LES LIEUX DE MEMOIRE sous la direction de Pierre Nora i LA RÉPUBLIQUE avec la collaboration de Charles-Robert Ageron, Maurice Agulhon Christian Amalvi, Bronislaw Baczko, Avner Ben-Amos, Raoul Girardet, Jean-Marie Goulemot et Eric Walter, Pascale Marie, Jean-Clément Martin, Pascal Ory, Jacques et Mona Ozouf, Antoine Prost, Madeleine Rebérioux, Michel Vovelle. 149 illustrations Ouvrage public avec le concours du Centre National des Lettres nrf GALLIMARD Presentation Ce lime est né ďun séminaire quej'ai tenu pendant trois ans, de 1978 á 1981, a l'École des hautes etudes en sciences sociales. La disparition rapide de notre memoire nationale m'avait semblé appeler un inventaire des lieux ou eile s'est électivement incarnée et qui, par la volonte des hommes ou le travail des siecles, en sont restés comme les plus éclat'ants symboles : fétes, emblémes, monuments et commemorations, mais aussi éloges, dictionnaires et musées. Pourquoi, á des généralités sur la memoire nationale, avoir préfiré une étude de cas ? Les lieux de memoire me paraissaient trancher par lew existence mime et leur poids ď evidence, les ambiguités que comportent á lafois la memoire, la nation, et les rapports complexes qu'elles entretiennent. Objets, instruments ou institutions de la memoire, c'étaient des prícipités chimiques purs. Ces lieux, il fallait les entendre ä tous les sens du mot, du plus materiel et concret, comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et intellectuellement construit, comme la notion de lignage, de generation, ou mime de region et ď* homme-mémoire ». Du haut lieu ä sacralité institutionnelle, Reims ou le Pantheon, á ľhumble manuel de nos enfances republicaines. Depuis les chroniques de Saint-Denis, au Xllľ siecle, jusqu'au Trésor de la langue francaise, encore inachevé; en passant par le Louvre, La Marseillaise et ľ encyclopedic Larousse. Des lieux-carrefours done, traverses de dimensions multiples. Dimension historio-graphique, toujours présente, puisque histoire de l'histoire, ils sont la mature dont se construit l'histoire, histoire de ses instruments, de sa production et de ses procedures. Mais dimension également ethnographique, puisqu'il s'agit ä tout moment de nous déprendre de nos habitudes familieres, vécues dans la chaleur de la tradition, de cartographier notre propre geographic mentale. Psychologique, puisqu'il nousfautpos-tuler ľadéquation de ľindividuel au collectifet transporter á tátons dans le champ du social des notions — inconscient, symbolisation, censure, transfert — dont, au plan individuel, la definition n'est ni claire, ni sure. Politique aussi, et, peut-étre, surtout, I. LA FIN DE ĽHISTOIRE-MEMOIRE Acceleration de ľhistoire. Au-delä de la métaphore, il faut prendre la mesure de ce que l'expression signifie : un basculement de plus en plus rapide dans un passé définitivement mort, la perception globale de toute chose comme disparue — une rupture ďéquilibre. L'arrachement de ce qui restait encore de vécu dans la chaleur de la tradition, dans le mutisme de la coutume, dans la repetition de l'ances-tral, sous la poussée d'un sentiment historique de fond. Ľaccession ä la conscience de soi sous le signe du révolu, 1'achěvement de quelque chose depuis toujours commence. On ne parle tant de memoire que parce qu'il n'y en a plus. La curiosité pour les lieux oú se cristallise et se réfugie la memoire est liée á ce moment particulier de notre histoire. Moment chamiére, oú la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d'une memoire déchirée ; mais oů le déchirement reveille encore assez de memoire pour que puisse se poser le probléme de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel á des lieux. Il y a des lieux de memoire parce qu'il n'y a plus de milieux de memoire. Qu'on songe ä cette mutilation sans retour qu'a representee la fin des paysans, cette collectivité-mémoire par excellence dont la vogue comme objet d'histoire a coincide avec ľapogée de la croissance industrielle. Cet effondrement central de notre memoire n'est pourtant qu'un exemple. C'est le monde entier qui est entré dans la danse, par XVIII Entre Memoire et Histoire le phénoměne bien connu de la mondialisation, de la démocratisation, de la massification, de la médiatisation. A la peripheric, ľindépen-dance des nouvelles nations a entrainé dans ľhistoricité les sociétés déjä réveillées par le viol colonial de leur sommeil ethnologique. Et par le méme mouvement de decolonisation intérieure, toutes les ethnies, groupes, families, á fort capital mémoriel et ä faible capital historique. Fin des sociétés-rnémoires, comme toutes celieš qui assuraient la conservation et la transmission des valeurs, église ou école, famille ou État. Fin des idéologies-mémoires, comme toutes celieš qui assuraient le passage regulier du passé ä ľavenir ou indiquaient, du passé, ce qu'il fallait retenir pour preparer ľavenir ; qu'il s'agisse de la reaction, du progres ou méme de la revolution. Bien plus : c'est le mode méme de la perception historique qui, media aidant, s'est prodigieusement dilate, substituant ä une memoire repliée sur ľhéritage de sa propre inumité la pellicule éphéměre de ľactualité. Acceleration : ce que le phénoměne achěve de nous révéler bruta-lement, c'est toute la distance entre la memoire vraie, sociale et intou-chée, celie dont les sociétés dites primitives, ou archaiques, ont repré-senté le modele et empörte le secret — et ľhistoire, qui est ce que font du passé nos sociétés condamnées ä ľoubli, parce qu'emportées dans le changement. Entre une memoire intégrée, dictatoriale et incons-ciente ďelle-méme, organisatrice et toute-puissante, spontanément actualisatrice, une memoire sans passé qui reconduit étemellement ľhéritage, renvoyant ľautrefois des ancétres au temps indifférencié des héros, des origines et du mythe — et la nôtre, qui n'est qu'histoire, trace et tri. Distance qui n'a fait que s'approfondir au fur et ä mesure que les hommes se sont reconnu, et toujours davantage depuis les temps modernes, un droit, un pouvoir et méme un devoir de changement. Distance qui trouve aujourd'hui son point d'aboutissement convulsif. Cet arrachement de memoire sous la poussée conquérante et éra-dicatrice de ľhistoire a comme un effet de revelation: la rupture d'un lien ďidentité trěs ancien, la fin de ce que nous vivions comme une evidence : ľadéquation de ľhistoire et de la memoire. Le fait qu'il n'y ait qu'un mot, en francais, pour designer ľhistoire vécue et ľopération intellectuelle qui la rend intelligible (ce que les Allemands distinguent par Geschichte et Historie), infirmité de langage souvent soulignée, déli- Entre Memoire et Histoire XIX vre ici sa profonde vérité : le mouvement qui nous empörte est de méme nature que celui qui nous le représente. Habiterions-nous encore notre memoire, nous n'aurions pas besoin d'y consacrer des lieux. II n'y aurait pas de lieux, parce qu'il n'y aurait pas de memoire emportée par ľhistoire. Chaque geste, jusqu'au plus quotidien, serait vécu comme la repetition religieuse de ce qui s'est fait depuis toujours, dans une identification chamelle de ľacte et du sens. Děs qu'il y a trace, distance, mediation, on n'est plus dans la memoire vraie, mais dans ľhistoire. Pensons auxjuifs, confines dans la fidélité quotidienne au rituel de la tradition. Leur constitution en « peuple de la memoire » excluait un souci ďhistoire, jusqu'á ce que son ouvertuře au monde modeme lui impose le besoin d'historiens. Memoire, histoire: loin d'etre synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La memoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et á ce titre, eile est en evolution permanente, ouverte ä la dialectique du souvenir et de ľamnésie, inconsciente de ses deformations successives, vulnerable ä toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitali-sations. Ľhistoire est la reconstruction toujours problématique et incomplete de ce qui n'est plus. La memoire est un phénoměne toujours actuel, un lien vécu au present éternel; ľhistoire, une representation du passé. Parce qu'elle est affective et magique, la memoire ne s'accommode que des details qui la confortent; eile se nourrit de souvenirs ŕlous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboli-ques, sensible á touš les transferts, écrans, censure ou projections. Ľhistoire, parce que operation intellectuelle et laicisante, appelle analyse et discours critique. La memoire installe le souvenir dans le sacré, ľhistoire ľen débusque, eile prosaise toujours. La memoire sourd d'un groupe qu'elle soude, ce qui revient ä dire, comme Halbwachs ľa fait, qu'il y a autant de mémoires que de groupes ; qu'elle est, par nature, multiple et \iémultipliée, collective, plurielle et individualisée. Ľhistoire, au contrsm"e, appartient á tous et á personne, ce qui lui donne vocation ä ľuniversel. La memoire s'enracine dans le concret, dans ľespace, le geste, ľimage et ľobjet. Ľhistoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux evolutions et aux rapports des choses. La memoire est un absolu et ľhistoire ne connait que le relatif. Au cceur de ľhistoire, travaille un criticisme destructeur de xx Entre Memoire et Histoire memoire spontanée. La memoire est toujours suspecte á ľhistoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. Ľhistoire est délégitimation du passé vécu. Ä l'horizon des sociétés ďhistoire, aux limites ďun monde complětement historisé, il y aurait désacralisation ultime et definitive. Le mouvement de ľhistoire, ľambition historienne ne sont pas l'exaltation de ce qui s'est véritablement passé, mais sa néantisation. Sans doute un criticisme generalise conserverait-il des musées, des médailles et des monuments, c'est-ä-dire ľarsenal néces-saire ä son propre travail, mais en les vidant de ce qui, á nos yeux, en fait des lieux de memoire. Une société qui se vivrait intégralement sous le signe de ľhistoire ne connaitrait en fin de compte, pas plus qu'une société traditionnelle, de lieux oú ancrer sa memoire. Un des signes les plus tangibles de cet arrachement de ľhistoire á la memoire est peut-étre le debut ďune histoire de ľhistoire, ľéveil, en France tout recent, d'une conscience historiographique. Ľhistoire, et plus précisément celie du développement national, a constitué la plus forte de nos traditions collectives ; par excellence, notre milieu de memoire. Des chroniqueurs du Moyen Äge aux historiens contempo-rains de ľhistoire « totale », toute la tradition historique s'est dévelop-pée comme ľexercice réglé de la memoire et son approfondissement spontane, la reconstitution d'un passé sans lacune et sans faille. Aucun des grands historiens, depuis Froissart, n'avait, sans doute, le sentiment de ne représenter qu'une memoire particuliěre. Commynes n'avait pas conscience de ne recueillir qu'une memoire dynastique, La Popeliniěre une memoire francaise, Bossuet une memoire monarchi-que et chrétienne, Voltaire la memoire des progres du genre humain, Michelet uniquement celle du « peuple » et Lavisse la seule memoire de la nation. Bien au contraire, ils étaient pleins du sentiment que leur täche consistait á établir une memoire plus posiüve que les précéden-tes, plus englobante et plus explicative. Ľarsenal scientifique dont I'histoire s'est dotée au siěcle dernier n'a fait que puissamment renfor-cer ľétablissement critique d'une memoire vraie. Touš les grands remaniements historiques ont consisté á élargir ľassiette de la memoire collective. Dans un pays comme la France, I'histoire de ľhistoire ne peut ětre une operation innocente. Elle traduit la subversion intérieure Entre Memoire et Histoire xxi d'une histoire-mémoire par une histoire-critique. Toute histoire est par nature critique, et touš les historiens ont prétendu dénoncer les mythologies mensongěres de leurs prédécesseurs. Mais quelque chose de fondamental commence quand ľhistoire commence ä faire sa propre histoire. La naissance d'un souci historiographique, c'est ľhistoire qui se met en devoir de traquer en eile ce qui n'est pas eile, se découvrant victime de la memoire et faisant effort pour s'en délivrer. Dans un pays qui n'aurait pas donne ä I'histoire un role recteur et formateur de la conscience nationale, I'histoire de I'histoire ne se chargerait pas de ce contenu polémique. Aux Etats-Unis, par exemple, pays de memoire plurielle et d'apports multiples, la discipline est depuis toujours prati-quée. Les interpretations différentes de ľlndépendance ou de la guerre civile, si lourds qu'en soient les enjeux, ne remettent pas en cause la Tradition américaine parce que, en un sens, il n'y en a pas, ou qu'elle ne passe pas principalement par ľhistoire. Au contraire, en France, ľhistoriographie est iconoclaste et irrévérencieuse. Elle consisté á s'em-parer des objets les mieux consumes de la tradition — une bataille clé, comme Bouvines, un manuel canonique, comme le peüt Lavisse — pour en démonter le mécanisme et reconstituer au plus pres les conditions de leur elaboration. C'est introduire le doute au cceur, la lame critique entre ľarbre de la memoire et ľécorce de ľhistoire. Faire ľhistoriographie de la Revolution francaise, reconstituer ses mythes et ses interpretations signifie que nous ne nous identifions plus complětement avec son heritage. Interroger une tradition, si venerable soit-elle, c'est ne plus s'en reconnaitre uniment le porteur. Or ce ne sont pas seulement les objets les plus sacrés de notre tradition nationale que se propose une histoire de I'histoire ; en s'interrogeant sur ses moyens matériels et conceptuels, sur les procedures de sa propre production et les relais sociaux de sa diffusion, sur sa propre constitution en tradition, c'est ľhistoire tout entiěre qui est entree dans son äge historiographique, consommant sa désidentification avec la memoire. Une memoire devenue elle-méme objet d'une histoire possible. Il y eut un temps oú, ä travers I'histoire et autour de la Nation, une tradition de memoire avait paru trouver sa cristallisation dans la synthěse de la IIIC République. Des Lettres sur I'histoire de France, d'Au-gustin Thierry (1827) ä YHistoire sincere de la nation francaise de Charles Seignobos (1933), en adoptant une chronologie large. Histoire, mé- XXII Entre Memoire et Histoire moire, Nation ont entretenu alors plus qu'une circulation naturelle : une circularité complémentaire, une Symbiose ä tous les niveaux, scientifique et pédagogique, théorique et pratique. La definition nationale du present appelait alors impérieusement sa justification par ľéclairage du passe. Present fragilisé par le traumatisme révolution-naire qui imposait une réévaluation globale du passé monarchique; fragilisé aussi par la défaite de 1870 qui ne rendait que plus urgent, par rapport á la science allemande comme á ľinstituteur allemand, le vrai vainqueur de Sadowa, le développement d'une erudition docu-mentaire et la transmission scolaire de memoire. Rien n'égale le ton de responsabilité nationale de ľhistorien, moitié prétre, moitié soldát: il éclate par exemple dans ľéditorial du premier numero de la Revue historique (1876) oú Gabriel Monod pouvait légitimement voir « ľinves-tigation scientifique désormais lente, collective et méthodique » travail-ler ďune « maniěre secrěte et súre á la grandeur de la patrie en méme temps qu'au genre humain ». Ä la lecture ďun tel texte comme ä cent autres pareils, on se demande comment a pu s'accréditer ľidée que ľhistoire positiviste n'était pas cumulative. Dans la perspective finalisée d'une constitution nationale, le politique, le militaire, le biographique et le diplomatique sont au contraire les piliers de la continuité. La défaite d'Azincourt ou le poignard de Ravaillac, la joumée des Dupes ou telle clause additionnelle des traités de Westphalie relévent d'une comptabilité scrupuleuse. Ľérudition la plus pointue ajoute ou retran-che un detail au capital de la nation. Unite puissante de cet espace mémoriel: de notre berceau gréco-romain á l'empire colonial de la IIIe République, pas plus de césure qu'entre la haute erudition qui annexe au patrimoine de nouvelles conquétes et le manuel scolaire qui en impose la vulgate. Histoire sainte parce que nation sainte. C'est par la nation que notre memoire s'est maintenue sur le sacré. Comprendre pourquoi la conjonction s'est défaite sous une nou-velle poussée désacralisante reviendrait ä montrer comment, dans la crise des années trente, au couple État-Nation s'est progressivement substirué le couple État-société. Et comment, au méme moment et pour des raisons identiques, ľhistoire, de tradition de memoire qu'elle était devenue, s'est faite, spectaculairement en France, savoir de la société sur elle-méme. Ä ce titre, eile a pu multiplier, sans doute, les coups de projecteurs sur des mémoires particuliéres, se transformer Entre Memoire et Histoire XXIII méme en laboratoire des mentalités du passe ; mais en se délivrant de Identification nationale, eile a cessé d'etre habitée par un sujet por-teur et, du méme coup, eile a perdu sa vocation pédagogique á la transmission des valeurs : la crise de ľécole est lá pour le montrer. La nation n'est plus le cadre unitaire qui enserrait la conscience de la collectivité. Sa definition n'est plus en cause, et la paix, la prosperite et sa reduction de puissance ont fait le reste ; eile n'est plus menacée que par l'absence méme de menaces. Avec ľavénement de la société en lieu et place de la Nation, la legitimation par le passé, done par ľhistoire, a cédé le pas ä la legitimation par ľavenir. Le passé, on ne pouvait que le connaitre et le vénérer, et la Nation, la servir; ľavenir, il faut le preparer. Les trois termes ont repris leur autonomic La nation n'est plus un combat, mais un donne ; ľhistoire est devenue une science sociale; et la memoire un phénoméne purement přivé. La nation-mémoire aura été la derniére incarnation de ľhistoire-mémoire. Ľétude des lieux de memoire se trouve ainsi á la croisée de deux mouvements qui lui donnent, en France et aujourd'hui, sa place et son sens : d'une part un mouvement purement historiographique, le moment d'un retour réŕlexif de ľhistoire sur elle-méme ; d'autre part un mouvement proprement historique, la fin d'une tradition de memoire. Le temps des lieux, c'est ce moment precis ou un immense capital que nous vivions dans ľintimité d'une memoire disparait pour ne plus vivre que sous le regard d'une histoire reconstituée. Approfondisse-ment décisif du travail de ľhistoire, d'un côté, avénement d'un heritage consolidé, de l'autre. Dynamique interne du principe critique, épuisement de notre cadre historique politique et mental, assez puissant encore pour que nous n'y soyons pas indifferent, assez evanescent pour ne plus s'imposer que par un retour sur les plus éclatants de ses symboles. Les deux mouvements se combinent pour nous renvoyer á la fois, et du méme élan, aux instruments de base du travail historique et aux objets les plus symboliques de notre memoire : les Archives au méme titre que les Trois Couleurs, les bibliothéques, les dictionnaires et les musées au méme titre que les commemorations, les fětes, le Pantheon ou l'Arc de Triomphe ; le dictionnaire Larousse et le mur des Fédérés. XXIV Entre Memoire et Histoire Les lieux de memoire, ce sont d'abord des restes. La forme extréme oú subsiste une conscience commemorative dans une histoire qui l'appelle, parce qu'elle l'ignore. Cest la déritualisation de notre monde qui fait apparaitre la notion. Ce que secrete, dresse, établit, construit, décrěte, entretient par l'artifice et par la volonte une collec-tivité fondamentalement entrainée dans sa transformation et son renouvellement. Valorisant par nature le neuf sur I'ancien, le jeune sur le vieux, l'avenir sur le passé. Musées, archives, cimetiěres et collections, fétes, anniversaires, traités, procěs-verbaux, monuments, sanc-tuaires, associations, ce sont les buttes témoins d'un autre äge, des illusions ďéternité. D'oú ľaspect nostalgique de ces entreprises de piété, pathétiques et glaciales. Ce sont les rituels ďune société sans rituel; des sacralités passagéres dans une société qui désacralise; des fidélités particuliéres dans une société qui rabote les particularismes; des différenciations de fait dans une société qui nivelle par principe; des signes de reconnaissance et ďappartenance de groupe dans une société qui tend á ne reconnaitre que des individus égaux et identi- clues- ____i^__^___ __«^»«^^__^^_ Les lieux de memoire naissent et vivent du sentiment qu'il n'y a pas de memoire spontanée, qu'il faut créer des archives, qu'il faut maintenir des anniversaires, organiser des celebrations, prononcer des éloges funébres, notarier des actes, parce que ces operations ne sont pas naturelles. Cest pourquoi la defense par les minorités d'une memoire réfugiée sur des foyers privilégiés et jalousement gardés ne fait que porter á ľincandescence la vérité de tous les lieux de memoire. Sans vigilance commemorative, ľhistoire les balaierait vite. Ce sont des bastions sur lesquels on s'arc-boute. Mais si ce qu'ils défendent n'était pas menace, on n'aurait pas non plus besoin de les construire. Si les souvenirs qu'ils enferment, on les vivait vraiment, ils seraient inutiles. Et si, en revanche, ľhistoire ne s'en emparait pas non plus pour les deformer, les transformer, les pétrir et les pétrifier, ils ne devien- draient pas des lieux pour la memoire. Cest ce va-et-vient qui les constitue : moments d'histoire arrachés au mouvement de ľhistoire, mais qui lui sont rendus. Plus tout ä fait la vie, pas tout á fait la mort, comme ces coquilles sur le rivage quand se retire la mer de la memoire vivante. La Marseillaise ou les monuments aux morts vivent ainsi de cette Entre Memoire et Histoire xxv vie ambiguě, pétrie du sentiment mélé ďappartenance et de détache-ment. En 1790, le 14 juillet était déjá et pas encore un lieu de memoire. En 1880, son institution en fěte nationale l'installe en lieu de memoire oŕhciel, mais ľesprit de la République en faisait encore un ressourcement vrai. Et aujourďhui ? La perte méme de notre memoire nationale vivante nous impose sur eile un regard qui n'est plus ni naif ni indifferent. Memoire qui nous tenaille et qui n'est déjá plus la nôtre, entre la désacralisation rapide et la sacralité provisoirement reconduite. Attachement visceral qui nous maintient encore débiteurs de ce qui nous a faits, mais éloignement historique qui nous oblige ä considérer d'un ceil froid ľhéritage et á en établir ľinventaire. Lieux rescapés ďune memoire que nous n'habitons plus, mi-oŕhciels et insti-tutionnels, mi-affectifs et sentimentaux ; lieux ďunanimité sans unani-misme qui n'expriment plus ni conviction militante ni participation passionnée, mais oú palpite encore quelque chose d'une vie symboli-que. Basculement du mémoriel á ľhistorique, ďun monde oú ľon avait des ancétres ä un monde du rapport contingent ä ce qui nous a faits, passage d'une histoire totémique á une histoire critique ; c'est le moment des lieux de memoire. On ne célébre plus la nation, mais on étudie ses celebrations. II. LA MEMOIRE SAISIE PAR ĽHISTOIRE Tout ce que ľon appelle aujourďhui memoire n'est done pas de la memoire, mais déjá de ľhistoire. Tout ce que l'on appelle flambée de memoire est ľachévement de sa disparition dans le feu de ľhistoire. Le besoin de memoire est un besoin d'histoire. Sans doute est-il impossible de se passer du mot. Acceptons-le, mais avec la conscience claire de la difference entre la memoire vraie, aujourďhui réfugiée dans le geste et l'habitude, dans les metiers oú se transmettent les savoirs du silence, dans les savoirs du corps, les mémoires ďimprégnation et les savoirs reflexes, et la memoire trans-formée par son passage en histoire, qui en est presque le contraire : volontaire et délibérée, vécue comme un devoir et non plus spontanée ; psychologique, individuelle et subjective, et non plus sociale, collective, englobante. De la premiére, immediate, á la seconde, indirecte, XXVI Entre Memoire et Histoire que s'est-il passe ? On peut le saisir au point d'aboutissement de la metamorphose contemporaine. ^^ ____^___ Cest d'abord une memoire, á la difference de l'autre, archivistique. Elle s'appuie tout entiére sur le plus precis de la trace, le plus materiel du vestige, le plus concret de ľenregistrement, le plus visible de l'image. Le mouvement qui a commence avec ľécriture s'achéve dans la haute fidélité et la bande magnétique. Moins la memoire est vécue de ľintérieur, plus eile a besoin de supports extérieurs et de repéres tangibles ďune existence qui ne vit plus qu'á travers eux. D'ou ľobsession de ľarchive qui marque le contemporain, et qui affecte ä la fois la conservation integrale de tout le present et la preservation integrale de tout le passé. Le sentiment d'un évanouissement rapide et définitif se combine avec ľinquiétude de ľexacte signification du present et ľincertitude de ľavenir pour dormer au plus modeste des vestiges, au plus humble des témoignages la dignité virtuelle du memorable. N'avons-nous pas eu assez á tiéplorer chez nos prédécesseurs la destruction ou la disparition de ce qui nous permettrait de savoir, pour ne pas tomber sous le coup du méme reproche de la part de nos successeurs ? Le souvenir est passé tout entier dans sa reconstitution la plus minutieuse. C'est une memoire enregistreuse, qui délégue á ľarchive le soin de se souvenir pour eile et démultiplie les signes oú eile se dépose, comme le serpent sa peau morte. Collectionneurs, érudits et bénédictins s'étaient autrefois consacrés ä ľaccumulation documen-taire, en marginaux ďune société qui s'avancait sans eux et ďune histoire qui s'écrivait sans eux. Puis ľhistoire-mémoire avait mis ce trésor au centre de son travail érudit pour en diffuser le résultat par les mille relais sociaux de sa penetration. Aujourďhui oíi les historiens se sont dépris du culte documentaire, la société tout entiěre vit dans la religion conservatrice et dans le productivisme archivistique. Ce que nous appelons memoire est, en fait, la constitution gigantesque et ver-tigineuse du stock materiel de ce dont il est impossible de nous souvenir, repertoire insondable de ce que nous pourrions avoir besoin de nous rappeler. La « memoire de papier » dont parlait Leibniz est deve-nue une institution autonome de musées, bibliothěques, depots, centres de documentation, banques de données. Pour les seules archives publiques, les spécialistes estiment que la revolution quantitative, en quelques décennies, s'est traduite par une multiplication par mille. Entre Memoire et Histoire xxvi i Aucune époque n'a été aussi volontairement productrice ďarchives que la nôtre, non seulement par le volume que secrete spontanément la société modeme, non seulement par les moyens techniques de reproduction et de conservation dont eile dispose, mais par la superstition et le respect de la trace. Ä mesure méme que disparait la memoire traditionnelle, nous nous sentons tenus ďaccumuler religieu-sement vestiges, témoignages, documents, images, discours, signes visibles de ce qui rut, comme si ce dossier de plus en plus proliférant devait devenir on ne sait quelle preuve ä ľon ne sait quel tribunal de ľhistoire. Le sacré s'est investi dans la trace qui en est la negation. Impossible de préjuger de ce dont il faudra se souvenir. D'oti l'inhibi-tion ä détruire, la constitution de tout en archives, la dilatation indiffé-renciée du champ du memorable, le gonflement hypertrophique de la fonction de memoire, liée au sentiment méme de sa perte, et le ren-forcement corrélatif de toutes les institutions de memoire. Un étrange renversement s'est opéré entre les professionnels, á qui ľon reprochait autrefois la manie conservatrice et les producteurs naturels ďarchives. Ce sont aujourďhui les entreprises privées et les administrations publiques qui accréditent des archivistes avec la recommandation de tout garder, quand les professionnels ont appris que ľessentiel du metier est ľart de la destruction contrôlée. __^^^__^—_^___ La materialisation de la memoire s'est ainsi, en peu ďannées, prodigieusement dilatée, démultipliée, décentralisée, démocratisée. Aux temps classiques, les trois grands émetteurs ďarchives se rédui-saient aux grandes families, á l'Église et ä l'État. Qui ne se croit pas aujourďhui tenú de consigner ses souvenirs, ďécrire ses Mémoires, non seulement les moindres acteurs de ľhistoire, mais les témoins de ces acteurs, leur épouse et leur médecin ? Moins le témoignage est extraordinaire, plus il parait digne ďillustrer une mentalite moyenne. La liquidation de la memoire s'est soldée par une volonte generale ďenregistrement. En une generation, le musée imaginaire de ľarchive s'est prodigieusement enrichi. Ľannée du patrimoine, en 1980, en a fourni ľexemple éclatant, portant la notion jusqu'aux frontiéres de ľincertain. Dix ans plus tôt, le Larousse de 1970 limitait encore le patrimoine au « bien qui vient du pere ou de la mere ». Le Petit Robert de 1979 en fait « la propriété transmise par les ancétres, le patrimoine culturel ďun pays ». D'une conception trés restrictive des monuments xxviii Entre Memoire et Historie historiques, on est passé, trěs brutalement, avec la convention sur les sites de 1972, á une conception qui, théoriquement, pourrait ne rien laisser échapper. Non seulement tout garder, tout conserver des signes indicatifs de memoire, méme si ľon ne sait pas exactement de quelle memoire ils sont les indicateurs. Mais produire de ľarchive est ľimpératif de ľépo-que. On en a ľexemple troublant avec les archives de la Sécurité sociale — somme documentaire sans equivalent, representant aujourďhui trois cents kilometres linéaires, masse de memoire brute dont le dépouille-ment par ordinateur permettrait, idéalement, de lire, de la société, le tout du normal et du pathologique, depuis les regimes alimentaires jusqu'aux genres de vie, par regions ou par professions ; mais, en méme temps, masse dont la conservation aussi bien que l'exploitation conceva-ble appelleraient des choix drastiques et pourtant infaisables. Archivez, archivez, il en restera toujours quelque chose ! N'est-ce pas, autre exem-ple parlant, le résultat auquel aboutit, en fait, le trés legitime souci des récentes enquétes orales ? Il y a actuellement, en France seulement, plus de trois cents équipes occupées ä recueillir « ces voix qui nous viennent du passé » (Philippe Joutard). Fort bien. Mais quand on songe un instant qu'il s'agit lá ďarchives ďun genre trés special, dont ľétablissement exige trente-six heures pour une heure ďenregistrement et dont ľutili-sation ne peut étre ponctuelle, puisqu'elles tirent leur sens de ľaudition integrale, il est impossible de ne pas s'interroger sur leur exploitation possible. De quelle volonte de memoire portent-elles, en fin de compte, témoignage, celie des enquétés, ou celie des enquéteurs ? Ľarchive change de sens et de statut par son simple poids. Elle n'est plus le reli-quat plus ou moins intentionnel d'une memoire vécue, mais la secretion volontaire et organisée d'une memoire perdue. Elle double le vécu, qui se déroule souvent lui-méme en fonction de son propre enregistrement — les actualités sont-elles fakes d'autre chose ? —, d'une memoire seconde, d'une mémoire-prothése. La production indéfinie de ľarchive est ľeffet aiguisé d'une conscience nouvelle, ľexpression la plus claire du terrorisme de la memoire historisée. C'est que cette mémoire-lä nous vient de ľextérieur et que nous ľintériorisons comme une contrainte individuelle, puisqu'elle n'est plus une pratique sociale. Entre Memoire et Historie XXIX Le passage de la memoire á ľhistoire a fait á chaque groupe ľobligation de redéfinir son identite par la revitalisation de sa propre histoire. Le devoir de memoire fait de chacun ľhistorien de soi. Ľimpératif d'histoire a ainsi dépassé, de beaucoup, le cercle des historiens professionnels. Ce ne sont pas seulement les anciens marginalises de ľhistoire officielle que hante le besoin de récupérer leur passé englouti. C'est tous les corps constitués, intellectuels ou non, savants ou non, qui, ä ľinstar des ethnies et des minorités sociales éprouvent le besoin de partir á la recherche de leur propre constitution, de retrouver leurs origines. Il n'est guěre de famille dont un membre ne se soit pas lancé, récemment, dans la reconstitution aussi complete que possible des existences furtives dont la sienne est issue. L'accroissement des recher-ches généalogiques est un phénoméne recent et massif: le rapport annuel des Archives nationales le chiffre á 43 % en 1982 (contre 38 % de fřéquentations universitäres). Fait frappant: ce ne sont pas des historiens de metier á qui ľon doit les histoires les plus significatives de la biologie, de la physique, de la médecine ou de la musique, mais á des biologistes, des physiciens, des médecins et des musiciens. Ce sont les éducateurs eux-mémes qui ont pris en main ľhistoire de ľéducation, á commencer par ľéducation physique, jusqu'á ľenseignement de la philosophic Dans ľébranlement des savoirs constitués, chaque discipline s'est mise en devoir de verifier ses fondements par le parcours rétrospectif de sa propre constitution. C'est la sociologie qui part á la recherche de ses pěres fondateurs, c'est l'ethnologie qui, des chioni-queurs du xvie siécle jusqu'aux administrateurs coloniaux, entreprend d'explorer son propre passé. Il n'est pas jusqu'á la critique littéraire qui ne s'emploie á reconstituer la genese de ses categories et de sa tradition. Ľhistoire toute positiviste, voire chartiste á ľheure oú les historiens ľont abandonnée, trouve dans cette urgence et cette néces-sité une diffusion et une penetration en profondeur qu'elle n'avait jamais connues. La fin de ľhistoire-mémoire a multiplié les mémoires particuliéres qui réclament leur propre histoire. Ordre est donne de se souvenir, mais c'est á moi de me souvenir et c'est moi qui me souviens. La metamorphose historique de la memoire s'est payee d'une conversion definitive á la psychologie individuelle. Les deux phénoménes sont si étroitement lies qu'on ne peut s'empécher de relever jusqu'á leur exacte coincidence cfironologique. XXX Entre Memoire et Histoire N'est-ce pas á la fin du siěcle dernier, quand se font sentir les ébranle-ments décisifs des équilibres traditionnels, l'effondrement du monde rural en particulier, que la memoire fait son apparition au centre de la reflexion philosophique, avec Bergson, au centre de la personnalité psychique, avec Freud, au centre de la littérature autobiographique, avec Proust ? L'effraction de ce qui a été, pour nous, ľimage méme de la memoire incamée dans la terre et ľavenement soudain de la memoire au cceur des identités individuelles sont comme les deux faces de la méme fracture, le debut du processus qui explose aujourd'hui. Et n'est-ce pas á Freud et á Proust que l'on doit méme les deux lieux de memoire intimes et cependant universels que sont la scéne primitive et la célébre petite madeleine ? Deplacement décisif que ce transfert de la memoire : de ľhistorique au psychologique, du social á ľindividuel, du transmissif au subjectif, de la repetition á la remémoration. íl inaugure un nouveau regime de memoire, affaire désormais privée. La psychologisation integrale de la memoire contemporaine a entrainé une économie singuliérement nouvelle de ľidentité du moi, des mécanismes de la memoire et du rapport au passé. Car c'est en definitive sur l'individu et l'individu seul que pěše, de maniere insistante en méme temps qu'indifférenciée, la contrainte de memoire ; comme sur son rapport personnel á son propre passé que repose sa revitalisation possible. L'atomisation d'une memoire gene-rale en memoire privée donne ä la loi du souvenir une intense puissance de coercition intérieure. Elle fait ä chacun l'obügation de se souvenir et du recouvrement d'appartenance le principe et le secret de ľidentité. Cette appartenance, en retour, l'engage tout entier. Quand la memoire n'est plus partout, eile ne serait nulle part si ne décidait de la reprendre en charge, d'une decision solitaire, une conscience individuelle. Moins la memoire est vécue collectivement, plus eile a besoin d'hommes particuliers qui se font eux-mémes des hommes-mémoire. Cest comme une voix intérieure qui dirait aux Corses : « Tu dois étre Corse », et aux Bretons : « II faut étre Breton ! » Pour comprendre la force et ľappel de cette assignation, peut-étre faudrait-il se toumer vers la memoire juive, qui connait aujourd'hui, chez tant de Juifs déju-daisés, une récente reactivation. C'est que dans cette tradition qui n'a d'autre histoire que sa propre memoire, étre juif, c'est se souvenir de Entre Memoire et Histoire xxxi ľ étre, mais ce souvenir irrecusable une fois intériorisé vous met, de proche en proche, en demeure tout entier. Memoire de quoi ? A la limite, memoire de la memoire. La psychologisation de la memoire a donne á tout un chacun le sentiment que, de l'acquittement d'une dette impossible, dépendait finalement son salut. Memoire archive, mémoire-devoir, il faut un troisiěme trait pour completer ce tableau des metamorphoses : mémoire-distance. Car notre rapport au passé, tel du moins qu'il se déchiffre á travers les productions historiques les plus significatives, est tout autre que celui qu'on attend d'une memoire. Non plus une continuité retrospective, mais la mise en lumiére de la discontinuité. Pour l'histoire-mémoire d'autrefois, la vraie perception du passé consistait ä consi-dérer qu'il n'était pas vraiment passé. Un effort de remémoration pouvait le ressusciter; le present lui-méme devenant ä sa facon un passé reconduit, actualisé, conjure en tant que present par cette soudure et cet ancrage. Sans doute fallait-il, pour que sentiment du passé il y ait, qu'une faille intervienne entre le present et le passé, qu'apparaissent un « avant» et un « aprés ». Mais il s'agissait moins d'une separation vécue sur le mode de la difference radicale qu'un intervalle vécu sur le mode de la filiation ä rétablir. Les deux grands thémes ďintelligibilité de ľhistoire, au moins depuis les Temps modernes, progres et decadence, exprimaient bien tous deux ce culte de la continuité, la certitude de savoir ä qui et ä quoi nous devions d'etre ce que nous sommes. D'oú la prégnance de ľidée ď« origines », forme déjä profane du récit mythologique, mais qui contribuait á dormer ä une société en voie de laicisation nationale son sens et son besoin de sacré. Plus les origines étaient grandes, plus elles nous grandissaient. Car c'est nous que nous vénérions ä travers le passé. Cest ce rapport qui s'est cassé. De la méme facon que l'avenir visible, prévisible, manipulable, balisé, projection du present, est devenu invisible, imprévisible, immaitrisable, nous en sommes arrives, symétriquement, de ľidée ďun passé visible á un passé invisible; ďun passé de plain-pied ä un passé que nous vivons comme une fracture; d'une histoire qui se cherchait dans le continu d'une memoire ä une memoire qui se projette dans le discon-tinu d'une histoire. On ne parlera plus a"« origines », mais de « nais-sance ». Le passé nous est donné comme radicalement autre, il est ce XXXII Entre Memoire et Histoire monde dont nous sommes ä jamais coupés. Et c'est dans la mise en evidence de toute ľétendue qui nous en sépare que notre memoire avoue sa vérité, — comme dans ľopération qui d'un coup la sup-prime. Car il ne faudrait pas croire que le sentiment de la discontinuité se satisfait du vague et du flou de la nuit. Paradoxalement, la distance exige le rapprochement qui la conjure et lui donne en měme temps son vibrato. Jamais on n'a voulu de maniere aussi sensuelle le poids de la terre aux bottes, la main du Diable de ľan mil, et la puanteur des villes au xvme siěcle. Mais l'hallucination artificielle du passé n'est concevable, précisément, que dans un regime de discontinuité. Toute la dynamique de notre rapport au passé reside dans ce jeu subtil de l'infranchissable et de ľaboli. Au sens premier du mot, il s'agit d'une representation, radicalement difFérente de ce que cherchait l'ancienne resurrection. Si integrale qu'elle se voulüt, la resurrection impliquait en effet une hierarchie du souvenir habile á ménager les ombres et la lumiěre pour ordonner la perspective du passé sous le regard d'un present finalise. La perte d'un principe explicatif unique nous a préci-pités dans un univers explosé, en měme temps qu'elle a promu tout objet, füt-ce le plus humble, le plus improbable, le plus inacessible, á la dignité du mystěre historique. C'est que nous savions autrefois de qui nous étions les fils, et que nous sommes aujourd'hui les fils de personne et de tout le monde. Nul ne sachant de quoi le passé sera fait, une inquiěte incertitude transforme tout en trace, indice possible, soupcon d'histoire dont nous contaminons l'innocence des choses. Notre perception du passé, c'est l'appropriation vehemente de ce que nous savons n'étre plus á nous. Elle exige l'accommodation precise sur un objectif perdu. La representation exclut la fresque, le fragment, le tableau d'ensemble; eile procéde par éclairage ponctuel, multiplication de prélěvements sélectifs, échantillons significatifs. Memoire in-tensément rétinienne et puissamment télévisuelle. Comment ne pas faire le lien, par exemple, entre le fameux « retour du récit » qu'on a pu remarquer dans les plus récentes maniěres ďécrire l'histoire et la toute-puissance de l'image et du cinema dans la culture contempo-raine ? Récit en vérité tout different du récit traditionnel, avec son enfermement sur lui-méme et son découpage syncope. Comment ne pas relier le scrupuleux respect du document d'archive — mettre la Entre Memoire et Histoire XXXIII piece elle-méme sous les yeux —, la singuliére montée de ľoralité — citer les acteurs, faire entendre leur voix — ä ľauthenticité du direct á laquelle nous avons par ailleurs été accoutumés ? Comment ne pas voir, dans ce goüt du quotidien au passé, le seul moyen de nous resti-tuer la lenteur des jours et la saveur des choses ? Et dans ces biographies d'anonymes, le moyen de nous faire saisir que ce n'est pas par masses que se livrent les masses ? Comment ne pas lire, dans ces bul-les de passé que nous livrent tant ďétudes de micro-histoire, la volonte ďégaler l'histoire que nous reconstruisons ä l'histoire que nous vi-vons ? Mémoire-miroir, dirait-on, si les miroirs ne reŕlétaient l'image du měme, quand, au contraire, c'est la difference que nous cherchons ä y découvrir ; et dans le spectacle de cette difference, ľéclat soudain d'une introuvable identite. Non plus une genese, mais le déchiffrement de ce que nous sommes ä la lumiěre de ce que nous ne sommes plus. C'est cette alchimie de l'essentiel qui, bizarrement, contribue ä faire de l'exercice de l'histoire, dont la brutale poussée vers ľavenir devrait tendre ä nous dispenser, le dépositaire des secrets du present. Moins l'histoire, d'ailleurs, que ľhistorien, par qui s'accomplit ľopération thaumaturgique. Etrange destinée que la sienne. Son role était autrefois simple et sa place tout inscrite dans la societě : se faire la parole du passé et le passeur d'avenir. A ce titre, sa personne comptait moins que son service ; ä lui de n'étre qu'une transparence erudite, un véhicule de transmission, un trait d'union aussi léger que possible entre la matérialité brute de la documentation et l'inscription dans la memoire. Ä la limite, une absence obsédée ďobjectivité. De ľéclate-ment de ľhistoire-mémoire emerge un personnage nouveau, prét á avouer, á la difference de ses prédécesseurs, le lien étroit, intime et personnel qu'il entretient avec son sujet. Mieux, ä le proclamer, ä ľap-profondir, ä en faire non ľobstacle, mais le levier de sa comprehension. Car ce sujet doit tout á sa subjectivité, sa creation et sa recreation. C'est lui ľinstrument du metabolisme, qui donne sens et vie ä ce qui, en soi et sans lui, n'aurait ni sens ni vie. Imaginons une société entiě-rement absorbée par le sentiment de sa propre historicitě ; eile serait dans ľimpossibilité de sécréter des historiens. Vivant intégralement sous le signe de ľavenir, eile se contenterait de procédés ďenregistre-ment automatique ďelle méme et se satisferait de machines á s'auto- XXXIV Entre Memoire et Histoire comptabiliser, renvoyant á un futur indéŕini la táche de se comprendre elle-méme. En revanche, notre société, certes arrachée á sa memoire par l'ampleur de ses changements, mais d'autant plus obsédée de se comprendre historiquement, est condamnée á faire de l'historien un personnage de plus en plus central, parce qu'en lui s'opére ce dont eile voudrait et ne peut se passer: l'historien est celui qui empéche ľhis-toire de n'étre qu'histoire. Et de la méme facon que c'est á la distance panoramique que nous devons le gros plan et á ľétrangeté definitive une hyper-véracité artificielle du passé, le changement de mode de perception ramene obstínément l'historien aux objets traditionnels dont il s'était détourné, les usuels de notre memoire nationale. Le revoilá sur le seuil de la maison natale, la víeille demeure déshabitée, méconnaissable. Avec les mémes meubles de famille, mais sous une autre lumiěre. Devant le méme atelier, mais pour un autre ouvrage. Dans la méme piece, mais pour un autre role. Ľhistoriographie inévitablement entrée dans son äge épistémologique, définitivement close 1'ěre de ľidentité, la memoire inéluctabíement happée par ľhistoire, il n'est plus un homme-mémoire, mais en sa personne méme, un lieu de memoire. rir. LES LIEUX DE MEMOIRE, UNE AUTRE HISTOIRE Les lieux de memoire appartiennent aux deux régnes, c'est ce qui fait leur intérét, mais aussi leur complexité : simples et ambigus, natu-rels et arüficiels, immédiatement offerts á ľexpérience la plus sensible et, en méme temps, relevant de ľélaboration la plus abstraite. Ils sont lieux, en effet, dans les trois sens du mot, materiel, sym-bolique et fonctionnel, mais simultanément, á des degrés seulement divers. Méme un lieu ďapparence purement materiel, comme un dépôt d'archives, n'est lieu de memoire que si ľimagination ľinvestit d'une aura symbolique. Méme un lieu purement fonctionnel, comme un manuel de classe, un testament, une association d'anciens combat-tants, n'entre dans la catégorie que s'il est ľobjet d'un rituel. Méme une minute de silence, qui parait ľexemple extréme d'une signification symbolique, est en méme temps comme le découpage matérie! Entre Memoire et Histoire xxxv ďune unité temporelle et sert, périodiquement, á un rappel concentre du souvenir. Les trois aspects coexistent toujours. S'agit-il ďun lieu de memoire aussi abstrait que la notion de generation ? Elle est materielle par son contenu démographique; fonctionnelle par hypothěse, puisqu'elle assure á la fois la cristallisation du souvenir et sa transmission ; mais symbolique par definition, puisqu'elle caractérise par un événement ou une experience vécus par un petit nombre une majorite qui n'y a pas participé. Ce qui les constitue est un jeu de la memoire et de ľhistoire, une interaction des deux facteurs qui aboutit á leur surdétermination réci-proque. Au depart, il faut qu'il y ait volonte de memoire. Si ľon aban-donnait le principe de cette priorite, on dériverait vite d'une definition étroite, la plus riche de potentialités, vers une definition possible, mais molle, susceptible d'admettre dans la catégorie tout objet virtuelle-ment digne d'un souvenir. Un peu comme les bonne regies de la critique historique d'autrefois, qui distinguaient sagement les « sources directes », c'est-ä-dire celieš qu'une société a volontairement produites pour étre reproduites comme telies — une loi, une ceuvre d'art par exemple — et la masse indéhnie des « sources indirectes », c'est-ä-dire tous les témoignages que ľépoque a laissés sans se douter de leur utilisation future par les historiens. Que manque cette intention de memoire, et les lieux de memoire sont des lieux ďhistoire. En revanche, il est clair que si ľhistoire, le temps, le changement n'intervenaient pas, il faudrait se contenter ďun simple historique des mémoriaux. Lieux done, mais lieux mixtes, hybrides et mutants, inti-mement noués de vie et de mort, de temps et ďétemité ; dans une spirále du collectif et de ľindividuel, du prosaique et du sacré, de ľim-muable et du mobile. Des anneaux de Mdebius enroulés sur eux-mémes. Car s'il est vrai que la raison d'etre fondamentale ďun lieu de memoire est ďarrěter le temps, de bioquer le travail de ľoubli, de fixer un etat des choses, d'immortaliser la mort, de matérialiser ľim-matériel pour — ľor est la seule memoire de ľargent — enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes, il est clair, et c'est ce qui les rend passionnants, que les lieux de memoire ne vivent que de leur aptitude ä la metamorphose, dans l'incessant rebondissement de leurs significations et le buissonnement imprévisible de leurs ramifications. XXXVI Entre Memoire et Histoire Deux exemples, dans des registres differents. Void le calendrier révolutionnaire : lieu de memoire s'il en est, puisque, en tant que calendrier, il devait fournir les cadres a priori de toute memoire possible, et puisque, révolutionnaire, il se proposait, par sa nomenclature et par sa symbolique, ď« ouvrir un nouveau livre á ľhistoire » comme dit ambitieusement son principal organisateur, de « rendre entiěrement les Francais á eux-mémes », selon un autre de ses rapporteurs. Et, dans ce but, ďarréter ľhistoire á ľheure de la Revolution en indexant ľave-nir des mois, des jours, des siěcles et des ans sur l'imagerie de ľépopée révolutionnaire. Titres déjá suffisants ! Ce qui pourtant le constitue davantage en lieu de memoire, á nos yeux, c'est son échec á devenir celui qu'avaient voulu ses fondateurs. Vivrions-nous en effet au-jourd'hui encore á son rythrne, il nous serait devenu si familier, comme le calendrier grégorien, qu'il en aurait perdu sa vertu de lieu de memoire. Il se serait fondu dans notre paysage mémoriel et ne servirait plus qu'á comptabiliser tous les autres lieux de memoire ima-ginables. Mais voilá que son échec n'est pas total: il en emerge des dates clés, des événements á lui pour toujours attaches, Vendémiaire, Thermidor, Brumaire. Et les motifs du lieu de memoire se retournent sur eux-mémes, se dupliquent en miroirs déformants qui sont sa vérité. Aucun lieu de memoire n'échappe á ces arabesques fonda-trices. Prenons cette fois le cas du célěbre Tour de la France par deux en/ants : lieu de memoire également indiscutable, puisque, au méme titre que le « Petit Lavisse », il a forme la memoire de millions de jeunes Francais, au temps oú un ministře de ľlnstruction publique pouvait sortir sa montre de son gousset pour declarer le matin á huit heures cinq : « Tous nos enfants passent les Alpes. » Lieu de memoire, aussi, puisque inventaire de ce qu'il faut savoir de la France, récit identificatoire et voyage initiatique. Mais voici que les choses se com-pliquent: une lecture attentive montre aussitôt que, des son apparition, en 1877, Le Tour cliche une France qui n'est déjá plus et qu'en cette année du 16 mai qui voit l'affermissement de la République, il tire sa seduction d'un subtil enchantement du passé. Livre pour enfants dont c'est, comme souvent, la memoire des adultes qui fait en partie le suc-cěs. Voilá pour l'amont de la memoire, et pour ľaval ? Trente-cinq ans aprés sa publication, quand ľouvrage régne encore á la veille de la Entre Memoire et Histoire xxxvii guerre, il est certainement lu comme rappel, tradition déjá nostalgi-que : á preuve, en dépit de son remaniement et de sa mise á jour, ľancienne edition parait se vendre mieux que la nouvelle. Puis le livre se raréhe, on ne ľutilise plus que dans les milieux résiduels, au fond de lointaines campagnes ; on ľoublie. Le Tour de la France devient peu á peu rareté, trésor de grenier ou document pour les historiens. Il quitte la memoire collective pour entrer dans la memoire historique, puis la memoire pédagogique. Pour son centenaire, en 197 7, au moment oú Le Cheval d'orgueil touche au million d'exemplaires et oú la France gis-cardienne et industrielle, mais déjá atteinte par la crise économique, découvre sa memoire orale et ses enracinements paysans, voici qu'on le réimprime, et Le Tour rentre á nouveau dans la memoire collective, pas la méme, en attendant de nouveaux oublis et de nouvelles reincarnations. Qu'est-ce qui donne son brevet á cette vedette des lieux de memoire, son intention initiale ou le retour sans hn des cycles de sa memoire ? Bien évidemment les deux : tous les lieux de memoire sont des objets en abime. C'est méme ce principe de double appartenance qui permet ďopérer, dans la multiplicité indéfinie des lieux, une hierarchie, une delimitation de leur champ, un repertoire de leurs gammes. Si ľon voit bien en eŕfet les grandes categories ďobjets qui relé-vent du genre — tout ce qui ressortit au culte des morts, tout ce qui reléve du patrimoine, tout ce qui administre la presence du passé dans le present —, il est cependant clair que certains, qui n'entrent pas dans la stricte definition, peuvent y prétendre et qu'inversement, beaucoup, et méme la plupart de ceux qui en font partie par principe doivent, en fait, en étre exclus. Ce qui constitue certains sites préhistoriques, géo-graphiques ou archéologiques en lieux, et méme en hauts lieux, est souvent ce qui, précisément, devrait le leur interdire, 1'absence absolue de volonte de memoire, compensée par le poids écrasant dont les ont charges le temps, la science, le réve et la memoire des hommes. En revanche, n'importe quelle borne ŕrontiére n'a pas les mémes titres que le Riiin, ou le « Finistěre », cette « fin des terres », auquel les pages célébres de Michelet, par exemple, ont donné ses titres de noblesse. Toute constitution, tout traité diplomatique sont des lieux de memoire, mais la constitution de 1793 pas au méme titre que celle de 1791, avec xxxvni Entre Memoire et Histoire la Declaration des droits de l'homme, lieu de memoire fondateur; et la paix de Nimégue pas au méme titre qu'aux deux bouts de ľhistoire de l'Europe, le partage de Verdun et la conference de Yalta. Dans le melange, c'est la memoire qui dicte et ľhistoire qui écrit. C est pourquoi deux domaines méritent qu'on s'y arréte, les événe-ments et les livres ďhistoire, parce que, étant non des mixtes de memoire et ďhistoire, mais les instruments par excellence de la memoire en histoire, ils permettent de delimiter nettement le do-mame. Toute grande ceuvre historique et le genre historique lui-méme ne sont-ils pas une forme de lieu de memoire ? Tout grand événement et la notion d'événement elle-méme ne sont-ils pas, par definition, des lieux de memoire ? Les deux questions exigent une réponse precise. Seuls d'entre les livres ďhistoire sont lieux de memoire ceux qui se tondent sur un remaniement méme de la memoire ou en constituent les bréviaires pédagogiques. Les grands moments de fixation a une nouvelle memoire historique ne sont, en France, pas si nom-breux. C est, au xmc siěcle, les Grandes Chroniques de France qui conden-sent la memoire dynastique et établissent le modele de plusieurs siecles de travail historiographique. C'est, au xvic siěcle, pendant les guerres de religion, 1 ecole dite de ľ« histoire parfaite » qui détruit la legende des origines troyennes de la monarchie et rétablit ľantiquité gauloise: Les Recherches de la France, d'Étienne Pasquier (1599), en constituent, dans la modernita méme du titre, une illustration emblé-matique. C est l'historiographie de la fin de la Restauration, qui intro-duit brutalement la conception modeme de ľhistoire : les Lettres sur ľhistoire de France, d'Augustin Thierry (1820) en constituant le coup d envoi, et leur publication definitive en volume en 1827 colncidant, á quelques mois pres, avec le vrai premier Hvre ďun illustre debutant, le Precis d histoire moderne de Michelet, et les débuts du cours de Guizot sur histoire de la civilisation de l'Europe et de la France ». C'est, enfin, nistoire nationale positiviste dont la Revue historique représente le maniteste (1876) et dont VHistoire de France de Lavisse, en vingt-sept volumes, constitue le monument. Méme chose des Mémoires, qui, par eur nom méme, pourraient paraitre des lieux de memoire; méme chose des autobiographies ou des joumaux intimes. Les Mémoires ďou-tre-tombe, la Vie de Henry Brulard ou le Journal d'Amiel sont des lieux de memoire, non parce qu'ils sont meilleurs ou plus grands, mais parce ! Entre Memoire et Histoire xxxix qu'ils compliquent le simple exercice de la memoire ďun jeu ďinter-rogation sur la memoire elle-méme. On peut en dire autant des Mémoires ďhommes ďÉtat. De Sully á de Gaulle, du Testament de Richelieu au Memorial de Sainte-Héléne et au Journal de Poincaré, indé-pendamment de la valeur inegale des textes, le genre a ses constantes et ses spécificités : il implique un savoir des autres Mémoires, un dédoublement de l'homme de plume et de l'homme d'action, l'identi-fication ďun discours individuel ä un discours collectif et l'insertion ďune raison partículiére dans une raison d'Etat: autant de motifs qui obligent, dans un panorama de la memoire nationale, á les considérer comme des lieux. Et les « grands événements » ? Seuls deux types d'entre eux en relévent, qui ne dependent en rien de leur grandeur. D'une part les événements parfois infimes, á peine remarques sur le moment, mais auxquels, par contraste, ľavenir a rétrospectivement conféré la grandeur des origines, la solennité des ruptures inaugurales. Et ďautre part les événements oú, á la limite, il ne se passe rien, mais immédia-tement charges ďun sens lourdement symbolique et qui sont ä eux-mémes, ä ľinstant de leur déroulement, comme leur commemoration anticipée ; ľhistoire contemporaine, par media interposes, en multi-pliant touš les jours des tentatives mort-nées. D'un côté, par exemple, ľélection d'Hugues Capet, incident sans éclat mais auquel une posté-rité de dix siěcles achevée sur ľéchafaud donne un poids qu'il n'avait pas ä ľorigine. De ľ autre, le wagon de Rethondes, la poignée de main de Montoire ou la descente des Champs-Elysees ä la Liberation. L'évé-nement fondateur ou ľévénement spectacle. Mais en aucun cas ľévé-nement lui-méme; l'admettre dans la notion reviendrait ä en nier la specifické. C'est au contraire son exclusion qui la délimite : la memoire s'accroche á des lieux comme ľhistoire ä des événements. Rien n'empéche, en revanche, ä ľintérieur du champ, ďimaginer toutes les distributions possibles et touš les classements qui s'imposent. Depuis les lieux les plus naturels, offerts par ľexpérience concrete, comme les cimetiěres, les musées et les anniversaires, aux lieux les plus intellectuellement élaborés, que ľon ne se privera ďutiliser; non seulement celle de generation, déjä évoquée, de lignage, de « région-mémoire », mais celie de « partages », sur lesquels sont fondées toutes les perceptions de ľespace francais, ou celie de « paysage comme pein- XL Entre Memoire et Histoire ture », immédiatement intelligible si ľon songe, notamment, ä Corot ou á la Sainte-Victoire de Cézanne. Mettra-t-on ľaccent sur ľaspect materiel des lieux, ils se disposent ďeux-mémes selon un vaste degrade. Voici ďabord les portatifs, non les moins importants puisque le peuple de la memoire en donne un exemple majeur avec les Tables de la loi; voici les topographiques, qui doivent tout ä leur localisation precise et leur enracinement au sol: ainsi de touš les lieux touristiques, ainsi de la Bibliothéque nationale, aussi liée á ľhôtel Mazarin que les Archives nationales á ľhôtel Soubise. Voici les lieux monumentaux, qu'on ne saurait confondre avec les lieux architecturaux. Les premiers, statues ou monuments aux morts, tiennent leur signification de leur existence intrinsěque ; méme si leur localisation est loin d'etre indiffé-rente, une autre trouverait sa justification sans älterer la leur. Il n'en va pas de méme des ensembles construits par le temps, et qui tirent leur signification des rapports complexes entre leurs elements : miroirs du monde ou ďune époque, comme la cathédrale de Chartres ou le palais de Versailles. S'attachera-t-on au contraire á la dominante fonctionnelle ? L'éventail se déploiera des lieux nettement voués au maintien d'une experience intransmissible et qui disparaissent avec ceux qui l'ont vécue, telies les associations d'anciens combattants, ä ceux dont la raison d'etre, eile aussi passagěre, est d'ordre pédagogique, comme les manuels, les dictionnaires, les testaments ou les «livres de raison» qu'á ľépoque classique les chefs de famille rédigeaient ä ľusage de leurs descendants. Sera-t-on enfin plus sensible á la composante sym-bolique ? On opposera, par exemple, les lieux dominants et les lieux dominés. Les premiers, spectaculaires et triomphants, imposants et généralement imposes, qu'ils le soient par une autorite nationale ou un corps constitué, mais toujours d'en haut, ont souvent la froideur ou la solennité des ceremonies oŕficielles. On s'y rend plus qu'on y va. Les seconds sont les lieux refuges, le sanctuaire des fidélités spontanées et des pélerinages du silence. Cest le cceur vivant de la memoire. D'un côté, le Sacré-Cceur, de ľautre, le pélerinage populaire de Lourdes ; d'un côté, les funérailles nationales de Paul Valéry, de ľautre, ľenter-rement de Jean-Paul Sartre ; d'un côté, la ceremonie funébre de De Gaulle á Notre-Dame, de ľautre, le cimetiére de Colombey. On pourrait raffiner ä ľinfini les classifications. Opposer les lieux Entre Memoire et Histoire XLI publics aux lieux prives, les lieux de memoire purs, qu'épuise tout entiers leur fonction commemorative — comme les éloges funěbres, Douaumont ou le mur des Fédérés —, et ceux dont la dimension de memoire n'est qu'une parmi le faisceau de leurs significations symbo-liques, drapeau national, circuit de féte, pělerinages, etc. Ľintérét de cette ébauche de typologie n'est pas dans sa rigueur ou dans son exhaustivité. Ni méme dans sa richesse évocatrice. Mais dans le fait qu'elle soit possible. Elle montre qu'un fil invisible relie des objets sans rapport evident, et que la reunion sous le méme chef du Pěre-Lachaise et de la Statistique generale de la France n'est pas la rencontre surrealisté du parapluie et du fer á repasser. Il y a un réseau articulé de ces identités différentes, une organisation inconsciente de la memoire collective qu'il nous appartient de rendre consciente d'elle-meme. Les lieux sont notre moment de l'histoire nationale. Un trait simple, mais décisif, les met radicalement ä part de tous les types d'histoire dont nous avons l'habitude, anciens ou nouveaux. Toutes les approches historiques et scientifiques de la memoire, qu'eľ les se soient adressées ä celie de la nation ou á celie des mentalités sociales, avaient affaire ä des realia, aux choses mémes, dont elles s'ef-forcaient de saisir la realite au plus vif. Ä la difference de tous les objets de ľhistoire, les lieux de memoire n'ont pas de referents dans la realite. Ou plutôt ils sont á eux-mémes leur propre referent, signes qui ne renvoient qu'ä soi, signes ä ľétat pur. Non qu'ils soient sans contenu, sans presence physique et sans histoire ; bien au contraire. Mais ce qui en fait des lieux de memoire est ce par quoi, précisément, ils échappent á l'histoire. Templům : découpage dans ľindéterminé du profane — espace ou temps, espace et temps — d'un cercle ä ľinté-rieur duquel tout compte, tout symbolise, tout signifie. En ce sens, le lieu de memoire est un lieu double ; un lieu d'excés clos sur lui-méme, fermé sur son identite et ramassé sur son nom, mais constamment ouvert sur ľétendue de ses significations. Cest ce qui fait leur histoire la plus banale et la moins ordinaire. Des sujets évidents, le materiel le plus classique, des sources á portée de main, les méthodes les moins sophistiquées. On se croirait revenus ä ľhistoire d'avant-hier. Mais il y va de tout autre chose. Ces objets ne sont saisissables que dans leur empirické la plus immediate, mais ľen- XUI _ £níre Memoire et Histoire jeu est ailleurs inapte ás' traditionelle. Critique historinuľľ danS *** categori« de l'histoire que, et pas seulement de es rľrľn ^ C°Ut Cntiěre ^toire criti- d'elle-meme pour se vivre 2 Ľ^J"*"?™"** dc **"*- Réveulée rantielle, qui, comme la Te'e ľ f ^^ Hlstoire purement transfere^ fragile du rapporU 1^^^ *? ďexécudon, fait du de ľhistorien dans soř Tuít Z htľ^ * ^ VeD&£<™™ ^gal compte, que sur ce qu'eUe mohili^ ^ qm "e rePose> en fin de dicible, ce qui demeure erZZ ^L™ ^ ténU' imP^Pable, á peine ces symboles pourtant fb^R^^^1^ ^ement chaínel a qui fait mvinciblement Denser š SCence,d "ne histoire á la Michelet, Proust a si bien parle, ce momenrY'T ^ deUU de ľam°Ur dont passion se lěve enfin, mais oňl, CmpnSe obsessionneUe de la de)Ce dont on a tant sZZ^ľZT^ "" ^ M ^ S°uffrir qu avec les raisons de la tete er Z 9 r °n "C comPrend désormais Reference b.en Ktté^ Ä^ *" °°,W-contraire sa pleme justification ? EuTÍ 1*7^*1 ■°U " d0nnCr aU que. La memoire, en effer n'a i Une fols encore de ľépo- dmité : historique ou httéraireC^ľ,^ ^ **"** ^ ^ lement, mais jusqu'á nos iours ' aiUeUrs exercées paralié- s'estompe, et sur la mSqÍATí U fr°mÍére a"JOurďhui la mérnoire-fiction, nait un type"S^ ^ ľhistoi—émoire et de veau avec le passé, un autreľal" t ^ d°k á S°n raPPort nou~ toire est notre imaginaire de remn ľ ^^ * ** tó8itímité- Vhís-rustonque.vo.guedudocurn^/lT^T61111- Renaissance du román dráme historique, saoS^S^S^^ realisation Httéraire du raient-üs sinon comme le relais 1 I fi^ °^' comment s'explique-les lieux oú s'ancre, se condtn e eVs\xn ^ "f^ ? Vm^ P°" memoire collective relěve de rZ P"?e le CaPltal éPulsé de notre d une époque arrachée á sa profondľ"5 ^ HÍSt°Íre' P™fondeur vrai román. Memoire, promP aZdeUr'roman vrai ďune époque sans eclatant de la littérature ^ de ľhistoire : c'«t le deuil Premiére partie LA RÉPUBLIQUE