Beatrice Vicaire - Proposition de traduction Drame en un acte, « La mort d'un pore talentueux », de Roman Sikora Cette piece, ou ce « monodrame » (ou tout ce qu'il peut par ailleurs étrej, est dédiée á mon cher et estimé Jaroslav Tuček á l'occasion de son soixante-dixiěme anniversaire. Lui seul a le premier le droit de 1'interpréter au theatre Polaire, le theatre Polárka, ou en tout autre lieu qui lui conviendra. Cette piece lui est également dédiée parce qu'au cours de sa vie, il sut consacrer toute son energie, ou maintenir en vie -voire les deux (ce que peu de gens saventj, trois theatres. Nommé á la téte du Theatre sur une ficelle, qu'il eut jadis á diriger en des circonstances défavorables, et qui lui étaient tout aussi défavorables, il fonda également - ce qui ne fut d'ailleurs pas chose facile - le Studio Marta et le theatre Polárka. Et nulle part non plus ce ne lui fut chose facile parce que créer á la sueur de son front de toutes pieces, et maintenir en vie quelque chose d'aussi absurde que peut l'etre un theatre n'est jamais chose aisée. Le diable seul sait comment il y est arrive mais il n'en demeure pas moins vrai que cette prouesse est indéniablement admirable. Et si ce n'est pas lui qui joue le premier ce role, cette piece qui est mienne, quoique peut-étre problématique, et éerite en son hommage, en tant que directeur et acteur, ne sera jamais jouée !!! L'auteur Ah, cette attente.... Comme le temps file. Et si e'etait au moins pour quelque chose ďagréable ! Mais e'est pas du tout le cas. Quelque chose ďagréable dont un cochon comme moi pourrait se réjouir... Mais de choses peu agréables, peu réconfortantes, peu joyeuses, une personne peut-elle vraiment se réjouir. Evidemment, quand on attend quelque chose ďagréable, le temps passe comme un cochon qu'on měnerait á I'abattoir. Y'a que les choses désagréables qui arrivent au galop. Qui piquent un sprint incroyablement rapide. Les secondes ne sont plus des secondes completes mais des demi-secondes. Peut-étre méme des quarts de seconde. Et méme avec les minutes, ca ne marche pas vraiment parce qu'elles aussi deviennent des quarts de minute et les heures, des quarts d'heure. Et alors la on ne pense plus qu'a ca. Qu'est-ce qui va se passer quand ca va se passer? Et comment ca sera ensuite ? D'ou viens-je ? Ou vais-je ? Ca alors, mais je sais bien moi ce qui va se passer á ce moment-lá. Cest pas la premiere fois que je I'ai vu. Mais pourquoi ? Quel sens tout cela a-t-il ? En quoi l'ai-je mérité ? Cest cette réponse-lá que je cherche maintenant. J'ai pourtant été un si bon petit cochon, toute ma vie. Est-ce qu'il y a quelque chose aprěs ? Aprěs, quand j'arreterai de marcher ? Quand je serai arrive la ou je vais ?... ** Je vous dirai, mes chers enfants, qu'etre un cochon n'est pas chose mauvaise. J'ai eu une trěs belle enfance. On ne nous laissait pas trop aller dehors mais nous nous sentions en sécurité auprěs de maman. Mais pourquoi auraient-ils du nous laisser sortir ? De notre petit coin. De la porcherie ? Combien de fois maman nous a-t-elle d'ailleurs dit que dehors, le monde est méchant et qu'il faut bien mieux rester enfermés et prendre joliment du poids. Et puis ces si bonnes petites choses. Comme nous nous en régalions ! De I'eau de vaisselle. Des patates á moitié pourries. Des restes de plat, de restaurants d'entreprise. Des farines á base d'os de viande. Nous poussions comme des champignons... Et un jour j'ai découvert une chose époustouflante. Que je n'etais pas un cochon ordinaire. Pas un cochon comme ca, comme un autre, un cochon qui ne fait que grossir et se vautrer dans la boue, qui engraisse et se sent drolement bien. Je me suis découvert un don. Un talent. Et avec lui aussi une ambition pas si mince que ca. Tout á coup j'ai realise qu'un petit coin n'etait rien pour moi. Que le lieu qui m'appartenait, e'etait le monde du dehors. Un grand, un beau, un monde immense hors de la porcherie chaude et légěrement puante. Le monde au lieu d'une porcherie. Et un jour, voilá que le gars qui nous distribuait nos bonnes petites choses s'est mis soudain á siffloter. Comme ca, sans facon. Et moi je me suis aussi soudain dit que je pourrais en faire autant. Ces bruits m'ensorcelaient, me fascinaient et voila t'y pas que se mirent a se deverser tout seuls de mon petit groin les douces tonalites de cette melodie (il se met a grogner la melodie de I'Ode a la Joie). Le gars a failli en crever quand il a entendu ca. II m'a regarde comme s'il voyait une apparition. Mais apres il a commence a rire grassement et il s'est tire. Bon, et bien quoi ? Cette fois-la j'avais quand meme pas decroche la lune. Mais mon talent etait decouvert. Et je savais qu'un jour, il s'imposerait. Que quelqu'un, un jour, le remarquerait et que ma vie de petit cochon insignifiant, modeste et discrete, changerait du tout au tout. Et de ca, j'etais sur. ** - Ou nous emmene-t-on ? m'a demande un jour mon frere Pepa1. Le pauvre est maintenant en chemin vers le Bon Dieu. - Je sais pas, j'ai repondu car je n'en savais effectivement rien. Mais on avait I'impression d'aller vers le vaste monde puisque le matin on nous avait chasses de notre petit coin et entasses dans un camion. Nous qui etions deja tous si bien joliment serres les uns contre les autres dans notre petit coin, mais alors la, dans le camion... C'est que nous avions bien grossi. Pourtant, je sentais que c'etait sans doute le moment qui deciderait du reste, de mon avenir. Quelle qu'en soit la destination. Le moment decisif; le moment de rupture; le moment de transformation. Et cette circonstance, cette grande circonstance, ne devait pas etre gachee. Mais s'accrocher a ses basques ou, comme nous les pores disons encore, s'agripper a son groin. Et ne plus LA lacher. Et nous sommes arrives ici. A I'abattoir. Mais moi, a ce moment-la, je ne savais pas ce qu'etait qu'un abattoir. J'avais pas encore trop d'experience avec le vaste monde. Pepa lui, quand on nous poussait ce jour-la tous les uns apres les autres dans les ruelles etroites, a grogne quelques mots comme quoi il avait un drole de pressentiment. Mais moi, j'avais le mien de pressentiment. Devant moi se dressait deja clairement, a larges traits, I'image d'une grande carriere artistique. Ce jour-la, j'ai alors solidement plante mes onglons dans le sol et me suis mis a chanter a tue-tete. Joyeusement. Vigoureusement, comme il est de coutume dans le grand art. Et ce fut un cri qui jaillit directement de mon petit cceur, de mon tout petit cceur de pore insignifiant qui etait sur le point, ce dont je me suis rendu compte plus tard, de ne bientot plus battre, et je me suis alors campe sur mes pattes et j'ai chante a tue-tete. (Grogne a nouveau la meme song-ritournelle) Et c'etait un cri a la vie, a la liberte, un cri pour les droits insignifiants des cochons, que personne ne respecte. Et dans ce cri se deversa subitement une immense volonte de vivre ainsi que tout mon talent et toute ma passion, tout ce que je n'avais pu encore jusque-la et que je n'avais sans doute d'ailleurs pas meme su exprimer. 1 Pepa, surnom tcheque usuel. Pour les prenoms francais, voir http://www.iournaldesfemmes.com/prenoms/ (consulte le 18.5.11); en 2009, le prenom masculin francais le plus frequemment donne est Lucas; Joseph occupe la 149e place.