Moos, tô Wtó, Aft ovil'. vftxiS S«J€t feil !«&>< F comme la guerre des francophonies n'aura pas lieu... par Didier de Robillard Tout était-il déjä chez Onésime ? Et si, ŕinalement, Onésime Reclus, qu'il est de tradition de citer dans les écrits sur la francophonie, avait été, sans le savoir, plus prophétique encore qu'on ne le pense habituellement ? On attribue ä O. Reclus la premiere utilisation du terme « francophone ». Le plus interessant est bien qu'avec ľ invention de ce terme, qui a perduré, son ouvrage de 1880 France, Algérie et colonies propose également un contenu sémantique qui, mutatis mutandis, évoluera peu sur ľessentiel, malgré les evolutions importantes et rapides qu'a connues le monde depuis plus ďun siěcle. On y trouve, mélées, des observations sur ľ etat de francophonie de certains types de locuteurs, et une extrapolation prospective plus ou moins fondée sur les observations précédentes. En d'autres termes : une description sociolin-guistique et une proposition implicite de politique linguis-tique, sans que les deux aspects, pourtant sensiblement dif-férents, soient clairement distingués comme on pourrait le souhaiter. Cette claire distinction est pourtant indispensable pour que ľon puisse évaluer en toute lucidité ľ etat 76 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS réel de la francophonie (füt-il peu brillant) et done mesurer ľopportunité, l'ampleur, le cout, la faisabilité des poli-tiques et actions ä mettre en ceuvre. Qui a besoin de la francophonie ? On pourrait évidemment s'étonner d'une telle conti-nuité, apparente sur la longue durée depuis Onésime Reclus : les indépendances n'ont-elles pas bouleversé le visage du monde ? Justement, pourrait-on répondre, et contrairement aux idées regues ďailleurs, qui voudraient que la francophonie soit ľaboutissement d'une machination post- ou néocoloniale visant ä maintenir les pays néo-indépendants dans la sphere ď influence de la France. Certains faits attestent en effet que la construction de la francophonie s'est faite malgré la France (ce qui ne permet pas néanmoins d'affirmer que le fonctionnement actuel de la francophonie n'a absolument plus den de postcolonial). Au moment de la vague des indépendances, un certain nombre de pays néo-indépendants d'Afrique subsaha-rienne souhaite instaurer des formes de cooperation, notamment avec les anciens colonisateurs. Des 1965,, H. Bourguiba parle ďun «Commonwealth ä la franchise », expression dépourvue de tout alibi culturel (au contraire de ce qui se passe pour le terme «francophonie »). L.S. Senghor va dans le méme sens, sans ren-contrer d'enthousiasme du côté de la France. Témoin en est notamment que, děs les debuts, en 1970, de ce qui est maintenant l'Agence intergouvernementale de la francophonie, le principe de la tenue reguliere de sommets de chefs d'État utilisant le francais est reconnu. Ceux-ci ne vont se mettre en place que plus de quinze ans plus tard, progressivement, et malgré la mauvaise volonte de la France, qui ne souhaite pas se réengager, ä peine la decolonisation achevée, et alors que toutes ses séquelles ne se sont pas estompées. C FRANCOPHONES Quoad ? Qui ? Oü ? Pour quoi faire ? Cest eher ? Au debut des années soixante, juste aprěs la grande periodě des accessions ä ľindépendance, se créent les premieres grandes institutions francophones: I'AUPELF (Association des universités entiěrement ou partiellement de langue francaise) en 1961, la CONFEMEN (Conference des ministres de 1'Éducation des Etats d'expression franchise). Ce courant institutionnel francophone nait au Québec (oü est fondée I'AUPELF) et pas en France, quelques années auparavant, avec, notamment, ľ Association internationale des journalistes de langue franchise. Cela se fait dans la mouvance de ľ affirmation du fait francophone au Canada, par des militants qui se créent ainsi un point d'appui international, autant pour des desseins natio-naux qu'internationaux et francophones. II est done frappant de constater que la francophonie devient visible institutionnellement d'abord, ä travers des organismes qui vont jouer un role important par la suite. L'Agence de la francophonie associe aujourd'hui une cinquantaine ď Etats et gouvernements (plus de 25 % des pays du monde). Elle est ľ Operateur principal des « sommets des chefs d'État et de gouvernement ayant le francais en partage », et joue le role de secretariat de toutes les instances de la francophonie (par exemple, et outre le Sommet, la Conference ministerielle de la francophonie, chargée de la preparation des Sommets). L'Agence organise des concertations (Sommet de la planete Terre sur l'environnement en 1992, Conference mondiale sur la population et le développement en 1995, Conferences des ministres de la Culture, de l'Environnement, de 1'Éducation, de la Justice, etc.). Plus concretement, l'Agence anime des actions trěs diverses, qu'on ne peut énumérer ici de maniere exhaustive : contre ľanalphabétisme, pour la scolarisation, en faveur de la production de matériels didactiques, pour promouvoir des industries culturelles francophones, la pre- 78 LE FRANCIS DANS TOUŠ SES ÉTATS servation du patrimoine culturel francophone, la gestion efficace des energies, la lutte contre la desertification. II aurait été logiquement preferable de presenter le Sommet francophone avant son Operateur privilégiá, si, historiquement, l'Agence n'avait precede l'institution politique qui allait la chapeauter. II faut done attendre 1986 pour le premier Sommet, celui de Paris, qui allait étre suivi de bien ďautres, généralement touš les deux ans. Le processus progrcssif de constitution ď institutions francophones aboutit, depuis le 16 novembre 1997, ä la nomination d'un Secretaire general de l'Organisation internationale de la francophonie, chargé désormais de faire entendre la « voix francophone » sur la scene internationale, ce qui confere une permanence politique ä la francophonie. Cette instance coiffe les « Operateurs », et comble la lacune qui existait naguěre entre la permanence des acteurs de terrain (les Operateurs) et l'instance politique supreme, le Sommet bisannuel. Cinq Operateurs sont charges de transformer les poli-tiques décidées au plus haut niveau en actions concretes. Outre l'Agence intergouvernementale de la francophonie, on trouve l'Agence universitaire de la francophonie chargée des interventions dans le champ de ľenseignement supérieur et de la recherche. Elle veille ä favoriser la presence du francais dans le monde de la recherche, et la visi-bilité de la recherche francophone au sein de la recherche internationale. Ľ universitě Senghor ď Alexandrie assure la formation de cadres et de formateurs visant ä fournir le personnel indispensable aux actions visant au développe-ment en Afrique. Sur le plan des médias, TV5, défmie comme une « television internationale », fournit des programmes en francais et « exporte ainsi la Francophonie auprěs de plus de 60 millions de foyers de téléspecta-teurs». Ľ« Association des maires et responsables de capitales et métropoles partiellement ou entiěrement francophones» (ATMF) anime la cooperation entre FRANCOPHONIES grandes villes francophones, dans des domaines comme la modernisation de la gestion municipale. Mis ä part ces organismes trěs connus et soutenus de maniere trěs officielle en tant qu'opérateurs, la francophonie est constituée d'un tissu dense d'organismes francophones, qui ne peuvent touš étre passes en revue ici (il suffit par exemple d'avoir ľimprudence de taper « francophone » dans un moteur de recherche pour le constater). Le lecteur souhaite probablement, et tout ä fait Iégitime-ment d'ailleurs, une evaluation de ľefficacíté de ces organismes divers et varies, mais on se doute que cette operation est difficile ä mener ä bien de maniere fiable et equitable. II est en effet malaise de se faire une opinion avec les seuls elements disponibles publiquement: bilans établis par les organismes concernés eux-mémes, qui mon-trent, ä ľévidence, des realisations concretes dont ľexis-tence est indubitable, mais dont on aimerait savoir quel est le rapport couts - benefices. II existe des elements de budgets (mais sans possibilités de comparaisons avec des organismes du méme type, inexistants). Sans compter que ces institutions ont des effets impalpables bien difficiles ä prendre en compte dans un bilan financier: comment chif-frer les benefices resultant de la simple consolidation, dans <-la sphere symbolique, de ľídée que la francophonie existe-rait bei et bien, avec ďéventuelles retombées commer-ciales et géopolitiques ? Origines Les institutions de la francophonie, par leur vísibilíté forte, sont-elles 1'arbre qui cache la luxuriance de la forét de la francophonie réelle, ou ľarbre qui cache le fait qu'il n'y a pas de forét derriére ? La « franco-phonie », le fait sinon seulement de parier le francais, mais de ľutilíser de facon passive (comprehension ä ľ oral, lecture) et/ou active (production de parole, ďécrits), de vivre, de tra- 80 • LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS vailler, en frangais a-t-elle quelque consistance ? II est évidemment informatif ďapprécier la profondeur histo-rique de ce phénoměne, pour en apprécier les caractéris-tiques actuelles. La francophonie, on 1'aura compris, résulte de ľaven-ture coloniale. Le Québec, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue (ľactuelle Haiti), la Guyane, la Loui-siane, le Senegal, Madagascar, Bourbon (la Reunion), ľile de France (ile Maurice), les comptoirs des Indes voient des débuts ď installations francaises au xviFsiěcle, qui se développent de facon variable (un tiers du sous-continent indien sous influence francaise, aprěs Taction de Dupleix). Ces entreprises se font souvent sans beaucoup ď aide de la part de la metropole, qui n'en voit pas bien ľintérét, et pense en revanche qu'elles coutent plus eher qu'elles ne rapportent. La France ne s'émeut done pas, en 1755, du « grand derangement» des Acadiens, qui, tolérés au debut par leurs nouveaux maitres britanniques (traité ď Utrecht, en 1713), sont progressivement contraints, pour la plupart, ď abandonner leurs terres (ou de préter allégeance ä la cou-ronne d'Angleterre) pour la Louisiane. Le traité de Paris (1763) ruine le premier « empire >> colonial francais : aux Indes, seuls cinq comptoirs sont conserves ; dans ľocéan Indien, la Reunion et ľile Maurice, en Afrique, ľile de Gorée, en Amérique, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Domingue, la Guadeloupe et la Martinique. Les traités postérieurs (1814, 1815) laissent a la France les comptoirs des Indes, ceux du Senegal, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe et la Reunion (ľile Maurice devenant anglaise). La France se lance ä nouveau dans ľaventure coloniale ä la Restauration, ďabord en mettant en valeur les lam-beaux coloniaux qui lui restent, puis en tentant ďétendre son influence. En 1830, l'Algérie passe sous influence francaise ; au milieu du siěcle, ľ emprise de la France sur le FRANCOPHONES 81 Senegal s'accroit. Énumérer le detail des évěnements de ľhistoire coloniale postérieure ä cette époque et antérieure ä la deuxiéme guerre serait fastidieux, et source de confusions en si peu d'espace: contentons-nous de rappeler qu'en 1939, il ne reste que deux pays africains indépen-dants, le Liberia et ľ Egypte (cette derniěre avec une presence militaire britannique). Uombre et laproie á ľécole francophone coloniale On mesure mieux maintenant la « durée ď exposition » aux influences francophones des divers pays qui font actuellement partie de la francophonie, que ces influences soient francaises ou beiges (Congo, Rwanda, Burundi). On le fera un peu mieux si ľ on se souvient que ces influences sont organisées de maniere privilégiée par la scolarisation, qui se déroule dans des conditions différentes selon le cas. Le systéme scolaire colonial beige, linguistiquement mixte (francais, flamand et langues autochtones pour les premieres années ďapprentissage de la lecture-éeriture), qui touche plus ďéléves que dans les colonies francaises, est fortement structure autour ďapprentissages professionna-lisés. Le taux élevé de déperdition scolaire et la progression pédagogique sur le plan linguistique font que 10 % seulement des éléves apprennent le francais. Dans les colonies francaises, l'enseignement est moins accessible et vise essentiellement ä former des elites coloniales capables de faire fonctionner I'administration et ľéconomie. L'école se fait uniquement en francais, par la « méthode directe » : le frangais est le médium d'enseignement unique, ce qui ne donne pas des résultats bien convaincants. De surcroit, il s'agit d'une scolarisation trěs selective, qui touche peu d'enfants, méme si, vers 1920, des écoles de village deviennent plus nombreuses. II n'en demeure pas moins qu'ä ľapproche de la Deuxiéme Guerre mondiale, on trouve, au mieux, une école touš les 80 kilometres. Bien 82 LE FRAN£AIS DANS TOUŠ SES ÉTATS entendu, la scolarisation ä ľoccidentale n'est pas percue de maniere semblable selon les cultures : lä oü eile tente de se superposer ä des pratiques antérieures, par exemple celieš des médersas dans le monde musulman, ľécole francaise est pour le moins boudée. Finalement, il ne laut pas oublier la pugnacité conservatrice des colons, souvent hostiles aux efforts de développement de la scolarité, par exemple lorsque les mesures Jules Ferry sont étendues ä l'Afrique du Nord. Ľ impact linguistique de ces systěmes scolaires finalement peu fiables determine lourdement la situation actuelle de la francophonie en termes de démolinguistique « brute » (nombre de locuteurs). Curieusement ďaiUeurs, les elements de bilan plus généraux, concernant les representations des usagers sur ces systěmes, sont assez contrastés entre les systěmes coloniaux beige et francais. Alors que ľécole coloniale beige faisait de reels efforts pour integrer les langues locales et ľenseignement professionnel, il lui est reproché, justement, ď avoir garde le francais hors de portée de ses usagers. Ľécole coloniale francaise, malgré son élitisme, fait moins de mécontents. Cela permet ďouvrir le debat, crucial pour ľavenir du francais, de ľimportance relative des infrastructures et des conditions materielles, face au climat sociolinguistique et socio-affectif general lié ä une langue et aux moyens de se l'approprier. Le systéme beige était pédagogiquement, structurellement, plus tourné vers ľefficacité que le systéme francais, mais ce dernier semblait paradoxalement donner l'impression d'etre plus « ouvert» que le precedent. On peut peut-etre résumer les choses ainsi: ľun pré-voyait surtout l'offre d'enseignement, en insistant sur une approche professionnalisante, l'autre créait les conditions d'une demande de langue et de réussite sociale, sans qu'une offre ä la mesure de la demande suscitée suive. II faut méditer les résultats de cette difference, qui pour-raient signifier qu'on préfěre parfois ľombre ä la proie, lorsqu'on laisse croire, dans le premier cas, que chacun a FRANCOPHONIES 83 une chance de concourir (méme si la realite montre que le succěs ne concerne qu'une petite minorite), alors que dans le second, on dénie sans doute trop clairemcnt ä certains le droit de concourir pour ofírir ä d'aulrcs des chances meilleures de réussir. Les attitudes des francophones actucls sont bien évidemment encore marquees par ces phénoměnes que 1'on peut apparenter au supplice de Tan-tale, avec les frustrations, les surévaluations de ľimportance de la norme qui sont observables, de nos jours encore. On sait, ensuite, comment furent obtenues les indépen-dances, comment apparait la francophonie institutionnelle, que nous proposons d'appeler « francophonie » tout court, ' en ľopposant ä « espace francophone » pour ce qui va nous préoccuper maintenant, ľ espace social, géogra-phique, au sein duquel la langue francaise oceupe une place socialement significative (ce qui implique que le francais soit véritablement intégré aux pratiques sociales, et ne soit pas une « simple » langue étrangěre interchangeable avec d'autres). Locuteurs dans la brume Cette definition, au demeurant encore floue, permet de tenter d'exclure de notre propos ici le domaine de ce qu'on peut proposer d'appeler ľ« espace de diffusion du francais » (aucun terme ne semble consacré pour designer cette realite (voir Coste, 1998). En fait, les differences, dans certains cas, sont loin d'etre nettes entre ces deux ensembles traités de maniere séparée sans doute ä cause des habitudes administratives et diplomatiques francaises, et aussi parce que si la description de ľespace francophone a été prise en charge surtout par des sociolinguistes, celle de ľespace de diffusion a vu se développer des travaux plutôt lies ä la didactique des langues. Un inŕléchissement recent de la francophonie institutionnelle en direction de 84 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS pays pour lesquels le francais n'est pas une langue d'usage au quotidien ne fait que contribuer ä augmenter encore ľintersection entre « francophonie » et « espace de diffusion » du frangais. II est bien clair qu'on aurait tout intéret ä comparer ces deux espaces, sous les feux croisés et complémentaires des deux approches citées. Cela se justiŕie ďautant plus que certaines situations relěvent des deux perspectives : méme dans un pays aussi petit que File Maurice (1,1 million d'habitants, environ 2000 km2) coexistent des locuteurs pour qui le francais est langue étrangěre, langue seconde, et une minorite de locuteurs pour qui le frangais est langue premiere. Autre ambigiiité : la position de la France (et de ses départements ďoutre-mer, qui connaissent une situation assez différente de celie de l'Hexagone) au sein de cet ensemble. Si la francophonie institutionnelle inclut clairement la France, on a tendance ä ne pas s'intéresser ä la France quand on parle ď espace francophone, ce qui est sans doute une attitude ä infléchir. Que les francophones lévent le doigt On se référera, pour ce qui est de la dimension géogra-phique de la francophonie, ä la carte figurant dans cet ouvrage, et qui fait apparaitre les pays considered comme francophones. II est nécessaire de quantifier quelque peu les francophones, malgré les considerables diťficultés de méthode que ce type de recensement entraine : doit-on recueillir l'opinion des intéressés (« que les francophones lěvent le doigt» mais dans quelle langue poser la question ?) ? tester leur competence ? ľévaluer ä partir de leur parcours scolaire ? considérer que tout citoyen d'un pays appartenant ä la francophonie institutionnelle est francophone ? faire converger ces quatre indices (mais alors, selon quelle hierarchie, quelle pondération ?) ? FRANCOPHONES 85 On devine bien que les considerations autres que stricte-ment linguistiques, par exemple géopolitiques, écono-miques, pěsent sur les études de démolinguistique francophone : un pays souhaitant faire partie de cet ensemble en principe fonde sur le « partage » du frangais a tout intéret ä surestimer ses indicateurs de « franco-phonie ». Ľ semble que personne ne croie avoir intéret ä contester cela, alors méme que A. Salon relativise ľimportance des retombées économiques, commerciales, voire géopolitiques, que ľon peut en attendre. Cest ainsi que R. Chaudenson (1989) peut signaler quelques chiffres fantaisistes, dont le plus élevé est du, en 1987, ä Monsieur le Secretaire perpétuel de l'Aca-démie francaise, soit 500 millions de francophones dans les premieres décennies du xxie siěcle. Les estimations plus réa-listes sont de ľ ordre de 100 millions : Europe (hors France) 10 M Afrique du Nord + Moyen- Amérique (Canada, USA, Orient 15 M Antilles) ÍOM Afrique noire 7 M Ocean Indien, Oceánie, Asie 4M Total = 46 M (avec la France: un peu plus de - 100 M) (Walter 1988:189). Le prochain avion pour aller en francophonie Un simple regard ä la carte de la francophonie, děs lors que ľon a ces statistiques en tete, fait deviner ľ extréme hétérogénéité de ce que la terminologie institutionnelle fait parfois apparaitre comme une sorte ďunivers homogene (cf. ľexpression substantialisante qui a cours dans les milieux institutionnels : « le frangais en francophonie », oú on a ľimpression qu'il s'agit d'un pays pour lequel on peut prendre un billet ď avion ou de train). II serait sans doute nécessaire, pour le moins, ďutiliser le pluriel, ä la fois 86 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS pour «les francais » et «les francophonies ». Un simple regard ä cette carte fait en effet comprendre que les situations de francophonie comprennent des pays qu'on appelant riches et pauvres avant que leur situation n'en soit bou-leversée, pour le mieux bien sür, par le fait qu'on les appelle maintenant « du nord » et « du sud ». Un autre cli-vage, qui va peut-étre en s'estompant, sépare d'anciennes métropoles et d'anciennes colonies, des pays économique-ment divers, plus ou moins urbanises, industrialises, socia-lement différenciés, pour ne prendre que ces paramětres qui laissent imaginer que la situation du francais ne peut y étre identique, et que le francais ne peut qu'y étre divers. Si ľ on essayait de trouver dans la sphere du linguistique et du fran?ais des facteurs linguistiques communs ä ľ ensemble des situations francophones, en trouverait-on un seul ? La pratique du francais, sürement pas (cf. statis-tiques ci-dessus), mais W. Labov nous a appris ä relativiser ľ absence de ce critěre. La reference commune ä une norme (W. Labov, toujours) ? peut-étre, mais alors en uti-lisant une norme extrémement abstraite se réduisant au fait que le francais, dans ces situations, fait partie des langues envisageables. Mais méme dans ce cas, il existe sans doute des locuteurs pour qui cela n'est pas vrai. II f aut bien admettre alors que l'espace francophone est « partiellement francophone », avec des taux trěs variables, parcourant toute la gamme: il serait interessant ď imaginer une carte de la francophonie en trois dimensions, avec des reliefs la ou la francophonie est trěs présente ; en fonction de la resolution choisie, on verrait certains pays apparaitre plus élevés que d'autres, probable-ment, les grandes métropoles plus que les zones rurales, et, sans doute aussi, les beaux quartiers plus que les bidon-villes. Ces reliefs mériteraient également d'etre colorés de teintes différentes selon le type de francais utilise: standard ou assimilé, «regional», ou « populaire » pour prendre des categories que ľ on rencontre souvent dans les descriptions scientifiques. On aurait ainsi une idée moins FRANCOPHONES 87 inexacte ä la fois de ľétendue reelle de la francophonie et de sa diversité, et on pourrait juger de ľécart entre « espace [réellement et diversement] francophone» et «francophonie [institutionnelle] ». En mettant en oeuvre ľoutil informatique, on pourrait également imaginer de faire varier successivemcnt les paramětres descriptifs : classes sociales ou ethniques des locuteurs selon les lieux, les formes de francais, äges, valeurs symboliques, (in)sécurité linguistique projetteraient autant ďimages différentes et complémentaires, qui complexifieraient singuliérement ľ image d'Epinal proposée par les cartes actuelles de la francophonie. Le francophone : un jongleur funambule ? Non seulement le francais se trouve dans des situations, des conditions diverses et trěs différentes, en contact avec des langues extrémement variées, mais encore, les objets observables que l'on a pris l'habitude de classer dans la catégorie « francais » sont-ils assez différents pour que l'on se pose trěs sérieusement la question du singulier (qui apparait dans le discours institutionnel pour les raisons qui ont été énoncées plus haut). Nous aimerions presenter ici des échantillons des formes considérées comme du francais dans l'espace francophone. Mais ce serait une tache ardue de parvenir ä opérer un choix représentatif pármi les multiples formes observées, les différents champs (phoné-tique/phonologie, morphologie, syntaxe, lexique...) sans tomber dans l'outrance et le pittoresque des stereotypes. II nous parait plus juste de renvoyer le lecteur intéressé ä des references présentant une image plus complete de la variation du francais au sein de l'espace francophone. On en trouvera des échantillons dans l'ouvrage de Robillard et Beniamino (1993, 1996), ainsi que de nombreuses references bibliographiques. Contentons-nous de souligner que les formes de francais sont trěs variées, děs lors que 88 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS ľon accepte de quitter le champ des formes de franfais « regional » (formes de francais assez proches du francais standard, et s'en écartant par quelques traits phonologiques et/ou morphologiques et/ou lexicaux, etc.) Si on s'aventure dans le domaine des « francais populaires », ceux qui ser-vent de véhiculaires dans nombre de grandes villes afri-caines, pour adopter une des etiquettes proposées (Suzanne Lafage, par exemple), on prend la mesure ďune difficulté immense. Exclure ces formes de francais de la catégorie « franfais » aurait ľavantage de preserver ľunité ďune langue autour de son modele fictif, le « franfais standard », et sa conformité ä ľimage que les francophones «tra-ditionnels » s'en font, mais ľévident inconvenient, ä long terme, d'exclure du merne coup de nombreux locuteurs qui considěrent qu'ils parlent une forme de francais. Or il est bien evident que les deux aspects évoqués plus haut contri-buent ä faire vivre le francais : une large base démogra-phique n'est pas un luxe pour une langue qui essaie de vivre aux côtés d'autres grandes langues dans le monde, par exemple I'anglais. Mais si le franfais se constitue en pole d'attraction pour des « néo-francophones », c'est ä la fois parce que cette langue est souvent un vecteur de mobilite sociale et une promesse d'ouverture sur le monde, ce qui suppose un minimum de stabilite dans le temps ét d'homogénéité quels que soient le lieu, la classe sociale du locuteur, le canal utilise (vocal, écrit, électronique). C'est done le défi d'un difficile et périlleux exercice de jonglerie et de funambulisme que les francophones sont appelés ä relever : assez de variation pour preserver les fragiles processus d'identification qui sous-tendent 1'actuelle dyna-mique du franfais, mais au moins un modele fédérateur pour que le franfais fonctionne efficacement comme véhi-culaire, notamment international. FRANCOPHONES 89 Lefrangais des elites ä ľécoute des francais « vulgaires »? Il est impératif de quitter ľ orientation que donnait implicitement, et sans doute sans le vouloir, ä la franco-phonie, O. Reclus, lorsqu'il melait constats empiriques et programme de politique linguistique, géopolitique, pratiques et competences linguistiques. Si cela n'est pas tota-lement inutile, l'essentiel n'est pas de compter les Etats firancophiles (en les confondant trop vite avec les populations francophones), les elites francophones internationales ne constituent aucunement des garanties süffisantes de la pérennité du franfais (Albert Salon). Cet exercice ne peut, vraisemblablement, s'envisager dans un espace francophone conf u comme unique et homogene. On ne peut que le penser comme constitue de variétés ď amplitude variable: un franfais international, modele commun ä tous, sans doute, pour ce dernier, avec une com-posante instrumentale assez forte: il s'agirait essentielle-ment ď une langue véhiculaire, utiütaire, non susceptible de susciter de grand investissement social et affectif puisqu'il s'agit de ce que les linguistes appellent parfois un « techno-lecte». Les fonetions réduites (quoique vitales) de ce « Standard » comme on ľappelle parfois en font une forme de langue dont la justification principále est la communication efficace, ce qui est probablement insuffisant ä assurer sa pérennité (d'autant que cette place est largement prise par I'anglais, au plan international). Rappelons-nous en effet que le « standard » n'est pas seulement fait d'homogénéisa-tion au sens industriel, mais comprend une composante, au moins pour les langues, qu'on ne peut impunément assi-miler ä des produits, conforme ä son etymologie : c'est aussi ľ« étendard » qui féděre, qui rassemble. II serait paradoxal qu'ä force de vouloir rassembler, par le biais ď une unifor-misation excessive, on aboutisse ä un « standard » brandi par quelques grades, abandonnés depuis longtemps de leurs troupes, sans meme qu'ils s'en aperfoivent, tant ils ont les 90 LE FRANGAIS DANS TOUŠ SES ETATS yeux rivés sur le « standard », obnubilés par le souci ďen preserver ľ elegance des plis ! Les functions supplémentaires habituellement assurées par les langues, peuvent étre prises en charge par ďautres variétés de frangais, qu'on les appelle «régionaux», «nationaux» ou autrement, done dans des zones d'ampleur sociale, géographique, moindre. Ces fonetions concernent ä la fois le marquage des identités, celui des registres informels (pour lesquels le standard est souvent inadapté, compte tenu de son caractěre « neutře » sur ces différents plans, ce qui est bien conforme ä la fonetion universelle du Standard). Ces formes de frangais, bien entendu, existent dejä au sein de la francophonie, lä ou le frangais standard ne les a pas encore fait disparaitre (en France par exemple, oü beaucoup de ces formes ne sont plus que vestigielles). Elles méritent done une politique linguistique visant leur adaptation et leur valorisation par le biais par exemple de certaines formes de reconnaissance, modestes sans doute, et ne mettant nullement en cause la place du standard. Cela procéderait, bien súr, non pas d'un souci muséologique de preservation de formes linguistiques qui ne sont, aprěs tout, que des instruments, mais de ce que, sans ces instruments, ce sont des modes relationnels, des visions du monde, des modes de vie qui sont fragilisés, ce qui, par ricochet, on le comprend bien, ne peut que fragiliser le standard lui-méme. En effet, la raison d'etre de celui-ci est, principalement, de fournir un registre formel et « neutře » coiffant les autres registres plus marqués socialement ou affectivement et favorisant la communication véhiculaire et utilitaire. Si les locuteurs concernés ne tiennent pas ä ces aspects, le frangais standard peut suffire ; dans le cas contraire, ces formes de frangais méritent que ľ on prenne garde ä ce que le frangais standard ne balaie toute la variation du frangais, sapant du méme coup ses propres assises. Cela ne se traduit pas nécessairement, comme on le pense souvent, par des efforts techniques ou technologiques (encore des diction- FRANCOPHONIES 91 naires, encore des grammaires, des bases de données, des cédéroms..., qui ne sont pas gratuits...), mais surtout, et tout simplement, par de nouvelles fagons de voir la langue, les langues, la variation, et leur coexistence, dans un monde de plus en plus internationalise. II n'est pas possible d'entrer dans le detail de ces aspects ici, mais on comprend bien que le secteur éducatif en general, et celui de la didactique des langues en particulier peuvent etre le lieu oü se forment de nouvelles attitudes plus souples face aux (variétés de) langues, et accueillantes, en particulier, aux contacts, au bilinguisme, ä la variation, etc. Bien entendu, il faut dégager les consequences probables d'une telle demarche. Elle est susceptible, on ľa vu, de renforcer le tissu sociolinguistique, démolinguistique, du frangais en general, et done du frangais standard, en confortant l'enracinement social du frangais (et pas seule-ment dans les elites, et pas seulement dans les milieux ins-titutionnels, effet probable des actions actuelles de la francophonie institutionnelle), dans des couches sociales plus larges que ce que ľ on observe actuellement. La repercussion envisageable en serait une evolution du systéme du frangais, qui ressemblerait sans doute un peu moins au frangais standard actuel, et un peu plus ä celui d'une partie non négligeable de ses locuteurs reels (bien entendu, le role des linguistes serait de veiller ä ce que les structures nécessaires aux fonetions dévolues ä une langue standard du xxrsiecle soient préservées). Si le latin vit encore vraiment, par exemple ä travers la langue de cet article rédigé, en somme, dans une des formes contemporaines et dialectalisées du latin vivant (que des conditions historiques diverses ont fait qu'on l'a appelé « frangais »), e'est que le latin a su s' adapter diver-sement aux situations et populations qu'il a rencontrées, au prix du changement souvent. Que souhaiter de mieux au frangais ? Certainement pas en tout cas de rejoindre ľ« autre » latin, le classique, celui que nous ne compre-nons méme plus. 92 LE FRANGAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS Bibliographie Chaudenson, R„ 1989, Vers une revolution francophone, Paris, L'Harmattan. Caľvet, L-!., 1994, Les Voix de la ville, Paris, Payot. Coste, D., 1998, « 1940 ä nos jours: consolidations et ajustements » in Le Frangais dans le monde, numero special de Janvier 1998, Paris, Frijhof W./Reboullet A. éditeurs. Francard, M. et Latin, D., 1995, Le Régionalisme lexical, Margais, De Boeck/AUPELF-UREF. Kazadi, N., 1991, L'Afrique afro-francophone ?, Margais, Montmagny. Manessy, G., 1995, Creoles, pidgins, variétés véhiculaires. Proces et genese, Paris, editions du CNRS. ROBILLARD, D. de, et Beniamino, M., 1993, 1996, Le Frangais dans ľespace francophone, 2 tomes, Paris-Geněve, Champion. Salon, A., 1981, Ľ Action culturelle de la France dans le monde. Analyse critique, these de doctorat ď Etat sous la direction de Duroselle, J.-B., universitě de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 3 vol. Marchello-Nizia, C, 1994, Histoire de la langue frangaise, Paris, Nathan. Walter, H., 1988, Le Frangais dans touš les sens, Paris, Laf-font. Labov, W., 1976, Sociolinguistique, Paris, editions de Minuit. TÉTU, M., 1992, La Francophonie. Histoire. Problématique. Perspectives, Montreal, Guérin. Tetu, M., 1997, Qu'est-ce que la francophonie ? Paris, Hachette/Édicef. , ©IfjCfBJO.ipH :epĽOT o ■ "'-N (D OJ ""%■ -. fc h > v. ,-sp «21 i "-k r^),%^>f^^.s~<^ym o e o D : í;íkí¥:-J ■la» m>