c comme une crise du frangais ? par Dominique Noguez Une crise ? Quelle crise ? La langue francaise n'est pas en crise. Elle se porte bien. Elle évolue. Elle s'enrichit. Cest bien pire qu'une crise : la langue francaise est victime d'une trahison. Et de cette trahison, nous sommes tous plus ou moins coupables. Nous en sommes coupables individuellement et collec-tivement, depuis le jour ou nous avons accepté pour la premiere fois de jouer dans les cafés sur des billards élec-triques qui acceptaient nos pieces, bien sür ! mais ne daignaient pas s'adresser ä nous dans notre langue pour nous dire si nous avions gagné et comment nous devions nous y prendre pour le faire. Depuis le jour aussi ou nous avons accepté pour la premiere fois d'acheter des chemises, des polos ou des tee-shirts bardés de mots anglais vantant des universités généralement imaginaires ou méme des marques com-merciales. Depuis le jour ou nous avons accepté pour la premiere fois de recevoir -d'abord, supreme astuce, en guise de cadeau accompagnant ľabonnement ä tel ou tel magazine -une radio, un radio-réveil, une calculette, toutes sortes de gadgets, ou ne se lisaient plus marche, arret, bis ou en avant, mais on, off, replay et forward. 40 LE FRANfAIS DANS TOUŠ SES ETATS Depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiere fois que ľ entrepreneur italien Benetton étale partout sa publicite en anglais, comme si ses clients francais n'étaient pas dignes ďune traduction (contrairement ä ceux du Québec, dont la legislation linguistique plus striete impo-sait ce geste élémentaire de politesse). Depuis le jour oú nous avons accepté pour la premiere fois que des publicitaires recouvrent le Louvre sur des cen-taines de metres carrés ďun panneau oil ľon nous enjoi-gnait de « Think different». Depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiere fois ďacheter des machines ä écrire ou ä traduire dont le clavier n'était pas celui qui avait cours dans notre pays et selon lequel nous avions appris ä taper depuis plus ďun siěcle, A Z E R T Y, mais celui des Américains, QWERTY. Depuis le jour oú nous avons accepté pour la premiére fois que les grands magasins ou certaines entreprises cou-vrent ľété ä Paris les murs d'afŕiches uniquement en anglais, comme si les touristes étrangers dont ils recher-chent la clientele étaient tous anglophones alors qu'ils par-lent en majorite italien, arabe, allemand, espagnol oujapo-nais. Depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiére fois que dans les spectacles retransmis ä la television il y ait systématiquement un quota de chansons en anglais (et aucimc en d'autrcs langucs), ce quota pouvant dépasser les 50 %. La ničme chose sur les ondes de presque toutes les radios, certaines frisant le 100 % de chansons en anglais. La merne chose pour la musique d'ambiance des grands magasins, du RER, pour les publicités au cinéma ou pour la musique diffusée au telephone dans le but de faire patienter. (La réciproque n'étant bien entendu jamais vraie : combien de chansons de Piaf, de Brei, de Ferré ou de Souchon, combien de raps du Parisien MC Solaar ou des Marseillais IAM sur les radios américaines ?) UNE CRISE DU FRANgAIS ? 41 Depuis le jour oü nous avons accepté d'écouter les cris de gorets des agents francais de compagnies de disques américaines děs qu'on faisait mine de remettre en cause ces monopoles quasi coloniaux. Depuis le jour ou nous avons accepté pour la premiere fois de faire sur notre propre sol des colloques oů, děs qu'il y avait un participant qui ne comprenait que ľ anglais, füt-il le seul sur cent, les quatre-vingt-dix-neuf autres devaient s'exprimer dans sa langue. Depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiere fois que dans la plupart des etablissements ď enseignement de notre pays, les élěves n'aient pratiquement plus le choix qu'entre l'anglais et... ľanglais. (En 1995, 86,86% des collégiens et lycéens frangais apprenaient l'anglais ; il ne restait qu'un peu plus de 13 % d'insensés pour tenter d'apprendre ľune des autres grandes langues du monde. Ľannée suivante, un rapport révélait que depuis qu'on les a mis en demeure d'apprendre des langues étrangěres ä leurs bambins, 82,1 % des maitres les ont initiés ä l'anglais. Pas étonnant, puisque pour un poste d'agrégation mis au concours pour la langue allemande ou la langue espagnole, on en met trois au concours pour la langue anglaise. Et ne parlons pas des « petites » langues comme le chinois ou ľ arabe, qui ne représentent aprěs tout au total que les neuf dixiěmes de ľ humanite, et qui ont droit ä cent ou deux cents fois moins de postes !) Depuis le jour oil nous avons accepté pour la premiere fois de répondre dans la rue en France ä des gens qui ne prenaient merne pas la peine de nous dire deux mots de politesse pour nous demander si nous comprenions l'anglais et s'adressaient directement ä nous dans cette langue comme si le monde entier düt la comprendre. Depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiere fois qu'une poignée de responsables télévisuels surpayés et vénaux achětent ä bas prix des kilometres de feuilletons mal doubles, venant toujours du meme pays, materiel de propagande plus ou moins habile, plus ou moins grossier, 42 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS pour un mode de vie et de consommation, pour une his-toire, pour des héros, pour des valeurs, pour des rituels, pour des produits qui n'étaient pas les nôtres. Depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiere fois que des cinéastes tournent en anglais des films « francais » finances en grande partie par ľ argent public, sous pretexte que les ménagěres du Texas (ä qui on préten-dait les vendre et ä qui on ne les vendait jamais) ne suppor-taient pas lc doublage - doublage assez bon, par contre, pour les ménagěres de Provence ou du Poitou, instaurant du coup dans le monde un immense apartheid entre ceux qui ont le droit ä des oeuvres dans leur langue (pourvu que ce soit ľ anglais) et touš les autres qui n'y ont plus droit, méme si ce sont eux qui paient. Bref, depuis le jour oü nous avons accepté pour la premiere fois, titillés par d'habiles campagnes de rumeurs, de publicités, ďéchos, de nous laisser fasciner par les gadgets culturels et la marchandise au point de devenir indifférents ä notre propre culture et ä notre dignitě et de consommer des produits qui n'étaient pas préts, pas adaptés, qui n'étaient pas faits pour nous. Depuis le jour oü nous avons accepté d'etre seulement des clients, et des clients qu'on ne respecte méme pas, qui paient et en plus sont maltrai-tés ; ou des hôtes qui invitent et en plus doivent accepter les diktats de ľinvité. Depuis le jour oü nous avons accepté des marches de dupes, des gestes de bonne volonte ä sens unique, des concessions sans reciprocite, des abaisse-ments, toujours plus d'abaissements. Et depuis le jour oü pour la premiére fois nous avons feint de croire que cela était normal, que c'était fatal, que c'était méme nécessaire, que c'était le sens de ľhistoire, ľinarrétable marche du monde, qu'il n'y avait rien ä faire qu'ä accepter cette dépossession et ce suicide. Plus ou moins coupables, tous. II faut avouer cependant que certains le sont plus que d'autres. Infiniment plus. II n'y a pas de commune mesure. Non, rien de commun entre UNE CRISE DU FRANCAIS ? 43 la faiblesse individuelle, ľimpuissance, la tétanisation aux-quelles le progres démocratique (dans le meilleur des cas) ou la grande débandade du chacun pour soi (dans le pire) nous condamnent presque tous, et la froide determination, la ténacité perverse et gourmande, le cynisme noir qu'une poignée de décideurs ont mis depuis longtemps ä dépos-séder complětement de leur bien íe plus eher, de leurs pen-sées et de leurs mots, de leur identite, et presque de leur souffle vital - bref, de ce qu'on appelle leur « langue » -plus de soixante millions de Francais, plus de cent millions de francophones de naissance répartis dans le monde. Ô nouveauté ďun siécle si peu glorieux, ô mystére des mystěres ! On a tenté et presque réussi, et ľon teňte encore, inlassablement, ce qu'on n'avait jamais tenté encore en aucun siecle et en aucun pays de cette Terre, ľéradication ďune langue, ľarrachement ä un peuple entier de ses mots et de sa syntaxe avec son consentement! Cette amputation monstrueuse, cette castration inimagi-nable - sous anesthésie ! Cette absurditě gribouíllesque avec le sourire patelin des bons chirurgiens - ou plutôt de ľimpayable Toinette du Malade imaginaire, déguisée en médecin et suggérant ä Argan de se faire couper le bras et crever ľ ceil: - « Ne voyez-vous pas qu'il incommode ľ autre et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de ľccil gauche. » Or cette monstruosité farcesque ne parait méme plus une farce ! Elle est professée par cent bons apôtres, petits barons universitäres ou mandarins de faculté, gros rats du fromage télévisuel et du show biz, publicitaires et vendeurs de gadgets, boursicoteurs ou entrepreneurs, fonetionnaires européens ou chercheurs scientifiques, et au premier chef par le propre ministře dit « de ľ Education nationale » de notre République qui, en declarant en 1997 que les Francais ne devaient désormais plus « considérer ľanglo-amé- 44 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS ricain comme une langue étrangěre», a cru pouvoir balayer ďune phrase plus ďun millénaire ďhistoire et supprimer d'un seul et méme coup ľordonnance de Villers-Cotteréts instituant en 1539 le «langage maternel fran-cois » comme celui des actes officiels dans notre pays, le décret de la Convention du 27 Brumaire an III faisant du francais la langue de l'enseignement et notre actuelle Constitution qui stipule en son article 2 que «le francais [et lui seul] est la langue de la République ». Ce ministře, tellement représentatif de sa caste de scien-tifjques -hommes eux-mémes tellement épris de reconnaissance, de chaires et de bourses juteuses aux États-Unis qu'ils sont préts ä tout y sacrifier, y compris leur langue (qui est aussi, mais ils s'en tapent royalement, celle de millions de citoyens qui ne leur ont nullement donne mandát pour cet abandon) -, ne représente certes pas ä lui seul la puissance publique. Mais celle-ci, dans ses variétés, ne vaut guere mieux. II y a sans doute sur la tourte une fine couche de creme : ces institutions censées promouvoir la francophonie, aussi innombrables qu'impuissantes, car sans personnel, sans moyens financiers, sans relais aucun dans la population des hauts fonctionnaires francais ou « européens » qui constituent la realite du pouvoir, perdues en plus dans de picro-cholines questions de préséance ou de rivalités (quelles que soient par ailleurs la conviction et les qualités humaines evidentes de bon nombre d'entre leurs responsables); et ces « sommets », aussi, d'autant plus fastucux qu'inutiles, equivalents ä peu pres parfaits de ce que seraient des banquets de croque-morts en l'honneur de la vie et qui sont ä Taction nécessaire ce que le cautěre est ä la jambe de bois. Quant au « sommet de I'État», c'est, depuis un demi-siěcle, avec seulement des nuances, le sommet de l'incurie. De Gaulle lui-méme, qui eut une grande politique étrangěre, ne fit rien pour lui donner les prolongements linguis-tiques qu'elle requérait. De méme qu'il avait laissé pros- UNE CRISE DU FRANCAIS ? 45 pérer autour de lui une faune ténébreuse de margoulins -promoteurs immobiliers qui, en nous faisant les ban-lieues que nous savons, ont mis en branie la plus formidable machine infernale ä retardement de ľhistoire de la République, deputes godillots, policiers fascistes, barbouzes, journalistes aux ordres -, dans le temps méme, done, oů il provoquait judicieusement le rapprochement spectaculaire de la France et de ľAllemagne et oü il entendait aller « la mano con la mano » avec 1'Amérique latine, il ne se pré-oceupa nullement de faire en sorte, par des accords réci-proques sur les eursus, que les petits Francais soient nombreux ä apprendre ľallemand ou ľespagnol et les petits AUemands ou les petits Chiliens nombreux ä apprendre le francais. Pompidou, sensible pourtant, par formation et par gout, aux questions de langue, et qui sut s'entourer d'hommes comme Michel Jobert et Philippe Rossillon, fut aussi celui qui eut la riche idée de faire entrer l'Angleterre dans le Marché commun et qui fit ainsi de l'Europe la tombe du francais (qui, seule langue de travail des deputes et fonctionnaires européens en 1972, est en passe, trente ans aprěs, avec ľ aide vigilante de quelques francophobes effi-caces comme nos amis flamands et néerlandais, de ľétre ä zero pour cent). Giscard, n'en parlons pas. n s'adressa en anglais ä la presse internationale děs le soir de son election, il se flattait de parier anglais avec le chancelier Schmidt, il est ľ embléme méme de touš les illustres Gaudissart et nou-veaux bourgeois gentilhommes dont ľ ardent souci fut depuis trente ans de rendre les petits Francais anglophones děs ľécole maternelle et d'en envoyer ensuite le plus grand nombre dans les Business Schools américaines. Mitterrand eut beau, lui aussi, bien choisir (Philippe de Saint-Robert, Stélio Farandjis), il n'en confessa pas moins au soir de sa vie que la trěs insuffisante action en faveur de notre langue était Fun des deux échecs qu'il reprochait ä ses septennats. 46 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS Et Chirac ? Et Jospin ? « Parlons ď autre chose, on se fächerait », comme fait dire Audiard ä Gabin dans Le cave se rebiffe. Deux choses pour finir. II ne s'agit pas de refuser l'apprentissage des langues étrangěres. Au contraire, il faut en apprendre, des langues, de plus en plus. Les Francais, du reste, le savent. On a essayé, on essaie encore, au niépns des rčalitcs, au mépris des chiffres les plus avčrés, de leur donner un complexe, de les faire passer ä leurs propres yeux pour allergiques aux langues des autres, pour les derniers de la classe en matiěre ďapprentissage linguis-tique. Bien entendu, c'est faux. Cest royalement, c'est impérialement faux : par exemple, selon les statistiques du ministěre de l'Education nationale (Eurostat), si, en 1995, 55 % des Francais « ne pari [ai] ent pas suffisamment une langue étrangěre pour leur permettre de participer ä une conversation », on pouvait dire la méme chose de 62 % des Anglais ; par ailleurs, si 51 % des Anglais avaient appris ä ľécole le francais, 59 % des Francais ont appris l'anglais. Et puis, faites une experience: mettez en presence un anglophone et un francophone, surtout jeune, et vous verrez qui fait ľeffort de parier la langue de l'autre et qui ne le fait pas. Deuxiěmement: résister, dira-t-on, c'est se mettre en situation de guerre culturelle. Oui, et alors ? Que nous le voulions ou non, eile fait rage. Elle est commencée depuis longtemps. Par exemple depuis 1800, quand lord Gren-ville, ministře britannique des Affaires étrangěres, enjoi-gnit ä ses collaborateurs du Foreign Office de ne plus s'exprimer en francais dans leurs entretiens avec les diplo-mates accrédités ä Londres. C'était, dira-t-on, ľépoque de Napoleon et nous étions ennemis. Mais en 1918, au moment du traité de Versailles, alors méme que nous étions allies, que c'est un general frangais qui commandait les troupes victorieuses et que les négociations avaient lieu en France, les chefs des delegations britannique et américaine UNE CRISE DU FRANGAIS ? 47 déclarěrent, comme par hasard, «ne pas savoir le frangais » et imposěrent l'anglais pour presque toutes les discussions préliminaires. Comme ľ a observe le linguiste Antoine Meillet, « la fin d'une guerre oil la France a joué le premier role militaire a done consacré la ruine du privilege qui faisait du francais l'unique langue diplomatique ». Plus pres de nous, en juin 1943, les ministres de ľlns-truction des gouvernements allies établis ä Londres n'curcnt ricn dc plus presse que d'examincr (scion ľ agence Reuters elle-méme) un plan destine ä faire de l'anglais la « langue universelle comme médium dans les contacts internationaux et comme un moyen ď assurer une meilleure entente entre les peuples ». Mettre sur pied en pleine guerre un tel plan, c'est ce qui s'appelle avoir de la suite dans les idées ! Aprěs la Seconde Guerre mondiale, les choses sont encore plus nettes : alors méme que le francais est théoriquement, ä égalité avec l'anglais, langue de travail de l'ONU, le délégué de la République d'Hai'ti peut remarquer, le 31 janvier 1952, devant l'Assemblée generale de cette organisation (qui siege alors ä Paris): « Des ouvrages trěs importants de notre Organisation sont édités en langue anglaise ä ľ exclusion de la langue frangaise [...]. En pleine capitale de la France, les programmes de nos séances sont affichés uniquement en anglais [...]. On pourrait se demander s'il ne s'agit pas d'un plan systéma-tique pour sabotér une langue qui, pendant des siecles, a été celie de la diplomatie. » Guerre culturelle, done, et que nous n'avons pas voulue. Mais, aprés tout, c'est une forme de guerre sans morts ni blesses, par la tolerable. Et en acceptant de la mener - e'est-a-dire en acceptant de relever le défi -, nous faisons progresser tout le monde: les Anglais et les Américains parce que nous leur rappelons qu'ils ne sont pas seuls au monde et que tout Goliath trouve un jour son David ; tous les autres pays parce qu'en célébrant la diversité nous défendons également leur propre langue et leur propre culture. Les avatars récents de la lutte internationale contre 48 LE FRANQAIS DANS TOUŠ SES ETATS la pseudo-« mondialisation » (nom pudique pour designer l'uniformisation capitaliste anglophone voulue par les plus puissantes multinationales) devraient donner sur ce point quelques espoirs. Bibliographie Meillet, A., 1928 (2e edition augmentee), Les Langues dans I'Europe nouvelle, Paris, Payot, voir particuliěrement p. 254. Etiemble, R., 1973 (edition revue et augmentee), Parlez-vous franglais ?, Paris, Gallimard, « Folio », voir particuliěrement p. 236.