi, il ne se défendait pas. II rusait avec le malheur, il tentait de ľapprivoiser. L'habi-tude des pogroms, sans doute. Mon pere s'épongeait le front avec sa cravate de daim rose. J'ai rassuré ce gentil clown. Comment pouvait-il croire que j'allais l'abandonner, le laisser seul, désarmé, dans cette ville de haute tradition, dans cette nuit distinguée qui sen- 70 If tait le vieux vin et le tabac anglais ? Je l'ai pris par le bras. C'était un chien malheureux. Minuit. J'entrouvre la fenétre de notre chambre. L'air de cet été, Stranger on the shore, monte jusqu'ä nous. Mon pere me dit : — II doit y avoir une boite de nuit dans les environs. — Je ne suis pas venu ä Bordeaux pour jouer les jolis cceurs. De toute fagon, atten-dez-vous ä du menu fretin : deux ou trois rejetons dégénérés de la bourgeoisie borde-laise, quelques touristes anglais... v^íÄ-fe-^ II énníe un smoking bleu ciel. Je noue devant la glace une cravate de chez Sulka. Nous plongeons dans une eau douceätre, un orchestre sud-américain joue des rumbas. Nous nous asseyons ä une table, mon pere commande une bouteille de pommery, il allume un cigare Upman. J'invite une < Anglaise brune aux yeux verts. Son visage me rappelle quelque chose. Elle sent bon le cognac. Je la serre contre moi. Aussitôt des noms poisseux sortent de sa bouche : Eden 71 Rock, Rampoldi, Balmoral, Hotel de Paris : nous nous sommes rencontres ä Monte-Carlo. J'observe řnon pere par-dessus les épaules de ľAnglaise. II sourit, il me fait des signes de complicité. II est touchant, il voudrait certai-nement que j'épouse une héritiěre slavo-argentine mais, depuis mon arrivée ä Bordeaux, je suis amoureux de la Sainte Vierge, de Jeanne ď Arc et ď Alienor ď Aquitaine. Je tente de le lui expliquer jusqu'ä trois heures du matin mais il fume cigare sur cigare et ne m'écoute pas. Nous avons trop bu. Nous nous sommes endormis ä ľaube. Bordeaux était sillonné de voitures ä haut-parleurs : « Campagne de dératisation, Campagne de dératisation. Distribution gratuite de produits raticides, distribution gratuite de produits raticides. Veuillez vous presenter ä la voiture, s'il vous plait. Habitants de Bordeaux, Campagne de dératisation... Campagne de dératisation... » Nous marchons, mon pere et moi, dans les rues de la ville. Les voitures débouchent de tous les côtés et se précipitent sur nous avec un bruit de sirěnes. Nous nous cachons sous 72 des portes cochěres. Nous étions ďénormes rats d'Amérique. II a bien fallu que nous nous quittions. La veille de la rentrée des classes, j'ai jeté pele-méle ma garde-robe au milieu de la chambre : cravates de Sulka et de la via Condotti, pullovers de cashmere, écharpes de Doucet, costumes de Creed, Canette, Bruce O'lofson, O'Rosen, pyjamas de Lanvin, mouchoirs d'Henri ä la Pensée, ceintures de Gucci, chaussures de Dowie and Marshall... — Tenez! dis-je ä mon pere, vous empor-terez tout cela ä New York en souvenir de votrefils. Désormais, le beret et la blouse gris mäčhef er de la khägne me protégeront contre moi-méme. Je renonce aux Craven et aux Khédive. Je fumerai du tabac gris. Je me suis fait naturaliser frangais. Me voici definitive- ' ment assimilé. Vais-je entrer dans la catégorie des juifs militaristes, comme Dreyfus et Stro-heim? Nous verrons. Dans ľimmédiat, je prepare l'École normale supérieure comme 73 Blum, Fleg et Henri Franck. II aurait été maladroit de viser tout de suite Saint-Cyr. Nous avons pris un dernier gin-fizz au bar du Splendid. Mon pere portait sa tenue de voyage : une casquette de velours grenat, un manteau d'astrakan et des mocassins en crocodile bleu. Aux lěvres, son Partagas. Des lunettes noires cachaient ses yeux. II pleurait, je m'en étais apercu ä ľintonation de sa voix. Sous le coup de ľémotion, il oubliait la langue de ce pays et bredouillait quelques mots d'anglais. — Vous viendrez me rendre visitě ä New York ? me demanda-t-il. — Je ne crois pas, mon vieux. Je vais mourir d'ici peu. Juste le temps de réussir le concours de ľEcole normale supérieure, premiere phase de ľassimilation. Je vous pro-mets que votre petit-fils sera maréchal de France. Oui, je vais essayer de me reproduire. Sur le quai de la gare, je lui ai dit : — N'oubliez pas de m'envoyer une carte postale de New York ou d'Acapulco. II m'a serré dans ses bras. Quand le train est parti, mes projets de Guyenne me sem-blaient dérisoires. Pourquoi n'avais-je pas 74 suivi ce complice inespéré? A nous deux, nous aurions eclipse les Marx Brothers. Nous improvisons desviaceííes grotesques et lar-moyantes devant le public. Schlemilovitch pere est un gros monsieur qui s'habille de costumes multicolores, Schlemilovitch fils ne pense qu'ä ridiculiser Schlemilovitch pere. Les enfants apprécient beaucoup ces deux clowns. Surtput quand Schlemilovitch fils fait un drotine-pied a Schlemilovitch pere et que ce dernier tombe la tete la premiere dans une cuve de goudron. Ou encore lorsque Schlemilovitch fils tire le bas de ľéchelle et provoque ainsi la chute de Schlemilovitch pere. Ou lorsque Schlemilovitch fils met sournoise-ment le feu aux větements de Schlemilovitch pere, etc. Schlemilovitch pere et Schlemilovitch fils ne se ressemblent pas : le premier traiiie un physique de poussah abyssin, au second le costume de S.S. sied ä ravir. II le porte souvent, tandis que Schlemilovitch pere se déguise en rabbin. Les deux clowns parodient alors un intérřbgatoire, leur numero favori. lis passent actuellement ä Médrano, aprěs une tournée en AUemagne. Schlemilovitch 75 pere et Schlemilovitch fils sont des vedettes trěs parisiennesj mais ils préfěrent au public distingué celui des cinemas de quartier et des cirques de province. Je regrettai aměrement le depart de mon pere. Pour moi commengait ľäge adulte. Sur le ring, il ne restait qu'un seul boxeur. II s'envoyait des directs ä lui-méme. Bientôt il s'écroulerait. En attendant, aurais-je la chance de capter — ne füt-ce qu'une minute — ľattention du public ? II pleuvait comme tous les dimanches de la rentrée des classes, les cafés brilíaient plus fort qu'ä ľordinaire. Sur le chemin du lycée je me jugeais bien présomptueux : un jeune homme juif et frivole ne peut brusquement „ prétendre ä^ cette/ténáčite que clmiěre aux bóursíérs de ľÉtat leur ascendance terrienne. Je me rappelai ce qu'écrit mon vieil.ami Seingalt au chapitre xi du tome III de ses Mémoires :« Une nouvelle carríěre va s'ouvrir pour moi. La fortune me favorisait encore. J'avais tous les moyens necessaires pour 76 seconder ľaveugle déesse, mais il me man-quait une qualité essentielle, la constance. » Pourrai-je vraiment devenir normalien ? Fleg, Blum et Henri Franck devaient avoir une goutte de sang breton. Je montai au dortoir. Je n'avais jamais fréquenté ďinstitution laíque depuis le cours Hattemer (les colleges suisses dans lesquels m'inscrivait ma mere étaient tenus par des jésuites). Je m'étonnai done qu'il n'y eüt pas de Salut. Je fis part de cette inquietude aux internes qui se trouvaient lä. Ils éclatěrent de rire, se moquěrent de la Sainte Vierge et m'injurierent dans un dialecte épouvantable qui valait bien le yiddish. (Plus tard, j'appris qu'il s'agissait de ľargot utilise couramment en khägne.) lis me conseillěrent ensuite de cirer leurs chaussures, sous pretexte qu'ils étaient arrives ici avant moi. Mes objections se répartirent en trois points : 1° Je ne voyais pas pourquoi ils avaient manqué de respect ä la Sainte Vierge. 2° Je ne doutais pas qu'ils fussent arrives ici « avant moi », ľimmigration juive dans le Bordelais n'ayant commence qu'au xve siěcle. 77 J'étais juif. lis étaient gaulois. lis me persécu-taient. 3° Je ne comprenais pas leur dialecte. Au cas ou ils continueraient ä ľemployer devant moi, je considérerais ceci comme une impoli-tesse et serais oblige de leur parier dans un esperanto ä la portée de tout le monde : les poings. Deux gargons s'avancerent pour parlemen-ter. Un démocrate-chrétien et un juif borde-lais. Le premier me chuchota qu'on ne devait pas trop parier de la Sainte Vierge ici parce qu'il désirait un rapprochement avec les étu-diants ďextréme gauche. Le second m'accusa d'etre «un agent provocateur». Le juif, ďailleurs, qa n'existait pas, c'était une invention des Aryens, etc., etc. J'expliquai au premier que la Sainte Vierge valait bien qu'on se fächät pour eile avec tout le monde. Je lui signalai la complete cfesap- " probation de saint Jean de la Croix et de Pascal quant ä ľorictuosité de son catholi-cisme. J'ajoutai que, de toute fagon, ce n'était pas ä moi, juif, de lui donner des cours de catéchisme. 78 Les declarations du second me remplirent d'une infinie tristesse : les goyes avaient réussi un beau lavage de cerveau. Tous se le tinrent pour dit et me mirent en quarantaine. Adrien Debigorre, notre professeur de Let-pces, portait une barbe, imposante, Une redih-gote noire, et son piéd-bot: lui valait les sarcasmes des lycéens. Ce curieux personnage avait été l'ami de Maurras, de Paul Chack et de Mgr Mayol de Lupe; les auditeurs francais se souviennent certainement des «ICauseries au coin du feu » que Debigorre pronongait ä Radio-Vichy. En 1942, il fait partie de ľentourage ď Abel Bonheur, ministře de l'Éducation nationale. II s'indigne lorsque Bonheur, costume en Anne de Bretagne, lui declare d'une petite voix equivoque : « S'il y avait une princesse en France, il faudrait la pousser dans les bras d'Hitler », ou lorsque le ministře lui vante le « charme viril» des S.S. II finit par se brouiller avec Bonheur et le surnomme « la 79 Gestapette », ce qui fait beaucoup rire Pétain. Retire dans les iles Minquiers, Debigorre tente de grouper autour de lui des commandos de pécheurs pour résister aux Anglais. Son anglophobie égalait celie d'Henri Béraud. Enfant, il avait solennellement promis ä son pere, un lieutenant de vaisseau malouin, de ne jamais oublier le « coup » de Trafalgar. On lui préte cette phrase lapidaire au moment de Mers el-Kébir : « lis le paieront! » II avait entretenu, pendant l'Qccupation, une corres-pondance volumineiise avec Paul Chack, dont il nous lisait des passages. Mes condisciples ne perdaient pas une occasion de ľhumilier. Au debut de son cours, ils se levaient et entonnaient : « Maréchal, nous voilä! » Le tableau noir était couvert de francisques et de photographies de Pétain. Debigorre parlait sans que personne lui prétät attention. Sou-vent, il prenait sa tete ä deux mains et sanglotait. Un khägneux nommé Gerbier, fils de colonel et president de l'U.N.E.H. (Union nationale des étudiants humanistes), s'écriait alors : « Adrien pleure! » Tous riaient ä gorge déployée. Sauf moi, bien entendu. Je décidai d'etre le garde du corps de ce pauvre 80 homme. En dépit de ma récente tuberculose, je pesais quatre-vingt-dix kilos, mesurais un metre quatre-vingt-dix-huit, et le hasard m'avait fait naitre dans un pays de culs-bas. Je commengai par fendre ľarcade sourci-liěre de Gerbier. Cette delicate attention de ma part radoucit ľhumaniste. Un certain Val-Suzon, fils de notaire et membre des jeunes-ses communistes, me qualifia de « nazi ». Je lui brisai trois vertebres en souvenir du S.S. Schlemilovitch, mort sur le front russe ou pendant l'offensive von Rundstedt. Restait ä mater quelques autres petits Gau-lois : Chatel-Gérard, Saint-Thibault, La Rochepot, résolument trotskystes. Je m'y employai. Désormais, ce fut moi et non plus Debigorre qui lus Maurras, Chack, Béraud au debut des cours. On se méfiait de mes reactions violentes, on entendait les mouches voler, la terreur juive régnait et notre vieux maitre avait retrouvé le sourire. Apres tout, pourquoi mes condisciples pre-naient-ils des airs dégoutés ? 81 Maurras, Chack et Béraud ne ressem-blaient-ils pas ä leurs grands-pěres ? J'avais ľextréme gentillesse de leur faire découvrir les plus sains, les plus purs de leurs compatriotes et ces ingrats me traitaient de « nazi »... A^cVc . g— Faisons-leur étudier les romanciers du térroir, proposai-je ä Debigorre. Touš ces petits dégénérés ont besoin de se pencher sur les vertus de leurs pereš. Cela les changera de Trotsky, Kafka et autres tziganes. D'ailleurs ils n'y comprennent rien. II faut avoir deux mille ans de pogroms derriěre soi, mon eher Debigorre, pour aborder ces auteurs. Si je m'appelais, Val-Suzon, ie ne montrerais pas une telle oútrécuidancé! Je me contenterais d'explorer la province, de m^aÉréover aux fontaines fran^aises! Tenez : pendant le premier trimestre, nous leur parlerons de votre ami Béraud. Ce Lyonnais me semble tout ä fait approprié. Quelques explications de tex-tes concernant Les Lurons de Sabolas... Nous enchainerons avec Eugene Le Roy : Jacquou 82 le Croquant et Mademoiselle de La Ralphie leur révéleront les beautés du Périgord. Petit détour en Quercy grace ä Léon Cladel. Un séjour en Bretagne sous la protection de Charles Le Goffic. Roupnel nous entrainera du côté de la Bourgogne. Le Bourbonnais n'aura plus de secrets pour nous aprěs La Vie d'un simple, de Guillaumin. Alphonse Daudet et Paul Arěne nous feront humer les parfums de Provence. Nous évoquerons Maurras et Mistral! Au second trimestre nous jouirons de ľautomne tourangeau en compagnie de René Boylesve. A vez-vous lu L'Enfant á la balustrade ? Remarquable! Le troisiěme trimestre sera consaeré aux romans psychologi-ques du Dijonnais Édouard Estaunié. Bref, la France sentimentale! Étes-vous satisfait de mon programme ? La belle khagne que nous allons former, vous et moi!""" Debigorre souriait, me serrait convulsive-ment les mains. II me disait : — Schlemilovitch, vous étes un vrai came-lot du Roi! Ah ! si touš les petits Frangais de souche vous ressemblaient! 83 Debigorre m'invite sou vent chez lui. II habite une chambre encombrée de livres et de paperasses. Aux murs les photographies jau-nies de quelques énerguměnes : Bichelonne, Hérold-Paquis, les amiraux Esteva, Darlan et Platon. Sa vieille gouvernante nous seit le thé. Vers onze heures du soir, nous prenons un aperitif sur la terrasse du Café de Bordeaux. Nous nous écoutons monologuer. La premiere fois, je ľai beaucoup étonné en lui parlant des habitudes de Maurras et de la barbe de Pujo.j« Mais vous n'étiez pas né, Raphael! » Debigorre pense qu'il s'agit d'un phénoměne de métempsycose et qu'au cours ďune vie antérieure j'ai été un maurrassien farouche, un Frangais cent pour cent, un Gaulois inconditionnel double d'un juif col-labo. « Je faisais confiance ä Abetz, me lamentais-je. Je lui proposais la creation d'une Waffen S.S. juive! d'une légion des volontai-res juifs contre le bolchevisme, la L.V.J.! Lui et Stülpnagel se sont dégonflés au dernier moment. Sous l'influence d'Heydrich sans doute! De ce juif immonde! Oui, Heydrich était juif, inutile de le cacher plus longtemps. 84 II ne tenait pas ä partager avec ses frěres de race le privilege de la Collabo! II se réservait ä lui seul le droit de singer les S.S.! II voulait faire bande ä part. Quand il a su qu'un certain Schlemilovitch cherchait ä convertir touš les juifs en citoyens ä part entiěre du IIP Reich, il a pris des mesures! Déconseillé formelle-ment ä Abetz de m'écouter! Supplié Stülpnagel de me bouder. Alors je me suis adressé ä Darnand! Bien gentil, Darnand, mais... » Debigorre, que mes discours rajeunissaient de vingt ans, s'écrie : « Ah! Raphael, j'aurais voulu que vous fussiez ä Bordeaux, juin 1940! Le beau spectacle! Imaginez! un ballet effréné! Des messieurs avec barbes et redingotes noires ! des universitaires! Ce pauvre Leon Brunschvicg, par exemple! des ministres de la ré-pu-bli-que, Mandel, Herriot, Reynaud, Blum! Ils papotent! Ils font de grands gestes! On entend chanter Réda Caire, Maurice Chevalier, mais pata-tras! des types blonds, le torse nu, font irruption au Café du Commerce! Se livrent ä un jeu de massacre! Les messieurs barbus sont projetés au plafond! Pauvre Brunschvicg ! S'écrasent contre les murs, les rangées 85 ďapéritifs! Barbotent dans Ie Pernod, le cräne ouvert par des tessons de bouteilles! La patronne de ľétablissement, qui s'appelle Marianne, court de-ci de-lä. Pousse de^petits cris ! C'est une vieille putain! la güBuse ! Elle perd ses jupes! Elle est abattue par une rafale de mitraillette! Caire et Chevalier se sont tus! Les jeunes gens responsables de ce Grand Guignol contemplent le tas de redingo-tes sanglantes en écoutant gravement Wagner! Quel spectacle, Raphael, pour des esprits avisés comme nous! quelle vengeance!... » Je finis par me lasser de mon role de garde-chiourme. Puisque mes condisciples ne veu-lent pas admettre que Maurras, Chack et Béraud sont des leurs, puisqu'ils dédaignent Charles Le Goffic et Paul Arěne, nous leur parlerons, Debigorre et moi, de certains aspects plus universels du « génie frangais » : truculerice. e,t gaúloisíerie, beauté du classi-cisme, pertinence des moralistes, ironie vol-tairienne, finesse du román ďanalyse, tradi- 86 tion héro'ique, de Corneille ä Georges Berna-nos. Debigorre renäcle au sujet de Voltaire. Ce bourgeois « frondeur » et antisemité me dégoůte également, rnais, si nous ne le men-tionnons pas dans notre Panorama du génie frangais, on nous accusera de pártiálíťé. « Soyons raisonnables, dis-je ä Debigorre. Vous savez trěs bien que je préfěre Joseph de Maistre. Faisons un effort quand méme pour parier de Voltaire. » Saint-Thibault joue de nouveau la forte téte, au cours d'une^de nos conferences. Une remarque malencoritreuse de Debigorre : « La grace toute frangaise de ľexquise Mme de La Fayette » fait bondir d'indignation mon camarade. — Quand cesserez-vous de répéter : le « génie frangais », cela est « essentiellement frangais », « les traditions frangaises », « nos écrivains frangais » ? rugit ce jeune Gaulois. Mon maitre Trotsky disait que la Revolution n'a pas de patric.. — Mon petit Saint-Thibault, répliquai-je, vous me tapez sur les nerfs. Vous avez de trop grosses joues, le sang trop épais pour que le nom de Trotsky dans votre bouche ne soit un 87 blaspheme! Mon petit Saint-Thibault, votre arriěre-grand-oncle Charles Maurras écrivait qu'on ne peut pas comprendre Mme de La Fayette ni Chamfort si on n'a pas labouré pendant mille ans la terre de France! A mon tour de vous dire ceci, mon petit Saint-Thibault : il faut mille ans de pogroms, ďautbdafěs et de ghettos pour comprendre le moindre paragraphe de Marx ou de Brons-tein... BRONSTEiN, mon petit Saint-Thibault et pas Trqtsky comme vous le dites si élégam-ment! Bouclež-la définitivement, mon petit Saint-Thibault, ou je... L'association des parents d'éleves s'indi-gna, le proviseur me convoqua dans son bureau : — Schlemilovitch, me dit-il, MM. Gerbier, Val-Suzon et La Rochepot ont depose une plainte contre vous pour coups et blessu-res infligés ä leurs fils. Cest trěs bien de défendre votre vieux professeur mais de la ä se conduire comme un goujáťT... Savez-vous que Val-Suzon est hospitalise ? Que Gerbier 88 et La Rochepot souffrent de troubles audio-visuels? Des khägneux ďélite! La prison, Schlemilovitch, la prison! Et ďabord vous quitterez le lycée ce soir méme! — Si ces messieurs veulent me trainer devant les tribunaux, lui dis-je, je m'expli-querai une fois pour toutes. On me f era beaucoup de publicite. Paris n'est pas Bordeaux, vous savez. A Paris, on donne toujours raison au pauvre petit juif et jamais aux brutes aryennes! Je jouerai ä la perfection mon role de persecute. La Gauche organisera des meetings et des manifestations et, croyez-moi, il sera de trěs bon ton de signer un manifeste en faveur de Raphael Schlemilovitch. Bref, ce scandale nuira considérablement ä votre avan-cement. Réfléchissez-y bien, monsieur le proviseur, vous vous attaquez ä forte partie. J'ai ľhabitude de ce genre d'affaire. Rappelez-vous le capitaine Dreyfus et, plus récemment encore, le remue-ménage cause par Jacob X, un jeune déserteur juif... On raffole de nous ä Paris. On nous donne toujours raison. On nous excuse. On passe ľéponge. Que voulez-vous, les structures morales ont f outu le camp depuis la derniere guerre, que dis-je, depuis 89 le Moyen Age! Rappelez-vous cette belle coutume franchise : touš les ans ä Päques, le comte de Toulouse giflant en grande pompe le chef de la communauté juive, et ce dernier le suppliant : « Encore une, monsieur le comte! Encore une ! Avec le pommeau de votre épée! Pourfendez-moi done! Arrachez-moi les viscěres! Piétinez mon cadavre! » Heureuse époque! Comment mon ancétre le juif de Toulouse aurait-il pu imaginer que je briserais les vertěbres d'un Val-Suzon ? crěve-rais ľoeil d'un Gerbier, d'un La Rochepot ? Chacun son tour, monsieur le proviseur! La vengeance est un plat que l'on mange froid! Et ne croyez surtout pas ä mon repentir! Vous transmettrez de ma part aux parents de ces jeunes gens mon regret de ne les avoir pas massacres! Pensez done! le ceremonial des assises! Un jeune juif bleme et passionné declarant qu'il voulait venger 1'injure faite réguliěrement par le comte de Toulouse ä ses ancétres! Sartre rajeunirait de plusieurs siě-cles pour me défendre! On me porterait en triomphe de l'Étoile ä la Bastille! Je serais sacré prince de la jeunesse franchise! — Vous étes repugnant, Schlemilovitch, 90 repugnant! Je ne veux pas vous entendre une minute de plus. — Cest cela, monsieur le proviseur! Repugnant! — Je vais avertir immédiatement la police! — Pas la police, monsieur le proviseur, mais la gestapo, s'il vous plait. Je quittai le lycée définitivement. Debi-gorre fut consterné de perdre son meilleur élěve. Nous nous vimes deux ou trois fois au Café de Bordeaux. Un dimanche soir, il ne vint pas au rendez-vous. Sa gouvernante m'apprit qu'on ľavait emmené dans une maison de santé d'Arcachon. On m'interdit formellement de lui rendre visitě. Seuls les membres de sa famille pouvaient le voir une fois par mois. Je sus que mon vieux maitre m'appelait chaque nuit ä son secours, sous pretexte que Leon Blum le poursuivait d'une haine implacable. II m'envoya, par l'entremise de sa gouvernante, un message griffonné ä la häte : « Raphael, sauvez-moi. Blum et les au třes ont 91 decide ma mort. Je le sais. La nuit, ils se glissent dans ma chambre, comme des reptiles. Ils me nálŕgtíenť. tis me menacent a vec des couteaux de boucher. Blum, Mandel, Zay, Salengro, Dreyfus et les autres. Ils veulent me dépecěrf Je vous en supplie, Raphael, sauvez-moi. » Je n'ai plus recu de nouvelles de lui. II faut croire que les vieux messieurs jouent un role capital dans ma vie. Quinze jours aprěs mon depart du lycée, je dépensais mes derniers billets de banque au restaurant Dubern quand un homme prit place ä une table voisine de la mienne. Son monocle et son long fume-cigarette de jade attirěrent mon attention. II était complěte-ment chauve, ce qui ajoutait ä sa physionomie une note inquiétante. Au cours du repas, il ne cessa de me regarder. II appela le maitre ďhôtel en faisant un geste insolite : on aurait dit que son index tracait une arabesque dans ľair. Je le vis écrire quelques mots sur une carte de visitě. II me désigna du doigt et le 92 maitre d'hôtel vint m'apporter le petit carré blane, oü je lus : LE VICOMTE CHARLES LÉVY-VENDÔME animateur, désire faire votre connaissance. II s'assit vis-ä-vis de moi. — Je vous demande pardon pour mes fagons cavaliěres mais j'entre toujours par effraction dans la vie des gens. Un visage, une expression suffisent pour conquérir ma Sympathie. Votre ressemblance avec Gregory Peck m'impressionne beaucoup. A part cela, quelles sont vos raisons sociales ? II avait une belle voix grave. — Vous me raconterez votre vie dans un endroit plus tamisé. Que diriez-vous du Morocco ? me proposa-t-il. Au Morocco la piste de danse était deserte, bien que les haut-parleurs diffusassent quelques guarachas endiablées de Noro Morales. Décidément l'Amérique latine avait la cote dans le Bordelais, cet automne-lä. 93 — Je viens de me faire renvoyer du lycée, lui expliquai-je. Coups et blessures. Je suis une petite frappe : juive de surcroit. Je m'ap-pelle Raphael Schlemilovitch. — Schlemilovitch ? Tiens, tiens! Raison de plus pour nous entendre! J'appartiens moi-méme ä une trěs ancienne famille juive du Loiret! Mes ancétres étaient de pere en fils bouffons des dues de Pithiviers. Votre biogra-phie ne m'intéresse pas. Je veux savoir si vous cherchez ou non du travail. — J'en cherche, monsieur le vicomte. — Eh bien, voilä. Je suis animateur. J'anime. J'entreprends, j'échafaude, je combine... J'ai besoin de votre concours. Vous étes un jeune hommje lout ä fait comme il f aut. Belie préstance, yeux de velours, sourire américain. Autre chose : ne vous fiez pas aux apparences, le baron de Charlus n'est pas mon cousin et je vous assure děs ä present de ma vivace hétérosexualité. Parlons en homines. Que pensez-vous des Franchises ? — Mignonnes. — Et encore ? — On pourrait en faire de trěs belles putains! 94 — Admirable! J'aime la maniere dont vous le dites! Maintenant, cartes sur table, Schlemilovitch! Je travaille dans la ťŕáite des blanches!. II ,se „trouve que la Francaise est bienčótée eri bourse. Fournissez-moi la mar-chandise. Je suis trop vieux pour me charger de ce travail. En 1925, ca allait tout seul, mais aujourd'hui, si je veux plaire aux femmes, je les oblige ä f úmer préalablement de ľopium. Qui aurait pu penser que le jeune et séduisant Lévy-Vendôme se métamorphoserait en satyre, au détour de la cinquantaine ? Vous, Schlemilovitch, vous avez du temps devant vous, profjtez-en! Utilisez vos atouts naturels et débauchez les petites Aryennes. Ensuite, vous écrirez vos Mémoires. Cela s'appellerait « Les Déracinées » : l'histoire de sept Franceses qui n'ont pu résister au charme du juif Schlemilovitch et se sont retrouvées, un beau jour, pensionnaires de bordels orientaux ou sud-américains. Moratité : il ne f allait pas écquter ce juif suborneur mais rester dans les frais afpágés ét les verts bocages. Vous dédie-rez ces Mémoires ä Maurice Barrěs. — Bien, monsieur le vicomte. — Au travail, mon garcon! Vous allez 95 partir lllico fen Haute-Savoie. J'ai re?u une commande de Rio de Janeiro : « Jeunenion-.„ tagnarde franchise. Brune. Bien chárpéntée. » Ensuite, la Normandie. Cette fois-ci, la commande me vient de Beyrouth : « Franchise distinguée dont les ancétres auraient fait les croisades. Bonne aristocratie provinciate. » II s'agit certainement d'un vicieux dans notre genre! Un emir qui veut se venger de Charles Martel... — Ou de la prise de Constantinople par les croisés... — Si vous voulez. Bref, j'ai trouvé ce qu'il lui f aut. Dans le Calvados... Une jeune femme... Excellente noblesse ďépée! Chateau xvire siěcle! Croix et fer de lance sur champ d'azur avec fleurons. Chasses ä courre! A vous de jouer, Schlemilovitch! Pas une minute ä perdre! II y a du pain sur la planche! II faut que les enlevements se fassent sans effusion de sang. Venez prendre un dernier verre chez moi et je vous accompagne ä la gare. L'appartement de Lévy-Vendôme est meu-blé Napoleon HI. Le vicomte me fait entrer dans sa bibliothěque. — Regardez toutes ces belles reliures, me 96 dit-il, la bibliophilie est mon vice secret. Tenez, je prends un volume au hasard : un traité sur les aphrodisiaques par René Descartes. Des apocryphes, rien que des apocry-phes... J'ai réinventé ä moi seul toute la littérature franchise. Voici les lettres d'amour de Pascal ä MUe de La Valliěre. Un conte licencieux de Bossuet. Un érotique de Mme de La Fayette. Non content de débaucher les femmes de ce pays, j'ai voulu aussi prostituer toute la littérature franchise. Transformer les heroines de Racine et de Marivaux en putains. Junie faisant de plein gré l'amour avec Néron sous ľceil horrifié de Britannicus. Andromaque se jetant dans les bras de Pyrrhus děs leur premiere rencontre. Les comtesses de Marivaux revétant les habits de leurs soubrettes et leur empruntant leur amant pour une nuit. Vous voyez, Schlemilovitch, que la traite des blanches ne m'empé-che pas d'etre un homme de culture. Cela fait quarante ans que je rédige des apocryphes. Que je m'emploie ä déshonorer leurs plus illustres écrivains. Prenez-en de la graine, Schlemilovitch! La vengeance, Schlemilovitch, la vengeance! 97 La place de ľétoile. 4. Plus tard, il me présente Mouloud et Mustapha, ses deux hommes de main. — lis seront ä votre disposition, me dit-il. Je vous les enverrai děs que vous me le demanderez. On ne sait jamais avec Ies Aryennes. Quelquefois il f aut se montrer violent. Mouloud et Mustapha n'ont pas leur égal pour rendre dociles les esprits les plus indisciplines — anciens Waffen S.S. de la Legion nord-africaine. Je les ai connus chez Bonny et Laffont, rue Lauriston, du temps ou j'étais le secretaire de Joanovici. Des types épatants. Vous verrez! Mouloud et Mustapha se ressemblent comme deux jumeaux. Méme visage couture. Méme nez cassé. Méme rictus ínquiétant. lis me témoignent tout de suite la plus vive amabilité. Lévy-Vendôme m'accompagne ä la gare Sain t-Jean. Sur le quai, il me tend trois liásses de billets de banque : — Vos frais personnels. Téléphonez-moi pour me mettre au courant. La vengeance, Schlemilovitch! La vengeance! Soyez impi-toyable, Schlemilovitch! La vengeance! La... — Bien, monsieur le vicomte. Ill Le lac d'Annecy est romantique mais un jeune homme qui travaille dans la traite des blanches évitera de pareilles pensées. Je prends le premier car pour T., un chef-lieu de canton que j'ai élu au hasard, sur la carte Michelin. La route monte, les virages me donnent la nausée. Je me sens pres d'oublier mes beaux projets. Le goüt de l'exotisme et le désir de me refaire les pou-mons en Savoie surmontent bientôt mon découragement. Derriěre moi, quelques mili-taires chantent : « Les montagnards sont la » et je leur préte un instant ma voix. Ensuite, je caresse le velours de mon pantajon ä grosses côtes, contemple mes godillots et ľalpenstock achetés d'occasion dans une échoppe du vieil Annecy. La tactique que je me propose ďadopter est la suivante : ä T., je me ferai 99 passer pour un jeune alpiniste inexpérimenté, ne connaissant la montagne que ďaprěs ce qu'en écrit Frison-Roche. Si je montre du doigté, on me trouvera bientôt sympathique, je pourrai m'introduire chez les indigenes et repérer sournoisement une jeune fille digne d'etre exportée au Brésil. Pour plus de sureté, j'ai decide ďusurper ľidentité bien francaise de mon ami Des Essarts. Le nom de Schlemi-lovitch sent le roussi. Ces sau vages ont certai-nement entendu parier des juifs au temps oú la Milice infestait leur province. Surtout ne pas éveiller leur suspicion. Étouffer ma curio-sité ďethnologue, facon Lévi-Strauss. Les Savoyards sont plus malins que les Indiens du Parana. Ne pas considérer leurs filles avec des regards de maquignon, sinon ils devineront mon ascendance Orientale. Le car s'arréte devant ľéglise. J'endosse mon sac de montagne, fais sonner mon alpenstock sur le pavé et marche d'un pas ferme jusqu'ä ľhôtel des Trois Glaciers. Le lit de cuivre et le papier ä f leurs de la chambre 13 me conquiěrent tout de suite. Je telephone ä Bordeaux pour informer Lévy-Vendôme de mon arrivée et sifflote un menuet. 100 Au debut, je notai un remous pármi les autochtones. Ils s'inquiétaient de ma haute taille. Je savais ďexpérience que celle-ci fini-rait par jouer en ma faveur. Lorsque je franchis pour la premiere fois le seuil du Café Municipal, ľalpenstock ä la main et les crampons ä la semelle, je sentis tous les regards me jauger. Un metre quatre-vingt-dix-sept, dix-huit, dix-neuf, deux metres ? Les paris étaient ouverts. M. Gruffaz, le boulanger, tomba juste et rafla tous les enjeux. II me témoigna aussitôt une trěs vive Sympathie. M. Gruffaz avait-il une fille ? Je le saurais bientôt. II me présenta ä ses amis, le notaire Forclaz-Mani-got et le pharmacien Petit- Savarin. Les trois hommes me proposěrent un marc de pommes qui me fit tousser. Ensuite, ils me dirent qu'ils attendaient le colonel en retraite Aravis pour une partie de belote. Je leur demandai la permission de me joindre ä eux, en bénissant Lévy-Vendôme de m'avoir appris la belote, juste avant mon depart. Je me rappelais sa remarque pertinente : « Faire la traite des 101 blanches, et particuliěrement la traite des petites Franchises de province, n'a den d'exaltant, je vous préviens tout de suite. II faut que vous preniez des habitudes de representant de commerce : la belote, le biliard et ľapéritif sont les meilleurs moyens d'infiltra-tion. » Les trois hommes me demanděrent la raison de mon séjour ä T. Je leur expliquai, comme prévu, que j'étais un jeune aristocrate frangais passionné ďalpinisme, un boy-scout de bonne famille facon Simone de Beauvoir et Guy de Larigaudie. — Vous allez plaire au colonel Aravis, me confia Forclaz-Manigot. Aravis est un type épatant. Ancien chasseur alpin. Amoureux des cimes. Un fanatique des cordées. II vous conseillera. Le colonel Aravis apparait et me considěre des pieds ä la tete, en pensant ä mon avenir dans les chasseurs alpins. Je lui donne une vigoureuse poignée de main et claque les talons. — Jean-Francois Des Essarts! Enchanté, mon colonel! — Beau gaillard! prestance et sang bleu. 102 Bon pour le service! décrěte-t-il aux trois autres. II se fait paternel : — Je crains, jeune homme, que le temps ne nous permette pas de mener ä bien les quelques exercices de varappe au cours des-quels je me serais rendu compte de vos facultas! Tant pis, partie remise! En tout cas, je ferai de vous un montagnard aguerri. Vous me paraissez bien dispose. Cest ľessentiel! Mes quatre nouveaux amis commencent une partie de belote. Dehors, il neige. Je m'absorbe dans la lecture de L'Écho-Liberté, le journal de la region. J'apprends qu'un film des Marx Brothers passe au cinéma de T. Nous sommes done six frěres, six juifs exiles en Savoie. Je me sens un peu moins seul. Reflexion faite, la Savoie me plaisait autant que la Guyenne. N'est-ce pas le pays d'Henry Bordeaux ? Vers seize ans, j'ai lu avec devotion Les Roquevillard, La Chartreuse du repo-soir et Le Calvaire du Cimiez. Juif apatride, j'aspirais goulüment le parfum terrien qui se 103 dégage de ces chefs-d'oeuvre. Je m'explique mal la défaveur dont souffre Henry Bordeaux depuis quelque temps. II exerga sur moi une influence determinante et je lui serai toujours fiděle. Par bonheur, je découvris chez mes nou-veaux amis des goüts identiques aux miens. Aravis lisait Sous-Offs, de Lucien Descaves, et les oeuvres du capitaine Danrit, Petit-Savarin avait un faible pour René Bažin, le boulanger Gruffaz pour Pierre Hamp. Le notaire Forclaz-Manigot, lui, faisait grand cas d'Édouard Estaunié. II ne m'apprenait rien quand il me vantait les mérites de cet auteur. Dans son Qu'est-ce que la littérature ?, Des Essarts en avait parle comme suit : «Je considěre Édouard Estaunié comme ľécrivain le plus pervers qu'il m'ait été donné de lire. A premiere vue, les personnages d'Estaunié rassurent : trésoriers-payeurs généraux, demoiselles des P.T.T., jeunes séminaristes de province; mais il ne f aut pas se fier aux apparences : ce trésorier-payeur general pos-sěde une äme de dinamitero, cette demoiselle des P.T.T. se prostitue au sortir de son travail, ce jeune seminariste est aussi sangui- 104 naire que Gilles de Rais... Estaunié a choisi de camoufler le vice sous des redingotes noires, des mantilles, voire des soutanes : un Sade déguisé en clerc de notaire, un Genet travesti en Bernadette Soubirous... » Je lus ce passage ä Forclaz-Manigot en lui affirmant que j'en étais l'auteur. II me félicita et m'invita ä diner. Pendant le repas, je regardais sa femme_ a Ja dérobée. Elle me semblait un peu mure, mais, si je ne trouvais rien d'autre, je me promis de ne pas faire la fine bouche. Ainsi, nous vivions un román d'Estaunié : ce jeune aristocrate frangais, f éru ďalpinisme, n'était qu'un juif s'occupant de la traite des blanches, cette iemme de notaire si réservée, si provinciate, se retrouverait ďici peu, si je le jugeais bon, dans une maison de passe brési-lienne. Chěre Savoie! Du colonel Aravis par exem-ple, je garderai toute ma vie un souvenir attendri. Chaque petit Frangais possěde, au fond de la province, un grand-pere de cet acabit. II en a honte. Notre camarade Sartre 105 veut oublier le docteur Schweitzer, son grand-oncle. Lorsque je visitě Gide, dans sa demeure ancestrale de Cuverville, il me répěte comme un maniaque : « Families, je vous hais! Families, je vous hais! » Seul Aragon, mon ami de jeunesse, n'a pas renié ses origines. Je lui en sais gré. Du vivant de Staline, il me disait avec fierté : « Les Aragon sont flics de pere en fils! » Un bon point pour lui. Les deux autres ne sont que des enfants dévoyés. Moi, Raphael Schlemilovitch, j'écoutais respectueusement mon grand-pere, le colonel Aravis, comme j'avais écouté mon grand-oncle Adrien Debigorre. — Des Essarts, me disait Aravis, soyez chasseur alpin, nom d'une pipe! Vous deviendrez la coqueluche des dames! Un grand gaillard comme vous! Militaire, vous feriez fureur! Malheureusement, ľuniforme des chasseurs alpins me rappelait celui de la Milice, dans lequel j'étais mort vingt ans auparavant. — Mon amour des uniformes ne m'a jamais porté chance, expliquai-je au colonel. Déjä, vers 1894, il m'a valu un proces reten- 106 tissant et quelques années de bagne ä ľile du Diable. L'affaire Schlemilovitch, vous vous souvenez ? Le colonel ne m'écoutait pas. II me regar-dait droit dans les yeux et s'écriait : — Mon petit, s'il te plait, la téte haute. Une poignée de main énergique. Surtout, évite de ricaner bétement. Nous en avons assez de voir la race franchise dégénérée. Nous voulons de la pureté. J'étais bien ému. Le chef Dar nand me donnait de semblables conseils quand nous montions ä l'assaut des maquis. Chaque soir je dresse un rapport de mes activités ä Lévy-Vendôme. Je lui parle de Mme Forclaz-Manigot, la femme du notaire. II me répond que les femmes müres n'intéres-sent pas son client de Rio. Je suis done condamné ä rester quelque temps encore dans la solitude de T. Je ronge mon frein. Rien ä espérer de la part du colonel Aravis. II vit seul. Petit-Savarin et Gruffaz n'ont pas de filles. D'autre part, Lévy-Vendôme m'inter- 107 dit formellement de faire la connaissance des jeunes villageoises sans ľentremise de leurs parents ou de leurs maris : une reputation de coureur de jupons me fermerait toutes les portes. OÜ ĽABBÉ PERRACHE ME TIRE d'aFFAIRE. Je rencontre cet ecclésiastique au cours d'une promenade dans les environs de T. Appuyé contre un arbre il contemple la nature, en Vicaire Savoyard. Je suis frappé de ľextréme bonté qui se lit sur ses traits. Nous engageons la conversation. II me parle du juif Jésus-Christ. Je lui parle d'un autre juif nommé Judas, dont Jésus-Christ a dit : « Mieux eüt valu pour cet homme-lä de ne pas naítre! » Notre entretien théologique se pour-suit jusqu'ä la place du village. Ľabbé Perrache s'attriste de ľintérét que je porte ä Judas. « Vous étes un désespéré, me dit-il grave-ment. Le péché de désespoir est le pire de touš. » J'explique ä ce saint homme que ma famille m'a envoyé ä T. pour m'oxygéner les poumons et m'éclaircir les idées. Je lui parle 108 de mon passage trop rapide dans la khägne de Bordeaux, en lui précisant que le lycée me dégoute ä cause de son atmosphere radicale-socialiste. II me reproche mon íntransígeance. « Pensez ä Péguy, me dit-il, qui partageait son temps entre la cathédrale de Chartres et la Ligue des instituteurs. II s'efforgait de presenter Saint Louis et Jeanne d'Arc ä Jean Jaurěs. II ne f aut pas étre trop exclusif, jeune homme! » Je lui réponds que je préfěre Mgr Mayol de Lupe : un catholique doit prendre les intéréts du Christ au sérieux, quitte ä s'engager dans la L.V.F. Un catholique doit brandir le sabre, quitte ä declarer comme Simon de Montfort : « Dieu recon-naitra les siens! » D'ailleurs, J'Inquisition me semble une entreprise de šalubŕíté publique!' Torquemada et Ximéněs étaient bien gentils de vouloir guérir des gens qui se vautraient avec complaisance dans leur maladie, leur juiverie; bien aimables vraiment de leur proposer des interventions chirurgicales au lieu de les laisser crever de leur tuberculose. Ensuite je lui vante Joseph de Maistre, Édouard Drumont, et lui décrěte que Dieu n'aime pas les tiědes. 109 — Ni les tiědes ni les orgueilleux, me dit-il. Et vous commettez le péché d'orgueil, tout aussi grave que le péché de désespoir. Tenez, je vais vous charger d'un petit travail. Vous devrez le considérer comme une penitence, un acte de contrition. Ľévéque de notre diocěse doit visiter le college de T. dans une semaine : vous écrirez un discours de bienvenue que je communiquerai au supérieur. II sera lu ä Monseigneur par un jeune élěve au nom de toute la cQmmunauté. Vous y montre-rez de la pondéraťion, de la gentillesse et de ľhumilité. Puisse ce petit exercice vous rame-ner dans le droit chemin! Je sais bien que vous étes une brebis égarée qui ne demande qu'ä retrouver son troupeau. Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa Lumiěre! J'ai confiance en vous! (Soupirs.) Une jeune fille blonde dans le jardin du presbytere. Elle me dévisage avec curiosité : ľabbé Perrache me présente sajiiece Loitia. Elle porte l'uniforme bleu marine de pension-naire. 110 Loitia allume une lampe ä pétrole. Les meubles Savoyards sentent bon ľencaustique. Le chromo du mur gauche me plait bien. Ľabbé me pose doucement la main sur ľépaule : — Schlemilovitch, vous pouvez, děs ä present, annoncer ä votre famille que vous étes tombé dans de bonnes mains. Je me charge de votre santé spirituelle. Ľair de nos monta-gnes fera le reste. Maintenant mon gargon, vous allez écrire le discours pour notre évé-que. Loitia, s'il te plait, apporte-nous du thé et quelques brioches! Ce jeune homme a besoin de prendre des forces ! Je regarde la jolie tete de Loitia. Les religieuses de Notre-Dame-des-Fieurs lui recommandent de coiffer ses cheveux blonds en naťťés, mais, grace ä moi, eile les laissera tomber sur ses épaules d'ici quelque temps. Aprěs avoir decide de lui faire connaítre le Brésil, je me retire dans le bureau de son oncle et rédige un discours de bienvenue ä Mgr Nuits-Saint-Georges : « Excellence, « Dans toutes les paroisses du beau diocese qu'il a plu ä la Providence de lui confier, 111 ľévéque Nuits-Saint-Georges est chez lui, apportant le réconfort de sa presence et les précieuses benedictions de son niinistěre. « Mais il est surtout chez lui dans cette pittoresque vallée de T., célěbre par son manteau bigarré de prairies et de foréts... Cette vallée qu'un historien nommait il n'y a pas si longtemps " une terre de prétres affec-tueusement attachée ä ses chefs spirituels ". Ici méme dans ce college construit au prix de générosités parfois héroiques... Votre Excel-lence est ici chez eile... et tout un rerhous de joyeuse impatience, agitant notre petit univers, a precede et solennisé par avance sa venue. « Vous apportez, Excellence, le réconfort de vos encouragements et la lumiěre de vos consignes aux maítres, vos dévoués collabora-teurs dont la täche est particuliěrement ingrate; aux élěves, vous accordez la bienveil-lance de votre paternel sourire et ďun intérét qu'ils s'efforcent de mériter... Et nous som-mes heureux d'acclamer en vous un éducateur trěs averti, un ami de la jeunesse, un promo-teur zélé de tout ce qui peut augmenter le rayonnement de l'École chrétienne — vivante 112 realite et garantie d'un bel avenir pour notre pays. « Pour vous, Excellence, les gazons bien peignés des plates-bandes de ľentrée ont fait toilette et les fleurs qui les parsěment — malgré la rigueur d'une saison difficile — chantent la Symphonie de leurs couleurs; pour vous, notre Maison, ruche bourdon-nante et bruyante ä ľordinaire, se peuple de recueillement et de silence; pour vous, le rythme un peu monotone des classes ou des etudes a rompu son cours habituel... C'est grand jour de féte, jour de joie sereine, et de bonnes resolutions! « Nous voulons, Excellence, participer au grand effort de renouveau et de reconstruction qui soulěve ä notre époque les beaux chantiers de ľÉglise et de la France. Fiers de votre visitě d'aujourd'hui, attentifs aux consignes que vous voudrez bien nous don-ner, nous adressons d'un cceur joyeux ä Votre Excellence le traditionnel et filial salut : « Béni soit Mgr Nuits-Saint-Georges, « Heil Monseigneur notre évéque ! » 113 Je souhaite que ce travail plaise ä ľabbé Perrache et me permette de conserver sa précieuse amitié : mon avenir dans la traite des blanches l'exige. Par bonheur, il fond en larmes děs les premieres lignes et m'accable de louanges. II ira lui-méme faire goüter ma prose au supé-rieur du college. Loľíia s'est assise devant la cheminée. Elle a la téte inclinée et le regard pensif des jeunes filles de Botticelli. Ellejmrajdu succěs ľété prochain dans les bordels de ŔioT~~^- Le chanoine Saint-Gervais, supérieur du college, se montra trěs satisfait de mon dis-cours. Děs notre premier entretien, il me proposa de remplacer un professeur d'his-toire, ľabbé Ivan Canigou, qui avait disparu sans laisser d'adresse. Selon Saint-Gervais, ľabbé Canigou, fort bel homme, ne pouvait pas résister ä sa vocation de missionnaire et projetait ďévangéliser les Gentiís du Sin-kiang; on ne le reverrait jamais ä T. Par 114 Perrache, le chanoine était au courant de mon séjour en khägne et ne doutait pas de mes talents ďhistorien : — Vous assurerez la relěve de ľabbé Canigou jusqu'ä ce que nous ayons trouvé un nouveau professeur ďhistoire. Cela meublera vos loisirs. Qu'en pensez-vous ? Je courus annoncer la bonne nouvelle ä Perrache. — Cest moi qui ai prie le chanoine de vous trouver un passe-temps. L'oisiveté ne vous vaut rien. Au travail mon enfant! Vous voilä dans le droit chemin! Surtout ne le quittez pas! Je lui demandai la permission de jouer ä la belote. II me ľaccorda de bon cceur. Au Café Municipal, le colonel Aravis, Forclaz-Mani-got et Petit-Savarin m'accueillirent genti-ment. Je leur parlai de mon nouvel emploi et nous bümes des mirabelles de la Meuse en nous tapant sur ľépaule. Arrive ä ce point de ma biographie, je préfěre consulter les journaux. Suis-je entré au séminaire, comme me le conseillait Perra- 115 che ? L'article d'Henry Bordeaux : « Un nou-veau eure d'Ars, ľabbé Raphael Schlemilo-vitch » (Action frangaise du 23 octobre 19..) me le laisserait supposer : le romancier me complimente pour le zěle apostolique que je manifeste dans le petit village Savoyard de T. Quoi qu'il en soit, je fais de longues promenades en compagnie de Loi'tia. Son charmant uniforme et ses cheveux colorent les samedis aprěs-midi de bleu marine et de blond. Nous rencontrons le colonel Aravis, qui nous adresse un sourire complice. For-cláz-Manigot et Petit-Savarin m'ont méme propose d'etre témoins ä notre mariage. J'ou-blie peu ä peu les raisons de mon séjour en Savoie et le visage grimac.ant de Lévy-Ven-dôme. Non, jamais, je ne livrerai ľinnocente Loítia aux proxénětes brésiliens. Je me retire-rai définitivement ä T. J'exercerai dans le calme et la modestie mon metier d'institu-teur. J'aurai ä mes côtés une femme aimante, un vieil abbé, un gentil colonel, un notaire et un pharmacien sympathiques... La pluie 116 griffe les vitres, les flammes de ľätre répan-dent une clarté douce, ľabbé me parle genti-ment, Loítia penche la téte sur des travaux de couture. Quelquefois nos regards se croisent. Ľabbé me demande de reciter un poemě... Mon cceur, souris á ľavenir... J'ai tu les paroles aměres Et banni les sombres chiměres. Et puis : ... Le foyer, la lueur étroite de la lampe... La nuit, dans ma petite chambre ďhôtel, j'écris la premiere partie de mes Mémoires pour me débarrasser d'une jeunesse orageuse. Je regarde avec confiance les montagnes et les foréts, le Café Municipal et ľéglise. Finies les contorsions juives. Je hais les mensonges qui m'ont fait tant de mal. La terre, eile, ne ment pas. La poitrine gonflée par ďaussi belles resolutions, je pris mon envoi et partis ensei- 117 gner ľhistoire de France. Je fis devant mes élěves une cour effrénée ä Jeanne ď Arc, Je m'engageais dans tou tes les croi-sades, combattais ä Bouvines, ä Rocroi et au pont d'Arcole. Hélas! je m'apercus bien vite que je n'avais pas la fúria francese. Les blonds chevaliers me distancaient en cours de route et les banniěres fleurdelisées me tom-baient des mains. La complainte d'une chan-teuse yiddish me parlait d'une mort qui ne portait pas ďéperons, de casoar ni de gants blancs. '■ A la fin, n'y tenant plus, je pointai l'index en direction de Cran-Gevrier, mon meilleur élěve : — Cest un juif qui a brisé le vase de Soissons! Un juif, vous m'entendez! Vous me copierez cent fois : « C'est un juif qui a brisé le vase de Soissons! » Apprenez vos lecons, Cran-Gevrier! Zero, Cran-Gevrier! Vous serez přivé de sortie! Cran-Gevrier se mit ä pleurer. Moi aussi. Je quittai brusquement la classe et télégra-phiai ä Lévy-Vendôme pour lui annoncer que je iivrerais Loi'tia le samedi suivant. Je lui proposai Geneve comme lieu de rendez-vous. 118 \ Ensuite, je rédigeai, jusqu'ä trois heures du matin, mon autocritique : « Un juif aux champs », oü je me reprochais ma faiblesse en vers la province franchise. Je ne mächais pas mes mots : «/Aprěs avoir été un juif collabo, comme Joanovici-Sachs, Raphael Schlemilovitch joue la comédie du " retour ä la terre " comme Barrěs-Pétain. A quand ľimmonde comédie du juif militariste, comme le capitaine Dreyfus- Stroheim ? Celie du juif honteux comme Simone Weil-Céline ? Celle du juif distingué comme Proust-Daniel Halévy-Maurois ? Nous voudrions que Raphael Schlemilovitch se contente d'etre un juif tout court... » Cet acte de contrition achevé, le monde reprit les couleurs que j'aime. Des projecteurs balayaient la place du village, des bottes martelaient le trottoir. On réveillait le colonel Aravis, Forclaz-Manigot, Gruffaz, Petit-Savarin, ľabbé Perrache, le chanoine Saint-Gervais, Cran-Gevrier mon meilleur élěve, Lo'itia ma fiancee. On leur posait des questions sur mon compte. Un juif qui se cachait en Haute-Savoie. Un juif dangereux. L'en-nemi public numero un. Ma téte était mise ä 119 prix. Quand m'avait-on vu pour la derniěre fois? Mes amis me dénonceraient certaine-ment. Déjä, les miliciens s'approchaient de ľhôtel des Trois Glaciers. lis forcaient la porte de ma chambre. Et moi, vautré sur mon lit, j'attendais, oui,. j'attendais, en sifflotant un menuet. Je bois ma derniěre mirabelle de la Meuse au Café Municipal. Le colonel Aravis, le notaire Forclaz-Manigot, le pharmacien Petit-Savarin et le boulanger Gruffaz me souhaitent bonne route. — Je reviendrai demain soir pour la belote, leur dis-je. Je vous rapporterai du chocolat suisse. Je declare ä ľabbé Perrache que mon pere se repose dans un hotel de Geneve et desire passer la soiree avec moi. II me prepare un casse-croüte en me recommandant de ne pas trainer sur le chemin du retour. Je descends du car ä Veyrier-du-Lac et me poste devant ľinstitution Notre-Dame-des-Fleurs. Loi'tia franchit bientôt le portail en f er 120 forgé. Alors, tout se déroule comme je l'ai prévu. Ses yeux brillent tandis que je lui parle d'amour, d'eau fraiche, d'enlevements, d'aventures de capes et ďépées. Je l'entraine jusqu'ä la gare routiěre d'Annecy. Ensuite nous prenons le car pour Geněve. Cruseilles, Annemasse, Saint-Julien, Geneve, Rio de Janeiro. Les jeunes filles de Giraudoux aiment les voyages. Celle-ci s'inquiete un peu, quand meme. Elle me dit qu'elle n'a pas apporté sa valise. Aucune importance. Nous achěterons tout sur place. Je la présenterai ä mon pere, le vicomte Lévy-Vendôme, qui la couvrira de cadeaux. Trěs gentil, vous verrez. Chauve. II porte un monocle et un long fume-cigarette de jade. Ne vous effrayez pas. Ce monsieur vous veut du bien. Nous passons la frontiěre. Vite. Nous buvons un jus de fruit au bar de ľhôtel des Bergues en attendant le vicomte. II se dirige vers nous, suivi des tueurs Mouloud et Mustapha. Vite. II tire nerveusement sur son fume-cigarette de jade. II ajuste son monocle et me tend une enve-loppe bourrée de dollars. — Votre salaire! Je m'occupe de la jeune fille! Vous, pas de temps ä perdre! Aprěs la 121 Savoie, la Normandie, téléphonez-moi ä Bordeaux děs que vous serez arrive! Lo'itia me jette un regard affolé. Je lui promets de revenir tout de suite. Cette nuit-lä je me suis promené le long du Rhône en pensant ä Jean Giraudoux, Colette, Marivaux, Verlaine, Charles d'Orléans, Maurice Scěve, Remy Belleau et Corneille. Je suis grossier auprěs de ces gens-lä. Vraiment indi-gne. Je leur demande pardon d'avoir vu le jour en Ile-de-France, plutôt qu'ä Wilna, Lituanie. J'ose ä peine écrire le frangais : une langue aussi delicate se putréfie sous ma plume... Je gribouille encore cinquante pages. Ensuite, je renonce ä la littérature. Cest jure. Je parachěverai en Normandie mon education sentimentale. Fougeire-Jusquiames, une petite ville du Calvados, agrémentée d'un chateau xvir5 siěcle. Je prends une chambre 122 ďhôtel, comme ä T. Cette fois-ci, je me fais ^ passer pour un representant en déhréés tropi-cales. J'offre ä la patronne des Trois-Vikings quelques rahat-loukoums et la questionne sur la chatelaine, Véronique de Fougeire-Jusquiames. Elle me dit tout ce qu'elle sait : la marquise vit seule, les villageois ne la voient que le dimanche pendant la grand-messe. Elle organise chaque année une chasse ä courre. Le samedi apres-midi, les touristes peuvent visiter son chateau ä raison de trois cents francs par téte. Hervé, le chauffeur de la marquise, sert de guide. Le soir méme, je telephone ä Lévy-Ven-dôme pour lui annoncer mon arrivée en Normandie. II me supplie de remplir rapide-ment ma mission : notre client, ľémir de Samandal, lui envoie chaque jour des télé-grammes impatients et menace de rompre le contrat si la marchandise ne lui est pas livrée sous huitaine. Apparemment, Lévy-Ven-dôme ne se rend pas compte des difficultés s que je dois affronter. Comment puis-je, moi, Raphael Schlemilovitch, lier connaissance avec une marquise du jour au lendemain? D'autant plus que je ne suis pas ä Paris mais ä 123 Fougeire-Jusquiames, en plein terroir fran-cais. On ne laissera pas un juif, méme trěs beau, approcher du chateau, sauf le samedi aprěs-midi, parmi les.au tres visiteuxs payants. Toute la nuit, j'étudie le pedigree de la marquise, que Lévy-Vendôme a établi en compulsant divers documents. Les references sont excellentes. Ainsi ľannuaire de la noblesse frangaise fonde en 1843 par le baron .c*unuel Bloch-Morel precise : « fougeire-jusquiames : Berceau : Normandie-Poitou. Tige : Jourdain de Jusquiames, fils naturel d'Aliénor d'Aquitaine. Devise : " Jusquiames sauve ton äme, Fougěres ne te perds. " Maison de Jusquiames substituée en 1385 ä celie des premiers comtes de Fougeire. Titre : due de Jusquiames (duché héréditaire), let-tres patentes du 20 septembre 1603; membre héréditaire de la Chambre des pairs, ordonnance du 3 juin 1814; due-pair héréditaire (due de Jusquiames), ordonnance du 30 aoüt 1817. Rameau cadet : baron romain, bref du 19 juin 1819, autorisé par ordonnance du 7 septembre 1822; prince avec transmission ä tous les descendants du diplome du roi de Baviěre, 6 mars 1846. Comte-pair hérédi- 124 taire, ordonnance du 10 juin 1817. Armes : de gueules sur champ ďazur avec fleurons rissolé ďétoiles en sautoir. » Robert de Clary, Villehardouin et Henri de Valenciennes délivrent dans leurs chroniques de la quatriěme croisade des certificats de bonne conduite aux seigneurs de Fougeire. Froissart, Commynes et Montluc ne ména-gent pas leurs compliments aux valeureux capitaines de Jusquiames. Joinville, au chapi-tre x de son histoire de Saint Louis, rappelle Ja bonne action ďun chevalier de Fougeire : « Et lors, il éleva son épée et frappa le juif aux yeux et le porta par terre. Et les juif s tourně-rent en fuite et empörterem leur maitre tout blessé. » Le dimanche matin, il se posta devant le porche de ľéglise. Vers onze heures, une limousine noire déboucha sur la place, et son cceur battit ä se rompre. Une femme blonde s'avangait vers lui, mais il n'osait la regarder. II pénétra ä sa suite dans ľéglise et tenta de maitriser son emotion. Comme son profil était 125 pur! Au-dessus d'elle, un vitrail représentait ľentrée d'Aliénor d'Aquitaine ä Jerusalem. On eüt dit la marquise de Fougeire-Jusquiames. La méme chevelure blonde, le méme port de tete, la méme attache du cou, si fragile. Ses yeux allaient de la marquise ä la reine et il se disait : « Qu'elle est belle! Quelle noblesse! Comme c'est bien une fiěre Jusquiames, la descendante d'Aliénor d'Aquitaine, que j'ai devant moi. » Ou encore : « Glorieux děs avant Charlemagne, les Jusquiames avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux. La marquise de Fougeire-Jusquiames descend d'Aliénor d'Aquitaine. Elle ne connaít ni ne consentirait ä connaitre aucune des personnes qui sont ici. » A plus forte raison Schlemilovitch. II décida ďabandonner la partie : Lévy-Ven-dôme comprendrait bien qu'ils avaient été trop présomptueux. Métamorphoser Alienor d'Aquitaine en pensionnaire de bordel! Cette perspective le révoltait. On peut s'appeler Schlemilovitch et garder quand méme un soupgon de délicatesse au fond du cceur. Les orgues et les cantiques réveiilaient son bon naturel. Jamais il ne livrerait cette princesse, 126 cette fée, cette sainte aux Sarrasins. II s'effor-cerait d'etre son page, un page juif, mais enfin les moeurs ont évolué depuis le xne siěcle et la marquise de Fougeire-Jusquiames ne se for-malisera pas de ses origines. II usurpera ľidentité de son ami Des Essarts pour s'intro-duire plus rapidement auprěs d'elle. Lui aussi, il lui parlera de ses ancétres, de ce capitaine Foulques Des Essarts qui étripa deux cents juif s avant de partir en croisade. Foulques avait bien raison, ces types s'amu-saient ä bouillir des hosties, leur massacre est une punition trop légěre, les corps de mille juifs ne valent certainement pas le corps sacré du Bon Dieu. Au sortir de la messe, la marquise jeta un regard distant sur les fiděles. Etait-ce une illusion ? Ses yeux bleu pervenche le fixerem. Devinait-elle la devotion qu'il lui portait depuis une heure ? II traversa en courant la place de ľéglise. Quand la limousine noire ne fut plus qu'ä vingt metres de lui, il s'écroula au beau milieu de la chaussée et Simula un évanouissement. II entendit crisser les f reins. Une voix douce modula : 127 — Gerard, faites montér ce pauvre jeune homme! Un malaise sans doute! II a le teint si pale! Nous allons lui preparer un bon grog au chateau. II prit garde de ne pas ouvrir les yeux. La banquette arriěre oü le chauffeur ľétendit sentait le cuir de Russie mais il suffisait qu'il se répétät ä lui-méme le nom si doux de Jusquiames pour qu'un parfum de violettes et de sous-bois lui caressät les narines. II révait aux cheveux blonds de la princesse Alienor, au chateau vers lequel il glissait. Pas un moment il ne lui vint ä ľidée qu'apres avoir . été un juif collabo, un juif normalien, un juif { aux champs, il risquait de devenir dans cette limousine aux armes de la marquise (de gueules sur champ d'azur avec fleurons rissole ďétoiles en sautoir) un juif snob. La marquise ne lui posait aucune question comme si sa presence lui semblait naturelle, lis se promenaient dans le pare, eile lui montrait les fleurs et les belles eaux vi ves. Ensuite, ils rentraient au chateau. II admirait 128 le portrait du cardinal de Fougeire-Jusquiames, signé Lebrun, les Aubusson, les armu-res et divers souvenirs de famille, parmi lesquels une lettre autographe de Louis XIV au due de Fougeire-Jusquiames. La marquise l'enchantait. A travers les inflexions de sa voix pergait toute la rudesse du terroir. Sub-jugué, il se murmurait ä lui-méme : « Ľéner-j[ie et le charme d'une cruelle petite f ille de l'aristocratie franchise qui, děs son enfance, monte ä cheval, casse les reins aux chats, arrache l'oeil aux lapins... » Aprěs le diner aux chandelles que leur servait Gerard, ils allaient bavarder devant la cheminée monumentale du salon. La marquise lui parlait d'elle, de ses aíeux, oncles et cousins... Bientôt rien de ce qui était Fougeire-Jusquiames ne lui fut étranger. Je caresse un Claude Lorrain aceroché au mur gauche de ma chambre : ľEmbarquement d'AHénor d'Aquitaine pour I'Orient. Ensuite je regarde VArlequin triste de Watteau. Je contourne le tapis de la Savonnerie, craignant 129 La place de ľéioile. 5. de le souiller. Je ne mérite pas une chambre aussi prestigieuse. Ni cette petite épée de page qui se trou ve sur la cheminée. Ni le Philippe de Champaigne ä gauche de mon lit, ce lit que Louis XIV visita en compagnie de Mlle de La Valliěre. De ma fenétre, je vois une amazone traverser le pare au galop. En effet, la marquise sort chaque jour ä cinq heures pour montér Bayard, son cheval favori. Elle disparait au détour ďune allée. Plus rien ne trouble le silence. Alors je decide ďentreprendre une sorte de biographie romancée. J'ai consigné tous les details que la marquise a bien voulu me donner au sujet de sa famille. Je m'en servirai pour rédiger la premiere partie de mon reuvre qui s'intitu-lera : Dm côté de Fougeire-Jusquiames, ou les Mémoires de Saint-Simon revus et corrigés par Scheherazade et quelques talmudistes. Au temps de mon enfance juive, ä Paris, quai Conti, Miss Evelyn me lisait Les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon. Ensuite eile éteignait la lumiěre. Elle laissait la porte de ma chambre entrebäillée pour que j'enten-disse, avant de m'endormir, la Serenade en sol majeur de Mozart. Profitant de mon demi- 130 sommeil, Scheherazade et le due de Saint-Simon faisaient tourner une lanterne magi-que. J'assistais ä ľentrée de la princesse des Úrsins dans les cavernes d'Ali-Baba, au manage de Mlle de La Valliěre et d'Aladin, ä l'enlevement de Mme de Soubise par le calife Haroun al-Rachid. Les fastes de 1'Orient mélés ä ceux de Versailles composaient un univers féerique que je tenterai de ressusciter dans mon oeuvre. Le soir tombe, la marquise de Fougeire-Jusquiames passe ä cheval sous mes fenétres. Cest la fée Melusine, e'est la Belle aux Cheveux d'or. Rien n'a change pour moi depuis le temps oú la gouvernante anglaise me faisait la lecture. Je regarde encore une fois les tableaux de ma chambre. Miss Evelyn m'em-menait sou vent au Louvre. II suffisait de traverser la Seine. Claude Lorrain, Philippe de Champaigne, Watteau, Delacroix, Corot ont colore mon enfance. Mozart et Haydn la bergaient. Scheherazade et Saint-Simon ľégayaient. Enfance exceptionnelle, enfance exquise dont il me faut parier. Je commence aussitôt Du côté de Fougeire-Jusquiames. Sur le papier vélin aux armes de la marquise, je trace 131 ďune petite écriture nerveuse : « Cétait, ce Fougeire-Jusquiames, comme le cadre ďun román, un paysage imaginaire que j'avais peine ä me représenter, et d'autant plus le désir de découvrir, enclave au milieu de terres et de routes reelles qui tout ä coup s'impré-gnaient de particularités héraídiques... » Gérard frappa ä la porte en m'annongant que le díner était servi. Ce soir-lä, ils n'allerent pas converser devant ľätre, comme ďhabitude. La marquise ľentraína dans un grand boudoir capi-tonné de bleu et jouxtant sa chambre. Un candéíabre jetait une lumiěre incertaine. Le sol était jonché de coussins rouges. Aux murs, quelques estampes licencieuses de Moreau le Jeune, de Girard, de Binet, un tableau de facture austere qu'on aurait cru signé Hyacin-the Rigaut, mais representant Alienor d'Aquitaine sur le point de succomber ä Saladin, chef des Sarrasins. La porte s'ouvrit. La marquise était yetue 132 d'une robe de gaze qui lui laissait les seins libres. —■ Vous vous appelez bien Schlemilo-vitch ? lui demanda-t-elle d'une voix faubou-rienne qu'il ne lui connaissait pas. Né ä Boulogne-Billancourt ? Je ľai vu sur votre carte d'identité nationale ! Juif ? J'adore qa! mon arriěre-grand-oncle, Palaměde de Jus-quiames, disait du mal des juifs mais admirait Marcel Proust! Les Fougeire-Jusquiames, du moins les femmes, n'ont aucun préjugé contre les Orientaux. Mon ancétre la reine Alienor profitait de la seconde croisade pour courir le Sarrasin, pendant que ce malheureux Louis VII piétinait devant Damas! Une autre de mes ancétres, la marquise de Jusquiames, trouvait le fils de l'ambassadeur turc fort ä son goüt vers 1720! A propos, j'ai vu que vous aviez constitué tout un dossier « Fougeire-Jusquiames » ! Je vous remercie de ľin-térét que vous portez ä notre famille! J'ai méme lu cette phrase charmante, inspirée sans doute par votre séjour au chateau : « Cétait, ce Fougeire-Jusquiames, comme le cadre d'un román, un paysage imaginaire... » Vous vous prenez pour Marcel Proust, Schle- 133 milovitch ? Cest trěs grave! Vous n'allez tout de méme pas gaspiller votre jeunesse en recopiant A la recherche du temps perdu ? Je vous préviens tout de suite que je ne suis pas la fée de votre enfance! La Belie au Bois dormant! La duchesse de Guermantes! La femme-fleur! Vous perdez votre temps! Trai-tez-moi done comme une putain de la rue des Lombards au lieu de baver sur mes titres de noblesse! Mon champ d'azur avec fleu-rons! Villehardouin, Froissart, Saint-Simon et tutti quanti! Petit snob! juif mondain! Assez de trémolos, de courbettes! Votre gueule de gigolo m'excite en diable! M'élec-trise! Adorable petite frappe! Mac de charme! Bijou! Bardache! Crois-tu vraiment que Fougeire-Jusquiames soit le « cadre d'un roman, un paysage imaginaire » ? Un bordel, entends-tu,. le chateau a tou jours été un bordel de luxe! Trěs couru sous ľoccupation alíemande! Mon défunt pere, Charles de Fougeire-Jusquiames, servait ďentremetteur aux inteilectuels frangais collabos. Statues d'Arno Breker, jeunes aviateurs de la Luftwaffe, S.S., Hitlerjugend, tout était mis en oeuvre pour satisfaire les goüts de ces 134 messieurs! Mon pere avait compris que le sexe determine souvent les options politiques. Maintenant, parlons de vous, Schlemilo-vitch! Ne perdons pas de temps! Vous étes juif? Je suppose que vous aimeriez violer une reine de France. J'ai, dans mon gre-nier, toute une série de costumes! Veux-tu que je me déguise en Anne d'Autriche, mon ange ? Blanche de Castille ? Marie Leczinska ? Ou bien préfěres-tu baiser Adelaide de Savoie? Marguerite de Provence? Jeanne d'Albret ? Choisis! Je me travestirai de mille et mille fa?ons! Ce soir, toutes les reines de France sont tes putes!... La semaine qui suivit fut vraiment idylli-que : la marquise changeait sans cesse de costume pour réveiller ses désirs. Exception faite des reines de France, il viola Mme de Chevreuse, la duchesse de Berry, le chevalier d'Éon, Bossuet, Saint Louis, Bayard, Du Guesclin, Jeanne ď Arc, le comte de Toulouse et le general Boulanger. 135 Le reste du temps, il s'efforgait de lier plus ample connaissance avec Gérard. — Mon chauffeur jouit d'une excellente reputation dans le milieu, lui confia Véroni-que. Les truands le surnomment Pompes Funěbres ou bien Gérard le Gestapiste. Gérard appartenait ä la bande de la rue Lauriston. II était le secretaire de feu mon pere, son äme damnée... Son pere ä lui connaissait aussi Gérard le Gestapiste. II en avait parle pendant leur séjour ä Bordeaux. Le 16 juillet 1942, Gérard avait fait montér Schlemilovitch pere dans une traction noire : « Que dirais-tu d'une verification ďidentité rue Lauriston et d'un petit tour au Véľ d'Hiv' ? » Puis, contem-plant le costume bleu Nil de Schlemilovitch pere, ses gants. de chevreau violet et son foulard tango, Gérard avait ajouté : « Un vrai dandy! Vous ferez fureur ä Auschwitz! » Schlemilovitch fils avait oublié par quel miracle Schlemilovitch pere s'arracha des mains de ce brave homme. 136 Une nuit tu quittas la marquise et surpris Gérard, accoudé contre la balustrade du perron. — Vous aimez le clair de lune ? Le calme clair de lune triste et beau, romantique Gérard ? II n'eut pas le temps de te répondre. Tu lui serras la gorge. Les vertěbres cervicales cra-quěrent modérément. Tu as le mauvais goüt de ťacharner sur les cadavres. Tu découpas les oreilles au moyen d'une lame de rasoir Gillette extra-bleue. Puis les paupiěres. Ensuite, tu sortis les yeux de leur orbite. II ne restait plus qu'ä fracasser les dents. Trois coups de talon suffirent. Avant d'enterrer Gérard, tu as pensé le faire empailler et ľexpédier ä ton pauvre pere, mais tu ne te rappelais plus ľadresse de la Schlemilovitch Ltd., New York. Tou tes les amours sont ephemeres. La marquise costumée en Alienor d'Aquitaine s'abandonnera, mais le bruit d'une voiture interrompra nos effusions. Les f reins crisse- 137 ront. Je serai surpris d'entendre une musique tzigane. La porte du salon s'ouvrira brutale-ment. Un homme coiffé d'un turban rouge apparaitra. En dépit de son accoutrement de fakir, je reconnaítrai le vicomte Charles Lévy-Vendôme. Trois violonistes viendront derriěre lui et entameront la seconde partie d'une csardas. Mouloud et Mustapha fermeront la marche. — Que se passe-t-il, Schlemilovitch ? me demandera le vicomte. Voilä plusieurs jours que nous sommes sans nouvelles de vous! II fera signe de la main ä Mouloud et Mustapha. — Conduisez cette femme dans la Buick et surveillez-la de trěs pres. Désolé, madäme, de venir ä ľimproviste, mais nous n'avons pas de temps ä perdre! Figurez-vous qu'on vous attend ä Beyrouth depuis une semaine! Quelques gifles vigoureuses lancées par Mouloud étoufferont toute velléité de resistance. Mustapha bäillonnera et ligotera ma compagne. — L'affaire est dans le sac! s'exclamera Lévy-Vendôme, tandis que ses gardes du corps entraineront Véronique. 138 Le vicomte rajustera son monocle : — Votre mission a été un échec. Je pensais que vous me livreriez la marquise ä Paris, mais j'ai du venir moi-méme ä Fougeire-Jusquiames. Je vous licencie, Schlemilovitch ! Et maintenant, parlons d'autre chose. Assez de roman-feuilleton pour ce soir. Je vous propose de visiter cette belle demeure en compagnie de nos musiciens. Nous sommes les nouveaux seigneurs de Fougeire-Jusquia-mes. La marquise nous léguera touš ses biens. De gré ou de force! Je revois encore cet étrange personnage avec son turban et son monocle, inspectant le chateau, un candélabre ä la main, tandis que les violonistes jouaient des airs tziganes. II contempla longtemps le portrait du cardinal de Fougeire-Jusquiames et caressa une armure qui avait appartenu ä ľaieul de la famille, Jourdain, fils naturel d'Aliénor ď Aquitaine. Je lui montrai ma chambre, le Watteau, le Claude Lorrain, le Philippe de Champaigne et le lit oů couchěrent Louis XIV et La Valliěre. II lut la petite phrase que j'avais écrite sur le papier armorié de la marquise : « C'était ce Fougeire-Jus- 139 quiames », etc. II me regarda méchamment. A ce moment-lä, les musiciens jouaient Wjg-zenlied, une berceuse yiddish. — Décidément, Schlemilovitch, votre séjour ä Fougeire-Jusquiames ne vous a pas réussi! Les parfums vieille France vous tour-nent la tete. A quand le baptéme ? La condition de Frangais cent pour cent ? II faut que je mette un terme ä vos reveries imbeciles. Lisez le Talmud au lieu de compulser l'histoire des croisades. Cessez done de saliver sur ľalma-nach des blasons... Croyez-moi, ľétoile de David vaut mieux que tous ces chevrons ä sinoples, ces lions léopardés de gueules, ces ecus d'azur ä trois fleurs de lis d'or. Vous prendriez-vous pour Charles Swann par hasard ? Allez-vous déposer votre candidature au Jockey ? Vous introduire faubourg Saint-Germain ? Faux frěre! Goye. Collabo! Waffen S.S.! Charles Swann lui-méme, vous m'entendez, la coqueluche des duchesses, ľarbitre des elegances, le grand chéri des Guermantes, s'est souvenu en vieillissant de ses origines. Vous permettez, Schlemilovitch ? Le vicomte fit signe aux violonistes d'inter- 140 rompre leur morceau et déclama d'une voix de stentor : — D'ailleurs, peut-étre, chez lui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaitre plus accuse le type physique qui la caracté-rise, en méme temps que le sentiment d'une solidarite morale avec les autres juifs, solidarite que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l'affaire Dreyfus, la propagande antisemité avaient réveillée... « On finit toujours par retrouver les siens, Schlemilovitch! Méme aprěs de longues années ďégarement! » II psalmodia : — Les juifs sont la substance méme de Dieu, mais les non-juifs ne sont que la semence du bétail; les non-juifs ont été créés pour servir le juif jour et nuit. Nous ordon-nons que tout juif maudisse trois fois par jour le peuple chrétien et prie Dieu de ľextermi-ner avec ses rois et ses princes. Le juif qui viole ou corrompt une femme non juive et méme la tue doit étre absous en justice, parce qu'il n'a fait de mal qu'ä une jument. 141 II ôta son turban et ajusta un nez postiche démesurément recourbé. — Vous ne m'avez jamais vu dans mon interpretation du juif Süss ? Imaginez Schle-milovitch! Je viens de tuer la marquise, de boire son sang comme tout vampire qui se ree^ecte. Le sang d'Aliénor d'Aquitaine et des preux chevaliers! Maintenant je déploie mes ailes de vautour. Je grimace. Je me contorsionne. Musiciens, s'il vous plait, jouez votre csardas la plus effrénée! Regardez mes mains, Schlemilovitch! mes ongles de rapace! Plus fort, musiciens, plus fort! Je jette un regard venimeux sur le Watteau, le Philippe de Champaigne, je vais déchirer le tapis de la Savonnerie avec mes griffes! Lacérer les tableaux de maitres! Tout ä ľheure, je parcourrai le chateau en glapissant ďune maniere effroyable. Je renverserai les armures des croisés! Quand j'aurai satisfait ma rage, je vendrai cette demeure ancestrale! De preference ä un magnát sud-américain! Le roi du guano, par exemple! Avec l'argent je m'acheterai soixante paires de mocassins en crocodile, des costumes d'alpaga vert éme-raude, trois manteaux de panthěre, des che- 142 mises gaufrées ä rayures orange! J'entretien-drai trente maitresses ! Yemenites, éthiopien-nes, circassiennes! Qu'en pensez-vous, Schlemilovitch? Ne vous effrayez pas, mon gar-gon. Tout cela dissimule un grand sentimen-talisme. II y eut un moment de silence. Lévy-Vendôme me fit signe de le suivre. Quand nous fumes sur le perron du chateau, il murmura : — Schlemilovitch, laissez-moi seul, je vous en prie. Partez immédiatement! Les voyages forment la jeunesse. Vers l'est, Schlemilovitch, vers l'est! Le pělerinage aux sources : Vienne, Constantinople et les bords du Jourdain. Pour un peu, je vous accompagne-rais! Déguerpissez! Quittez la France le plus vite possible. Ce pays vous a fait du mal! Vous y preniez racine. N'oubliez pas que nous formons lTntemationale des fakirs et des prophětes! N'ayez crainte, vous me ver-rez une fois encore! On a besoin de moi ä Constantinople pour réaliser ľarret gradué du cycle! Les saisons changeront peu ä peu, le printemps ďabord, puis ľété. Les astrono-mes et les météorologistes ne savent rien, 143 croyez-m'en, Schlemilovitch! Je disparaitrai de l'Europe vers la fin du siěcle et me rendrai dans la region des Himalayas. Je me repose-rai. On me reverra d'ici quatre-vingt-cinq ans jour pour jour, avec des guiches et une barbe de rabbin. A bientôt. Je vous ahne. IV Vienne. Les derniers tramways glissaient dans la nuit. Mariahilf er-Strasse, nous sen-tions la peur nous gagner. Encore quelques pas et nous nous retrouverions place de. la Concorde. Prendre le metro, égrenér ce cha-pelet rassurant : Tuileries, Palais-Royal, Louvre, Chätelet. Notre mere nous attendait, quai Conti. Nous boirions un tilleul menthe en regardant les ombres que projetait aux murs de notre chambre le bateau-mouche. Jamais nous n'avions autant aimé Paris, ni la France. Une nuit de Janvier, ce peintre juif, notre cousin, titubait du côté de Montpar-nasse et murmurait, pendant son agónie : « Cara, cara Italia. » Le hasard l'avait fait naitre ä Livourne, il aurait pu naitre ä Paris, ä Londres, ä Varsovie, n'importe ou. Nous étions né ä Boulogne-sur-Seine, Ile-de- 145 France. Loin d'ici, Tuileries. Palais-Royal. Louvre. Chätelet. L'exquise Mme de La Fayette. Choderlos de Laclos. Benjamin Constant. Ce eher Stendhal. Le destin nous avait joué un sale tour. Nous ne reverrions plus notre pays. Crever Mariahilfer-Strasse, Vienne, Autriche, comme des chiens perdus. Personne ne pouvait nous protéger. Notre mere était morte ou folie. Nous ne connais-sions pas ľadresse de notre pere ä New York. Ni celle de Maurice Sachs. Ni celie ď Adrien Debigorre. Quant ä Charles Lévy-Vendôme, inutile de nous rappeler ä son bon souvenir. Tania Arcisewska était morte, parce qu'elle avait suivi nos conseils. Des Essarts était mort. Loľtia devait peu ä peu s'habituer aux bordels exotiques. Les visages qui traver-saient notre vie, nous ne prenions pas la peine de les étrélnďré, de les retenir, de les aimer. Incapables du moindre geste. Nous arrivämes au Burggarten et nous assimes sur un banc. Nous entendimes tout ä coup le bruit d'une jambe de bois qui frappait le sol. Un homme s'avangait vers nous, un infirme monstrueux... Ses yeux étaient phos-phorescents, sa měche et sa petite moustache 146 luisaient dans ľobseurité. Le rictus de sa bouche nous fit battre le coeur. Son bras gauche, qu'il tendait, se terminait par un crochet. Nous nous doutions bien que nous allions le rencontrer ä Vienne. Fatalement. II portait un uniforme de caporal autrichien pour nous ef f ray er encore plus. II nous mena-gait, il hurlait : « Sechs Millionen Juden! Sechs Millionen Juden!» Ses éclats de rire nous entraient dans la poitrine. II essaya de nous crever les yeux ä ľaide de son crochet. Nous primes la fuite. II nous poursuivit en répé-tant : « Sechs Millionen Juden! Sechs Millionen Juden! » Nous courümes longtemps ä travers une ville morte, une ville d'Ys échouée sur la grěve avec ses vieux palais éteints. Hofburg. Palais Kinsky. Palais Lobkowitz. Palais Palla-vicini. Palais Porcia. Palais Wilczek... Der-riěre nous, le capitaine Crochet chantait d'une voix éraillée le Hitlerleute en märtelant le pavé de sa jambe de bois. II nous sembla que nous étions les seuls habitants de la ville. Aprěs nous avoir tué, notre ennemi parcourrait ces rues désertes comme un fantome, jusqu'ä la fin des temps. Les lumiěres du Graben m'éclaircissent les 147 idées. Trois touristes américains me persua-dent qu'Hitler est mort depuis longtemps. Je les suis ä quelques metres de distance. lis prennent la Dorothea-Gasse et entrent dans le premier café. Je me place au fond de la salle. Je n'ai pas un schilling et je dis au gargon que j'attends quelqu'un. II m'apporte un journal, en souriant. J'apprends que la veille, ä minuit, Albert Speer et Baidur von Schirach sont sortis de la prison de Spandau, dans de grosses Mercedes noires. Lors de sa conference de presse ä ľhôtel Hilton de Berlin, Schirach a declare : « Désolé de vous avoir fait attendre si longtemps..» Sur la photo, il porte un pull-over col roulé. En cashmere sans doute. Made in Scotland. Gentleman. Jadis gauleiter de Vienne. Cinquante mille juifs. Une jeune femme brune, le menton appuyé sur la paume de sa main. Je me demande ce qu'elle fait la, seule, si triste pármi les buveurs de biěre. Sürement, eile appartient ä cette race d'humains que j'ai élue entre tou- 148 tes : leurs traits sont durs et pourtant fragiles, on y lit une grande fidélité au malheur. Un autre que Raphael Schlemilovitch prendrait ces anémiques par la main et les supplierait de se réconcilier avec la vie. Moi, les gens que j'aime, je les tue. Alors je les choisis bien faibles, sans defense. Par exemple, j'ai fait mourir ma mere de chagrin. Elle a montré une extraordinaire docilité. Elle me suppliait de soigner ma tuberculose. Je lui disais d'une voix sěche : « Une tuberculose, ga ne se soigne pas, qa se couve, on l'entretient comme une danseuse. » Ma mere penchait la téte. Plus tard, Tania me demande de la protéger. Je lui tends une lame de rasoir Gillette extrableue. Aprěs tout, j'ai couru au-devant de ses désirs : eile se serait ennuyée en compagnie ďun gros vivant. Suicidée sournoisement pendant qu'il lui vantait le charme de la nature au printemps. Quant ä Des Essarts, mon frěre, mon seul ami, n'était-ce pas moi qui ávais déréglé le frein de l'automobile pour qu'il puisse se fracasser le crane en toute sécurité ? La jeune femme me considěre avec des yeux étonnés. Je me rappelle ce propos de 149 Lévy-Vendôme : entrer par effraction dans la vie des gens. Je m'assieds ä sa table. Elle esquisse un sourire dont la mélancolie me ravit. Je decide aussitôt de lui faire confiance. Et puis eile est brune. La blondeur, ia peau rose, les yeux de faience me tapent sur les nerfs. Tout ce qui respire la santé et le bonheur me soulěve l'estomac. Raciste ä ma f agon. On excusera ces préjugés de la part d'un juif tuberculeux. — Vous venez ? me dit-elle. II y a tant de gentillesse dans sa voix que je me promets ďécrire un beau roman et de le lui dédier : « Schlemilovitch au pays des femmes. » J'y montrerai comment un petit juif se réfugie chez les femmes aux heures de détresse. Sans elles, le monde serait intena-ble. Trop sérieux, les hommes. Trop absor-bés par leurs belles abstractions, leurs vocations : la politique, l'art, l'industrie des textiles. II faut qu'ils vous estiment avant de vous aider. Incapables d'un geste désintéressé. Raisonnables. Lugubres. Avares. Préten-tieux. Les hommes me laisseraient mourir de f aim. 150 Nous quittämes la Dorothea-Gasse. A par-tir de ce moment, mes souvenirs sont flous. Nous remontons le Graben, tournons ä gauche. Nous entrons dans un café beaucoup plus grand que le premier. Je bois, je mange, je me refais une santé, tandis qu'Hilda — c'est son nom — me caresse des yeux. Autour de nous, chaque table est occupée par plu-sieurs femmes. Des putains. Hilda est une putain. Elle vient de trouver en l,a personne de Raphael Schlemilovitch son proxéněte. A ľavenir, je ľappellerai Marizibill : quand Apollinaire parlait du « maquereau juif, roux et rose », il pensait ä moi. Je suis le maitre du lieu : le gargon qui m'apporte les alcools ressemble ä Lévy-Vendôme. Les soldats alle-mands viennent se consoler dans mori établis-sement avant de repartir sur le front russe. Heydrich lui-méme me rend quelquefois visitě. II a un faible pour Tania, Loi'tia et Hilda, mes plus belles putains. II n'éprouve aucun degoüt quand il se vautre sur Tania, la juive. De t pute f agon Heydrich est demi-juif, Hitler a passe ťéponge devant le zěle de son 151 lieutenant. De méme, m'a-t-on épargné, moi, Raphael Schlemiloyitch, le plus grand proxé-něte du ÍIIe Reich. Mes femmes m'ont servi de rempart. Grace ä elles, je ne connaitrai pas Auschwitz. Si, ďaventure, le gauleiter de Vienne changeait ďavis ä mon sujet, Tania, Loítia et Hilda rassembleraient en une jour-née ľargent de ma ŕánijôn. J'imagine que cinq cent mille marks suffiraient, compte tenu qu'un juif ne vaut pas la corde pour le pendre. La Gestapo fermerait les yeux et me laisserait fuir en Amérique du Sud. Inutile de songer ä cette eventualite : grace ä Tania, Loi'tia et Hilda, j'ai beaucoup d'influence sur Hey-drich. Elles obtiendront de lui un papier contresigné par Himmler et certifiant que je suis citoyen d'honneur du IIP Reich. Le Juif Indispensable. Tout s'arrange quand les femmes vous protěgent. Depuis 1935, je suis l'amant d'Eva Braun. Le chancelier Hitler la laissait toujours seule ä Berchtesgaden. J'ai tout de suite pensé aux avantages que je pourrais tirer d'une telle situation. Je rôdais autour de la villa Berghof quand j'ai rencontre Eva pour la premiere fois. Le coup de foudre réciproque. Hitler vient dans 152 l'Obersalzberg une fois par mois. Nous nous entendons trěs bien. II accepte de bon cceur mon role de chevalier servant auprěs d'Eva. Tout cela lui semble si futile... Le soir, il nous parle de ses projets. Nous ľécoutons, comme deux enfants. II m'a nommé S.S. Brigadenführer ä titre honorifique. II faudra que je retrouve cette photo d'^ya Braun oü eile a écrit : « Für mein kleiner Jude, mein geliebter Schlemilovitch. — Seine Eva. » Hilda pose doucement la main sur mon épaule. II est tard, les clients jont quitté le café. Le gargon lit Der Stern au comptoir. Hilda se lěve et glisse une piece dans la fente du juke-box. Aussitôt la voix de Zarah Leander me berce comme un fleuye rauque et doux. Elle chante Ich stehe im Regen ''-— J'attends sous la pluie. Elle chante Mit roten Rosen fangt die Liebe meistens an — L'amour commence toujours avec des roses rouges. II finit squvent avec des lames de rasoir Gillette extra-bleues. Le gar^on nous prie de quitter le café. Nous descendons une avenue désolée. Oú suis-je ? Vienne ? Geneve ? Paris ? Et cette femme qui me retient par le bras s'appelle-t-elle Tania, Loítia, Hilda, Eva Braun ? Plus 153 tard, nous nous trouvons au milieu d'une place, devant une sorte de basilique illumi-née. Le Sacré-Coeur? Je m'effondre sur la banquette d'un ascenseur hydraulique. On ouvre une porte. Une grande chambre aux murs blancs. Un lit ä baldaquin. Je me suis endormi. Le lendemain je fis la connaissance d'Hilda, ma nouvelle amie. En dépit de ses cheveux noirs et de son visage freie, c'était une petite Aryenne mi-allemande mi-autri-chienne. Elle tira d'un portefeuille plusieurs photographies de son pere et de sa mere. Morts touš les deux. Le premier ä Berlin sous les bombardements, la seconde événťree par les Cosaques. Je regrettais de n'avoir pas connu M. Murzzuschlag, S.S. rigide, mon futur beau-pere peut-étre. La photo de son mariage me plut bien : Murzzuschlag et sa jeune épouse, arborant le brassard ä croix gammée. Une autre photo me ravit : Murzzuschlag ä Bruxelles éveillant ľintérét des badauds grace ä son uniforme impeccable 154 et ä son menton méprisant. Ce type n'était pas n'importe qui : copain de Rudolph Hess et de Goebbels, ä tu et ä toi avec Himmler. Hitler lui-méme avait declare en lui donnant la Croix pour le Mérite : « Škoŕzeny éť Murzzuschlag ne me dégoivent jamais. » Pourquoi n'avais-je pas rencontré Hilda dans les années trente ? Mme Murzzuschlag me prepare des kneudel, son marí me tapote affectueusement les joues et me dit : — Vous étes juif ? Nous allons arranger ga, mon gargon! Épousez ma fille! je m'occupe du reste! Der freue ^Heinrich l se montrera compréhensif. Je le remercie, mais je n'ai pas besoin de son appui : amant d'Eva Braun, confident d'Hitler, je suis depuis longtemps le juif officiel du IIP Reich. Jusqu'ä la fin, je passerai mes week-ends dans I'Obersalzberg et les dignitaires nazis me témoigneront le plus profond respect. 1. Himmler. 155 La chambre d'Hilda se trouvait au dernier étage d'un vieil hotel particulier, Backer-Strasse. Elle était remarquable par sa grandeur, sa hauteur, son lit ä baldaquin et sa baie vitrée. Au centre une cage avec un rossignol juif. Un cheval de bois, au fond ä gauche. Quelques kaleidoscopes géants de-ci de-lä. Ils portaient la mention « Schlemilovitch Ltd., New York ». — Un juif, certainement! me confia Hilda. N'empéche il fabrique de beaux kaleidoscopes. Je raffole des kaleidoscopes. Regar-dez dans celui-ci, Raphael! Un visage humain compose de mille facettes lumineuses et qui change sans arret de forme... Je voulus lui confier que mon pere était ľauteur de ces petits chefs-d'oeuvre mais eile me dit du mal des juif s. Ils exigeaient des indem-nités sous pretexte que leurs families avaient été exterminées dans les camps; ils saignaient l'AUemagne aux quatre veines. Ils roulaient au volant des Mercedes, buvaient du champagne, pendant que les pauvres Allemands tra-vaillaient ä la reconstruction de leur pays et vi-vaient chicheiflént. Ah! les vaches! Aprěs avoir perverti l'AUemagne, ils la maquereautaient. 156 Les juifs avaient gagné la guerre, tué son pere, viole sa mere, eile n en démordrait pas. Mieux valait attendre quelques jours encore pour lui montrer mon arbre généa-logique. Jusque-lä, j'incaŕnerai ä ses yeux le charme francais, les mousquetaires gris, ľimpertinence, ľélégance, ľesprit made in Paris. Hilda ne m'avait-elie pas complimenté -sur la facon harmonieuse dont je parlais frangais ? — Jamais, répétait-elle, je n'ai entendu un Frangais parier aussi bien que vous sa langue mater nelle. — Je suis tourangeau, lui expliquais-je. Les Tourangeaux parlent le frangais le plus pur. Je m'appelle Raphael de Chäteau-Chi-non, mais ne le dites ä personne : j'ai avalé mon passeport afin de garder ľincognito. Autre chose : en bon Francois je trouve la cuisine autrichienne ii^-fec-té ! Quand je pense aux canards ä ľorange, aux nuits-saint-georges, aux sauternes et ä la poularde de Bresse ! Hilda, je vous emměnerai en France, question de vous dégrossir un peu! Hilda, vive la France! Vous etes des sauvages! Elle tentait de me faire oublier la grossiě- 157 rete austro-germaine en me parlant de Mozart, Schubert, Hugo von Hofmannsthal. — Hofmannsthal ? lui disais-je. Un juif, ma petite Hilda! L'Autriche est une colonie juive. Freud, Zweig, Schnitzler, Hofmannsthal, le ghetto! Je vous défie de me citer le nom ďun grand poete tyrolien! En France, nous ne nous laissons pas envahir comme cela. Les Montaigne, Proust, Louis-Ferdinand Celine ne parviennent pas ä en j ui ver notre pays. Ronsard et Du Bellay sont lä. lis veillent au grain ! D'ailleurs, ma petite Hilda, nous, Frangais, ne faisons aucune difference entre les Allemands, les Autrichiens, les Tchěques, les Hongrois et autres Juifs. Ne me parlez surtout pas de votre papa, le S.S. Murzzuschlag, ni des nazis. Tous juifs, ma petite Hilda, les nazis sont des juifs de choc ! Pensez ä Hitler, ce pauvre petit caporal qui errait dans les rues de Vienne, vaincu, transi, crevant de faim ! Vive Hitler! Elle m'écoutait, les yeux écarquillés. Bien-tôt je lui dirais ďautres vérités plus brutales. Je lui révélerais mon identite. Je choisirais le moment opportun et lui glisserais ä l'oreille la 158 declaration que faisait ä la fille de l'Inquisi-teur le chevalier inconnu : Ich, Seňora, eur Geliebter, Bin der Sohn des vielbelobten Grossen, schriftegelehrten Rabbi Israel von Saragossa. Hilda n'avait certainement pas lu le poeme de Heine. Le soir, nous allions sou vent au Prater. Les foires m'impressionnent. f EU — Vous voyez Hilda, lui expliquai-je, les foires sont horriblement tristes. La riviere enchantée par exemple : vous montez sur une barque avec quelques camarades, vous vous laissez empörter par le flot, ä ľarrivée vous recevez une balle dans la nuque. II y a aussi la galerie des glaces, les montagnes russes, le manege, les tirs ä l'arc. Vous vous plantez devant les glaces déformantes et votre visage décharné, votre poitrine squelettique vous terrifient. Les bennes des montagnes russes 159 déraillent systématiquement et vous vous fra-cassez la colonize yertébrale. Autour du manege, les archers foŕment une rondě et vous transpercent ľépiffé dorsale au moyen de petites fléchettes empoisonnées. Le maněge ne s'arréte pas de tourner, les victimes tom-bent des chevaux de bois. De temps en temps le maněge se bloque ä cause des monceaux de cadavres. Alors les archers font place nette pour les nouveaux venus. On prie les badauds de se rassembler en petits groupes ä ľinté-rieur des stands de tir. Les archers doivent viser entre les deux yeux mais, quelquefois la fiěche s'égare dans une oreille, un ceil, une bouche entrouverte. Quand les archers visent juste, ils obtiennent cinq points. Quand la fieche s'égare, cela compte cinq points en moins. L'archer qui a obtenu le total le plus élevé re^oit d'une jeune fille blonde et pomé-ranienne une decoration en papier argent et une téte de mort en chocolat. J'oubliais de vous parier des pochettes-surprises que ľon vend dans les stands de confiserie : ľacheteur y trouve toujours quelques cristaux bleu amethyste de cyanure, avec leur mode d'em- 160 ploi : « Na, friss schonl!» Des pochettes de cyanure pour tout le monde! Six millions! Nous sommes heureux ä Therensienstadt...' A côté du Prater, il y a un grand pare oú se proměnent les amoureux; le soir tombait, j'ai entrainé Hilda sous les feuillages, pres des massifs de fleurs, des pelouses bleutées. Je ľai giflée trois fois de suite. Ca m^a fait plaisir de voir le sang couler ä la commissure^ de ses lěvres. Vraiment plaisir. Une Allemande. Amoureuse en ďautres temps ďun jeune S.S. Totenkopf. Je suis rancuriíer. '""Ý Maintenant je me laisse glisser sur la pente des avžuxľ je *n"e''ressemble pas ä Gregory Peck, comme je ľai affirmé plus haut. Je n'ai pas la santé ni le keep smiling de cet Améri-cain. Je ressemble ä mon cousin, le peintre juif Modigliani. On ľappelait « le Christ toscan ». J'interdis l'usage de ce sóbriqueť quand on voudra faire allusion ä ma belle téte de tubereuleux. Eh bien, non, je ne ressemble pas plus ä Modigliani qu'ä Gregory Peck. Je suis le sosie de Groucho Marx : les mémes yeux, le méme 1. « AUez, bouffe! » 161 La place de ľétoile. 6. nez, la méme moustache. Pis encore, je suis le frěre jumeau du juif Süss. II fallait ä tout prix qu'Hilda s'en apercüt. Depuis une semaine, eile manquait de fermeté ä mon égard. Dans sa chambre trainait ľenregistrement du Horst-Wessel Lied et de ľHitlerleute, qu'elle conservait en souvenir de son pere. Les vautours de Stalingrad et le phosphore de Hambourg rongeront les cordes vocales de ces guerriers. Chacun son tour. Je me procurai deux tourne-disques. Pour composer mon Requiem judéo-nazi je fis jouer simultanément le Horst-Wessel Lied et ľEinheitsfront des brigades internationales. Ensuite, je mélai ä ľ Hitlerleute ľhymne de la Thaelmann Kolonne qui fut le dernier cri des juifs et des communistes allemands. Et puis, tout ä la fin du Requiem, le Crépuscule des dieux de Wagner évoquait Berlin en flammes, le destin tragique du peuple allemand, tandis que la litánie pour les morts d'Auschwitz rappelait les fóuŕŕieŕéš oü ľon avait conduit six millions de chiens. 162 Hilda ne travaille pas. Je m'enquiers de ses sources de revenus. Elle m'explique qu'elle a vendu pour vingt mille schillings le mobilier Bidermaier ďune taňte décédée. II ne lui reste plus que le quart de cette somme. Je lui fais part de mes inquietudes. — Rassurez-vous, Raphael, me dit-elle. Elle se rend chaque soir au Bar Bleu de ľhôtel Sacher. Elle avise les clients les plus prospěres et leur vend ses charmes. Au bout de trois semaines, nous sommes en possession de quinze cents dollars. Hilda prend goüt ä cette activité. Elle y trou ve une discipline et ľesprit de sérieux qui lui manquaient j usque-lä. Elle fait tout naturellement la connaissance de Yasmine. Cette jeune femme hante aussi ľhôtel Sacher et propose aux Américains de passage ses yeux noirs, sa peau mate, sa langueür Orientale. Elles échangent d'abord quelques reflexions sur leurs activités paralleles, puis deviennent les meilleures amies du monde. 163 Yasmine s'installe Backer-Strasse, le lit ä baldaquin süffisant pour trois personnes. Des deux femmes de ton harem, de ces deux gentilles putains, Yasmine fut bientôt la favorite. Elle te parlait d'Istanbul, sa ville natale, du pont de Galata et de la mosquée Validi. Une envie furieuse te prit de gagner le Bosphore. A Vienne, 1'hiver commencait et tu n'en sortirais pas vivant. Quand les premieres neiges se mirent ä tomber, tu serras de plus pres le corps de ton amie turque. Tu quittas Vienne et visitas tes cousins de Trieste, les fabricants de cartes ä jouer. Ensuite, un petit crochet par Budapest. Plus de cousins ä Budapest. Liquides. A Salonique, berceau de ta famille, tu remarquas la méme desolation, la colonie juive de cette ville avait vivement intéressé les Allemands. A Istanbul, tes cousi-nes Sarah, Rachel, Dinah et Bianca fétěrent le retour de l'enfant prodigue. Tu repris goüt ä la vie et au rahat-loukoum. Déjä tes cousins du Caire t'attendaient avec impatience. lis te 164 demanděrent des nouvelles de nos cousins exiles de Londres, de Paris et de Caracas. Tu restas quelque temps en Egypte. Comme tu n'avais plus un sou, tu organisas ä Port-Said une féte foraine oú tu exhlbas tous tes vieux copains. A raison de vingt dinars par personne, les badauds pouvaient voir Hitler déclamer dans une cage le monologue ď Hamlet, Goering et Rudolph Hess faire un numero de trapeze, Himmler et ses chiens savants, le charmeur de serpents Goebbels, von Schirach l'avaleur de sabre, le juif errant Julius Streicher. Un peu plus loin tes danseuses, les « Collabo's Beauties », improvisaient une revue « Orientale » : il y avait lä Robert Brasillach, costume en sultáne, la bayadere Drieu la Rochelle, Abel Bonnard la vieille gardienne des sérails, les vizirs sanguinaires Bonny et Laffont, le missionnaire Mayol de Lupe. Tes chanteurs des Vichy-Folies jouaient une opérette ä grand spectacle : on remarquait dans la troupe un Maréchal, les amiraux Esteva, Bard, Platon, quelques évé-ques, le brigadier Darnand et le prince félon Laval. Néanmoins la baraque la plus fréquen-tée était celie oú ľon déshabillait ton ancienne 165 maitresse Eva Braun. Elle avait encore de beaux restes. Les amateurs pouvaient s'en rendre compte, ä raison de cent dinars chacun. Au bout ďune semaine, tu abandonnas tes chers fantômes en emportant ľargent de la recette. Tu traversas la mer Rouge, gagnas la Palestine et mourus ďépuisement. Voilä, tu avais achevé ton itinéraire de Paris ä Jerusalem. A elles deux, mes amies gagnaient trois mille schillings par nuit. La prostitution et le proxénétisme me semblěrent tout ä coup de bien miserables artisanats quand on ne les pratiquait pas ä ľéchelle ďun Lucky Luciano. Malheureusement je n'avais pas ľétoffe de ce capitaine ďindustrie. Yasmine me fit connaitre quelques indivi-dus douteux : Jean-Farouk de Mérode, Paulo Hayakawa, la vieille baronne Lydia Stahl, Sophie Knout, Rachid von Rosenheim, M. Igor, T.W.A. Levy, Otto da Silva et d'autres encore dont j'ai oublié les noms. Je 166 fis avec touš ces lascars le trafic ďor, écoulai de faux zlotys, vendis ä qui désirait les broüfer de mauvaises herbes comme le has-chisch et la marijuana. Enfin je m'engageai p dans la Gestapo franchise. Matricule S. 1113. C Rattaché aux services de la rue Lauriston. N La Milice m'avait dégu. Je n'y rencontrais / que des boy-scouts qui ressemblaient aux I braves petits gars de la Resistance. Darnand était un fief f é idealisté. \ Je me sentis plus ä l'aise en compagnie de Pierre Bonny, d'Henri Chamberlin-Laffont et [ de leurs acolytes. Et puis je retrouvai, rue i Lauriston, mon professeur de morale, Joseph / Joanovici. í Pour les tueurs de la Gestapo, nous étions, \ Joano et moi, les deux juifs de service. Le troisieme se trouvait ä Hambourg. II s'appe-lait Maurice Sachs. On se lasse de tout. J'ai fini par quitter mes deux amies et ce joyeux petit monde interlope qui compromettait ma santé. J'ai suivi une avenue jusqu'au Danube. II faisait nuit, la 167 neige tombait avec gentillesse. Allais-je me jeter ou non dans ce fleuve ? Le Franz-Josefs-Kai était desert, de je ne sais oü me parve-naient les bribes d'une chanson : Weisse Weihnacht, mais oui, les gens fétaient Noěl. Miss Evelyn me lisait Dickens et Andersen. Quel émerveillement, le lendemain matin, de trouver au pied de ľarbre des jouets par milliers! Tout cela se passait dans la maison du quai Conti, au bord de la Seine. Enfance exceptionnelle, enfance exquise dont je n'ai plus le temps de vous parier. Un plongeon elegant dans le Danube, la nuit de Noel ? Je regrettais de n'avoir pas laissé un mot d'adieu ä Hilda et Yasmine. Par exemple : « Je ne rentrerai pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. » Tant pis. Je me consolais en me disant que ces putains n'avaient pas lu Gerard de Nerval. Heureusement, ä Paris, on ne manquerait pas de dresser un parallele entre Nerval et Schlemilovitch, les deux suicides de ľhiver. J'étais incorrigible. Je tentais de m'approprier la mort d'un autre comme j'avais voulu m'approprier les stylos de Proust et de Celine, les pinceaux de Modigliani et de Sou tine, les grimaces de Groucho Marx et de 168 Chaplin. Ma tuberculose? Ne l'avais-je pas volée ä Franz Kafka? Je pouvais encore changer d'avis et mourir comme lui au sanatorium de Kierling, tout pres d'ici. Nerval ou Kafka ? Le suicide ou le sanatorium ? Non, le suicide ne me convenait pas, un juif n'a pas le droit de se suicider. II f aut laisser ce luxe ä Werther. Alors que faire? Me presenter au sanatorium de Kierling? Étais-je sür d'y mourir, comme Kafka ? Je ne l'ai pas entendu s'approcher de moi. II me tend brutalement une petite plaque oü je lis : Polizei. II me demande mes papiers. Je les ai oubliés. II me prend par le bras. Je lui demande pourquoi il ne me met pas les menottes. II a un petit rire rassurant : — Mais voyons, monsieur, vous étes ivre. Les fetes de Noel sans doute! Allons, allons, je vais vous ramener ä la maison! Oů habitez-vous? Je refuse obstinément de lui indiquer mon adresse. — Eh bien, je me vois dans l'obligation de vous conduire au poste de police. La gentillesse apparente de ce policier me tape sur les nerfs. J'ai devine qu'il appartient 169 ä la Gestapo. Pourquoi ne me ľavoue-t-il pas une fois pour toutes ? Peut-étre s'imagine-t-il que je vais me débattre, hurler comme un porc qu'on égorge ? Mais non. Le sanatorium de Kierling ne vaut pas la clinique dans laquelie va me conduire ce brave homme. Au debut, il y aura les formalités ďusage : on me demandera mon nom, mon prénom, ma date de naissanee. On s'assurera que je suis bien malade en me faisant passer un test insidieux. Ensuite, la salle ďopération. Allonge sur le biliard, j'attendrai avec impatience mes chi-rurgiens, les professeurs Torquemada et Ximéněs. lis me tendront une radiographic de mes poumons et je verrai que ceux-ci ne sont plus que ďépouvantables tumeurs en forme de pieuvre. — Voulez-vous oui ou non qu'on vous opere? me demandera d'une voix calme le professeur Torquemada. — II suffirait de vous greffer deux poumons en acier, m'expliquera gentiment le professeur Ximéněs. — Nous avons une trěs grande conscience professionnelle, me dira le professeur Torquemada. 170 — Doublée du trěs vif intérét que nous portons ä votre santé, poursuivra le professeur Ximéněs. — Malheureusement, la plupart de nos clients aiment leur maladie d'un amour féroce et nous considěrent non pas comme des chirurgiens... — Mais comme des tortionnaires. — Les malades sont souvent injustes envers leurs médecins, ajoutera le professeur Ximéněs. — Nous devons les soigner contre leur gré, dira le professeur Torquemada. — Une täche bien ingrate, ajoutera le professeur Ximéněs. — Savez-vous que certains malades de notre clinique ont créé des syndicats? me demandera le professeur Torquemada. lis ont decide de faire la grěve, de refuser nos soins... — Une grave menace pour le corps medical, ajoutera le professeur Ximéněs. D'autant plus que la fiěvre syndicaliste gagne touš les secteurs de notre clinique. — Nous avons chargé le professeur 171 Himmler, un praticien trěs scrupuleux, de mater cette rebellion. II administre l'euthana-sie ä tous les syndicalistes, systématiquement. — Alors que décidez-vous, me demandera le professeur Torquemada, ľopération ou ľeuthanasie ? — II ne peut pas y avoir d'autres solutions. Les choses ne se déroulěrent pas comme je 1'avais prévu. Le policier me tenait toujours par le bras en affirmant qu'il me conduisait au commissariat le plus proche pour une simple verification ďidentité. Quand j'entrai dans son bureau, le commissaire, un S.S. cultivé, qui avait lu les poetes frangais, me demanda : — Dis, qu'as-tu fait, toi que voilä, de ta jeunesse ? Je lui expliquai comment je ľavais gächée. Et puis je lui parlai de mon impatience : ä ľäge ou d'autres préparent leur avenir, je ne pensais qu'ä me saborder. Cétait, par exem-ple, gare de Lyon, sous ľoccupation alle- 172 mande. Je devais prendre un train qui m'em-měnerait loin du malheur et de ľinquiétude. Les voyageurs faisaient queue aux guichets. II m'aurait suffi d'attendre une demi-heure pour obtenir un ticket. Mais non, je suis monté en premiere classe, sans ticket, comme un imposteur. Lorsque, ä Chalon-sur-Saône, les contrôleurs allemands oní visité le com-partiment, ils m'ont appréhendé. J'ai tendu les poignets. Je leur ai dit qu'en dépit de mes faux papiers au nom de Jean Cassis de Coudray-Macouard, j'étais juif. Quel soula-gement! — Ensuite, ils m'ont conduit devant vous, monsieur le commissaire. Décidez de mon sort. Je vous promets la plus grande do-cilité. Le commissaire me sourit gentiment, me tapote la joue et me demande si vraiment je suis tuberculeux. — Cela ne m'étonne pas, me déclare-t-il. A votre äge, tout le monde est tuberculeux. II faut absolument guérir, ou alors on crache le sang, on se traine pendant toute sa vie. Voilä ce que j'ai décidé : si vous étiez né plus tôt, je i vous aurais envoyé ä Auschwitz soigner votre 173 tuberculose. Mais maintenant nous vivons dans un temps plus civilise. Tenez, voici un billet pour Israel. II parait que lä-bas les juifs... La mer était d'un bleu d'encre et Tel-Aviv blanche, si blanche. Quand le bateau accosta, les battements réguliers de son cceur lui firent bien sentir qu'il retrouvait la terre ancestrale aprěs deux mille ans d'absence. II s'était embarqué ä Marseille sur un paquebot de la Compagnie nationale israélienne. Pendant toute la traversée, il s'efforgait de calmer son anxiété en s'abrutissant d'alcool et de morphine. Maintenant que Tel-Aviv s'étalait devant lui, il pouvait mourir, le coeur pacifié. La voix de ľamiral Levy le tira de ses songes : — Content de la traversée, jeune homme ? Cest la premiere fois que vous venez en Israel ? Notre pays vous enthousiasmera. Un pays épatant, vous verrez. Les gargons de votre age ne peuvent pas rester insensibles ä 174 ce prodigieux dynamisme qui, de Haifa ä Eilat, de Tel-Aviv ä la mer Morte... — Je n'en doute pas, amiral. — Vous étes frangais ? Nous aimons beau-coup la France, ses traditions liberales, la douceur de l'Anjou, de la Touraine, les parfums de Provence. Et votre hymne national, quelle merveille! « Allons enfants de la patrie ! » Admirable! Admirable! — Je ne suis pas tout ä fait frangais, amiral, je suis juif frangais. juif frangais. Ľamiral Levy le considéra avec hostilité. Ľamiral Levy ressemblait comme un frěre ä ľamiral Doenitz. Ľamiral Levy finit par lui dire ďune voix sěche : — Suivez-moi, je vous prie. II le fit entrer dans une cabine hermétique-ment close. — Je vous conseille d'etre sage. On s'occu-pera de vous,en temps voulu. Ľamiral éteignit ľélectricité et ferma la porte ä double tour. II resta pres de trois heures dans ľobscurité totale. Seule la faible luminosité de sa montre-bracelet le reliait encore au monde. La porte s'ouvrit brusquement et ses yeux furent 175 éblouis par l'ampoule qui pendait au plafond. Trois hommes vétus ďimperméables verts se dirigeaient vers lui. L'un d'eux lui tendit une carte : — Elias Bloch, de la Police secrete d'État. Vous étes juif fran?ais ? Parfait! qu'on lui mette les menottes! Un quatriěme comparse, ,qui portait le méme impermeable que les autres, entra dans la cabine. — La perquisition a été fructueuse. Plu-sieurs volumes de Proust et de Kafka, des reproductions de Modigliani et de Soutine, quelques photographies de Charlie Chaplin, d'Eric von Stroheim et de Groucho Marx dans les bagages de ce monsieur. — Décidément, lui dit le dénommé Elias Bloch, votre cas devient de plus en plus grave! Emmenez-le! Ils le poussěrent hors de la cabine. Les menottes lui brülaient les poignets. Sur le quai il fit un faux pas et s'écroula. L'un des policiers profita de l'occasion pour lui donner quelques coups de pied dans les côtes, puis le releva en tirant sur la chaine des menottes. Ils traversěrent les docks deserts. Un panier ä 176 salade, semblable ä ceux que la police franchise utilisa pour la grande rafle des 16-17 juillet 1942, était arrété au coin d'une rue. Elias Bloch prit place ä côté du chauffeur. II monta derriěre, suivi des trois policiers. Le panier ä salade s'engagea dans ľavenue des Champs-Elysees. On faisait queue devant les cinemas. A la terrasse du Fouqueťs, les femmes portaient des robes claires. C'était done un samedi soir de printemps. Ils s'arréterent place de ľÉtoile. Quelques G.I.'s photographiaient l'Arc de Triomphe, mais il n'éprouva pas le besoin de les appeler ä son secours. Bloch lui saisit le bras et lui fit traverser la place. Les quatre policiers mar-chaient ä quelques metres derriěre eux. — Alors, vous étes juif frangais? lui demanda Bloch en rapprochant son visage du sien. II ressemblait tout ä coup ä Henri Cham-berlin-Laffont de la Gestapo franchise. On le poussa dans une traction noire qui stationnait avenue Kléber. — Tu vas passer ä la casserole, dit le policier qui se tenait ä sa droite. 177 — A tabac, n'est-ce pas, Saiil? dit le policier qui se tenait ä sa gauche. — Oui, Isaac. II va passer ä tabac, dit le policier qui conduisait. — Je m'en charge. — Non, moi! j'ai besoin d'exercice, dit le policier qui se tenait ä sa droite. — Non, Isaac! A mon tour. Hier soir, tu t'en es donne ä cceur joie avec le juif anglais. Celui-lä m'appartient. — II parait que c'est un juif fran^ais. — Drôle ďidée. Si on ľappeiait Marcel Proust ? Isaac lui donna un violent coup de poing ä ľestomac. — A genoux, Marcel! A genoux! II s'exécuta avec docilité. II était géne par le siěge arriěre de la voiture. Isaac le gifla six fois de suite. — Tu saignes, Marcel : ca veut dire que tu es encore vivant. Saül brandissait une courroie de cuir. — Attrape, Marcel Proust, lui dit-il. II regut le coup sur la pommette gauche et faillit s'évanouir. 178 — Pauvre petit morveux, lui dit Isai'e. Pauvre petit juif francais. Ils passěrent devant ľhôtel Majestic. Les í fenétres de la grande bätisse étaient obscures. Pour se rassurer, il se dit qu'Otto Abetz, flanqué de touš les joyeux drilles de la Collaboration, ľattendait dans le hall et qu'il présiderait un diner franco-allemand. Aprěs tout, n'était-il pas le juif officiel du IIP Reich? — Nous allons te faire visiter le quartier, lui dit Isai'e. — II y a beaucoup de monuments histori-ques par ici, lui dit Saül. — Nous nous arréterons chaque fois pour que tu puisses les admirer, lui dit Isaac. Ils lui montrěrent les locaux réquisitionnés par la Gestapo. 31 bis et 72 avenue Foch. 57 boulevard Lannes. 48 rue de Villejust. 101 avenue Henri-Martin. 3 et 5 rue Mallet-Stevens. 21 et 23 square du Bois-de-Boulo-gne. 25 rue d'Astorg. 6 rue Adolphe-Yvon. 64 boulevard Suchet. 49 rue de la Faisande-rie. 180 rue de la Pompe. Quand ils eurent achevé cet itinéraire tou- 179 ristique, ils revinrent dans le secteur Kléber-Boissiěre. — Que penses-tu du XVP arrondisse-ment ? lui demanda Isaie. — C'est le quartier le plus mal fame de Paris, lui dit Saül. — Et maintenantj chauffeur, au 93 rue Lauriston, s'il vous plait, dit Isaac. II se sentit rassuré. Ses amis Bonny et Chamberlin-Laffont ne manqueraient pas de mettre un terme ä cette mauvaise plaisanterie. II sablerait comme chaque soir le champagne en leur compagnie. René Launay, chef de la Gestapo de l'avenue Foch, « Rudy » Martin de la Gestapo de Neuilly, Georges Delfanne, de l'avenue Henri-Martin et Odicharia de la Gestapo « géorgienne » se joindraient ä eux. Tout rentrerait dans ľordre. Isaac sonna ä la porte du 93 rue Lauriston. La maison semblait abandonnée. — Le patron doit nous attendre 3 bis place des États-Unis pour le passage ä tabac, dit Isaie. Bloch faisait les cent pas sur le trottoir. II 180 ouvrit la porte du 3 bis et ľentraina ä sa suite. II connaissait bien cet hotel particulier. Ses amis Bonny et Chamberlin-Laffont y avaient aménagé huit cellules et deux chambres de torture, le local de la rue Lauriston servant de P.C. administratif. Ils montěrent au quatriěme étage. Bloch ouvrit une fenétre. — La place des États-Unis est bien calme, lui dit-il. Regardez, mon jeune ami, comme les réverběres jettent une lumiěre douce sur les feuillages. La belle nuit de mai que voilä ! Et dire que nous devons vous passer ä tabac ! Le supplice de la baignoire, figurez-vous! Quelle tristesse! Un verre de curagao pour vous donner des forces? Une Craven? Ou bien préférez-vous un peu de musique ? Tout ä ľheure nous vous ferons entendre une vieille chanson de Charles Trenet. Elle cou-vrira vos cris. Les voisins sont délicats. Ils préfěrent certainement la voix de Trenet ä celie des suppliciés. Saül, Isaac et Isaie entrěrent. Ils n'avaient pas quitté leurs impermeables verts. II remar-qua tout ä coup la baignoire au milieu de la piece. 181 — Elle a appartenu ä Émilienne d'Alen-§on, lui dit Bloch avec un sourire triste. Admirez, mon jeune ami, la qualité de ľémail. Les motifs floraux! Les robinets en platine! Isaac lui tint les bras derriěre le dos, tandis qu'Isaíe lui passait les menottes. Saül mit en marche le phonographe. II reconnut aussitôt la voix de Charles Trenet : Formidable, J'entends le vent sur la mer Formidable Je vois la pluie, les éclairs, Formidable Je sens qu'il va bientôt faire qu'il vafaire Un orage Formidable... Bloch, assis sur le rebord de la fenétre, battait la mesure. On me plongea la téte dans ľeau glacée. Mes poumons éclateraient d'un moment ä 182 ľautre. Les visages que j'avais aimés défilě-rent trěs vite. Ceux de ma mere et de mon pere. Celui de mon vieux professeur de lettres Adrien Debigorre. Celui de ľabbé Perrache. Celui du colonel Aravis. Et puis, ceux de toutes mes gentilles fiancees : j'en avais une dans chaque province. Bretagne. Normandie. Poitou. Correze. Lozěre. Savoie... Merne en Limousin. A Bellac. Si ces brutes me lais-saient la vie sauve j'écrirais un beau roman : « Schlemilovitch et le Limousin », oü je mon-trerais que je suis un juif parfaitement assi-milé. On me tira par les cheveux. J'entendis de nouveau Charles Trenet : ... Formidable, On se croirait au cine Matographe Ou Von voit tant de belles choses, Tant de trues, de metamorphoses, Quand une rose est assassinée... 183 — La seconde immersion durera plus long-temps, me dit Bloch en essuyant une lärme. Cette fois-ci, deux mains me pressěrent la nuque, deux autres ľocciput. Avant de mou-rir suffoqué, je pensai que je n'avais pas toujours été třes gentil avec Maman. On finit pourtant par me ramener ä ľair libre. Trenet chantait ä ce moment-lä : Et puis et puis sur les quais la pluie la pluie n'a pas compliqué la vie qui rigole et qui se mire dans les flaques des rigoles... — Maintenant passons aux choses sérieu-ses, dit Bloch en étouffant un sanglot. lis m'allongerent ä méme le sol. Isaac sortit de sa poche un canif Suisse et me fit de profondes coupures ä la plante des pieds. Ensuite il m'ordonna de marcher sur un tas de sel. Ensuite Saül m'arracha consciencieu- 184 sement trois ongles. Ensuite Isaie me lima les dents. A ce moment-lä, Trenet chantait : Quel temps pour les p'tits poissons Quel temps pour les grands gargons Quel temps pour les tendrons Mesdemoiselles nous vous attendrons... — Je crois que cela suffit pour cette nuit, dit Elias Bloch en me lancant un regard attendri. II me caressa le menton. — Vous vous trouvez au dépôt des juifs étrangers, me dit-il. Nous allons vous conduire dans la cellule des juifs francais. Vous étes le seul pour le moment. D'autres viendront. Rassurez-vous. — Tous ces petits morveux pourront parier de Marcel Proust, dit Isaie. — Moi, quand j'entends parier de culture, je sors ma matraque, dit Saül. — Je donne le coup de grace! dit Isaac. 185 — Allons, n'effrayez pas ce jeune homme, dit Bloch ďune voix suppliante. II se retourna vers moi : — Děs demain, vous serez fixe sur votre cas. Isaac et Saül me firent entrer dans une petite chambre. Isaíe nous rejoignit et me tendit un pyjama rayé. Sur la veste était cousue une étoile de David en tissu jaune oú je lus : « Französich Jude. » Isaac me fit un croche-pied avant de refermer la porte blin-dée et je tombai ä plat ventre. Une veilleuse éclairait la cellule. Je ne tardai pas ä m'apercevoir que le sol était jonché de lames Gillette extra-bleues. Comment les policiers avaient-ils deviné mon vice, cette envie f olle d'avaler les lames de rasoir ? Je regrettais, maintenant, qu'ils ne m'eussent pas enchainé au mur. Pendant toute la nuit, je dus me crisper, me mordre les paumes pour ne pas succomber au vertige. Un geste de trop et je risquais d'absorber ces lames les unes aprěs les autres. Une orgie de Gillette extrableues. C'était vraiment le supplice de Tantale. Au matin, Isaie et Isaac vinrent me cher- 186 eher. Nous longeämes un couloir interminable. Isaie me désigna une porte et me dit d'entrer. En guise d'adieu, Isaac m'assena un coup de poing sur la nuque. II était assis devant un grand bureau d'aca-jou. Apparemment, il m'attendait. II portait un uniforme noir, et je remarquai deux étoiles de David au revers de sa veste. II fumait la pipe, ce qui accentuait ľimportance de ses mächoires. Coiffé ďun béret, U aurait pu ä la rigueur passer pour Joseph Darnand. — Vous étes bien Raphael Schlemilo-vitch ? me demanda-t-il d'une voix martiale. — Oui. — Juif frangais ? — Oui. — Vous avez été appréhendé hier soir par ľamiral Levy, ä bord du paquebot Ston? — Oui. — Et déféré aux autorités policieres, en ľoceurrence au commandant Elias Bloch? — Oui. — Ces brochures subversives ont bien été trouvées dans vos bagages ? II me tendit un volume de Proust, le Journal de Franz Kafka, les photographies de 187 Chaplin, Stroheim et Groucho Marx, les reproductions de Modigliani et de Soutine. — Bon, je me présente : general Tobie Cohen, commissaire ä la Jeunesse et au Relě-vement moral. Maintenant parlons peu, parlons bien. Pourquoi étes-vous venu en Israel? — Je suis une nature romantique. Je ne voulais pas mourir sans avoir vu la terre de mes ancétres. — Et vous comptiez ensuite revenir en Europe, n'est-ce pas? Recommencer vos simagrées, votre guignol? Inutile de me répondre, je connais la chanson : ľinquiétude juive, le lamento juif, ľangoisse juive, le désespoir juif... On se vautre dans le mal-heur, on en redemande, on voudrait retrouver la douce atmosphere des ghettos et la volupté des pogroms ! De deux choses l'une, Schlemi-lovitch : ou vous m'écoutez et vous suivez mes instructions : alors, c'est parfait! Ou bien vous continuez ä jouer la forte téte, le juif errant, le persecute, et dans ce cas je vous remets entre les mains du commandant Elias Bloch! Vous savez ce qu'il f era de vous, Elias Bloch ? 188 — Oui, mon general! De mon sang il fera du jus de viande, de mes os des allumettes, de ma peau des abat-jour. — Parfaitement! dit-il en essuyant une lärme. Je vous signále que nous disposons de touš les moyens nécessaires pour calmer les petits masochistes de votre espěce. La semaine derniěre un juif anglais a voulu faire le malin! II débarquait d'Europe avec les sempiternelles histoires, ces histoires poisseu-ses : Diaspora, persecutions, destin pathétique du peuple juif!... II s'obstinait dans son role ďécorché vif! II ne voulait rien entendre ! A I'heure présente, Bloch et ses lieutenants s'occupent de lui! Je vous assure qu'il va bien souffrir! Au-delä de tout ce qu'il pouvait espérer! II va enfin ľéprouver, le destin pathétique du peuple juif! II réclamait du Torquemada, de l'Himmler garanti! Bloch s'en charge! A lui seul il vaut bien tous les inquisiteurs et les gestapistes réunis. Vous tenez vraiment ä passer entre ses mains, Schlemilovitch ? — Non, mon general. — Alors, écoutez-moi : vous vous trouvez maintenant dans un pays jeune, vigoureux, 189 dynamique. De Tel-Aviv ä la mer Morte, de Haifa ä Eilat, ľinquiétude, la fiěvre, les larmes, la poisse juives n'intéressent plus personne. Plus personne! Nous ne voulons plus entendre parier de ľesprit critique juif, de ľintelligence juive, du scepticisme juif, des contorsions juives, de l'humiliation, du mal-heur juif... (Les larmes inondaient son visage.) Nous laissons tout cela aux jeunes esthetes européens de votre espěce! Nous sommes des types énergiques, des mächoires carrées, des pionniers et pas du tout des chanteuses yiddish, ä la Proust, ä la Kafka, ä la Chaplin! Je vous signále que nous avons fait récemment un autodafé sur la grand-place de Tel-Aviv : les ouvrages de Proust, Kafka et consorts, les reproductions de Soutine, Modigliani et autres invertébrés, ont été brulés par notre jeunesse, des gars et des filles qui n'ont rien ä envier aux Hitlerjugend : blonds, l'ceil bleu, larges ďépaules, la demarche assurée, aimant Taction et la bagarre! (II poussa un gémissement.) Pendant que vous cultiviez nos névroses, ils se musclaient. Pendant que vous vous lamen-tiez, ils travaillaient dans les kibbout- 190 zim! N'avez-vous pas honte, Schlemilovitch ? — Si, mon general. — Parfait! Alors promettez-moi de ne plus jamais lire Proust, Kafka et consorts, de ne plus baver sur des reproductions de Modigliani et de Soutine, de ne plus penser ä Chaplin, ni ä Stroheim, ni aux Marx Brothers, ďoublier définitivement le docteur Louis-Ferdinand Celine, le juif le plus sour-nois de touš les temps! — Cest promis, mon general. — Moi, je vous ferai lire de bons ouvrages! J'en possěde une grande quantité en langue frangaise : avez-vous lu Ľ Art d'etre chef par Courtois? Restauration fatniliale et Revolution nationale par Sauvage? Le Beau Jeu de ma vie par Guy de Larigaudie? Le Manuel du pere de famílie par le vice-amiral de Penfentenyo ? Non ? vous les apprendrez par coeur! je veux vous muscler le moral! D'autre part, je vais vous envoyer illico dans un kibboutz disciplinaire. Rassurez-vous, ľexpé-rience ne durera que trois mois ! Le temps de vous donner les biceps qui vous manquent et de vous débarrasser des microbes du cosmo-politisme juif. C'est entendu ? 191 — Oui, mon general. — Vous pouvez disposer, Schlemilovitch. Je vous ferai apporter par mon ordonnance les livres dont nous avons parlé. Lisez-les, en attendant de manier la pioche au Néguev. Serrez-moi la main, Schlemilovitch. Plus fort que qa, nom de Diéu. Regard droit, s'il vous plait! Le menton tendu ! Nous ferons de vous un sabra ! (II éclata en sanglots.) — Merci, mon general. Saül me reconduisit ä ma cellule. Je regus quelques coups de poing mais mon garde-chiourme s'était singuliěrement radouci depuis la veille. Je le soupgonnai ďécouter aux portes. Sans doute était-il impressionné par la docilité que je venais de manifester en face du general Cohen. Le soir, Isaac et Isafe me firent montér dans un camion militaire oü se trouvaient déjä plusieurs jeunes gens, juifs étrangers comme moi. Touš étaient vétus de pyjamas rayés. — Defense de parier de Kafka, Proust et consorts, dit Isaie. 192 — Quand nous entendons parier de culture, nous sortons nos matraques, dit Isaac. — Nous n'aimons pas tellement l'intelli-gence, dit Isaie. — Surtout quand eile est juive, dit Isaac. — Et ne jouez pas aux petits martyrs, dit Isaie. La plaisanterie a assez dure. Vous pouviez faire des grimaces en Europe, devant les goyes. Ici, nous sommes entre nous. Inutile de vous fatiguer. — Compris ? dit Isaac. Vous allez chanter jusqu'ä la fin du voyage. Des chansons de troupe vous feront le plus grand bien. Répé-tez avec moi... Vers quatre heures de ľapres-midi, nous arrivämes au kibboutz pénitentiaire. Un grand bätiment de béton, entouré de fils barbelés. Le désert s'étendait ä perte de vue. Isaie et Isaac nous rassemblěrent devant la grille ďentrée et procéděrent ä ľappel. Nous étions huk disciplinaires : trois juifs anglais, un juif italien, deux juifs allemands, un juif 193 La place de ľétoile. 7. autrichien et moi-méme, juif frangais. Le dirigeant du camp apparut et nous dévisagea les uns aprěs les autres. Ce colosse blond, sanglé d'un uniforme noir, ne m'inspira pas confiance. Pourtant deux étoiles de David scintillaient aux revers de sa veste. — Tous des intellectuels, évidemment! nous dit-il d'une voix furibonde. Comment voulez-vous changer en combattants de choc ces débris humains ? Vous nous avez fait une belle reputation en Europe avec vos jérémia-des et votre esprit critique. Eh bien, messieurs, il ne s'agit plus de gémir mais de se faire les muscles. II ne s'agit plus de critiquer mais de construire! Lever ä six heures, demain matin. Montez au dortoir! Plus vite que cela! Au pas de course! Une deux, une deux! Quand nous fümes couches, le commandant du camp traversa le dortoir, suivi de trois gaillards grands et blonds comme lui. — Voici vos surveillants, dit-il d'une voix trěs douce. Siegfried Levy, Günther Cohen, Hermann Rappoport. Ces archanges vont vous dresser! la plus petite désobéissance sera punie de mort! N'est-ce pas, mes chéris ? 194 N'hésitez pas ä les descendre s'ils vous ennuient... Une balle dans la tempe, pas de discussions! Compris mes anges ? II leur caressa gentiment les joues. — Je ne veux pas que ces juifs d'Europe entament votre santé morale... A six heures du matin, Siegfried, Günther et Hermann nous tirěrent de nos lits en nous donnaht des coups de poing. Nous revé-times notre pyjama rayé. On nous conduisit au bureau administratif du kibboutz. Nous déclinämes nos nom, prénoms, date de nais-sance, ä une jeune femme brune qui portait la chemisette kaki et le pantalon gris-bleu de ľarmée. Siegfried, Günther et Hermann res-těrent derriěre la porte du bureau. Mes compagnons quittěrent la piece les uns aprěs les autres, aprěs avoir répondu aux questions de la jeune femme. Mon tour vint. La jeune femme leva la téte et me regarda droit dans les yeux. Elle ressemblait ä Tania Arcisewska comme une soeur jumelle. Elle me dit : — Je m'appelle Rebecca et je vous aime. 195 Je ne sus que répondre. — Voilä, m'expliqua-t-elle, ils vont vous tuer. II faut que vous partiez děs ce soir. Je m'en occupe. Je suis officier de ľarmée israélienne, et je n'ai pas de compte ä rendre au commandant du camp. Je vais lui emprun-ter le camion militaire sous pretexte que je dois me rendre ä Tel-Aviv pour une conference ďétat-major. Vous viendrez avec moi. Je volerai touš les papiers de Siegfried Levy et je vous les donnerai. De cette f aeon vous n'aurez rien ä eraindre de la police dans ľimmédiat. Aprěs, nous aviserons. Nous pourrons prendre le premier bateau pour l'Europe et nous marier. Je vous aime, je vous aime. Je vous ferai appeler dans mon bureau ce soir ä huit heures. Rompez! Nous cassämes des pierres sous un soleil de plomb jusqu'ä cinq heures de l'apres-midi. Je n'avais jamais manié la pioche et mes belies mains blanches saignaient abominablement. Siegfried, Günther et Hermann nous surveil-laient en fumant des Lucky Strike. A aueun 196 moment de la journée ils n'avaient articulé la moindre parole et je pensais qu'ils étaient muets. Siegfried leva la main pour nous indiquer que notre travail était fini. Hermann se dirigea vers les trois juifs anglais, sortit son revolver et les abattit, l'oeil absent. II alluma une Lucky Strike et la fuma en scrutant le ciel. Nos trois gardiens nous rameněrent au kibboutz aprěs avoir enterré sommairement les juifs anglais. On nous laissa contempler le désert ä travers les barbelés. A huit heures, Hermann Rappoport vint me chercher et me conduisit au bureau administratif du kibboutz. — J'ai envie de m'amuser, Hermann! dit Rebecca. Laisse-moi ce petit juif, je 1'emměne ä Tel-Aviv, je le viole et lui fais la peau, e'est promis! Hermann approuva de la téte. — Maintenant ä nous deux! me dit-elle d'une voix menagante. Quand Rappoport eut quitté la piece, eile me pressa tendrement la main. — Nous n'avons pas un instant ä perdre! Suis-moi! Nous franchimes la porte du camp et 197 montämes dans le camion militaire. Elle prit place au volant. — A nous la liberté! me dit-elle. Tout ä l'heure, nous nous arréterons. Tu enfileras l'uniforme de Siegfried Levy que je viens de voler. Les papiers sont dans la poche inté-rieure. Nous arrivämes ä destination vers onze heures du soir. — Je t'aime et j'ai envie de retourner en Europe, me dit-elle. Ici il n'y a que des brutes, des soldats, des' boy-scouts et des emmerdeurs. En Europe, nous serons tran-quilles. Nous pourrons lire Kafka ä nos enfants. — Oui, ma petite Rebecca. Nous allons danser toute la nuit et demain matin nous prendrons le bateau pour Marseille! Les soldats que nous croisions dans la rue se mettaient au garde-a-vous devant Rebecca. — Je suis lieutenant, me dit-elle avec un sourire. Pourtant je n'ai qu'une hate : jeter cet uniforme ä la poubelle et revenir en Europe. Rebecca connaissait ä Tel-Aviv une boite de nuit clandestine oú ľon dansait sur des chansons de Zarah Leander et de Marlene 198 Dietrich. Cet endroit était trěs apprécié des jeunes femmes de ľarmée. Leurs cavaliers devaient revétir ä ľentrée un uniforme d'offi-cier allemand ou de pilote de la Luftwaffe. II choisit un pimpant costume ď Allgemeine S.S. Une lumiěre tamisée favorisait les épan-chements. Leur premiere danse fut un tango : Der Wind hat mir ein Lied erzählt, que Zarah Leander chantait d'une voix envoü-tante. II glissa ä ľoreille de Rebecca : « Du bist der Lenz nachdem ich verglangte. » A la seconde danse : Schön war die Zeit, il ľem-brassa longuement en lui tenant les épaules. La voix de Lala Andersen étouffa bientôt celie de Zarah Leander. Aux premieres paroles de Lili Marlene, ils entendirent les sirěnes de la police. II y eut un grand remue-ménage autour d'eux mais personne ne pouvait plus sortir : le commandant Elias Bloch, Saül, Isaac et Isafe avaient fait irruption dans la salle, revolver au poing. — Embarquez-moi tous ces pitres, rugit Bloch. Faisons d'abord une rapide verification ďidentité. Quand vint son tour, Bloch le reconnut en dépit de l'uniforme de S.S. 199 — Comment ? Schlemilovitch ? Je croyais qu'on vous avait envoyé dans un kibboutz disciplinaire! En tenue de S.S. par-dessus le marené! Décidément, ces juifs européens sont incorrigibles. II lui désigna Rebecca : — Votre fiancee ? Juive franchise certaine-ment ? Et déguisée en lieutenant de ľarmée israélienne! De mieux en mieux! Tenez, voiei mes amis! Je suis bon prince, je vous invite ä sabler le champagne! lis furent aussitôt entourés par un groupe de retards qui leur taperent allégrement sur ľépaule. II reconnut la marquise de Fougeire^ Jusquiames, le vicomte Lévy-Vendôme, Paulo Hayakawa, Sophie Knout, Jean-Farouk de Mérode, Otto da Silva, M. Igor, la~ vieille baronne Lydia Stahl, la princesse Che-richeff-Deborazoff, Louis-Ferdinand Celine et Jean-Jacques Rousseau. — Je viens de vendre cinquante mille paires de chaussettes ä la Wehrmacht, annonga Jean-Farouk de Mérode quand ils furent attablés. 200 — Et moi, dix mille pots de peinture ä la Kriegsmarine, dit Otto da Silva. — Savez-vous que les boy-scouts de Radio-Londres m'ont condamné ä mort ? dit Paulo Hayakawa. Ils m'appellent« le bootlegger nazi du cognac »! — Ne vous inquiétez pas, dit Lévy-Vendôme. Nous achěterons les résistants fran§ais et les Anglo-Américains comme nous avons acheté les AUemands! Ayez sans cesse ä ľesprit cette maxime de notre maitre Joanovici : « Je ne suis pas vendu aux AUemands. Cest moi, Joseph Joanovici, juif, qui achěte les AUemands. » — Je travaille ä la Gestapo frangaise de Neuilly depuis pres ďune semaine, déclara M. Igor. — Je suis la meilleure indicatrice de Paris, dit Sophie Knout. On m'appelle Mlle Abwehr. — J'adore les gestapistes, dit la marquise de Fougeire-Jusquiames. Ils sont plus virils que les autres. — Vous avez raison, dit la princesse Cheri-cheff-Deborazoff. Tous ces tueurs me met-tent en rut. 201 — L'occupation allemande a du bon, dit Jean-Farouk de Mérode, et il exhiba un portefeuille en crocodile mauve, bourré de billets de banque. — Paris est beaucoup plus calme, dit Otto da Silva. — Les arbres beaucoup plus blonds, dit Paulo Hayakawa. — Et puis on entend le bruit des cloches, dit Lévy-Vendôme. — Je souhaite la victoire de l'Allemagne! dit M. Igor. — Voulez-vous des Lucky Strike ? demanda la marquise de Fougeire-Jusquia-mes en leur tendant un étui ä cigarettes de platine, serti ďémeraudes. J'en re§ois réguliě-rement d'Espagne. — Non, du champagne! Buvons immédia-tement ä la santé de l'Abwehr! dit Sophie Knout. — Et ä celie de la Gestapo! dit la princesse Cherichef f - Deborazof f. — Une balade au bois de Boulogne ? pro-posa le commandant Bloch en se tournant vers lui. J'ai envie de prendre ľair! Votre fiancee peut nous accompagner. Nous rejoin- 202 drons notre petite bande ä minuit place de l'Étoile pour boire un dernier verre! lis se retrouvěrent sur le trottoir de la rue Pigalle. Le commandant Bloch lui désigna trois Delahaye blanches et une traction noire qui stationnaient devant le night-club. — Les voitures de notre petite bande! lui expliqua-t-il. Nous utilisons cette traction pour les rafles. Aiors choisissons une Delahaye, si vous le voulez bien. Ce sera plus gai. Saül prit place au volant, Bloch et lui sur le siege avant, Isafe, Rebecca et Isaac sur le siege arriěre. — Que faisiez-vous au Grand-Due? lui demanda le commandant Bloch. Ignorez-vous que cette boite de nuit est réservée aux agents de la Gestapo frangaise et aux trafiquants du marché noir ? lis arrivěrent place de ľOpéra. II remarqua une grande banderole ou il était éerit : « KOMMANDANTUR PLATZ ». — Quel plaisir de rouler en Delahaye! lui dit Bloch. Surtout ä Paris, au mois de mai 1943. N'est-ce pas, Schlemilovitch ? II le regarda fixement. Ses yeux étaient doux et compréhensifs. 203 — Entendons-nous bien, Schlemilovitch : je ne veux pas contrarier les vocations. Grace ä moi, on vous décernera certainement la palme du martyre ä laquelle vous n'avez cessé ďaspirer depuis votre naissance. Oui, le plus beau cadeau qu'on puisse vous faire, vous allez le recevoir de mes mains tout ä ľheure : une rafale de plomb dans la nuque! Aupara-vant, nous liquiderons votre fiancée. Étes-vous content ? Pour combattre sa peur, il serra les dents et rassembla quelques souvenirs. Ses amours avec Eva Braun et Hilda Murzzuschlag. Ses premieres promenades ä Paris, ľété 1940, en uniforme de S.S. Brigadenführer : une ere nouvelle commengait, ils allaient purifier le monde, le guérir ä jamais de la lěpre juive. Ils avaient la tete claire et les cheveux blonds. Plus tard, son panzer écrase les blés d'Ukraine. Plus tard, le voici en compagnie du maréchal Rommel, foulant les sables du desert. II est blessé ä Stalingrad. A Hambourg, les bombes au phosphore feront le reste. II a suivi son Führer jusqu'au bout. Se laissera-t-il impressionner par Elias Bloch ? 204 — Une rafale de plomb dans la nuque! Qu'en dites-vous, Schlemilovitch ? De nouveau les yeux du commandant Bloch le scrutěrent. — Vous étes de ceux qui se laissent matra-quer avec un sourire triste! Les vrais juifs, les juifs cent pour cent, made in Europa. Ils s'engageaient dans le bois de Boulogne. II s'est rappelé les aprěs-midi qu'il passait au Pré-Catelan et ä la Grande Cascade sous la surveillance de Miss Evelyn mais il ne vous ennuiera pas avec ses souvenirs ďenfance. Lisez done Proust, cela vaut mieux. Saül arréta la Delahaye au milieu de ľallée des Acacias. Lui et Isaac entrainěrent Rebecca et la violěrent sous mes yeux. Le commandant Bloch m'avait préalablement passé les menottes et les portieres étaient fermées ä clé. De toute iaqon, je n'aurais pas esquissé un geste pour défendre ma fiancée. Nous primes la direction de Bagatelle. Isaie, plus raff iné que ses deux compagnons, tenait Rebecca par la nuque et introduisit son sexe dans la bouche de ma iiancée. Le commandant Bloch me donnait de petits 205 coups de poignard sur les cuisses, si bien que mon impeccable pantalon S.S. ne tarda pas ä dégouliner de sang. Ensuite la Delahaye s'arréta au carrefour des Cascades. Isa'ie et Isaac sortirent ä nouveau Rebecca de la voiture. Isaac l'empoigna par les cheveux et la renversa. Rebecca se mit ä rire. Ce rire s'amplifia, ľécho le renvoya ä travers tout le bois, il s'amplifia encore, atteignit une hauteur vertigineuse et se brisa en sanglots. — Voire fiancee est liquidée, chuchote le commandant Bloch. Ne soyez pas triste! Nous devons retrouver nos amis! Toute la bande nous attend, en effet, place de ľÉtoile. — Cest ľheure du couvre-feu, me dit Jean-Farouk de Mérode, mais nous avons des ausweis spéciaux. — Voulez-vous que nous allions au One-Two-Two ? me propose Paulo Hayakawa. II y a lä-bas des filles sensationnelles. Pas besoin de payer! II suffit que je montre ma carte de la Gestapo franchise. — Et si nous faisions quelques perquisitions chez les gros bonnets du quartier? dit M. Igor. 206 — Je préférerais piller une bijouterie, dit Otto da Silva. — Ou un antiquaire, dit Levy-Vendôme. J'ai promis trois bureaux Directoire ä Gcering. — Que diriez-vous d'une rafle? demande le commandant Bloch. Je connais un repaire de « résistants » rue Lepič. — Bonne idée, s'écrie la princesse Cheri-cheff-Deborazoff. Nous les torturerons dans mon hotel particulier de la place ďléna. — Nous sommes les rois de Paris, dit Paulo Hayakawa. — Grace ä nos amis aliemands, dit M. Igor. — Amusons-nous! dit Sophie Knout. Ľ Abwehr et la Gestapo nous protěgent. — Pourvu que ca dure! dit la vieille baronne Lydia Stahl. — Aprěs nous le deluge! dit la marquise de Fougeire-Jusquiames. — Venez done au P.C. de la rue Lauris- <■ ton! dit Bloch. J'ai recu trois caisses de whisky. Nous finirons la nuit en beau té. — Vous avez raison, commandant, dit Paulo Hayakawa. D'ailleurs, ce n'est pas pour 207 rien qu'on nous appelle la « Bande de la rue Lauriston ». — rue lauriston! Rue lauriston! scandent la marquise de Fougeire-Jusquiames et la princesse Chericheff-Deborazoff. — Inutile de prendre les voitures, dit Jean-Farouk de Mérode. Nous ferons le chemin ä pied. Jusque-la, ils m'ont témoigné de la bien-veillance, mais ä peine sommes-nous engages dans la rue Lauriston qu'ils me dévisagent tous ďune maniere insupportable. — Qui étes-vous? me demande Paulo Hayakawa. — Un agent de 1'Intelligence Service ? me demande Sophie Knout. — Expliquez-vous, me dit Otto da Silva. — Votre gueule ne me revient pas! me declare la vieille baronne Lydia Stahl. — Pourquoi vous étes-vous déguisé en S.S. ? me demande Jean-Farouk de Mérode. — Montrez-nous vos papiers, m'ordonne M. Igor. — Vous étes juif? me demande Lévy-Vendôme. Allons, avouez! — Vous vous prenez toujours pour Marcel 208 Proust, petite frappe ? s'enquiert la marquise de Fougeire-Jusquiames. — II finira bien par nous donner des precisions, declare la princesse Chericheff-Deborazoff. Les langues se délient rue Lauriston. Bloch me remet les menottes. Les autres me questionnent de plus belle. Une en vie de vomir me prend tout ä coup. Je m'appuie contre une porte cochěre. — Nous n'avons pas de temps ä perdre, me dit Isaac. Marchez! — Un petit effort, me dit le commandant Bloch. Nous arrivons bientôt. Cest au numero 93. Je trébuche et m'affale sur le trottoir. Ils font cercle autour de moi. Jean-Farouk de Mérode, Paulo Hayakawa, M. Igor, Otto da Silva et Levy-Vendôme portent de beaux Smokings roses et des chapeaux mous. Bloch, Isaľe, Isaac et Saül sont beaucoup plus stricts avec leurs impermeables verts. La marquise de Fougeire-Jusquiames, la princesse Chericheff-Deborazoff, Sophie Knout et la vieille baronne Lydia Stahl ont chacune un vison blanc et une riviere de diamants. 209 Paulo Hayakawa fume un cigare dont il me jette négligemment les cendres au visage, la princesse Chericheff-Deborazoff me taquine les joues de ses chaussures ä talon. — Alors, Marcel Proust, on ne veut pas se relever? me demande la marquise de Fou-geire-Jusquiames. — Un petit effort, Schlemilovitch, supplie le commandant Bloch, juste la rue ä traverser. Regardez la en face, le 93... — Ce jeune homme est tetu, dit Jean-Farouk de Mérode. Vous m'excuserez, mais je vais boire un peu de whisky. Je ne supporte pas d'avoir le gosier sec. II traverse la rue, suivi de Paulo Hayakawa, Otto da Silva et M. Igor. La porte du 93 se referme sur eux. Sophie Knout, la vieille baronne Lydia Stahl, la princesse Chericheff-Deborazoff et la marquise de Fougeire-Jusquiames ne tar-dent pas ä les rejoindre. La marquise de Fougeire-Jusquiames m'a enveloppé de son manteau de vison en me murmurant ä l'oreille : — Ce sera ton linceul. Adieu, mon ange. Reste le commandant Bloch, Isaac, Saül, 210 I Isafe et Lévy-Vendôme. Isaac tente de me relever en tirant sur la chaine des menottes. — Laissez-le, dit le commandant Bloch. II est bien mieux allonge. Saül, Isaac, Isa'ie et Lévy-Vendôme vont s'asseoir sur le perron du 93 et me regardent en pleurant. — Tout ä ľheure, je rejoindrai les autres! me dit le commandant Bloch, d'une voix triste. Le whisky et le champagne couleront ä flots comme d'habitude, rue Lauriston. II approche son visage du mien. Décidé-ment, il ressemble trait pour trait ä mon vieil ami Henri Chamberlin-Laffont. — Vous allez mourir dans un uniforme de S.S., me dit-il. Vous étes émouvant, Schlemilovitch, émouvant! Des fenétres du 93 me parviennent quelques éclats de rire et le refrain d'une chanson : Moi, j'aime le music-hall Ses jongleurs Ses danseuses légěres... — Vous entendez ? me demande Bloch, les yeux embués de larmes. En France, Schlemi- 211 lovitch, tout finit par des chansons! Alors, conservez votre bonne humeur! II sort un revolver de la poche droite de son impermeable. Je me lěve et recule en titu-bant. Le commandant Bloch ne me quitte pas des yeux. En face, sur le perron, Isaíe, Saül, Isaac et Lévy-Vendôme pleurent toujours. Je considěre un moment la facade du 93. Der-riěre les baies vitrées, Jean-Farouk de Mérode, Paulo Hayakawa, M. Igor, Otto da Silva, Sophie Knout, la vieille baronne Lydia Stahl, la marquise de Fougeire-Jusquiames, la princesse Chericheff-Deborazoff, l'inspec-teur Bonny me font des grimaces et des pieds de nez. Une sorte de chagrin allěgre m'enva-hit, que je connais bien. Rebecca avait raison de rire tout ä ľheure. Je rassemble mes derniěres forces. Un rire nerveux, malingre. Bientôt il s'enfle au point de secouer mon corps et de le plier. Peu m'importe que le commandant Bloch s'approche lentement de moi, je suis tout ä fait rassuré. II brandit son revolver et hurle : — Tu ris? tu ris? Attrape done, petit juif, attrape! 212 Ma tete éclate, mais j'ignore si c'est ä cause des balles ou de ma jubilation. Les murs bleus de la chambre et la fenétre. A mon chevet se trouve le docteur Sigmund Freud. Pour m'assurer que je ne réve pas, je caresse son crane chauve de la main droite. — ... mes infirmiers vous ont ramassé cette nuit sur le Franz-Josef s-Kai et vous ont conduit dans ma clinique de Potzleindorf. Un traitement psychanalytique vous éclaircira les idées. Vous deviendrez un jeune homme sain, optimiste, sportif, c'est promis. Tenez, je veux que vous lisiez le penetrant essai de votre compatriote Jean-Paul Schweitzer de la Sarthe : Reflexions sur la question juive. II faut ä tout prix que vous compreniez ceci : le juif n'existe pas, comme le dit trěs perti-nemment Schweitzer de la Sarthe. Vous n'étes pas juif, vous étes un homme parmi ďautres hommes, voilä tout. Vous n'étes pas juif, je vous le repete, vous avez simplement des délires hallucinatoires, des fantasmes, rien de plus, une trěs légěre paranoia... 213 Personne ne vous veut du mal, mon petit, on ne demande qu'ä étre gentil avec vous. Nous vivons actuellement dans un monde pacifié. Himmler est mort, comment se fait-il que vous vous rappeliez tout cela, vous n'étiez pas né, allons, soyez raisonnable, je vous en supplie, je vous en conjure, je vous... Je n'écoute plus le docteur Freud. Pour-tant, il se met ä genoux, m'exhorte les bras tendus, prend sa téte dans ses mains, se roule par terre en signe de découragement, marche ä quatre pattes, aboie, m'adjure encore de renoncer aux « délires hallucinatoires », ä la « névrose judaique », ä la « yiddish paranoia ». Je m'étonne de le voir dans un pareil etat : sans doute ma presence l'indispose-t-elle ? — Arrétez ces gesticulations! lui dis-je. Je n'accepte pour médecin traitant que le docteur Bardamu. Bardamu Louis-Ferdinand... Juif comme moi... Bardamu. Louis-Ferdinand Bardamu... Je me suis levé et j'ai marché avec difficulté jusqu'ä la fenétre. Le psychanalyste sanglotait dans un coin. Dehors le Potzleindorfer Park étincelait sous la neige et le soleil. Un tram- 214 way rouge descendait ľavenue. Je pensai ä ľavenir qu'on me proposait : une guérison rapide grace aux bons soins du docteur Freud, les hommes et les femmes m'attendant ä la porte de la clinique avec leurs regards chauds et fraternels. Le monde, plein de chantiers épatants, de ruches bourdonnantes. Le beau Potzleindorfer Park, la, tout pres, la verdure et les allées ensoleillées... Je me glisse furtivement derriěre le psychanalyste et lui tapote le cräne. — Je suis bien fatigue, lui dis-je, bien fatigué... DU MÉME AUTEUR Aux Editions Gallimard LA PLACE DE ĽÉTOILE, roman. LA RONDE DE NUIT, roman. LES BOULEVARDS DE CEINTURE, roman. VILLA TRISTE, roman. LIVRET DE FAMILLE, roman. RUE DES BOUTIQUES OBSCURES, roman. UNE JEUNESSE, roman. DE SI BRAVES GARQONS, roman. EMMANUEL BERL, INTERROGATOIRE QUARTIER PERDU, roman. DIMANCHES D'AOÜT, roman. UNE AVENTURE DE CHOURA, Ulustratíons de Dominique Zehrfuss. UNE FIANCEE POUR CHOURA, illustrations de Dominique Zehrfuss. CATHERINE CERTITUDE, illustrations de Sempé. VESTIAIRE DE L'ENFANCE, roman. VOYAGE DE NOCES.roma«. et, en collaboration avec Louis Malle, LACOMBE LUCIEN, scenario. Aux Editions P.O.L. MEMORY LANE, illustrations de Pierre Le-Tran POUPÉE BLONDE, illustrations de Pierre Le-Tran Aux Editions duSeuil REMISE DE PEINE Impression Bussiěre á Saint-Amand (Cher), le 4 octobre 1990. Depot legal: octobre 1990. Ier depot legal dans la collection : novembre 1975. Numero d'imprimeur: 3133. ISBN 2-07-036698-7./Imprimé en France.