Traduction et differences culturelles - « Le Frangais dans le monde », mars-avril 2003 - N°326 Respecter le texte source ou essayer de faire comprendre ses implicites au public cible : telle est la question, bien ancienne, qui est á la base d 'une des controverses les plus fécondes chez les traducteurs. Tour d 'horizon et amorce de solution. Les textes de la fameuse série francaise de bande dessinée Astérix ont pour but premier de faire rire ; et pourtant, le lecteur de la version roumaine ď Astérix le Gaulois n'y trouve pas toujours son compte. II est méme irrité de ne pas comprendre pourquoi: dans ľun des titres de la série, de sérieux militaires remains semblent s'amuser comme des fous ä danser autour d'un ensemble de chaises. II est encore plus étonné d'apprendre que cet exercice permet de designer le Romain qui s'était porté « volontaire » pour aller espionner les Gaulois. Le fait qu'on lui dise dans la legende qu'il s'agit de « scaune musicale » - la traduction littérale de « chaises musicales » - ne ľéclaire en rien. La traductrice allemande, par contre, n'a pas traduit par « musikalische Stühle » (qui serait la traduction littérale de « chaises musicales »), mais par « die Reise nach Rom » (le voyage ä Rome) ou « Die Reise nach Bethleem ». En choisissant Rome au lieu de Bethleem, eile a tenu compte d'un fait culturel qui veut que le «jeu des chaises musicales » s'appelle « die Reise nach Rom » en allemand. La ou le lecteur roumain est décontenancé, le lecteur allemand rit au méme titre que le lecteur francais. Le traducteur roumain aurait évidemment dů choisir la denomination roumaine de ce jeu: « schimbä-ti cuibul päsäricä! » (litt. : change de nid, oiseau !) Quoi qu'il en soit, derriěre ces mots se cachent des faits culturels qui, eux, sont porteurs du rhěme du texte, c'est-ä-dire de l'information principále, celie qui assure la finalité du texte, qui est de faire rire. Implicite et fidélité II existe ainsi des faits culturels différents ďune communauté linguistique ä l'autre, qui font partie intégrante du message véhiculé par les mots du texte ; lorsque le traducteur ne tient pas compte de ces faits culturels, il passe ä côté de l'intention communicative du texte source, mais il dispose toutefois de moyens de compenser le manque ďéléments culturels equivalents ä un endroit du texte, si l'on considěre le texte comme un ensemble dont le sens dépasse la somme des sens individuels des mots. Par consequent, le traducteur doit trouver une definition de la culture qui le guide dans ses choix traduisants ; la culture, c'est ľimplicite partagé par une communauté. Au traducteur de voir dans quelle mesure il doit expliciter cet implicite en fonction de la finalité de son texte et de ľarriére-plan socioculturel different du récepteur en langue cible (LC). Les corpus conversationnels que nous avons recueillis afin ďétudier les strategies utilisées par les traducteurs montrent que la traduction de ľimplicite constitue un probléme réel et qu'il est étroitement lié ä la notion de fidélité : confrontés ä la traduction du mot « Tonton » (utilise dans ce texte pour designer Francois Mitterrand, ancien President de la République francaise, les traducteurs1, en train de « négocier » leur version commune en LC, ont un debat au centre duquel se situe en fait la notion de fidélité et qui reflěte les deux positions fondamentalement opposées que nous observons tout au long de l'histoire de la traduction ä travers les siěcles : la dichotomie « sourciers » versus « ciblistes », les sourciers étant ceux pour qui la fidélité consiste ä changer un minimum aux mots du texte source (au risque de fournir un texte inintelligible pour le lecteur en LC), les ciblistes étant ceux qui visent surtout ä rendre un texte coherent en LC, au risque ďéliminer des elements culturels importants du texte source : Informatrice 1 : « Tu ne peux pas étre fiděle au texte et en méme temps toucher la satire, c'est ce qui me géne.» II s'agit de la transcription du debat entre deux traductrices, auquel a donné lieu la negotiation de la traduction vers l'italien d'un texte sur le gouvernement forme par Francois Mitterrand en 1981. 1 Informatrice 2 : « Moi, je suis obligee de m'éloigner du texte... on rend plus ľesprit de ce texte, qui est ironique... Cest ä toi, traductrice, de rendre le texte intelligible aux gens auxquels tu ťadresses.... » Informatrice 1 : « Mais pas ä ľintérieur du texte, parce que tu n'as pas le droit de réécrire le texte, tu n'as pas le droit de rajouter quelque chose au texte, c'est légalement interdit....» C'est lä qu'on mesure la pertinence de notre definition de la culture. Celle-ci permet de faire comprendre ä ľinformatrice 1 qu'elle n'a pas ä se culpabiliser quand eile parle de « rajouter quelque chose au texte » et qu'en glosant le nom de « Tonton » par une traduction explicative du type « sobriquet gentil que les Francais donnent ä leur President, Francois Mitterrand », eile ne « trahit » pas le texte, eile ne « rajoute » rien au texte, eile « explicite » ce qui est implicite pour le locuteur francais, respectant la fidélité au sens et ä l'effet produit et satisfaisant au critěre ďintelligibilité de ľinformatrice 2. Sourciers vs. Ciblistes Certe dichotomie entre ľattitude sourciěre et ľattitude cibliste a profondément marqué toute ľhistoire de la traduction, avec des justifications ä chaque fois différentes. Ainsi, une conception étroite de la fidélité a pu donner lieu ä des traductions littérales de textes sacrés, conception qui a pu aller jusqu'ä en interdire la traduction ! Ainsi on a attendu cinq siécles avant de traduire le Coran en latin : transformer la parole de Dieu telle qu'il ľavait léguée au prophéte Mohammed eůt été un sacrilege. Et la traduction du nom méme ď« Allah » par « Dieu » fait ľobjet de débats jusqu'ä nos jours. A ľautre bout de l'axe sourciers-ciblistes, les ciblistes centrent leur attention sur le récepteur du texte et sur ses attentes, cherchant ä produire sur celui-ci le méme effet (« Wirkungsgleichheit » Reiß/Vermeer 1984) que produit le texte source sur le récepteur en langue cible. Ceci peut amener ä effacer toute difference culturelle au profit d'un ethnocentrisme culturellement monopolisateur. Ainsi Reiß/Vermeer (1984) préconisent-ils de traduire l'apparition ďune coměte dans une oeuvre littéraire medievale par une declaration de guerre (nucléaire) entre les Etats-Unis ďAmérique et l'URSS, dans les deux cas la reaction des personnages du román étant la méme, ä savoir : l'exode hors des villes. Une dichotomie ancienne... Certe dichotomie a alimenté les débats tout au long de ľhistoire de la traduction. Ainsi trouvera-t-on chez Joachim du Bellay une invitation ä ľ « imitation des Anciens » « pour élever nostre vulgaire ä ľégal et parangon des autres fameuses langues » (du Bellay, 1966, p. 32), certe imitation pouvant aller jusqu'ä calquer la syntaxe latine pour élever la langue francaise au niveau du latin et la rendre susceptible de véhiculer des textes scientifiques. En revanche, les traducteurs des XVIIe et XVIIIe siécles, obéissant ä leur désir de créer des textes « agréables ä lire », ont allěgrement promulgué un type de traduction, connu sous le nom de belles infiděles, et ont ouvertement declare leur infidélité culturelle au texte source, alléguant leur désir de « ne pas offenser le lecteur » par des elements culturels qui ne lui seraient pas familiers. A leur tour, ä ľinstar de Madame de Staél {De ľesprit des traductions, 1820), les Romantiques, friands d'exotisme, ont promulgué, pour d'autres raisons que du Bellay, un retour aux sources et ont done plaidé pour une traduction « calquée » sur l'original (terme utilise par Chateaubriand pour caractériser sa traduction du Paradis perdu de Milton), méme au niveau du style, une position défendue jusqu'au XXe siěcle par un auteur/traducteur comme Walter Benjamin, qui dit en 1923, dans une preface ä la traduction des Tableaux parisiens, que « la vraie traduction doit étre transparente » ; il plaide pour « la littéralité » de la traduction jusque dans le «transfert de la syntaxe » de l'original. Mais le debat est loin d'etre clos. Face ä certe littéralité dans la traduction de Lacan, le XXe siěcle a également pu produire une traduction de Moliěre, par le célěbre écrivain allemand Magnus Enzensberger, oú les personnages du Misanthrope circulent en Mercedes et s'injurient avec les gros mots propres au langage de la jeunesse « cool » d'aujourd'hui. Ce faisant, il se place tout ä fait dans 2 ľoptique de ľexemple donne plus haut par Reiß/Vermeer, pour la traduction de la coměte dans un texte medieval. On pourrait penser que ce critěre du méme effet ä produire chez le récepteur du texte cible clôt le debat. II n'en est rien. La « Skoposthéorie », dont ce critěre est un element essentiel, admet également un changement de Skopos pour le texte ä traduire, selon la fonction que lui attribuera le donneur d'ordre (cf. Balacescu/Stefanink 2001/2002)2. Ainsi, la traduction post-coloniale, tout en restant dans le cadre de la Skoposthéorie, prend le contre-pied de Enzensberger en restant fiděle aux elements culturels du texte source, pour des raisons toutefois totalement différentes de celieš des Romantiques ä la recherche de ľ exotisme. La traduction post-coloniale s'est en effet constituée comme reaction ä une traduction coloniale qui se voulait ethnocentrique, éliminant les elements culturels autochtones dans le but de dévaloriser les cultures soumises ä la domination coloniale. Les traducteurs post-coloniaux vont done introduire des mots autochtones en les glosant (Venuti, 1995, pp. 158-189) : « Translation as resistance » (id. ibid. 1995, p. 170). La reflexion théorique sur la traduction permet-t-elle de dégager des critéres susceptibles de trancher la question ? Legitimer les positions Historiquement, les arguments pour ľune ou ľautre facon de traduire ont pu étre trěs différents. Alors que pour les traducteurs des textes sacrés, il s'agit de respecter la parole divine quitte ä ce que ce respect - notamment du fait de la non-intégration des elements culturels - devienne une entrave ä la communication, du Bellay, quant ä lui, a plaidé pour limitation du style et de la syntaxe des Anciens pour des raisons de politique linguistique. Chez Mme de Staěl, e'est le goůt de ľexotisme, caractéristique des Romantiques, qui a développé son respect des elements culturels autochtones dans le texte source. Dans la traduction post-coloniale, e'est encore la politique qui est a ľorigine du parti pris stratégique, mais certe fois-ci eile n'est plus linguistique mais culturelle. Quatre argumentations différentes pour le méme plaidoyer en faveur d'un « verfremdendesÜbersetzen » (au sens de « traduction aliénante » oú ľentendait Schleiermacher), qui accorde la priorite ä la littéralité du texte source ! Ce sont pourtant ces mémes traducteurs de textes sacrés, cités ici-méme comme sourciers, qui ont le plus contribué ä animer le debat entre sourciers et ciblistes. Alors que Martin Luther devait encore lutter contre le reproche du non-respect de la littéralité de sa traduction au niveau de la syntaxe et des categories grammaticales, Eugene Nida prend pleinement conscience du caractěre de texte appellatif que représente la Bible (méme si lui-méme ne formule pas certe prise de conscience en ces termes) et comprend que le « pain quotidien » doit étre remplacé par le bol de riz chez lTndien et par le poisson chez l'Esquimau, s'il veut convaincre les individus de ces cultures différentes de se rallier ä la foi chrétienne. La Skoposthéorie, une théorie miracle ? Si nous examinons les différentes attitudes adoptées au cours de ľhistoire face au degré ď integration des elements culturels dans la traduction, nous constatons qu'elles ont toutes un dénominateur commun : la fonction - ou finalité - de la traduction. Certe fonction est déterminée par le donneur d'ordre, le commanditaire, ou encore ľinitiateur de la traduction (qui peut ďailleurs trěs bien étre le traducteur lui-méme). Celui-ci decide en fonction du récepteur du texte. Si, ďentrée, le donneur d'ordre declare que son texte doit servir ä enrichir culturellement la langue cible - comme e'est le cas des tenants de la Polysystem Theory ou de la Manipulation School, qui vont méme jusqu'ä donner le statut de genre littéraire ä la littérature traduite, il introduira des elements culturels étrangers ä la langue cible, tout en les accompagnant des informations permettant au récepteur de les comprendre. Si au contraire la fonction de la traduction reste la méme, il doit tendre ä un texte qui Contrairement á Gentzier (1993, p. 71) qui a cm comprendre que la skoposthéorie prétendait que « la traduction devait étre regie par le Skopos du TS » et condamne le caractěre ethnocentrique de telies traductions, la skoposthéorie ne pretend pas á ľidentité de fonction entre TS et TC. 3 produise le méme effet (la « Wirkungsgleichheit », Reiß et Vermeer, 1984) sur le récepteur en langue cible. Une théorie qui tient compte de ces différents facteurs est la Skoposthéorie élaborée par Reiß et Vermeer (1984). Un instrument ď evaluation Ainsi le respect de la Skoposthéorie aurait évité au traducteur allemand de la version musicale de Pygmalion - My fair Lady - de nous presenter une « flower girl » londonienne parlant un dialecte berlinois. Au lieu de veiller ä une coherence intra-textuelle, préconisée par la Skoposthéorie comme priorite face ä la coherence inter-textuelle, le traducteur a cherché une equivalence - en ľoccurrence au niveau sociolectal - sans prendre en consideration la fonction du texte entier. Ceci devient grotesque lorsque Higgins - le savant phonéticien qui sait dire jusqu'au nom du quartier londonien oú sont nés et oú ont vécu les gens, aprěs les avoir entendu prononcer deux, trois phrases - se base sur le dialecte suisse et le dialecte autrichien parlé par deux des protagonistes dans certe comédie musicale, pour diagnostiquer qu'ils ont passé leur enfance au pays de Galles et fait leurs études ä Oxford, une erreur fatale dans une piece oú toute Faction est basée précisément sur les sociolectes et les diagnostics du Professeur Higgins. Un échec complet du point de vue traductologique. Ľexemple suivant de la traduction comparée francaise et allemande ďun livre pour enfants américain, destine ä leur apprendre ä lire, montre toute ľutilité du guide « skoposthéorique ». Avant que ľunivers multi-culturel de La rue Sésame n'envahisse ľunivers de ľenfant anglo-saxon, celui-ci vivait dans ľatmosphére sécurisante de la famille Dick, Jane et Spot. Spot était le chien de la famille et était ä un tel point associé ä ľidée ďune atmosphere familiale sécurisante qu'il avait méme réussi ä se faire une place dans les livres de classe, oú il servait ä apprendre ä lire aux enfants. Cela a donne lieu ä une collection de livres pour enfants ayant pour titre Spot et representant le chien, avec sa tache marron, sur la couverture. Spot était aussi un des noms de chien les plus répandus. En 1987, une maison ď edition francaise pub lie une traduction francaise de certe collection. Cela en reprenant le titre de Spot tel quel, sans le traduire (obéissant sans doute ä une « maxime de traduction »tacite que les noms propres ne se traduisent pas). Le résultat est que la finalité premiére du livre, qui est ďapprendre ä lire, est totalement negligee : comment ľenfant peut-il apprendre les regies de lecture francaises, puisqu'il s'agit ďun mot étranger prononcé [spot] avec un o ouvert bref alors que ďaprěs le regies francaises, il devrait prononcer [spo :], avec un o fermé plutôt long. Par ailleurs, les connotations affectives véhiculées par le mot en anglais sont totalement perdues. Tout au plus ľenfant francais associera-t-il des connotations negatives agressives s'il connait des mots comme « spot publicitaire » ou le spot lumineux agressif de la discotheque de son grand firěre. II ne retrouvera pas non plus la justification du nom dans la tache brune sécurisante qui orne le pelage du chien. La traduction allemande a choisi, avec le nom de Flecki, une stratégie certes réductrice, mais conservant la justification du nom (« Fleck » = tache) ainsi qu'une certaine affectivité avec le suffixe hypocoristique -i. Une traduction francaise par tachu aurait garde le côté affectif et le côté motivation du nom. Une traduction par Médor aurait certes perdu la justification de ce nom, mais aurait garde quelque chose de la connotation affective et aurait tenu compte de ľusage en vigueur en France, oú le nom de Médor véhicule la méme connotation un peu archaique du brave chien de famille. Celui qui fait partie des meubles et inspire un sentiment de sécurité... Ioana Bäläcescu (Roumanie) et Bernd Stefanink (Allemagne) Ä lire Balacescu, I., Stefanink, B. « Une traductologie au service de la didactique : ľécole allemande au sein de la famille traductologique (lére partie) », in Le langage et ľhomme. Traductologie - Textologie, Vol. XXXVI, n°l sept. 2001, pp. 89-104. Balacescu, I., Stefanink, B. « Une traductologie au service de la didactique : ľécole allemande au sein de la famille traductologique (2e partie) », in Ze langage et ľhomme. Traductologie - Textologie. Vol. XXXVII. I,juin2002, pp. 155-176. Du Bellay, J. La Deffence et Illustration de la Langue Frongoyse, éd. critique par H. Chamard, Paris, Didier, 1966. Gentzier, E. Contemporary Translation Theories, London, Routledge, 1993. Reiß, K., Vermeer, H. Grundlegung einer Translationstheorie, Tübingen, Niemeyer, 1984. 4