Michel BUTOR (*1926) Michel Butor, L'Emploi du temps, Paris, Gallimard, 1956. 1 L'emploi du temps Venu travailler en Angleterre, le Français Jacques Revel tient un journal aprs coup de son séjour Bleston Il se trouve impliqué dans une mystérieuse affaire : un écrivain connu, George Burton, leur a révélé, son ami Lucien et lui-mme, qu'il était l'auteur, sous le pseudonyme de J -C Hamilton, d'un roman policier, Le Meurtre de Bleston ; or Burton est blessé peu aprs dans un accident suspect ; Revel craint d'avoir alerté, par ses confidences imprudentes, un criminel qui aurait tenté d'écraser Burton, estimant qu'il en savait trop sur son crime impuni Revel évoque ici une conversation avec Burton, quand les deux amis n'osaient l'interroger ouvertement, tout en devinant en lui J.-C Hamilton. I L'ENTRÉE Jeudi 1er mai. Les lueurs se sont multipliées. C'est ce moment que je suis entré, que commence mon séjour dans cette ville, cette année dont plus de la moitié s'est écoulée, lorsque peu peu je me suis dégagé de ma somnolence, dans ce coin de compartiment o j'étais seul, face la marche, prs de la vitre noire couverte l'extérieur de gouttes de pluie, myriade de petits miroirs, chacun réfléchissant un grain tremblant de la lumire insuffisante qui bruinait du plafonnier sali, lorsque la trame de l'épaisse couverture de bruit, qui m'enveloppait depuis des heures presque sans répit, s'est encore une fois relâchée, défaite. Dehors, c'étaient des vapeurs brunes, des piliers de fonte passant, ralentissant, et des lampes entre eux, aux réflecteurs de tôle émaillée, datant sans doute de ces années o l'on s'éclairait au pétrole, puis, intervalles réguliers, cette inscription blanche sur de longs rec- tangles rouges : Bleston Hamilton Station . Il n'y avait que trois ou quatre voyageurs dans mon wagon, car ce n'était pas le grand train direct, celui que j'aurais d prendre, celui l'arrivée duquel on m'attendait, et que j'avais manqué de quelques minutes Euston, ce pourquoi j'en avais été réduit attendre indéfiniment ce convoi postal dans une gare de correspondance. Si j'avais su quel point son heure d'arrivée était incongrue dans la vie d'ici, je n'aurais pas hésité, certes, retarder mon voyage d'un jour, en télégraphiant mes excuses. Je revois tout cela trs clairement, l'instant o je me suis levé, celui o j'ai effacé avec mes mains les plis de mon imperméable alors couleur de sable. J'ai l'impression que je pourrais retrouver avec une exactitude absolue la place qu'occupait mon unique lourde valise dans le filet, et celle o je l'ai laissée tomber, entre les banquettes, au travers de la porte. C'est qu'alors l'eau de mon regard n'était pas encore obscurcie ; depuis, chacun des jours y a jeté sa pincée de cendres. J'ai posé mes pieds sur le quai presque désert, et je me suis aperçu que les derniers chocs avaient achevé de découdre ma vieille poignée de cuir, qu'il me faudrait soigneusement appuyer le pouce l'endroit défait, crisper ma main, doubler l'effort. J'ai attendu ; je me suis redressé, les jambes un peu écartées pour bien prendre appui sur ce nouveau sol, regardant autour de moi : gauche, la tôle rouge du wagon que je venais de quitter, l'épaisse porte qui battait, droite, d'autres voies, avec quelques éclats de lumire dure sur les rails, et plus loin, d'autres wagons immobiles et éteints, toujours sous l'immense vote de métal et de verre, dont je devinais les blessures au-del des brumes ; en face de moi enfin, au-dessus de la barrire que l'employé s'apprtait fermer juste aprs mon passage, la grande horloge au cadran lumineux marquant deux heures. Michel BUTOR (*1926) Michel Butor, L'Emploi du temps, Paris, Gallimard, 1956. 2 Alors j'ai pris une longue aspiration, et l'air m'a paru amer, acide, charbonneux, lourd comme si un grain de limaille lestait chaque gouttelette de son brouillard. Un peu de vent frôlait les ailes de mon nez et mes joues, un peu de vent au poil âpre et gluant, comme celui d'une couverture de laine humide. Cet air auquel j'étais désormais condamné pour tout un an, je l'ai interrogé par mes narines et ma langue, et j'ai bien senti qu'il contenait ces vapeurs sournoises qui depuis sept mois m'asphyxient, qui avaient réussi me plonger dans le terrible engourdissement dont je viens de me réveiller. Je m'en souviens, j'ai été soudain pris de peur (et j'étais perspicace : c'était bien ce genre de folie que j'appréhendais, cet obscurcissement de moi-mme), j'ai été envahi, toute une longue seconde, de l'absurde envie de reculer, de renoncer, de fuir; mais un immense fossé me séparait désormais des événements de la matinée et des visages qui m'étaient les plus familiers, un fossé qui s'était démesurément agrandi tandis que je le franchissais, de telle sorte que je n'en percevais plus les profondeurs et que son autre rive, incroyablement lointaine, ne m'apparaissait plus que comme une ligne d'horizon trs légrement découpée sur laquelle il n'était plus possible de discerner aucun détail. pp. 9-11. Ainsi nous nous taisions tous deux dans un massif silence que n'entamaient point nos quelques paroles, l'écoutant nous faire remarquer que, dans le roman policier, le récit est fait contre-courant, puisqu'il commence par le crime, aboutissement de tous les drames que le détective doit retrouver peu peu, ce qui est bien des égards plus naturel que de raconter sans jamais revenir en arrire, d'abord le premier jour de l'histoire, puis le second, et seulement aprs les jours suivants dans l'ordre du calendrier comme je faisais moi-mme en ce temps-l pour mes aventures d'octobre, dans le roman policier le récit explore peu peu des événements antérieurs celui par lequel il commence, ce qui peut déconcerter certains, mais qui est tout fait naturel, puisque, dans la réalité, c'est évidemment seulement aprs l'avoir rencontré que nous nous intéressons ce qu'a fait quelqu'un, puisque dans la réalité, trop souvent, c'est seulement lorsque l'explosion du malheur est venue troubler notre vie que, réveillés, nous recherchons ses origines. [ Plus exactement [le roman policier] superpose deux séries temporelles : les jours de l'enqute qui commencent au crime, et les jours du drame qui mnent lui ]. Ainsi moi-mme, c'est tout en notant ce qui m'apparaissait essentiel dans les semaines précédentes, et tout en continuant raconter l'automne, que je suis parvenu jusqu' ce deuxime dimanche du mois de mai o il nous faisait remarquer que les choses se compliquent bien souvent, le détective fréquemment étant appelé par la victime pour qu'il la protge de l'assassinat qu'elle craint, les jours de l'enqute commençant ainsi avant mme le crime, partir de l'ombre et de l'angoisse qu'il répand au-devant de lui, l'ultime précipitation, les jours du drame pouvant se poursuivre aprs lui jusqu' d'autres crimes qui en sont comme le monnayage, l'écho ou le soulignement, et qu'ainsi tout événement appartenant la série de l'enqute peut apparaître dans la perspective inversée d'un moment ultérieur comme s'intégrant l'autre série, toutes constatations qui préparaient ce qu'il désirait nous dire le dimanche suivant, et dont je n'ai pu comprendre la véritable portée qu' travers cette autre conversation. L'Emploi du temps, Paris, Gallimard, 1956.