La Mort du cochon talentueux, Roman Sikora Traduction de Jindra Nechvatalova Cette piece ou « monodrame » (ou tout ce dont il s'agit, d'ailleurs) est dediee a mon cher Jaroslav Tucek a Voccasion de son soixante-dixieme anniversaire. Lui seul a le droit de presenter cette piece au theatre Polarka ou ailleurs, selon son gre. Elle lui est aussi dediee pour la raison qu'il a dans sa vie reussi a obtenir, a force de demarches, la fondation de trois theatres, ou a les faire survivre, eventuellement les deux, ce qui est un fait peu connu. II s 'agit concretement du « Divadlo Na provdzku » (« Theatre sur la ficelle »), qu'il a jadis defendu dans des conditions defavorables, et surtout pour lui, et ce n'etait pas facile pour lui, puis les theatres « Studio Marta » et celui de « Polarka » (« La Polaire »). Ce n'etait jamais facile pour lui car creer a la sueur de son front et faire vivre quelque chose d'aussi absurde qu'un theatre n'est jamais facile. Le diable seul sait comment il y est arrive mais son exploit est indubitablement admirable. Et si ce n'est pas lui qui la joue le premier, cette piece qui est une forme d'hommage (bien que problematique) a sa personne en tant que directeur et acteur, ne sera jamais jouee III L'auteur Oh, quelle attente ! Le temps passe vite. Si c'etait au moins l'attente de quelque chose d'agreable. Mais en realite, ce n'est pas le cas. Si ce devait etre quelque chose d'agreable, un cochon comme moi pourrait au moins s'en rejouir. Mais des choses desagreables, des choses nefastes, malheureuses, on ne peut pas s'en rejouir. Et quand on attend quelque chose d'agreable, le temps se trimbale comme un cochon a 1'abattoir. Seules les choses desagreables approchent au galop, a Failure d'un veritable sprint. Les secondes ne durent pas des secondes mais des demi-secondes. Peut-etre meme des quarts de seconde. Et puis les minutes ne sont meme plus en ordre, parce qu'elle ne sont que des quarts de minute et les heures durent des quarts d'heure. Et Ton doit y penser tout le temps. Qu'est-ce qui va se passer, quand ca va se passer ? Et comment ca sera apres ? D'ou viens-je ? Ou vais-je ? D'ailleurs, c'est ce que je sais assez precisement en ce moment. Je l'ai vu maintes fois. Mais pourquoi ? Quel est le sens de tout cela ? Comment l'ai-je merite ? C'est ce a quoi je cherche des reponses actuellement. Pourtant, j'etais pendant toute ma vie un cochon aimable et sage. Y a-t-il, en fait, quelque chose apres ? Apres que j'aurai fini de marcher ? Quand je serais arrive la ou je vais ? Je vous dis, chers enfants, aue ce n'est point mauvais d'etre un cochon. J'ai vecu une tres belle enfance. On ne nous faisait pas trop sortir, c'est vrai, mais on se sentait a l'abri aupres de maman. Mais pourquoi aurait-on du nous faire sortir de la mue, de la porcherie ? Maman nous disait souvent que dehors le monde est cruel et pour cela, qu'il vaut mieux rester enfermes et bien prendre du poids. Et puis, ces delicatesses ! Combien on en a grignote ! De la lavasse. Des patates pourries. Des restes de dejeuners des cantines d'entreprise. De la poudre d'os. Nous avons pousse comme des champignons. Un jour, j'ai decouvert quelque chose de merveilleux. Que je n'etais pas un simple cochon. Un cochon ordinaire. Qui aime juste prendre du poids, se vautrer dans la boue et dans le fumier et qui y est bien. J'ai decouvert ma disposition. Mon talent. Avec cela, des ambitions peu modestes sont venues. Tout a coup, je me suis rendu compte qu'une petite mue n'etait rien pour moi. Que c'est le monde du dehors auquel j'appartenais. Le grand beau monde immense en dehors de la porcherie chaude, doucement puante. Le monde derriere la porcherie. Cette fois-la, le mec qui nous dosait les delicatesses des engraisseurs mecaniques a commence tout a coup a siffloter quelque chose. Juste comme ca. Et moi, j'ai eu l'impression que j'y arriverai aussi. J'etais ensorcele, fascine par ces sons, et comme si de rien n'etait, les tons doux de cette melodie-la ont commence a sortir de ma petite gueule. (7/ couine la melodie de I'Ode a la Joie.) Le mec, quand il l'a entendue, est reste tout fige. II me devisageait comme une apparition. Puis il s'est mis a rire et s'en est alle. Bon, tant pis. Cette fois-la, je n'ai encore pas decroche la lune. Mais le talent etait decouvert. Et je savais qu'il triompherait un jour. Que quelqu'un le remarquerait et que ma petite vie modeste de cochon changerait du tout au tout. Cela, j'en etais sur. 1 - Ou est-ce qu'on nous emporte ? - m'a demande tout a coup Peppe. Le pauvre, il est deja aussi devant le bon Dieu, lui. - Je ne sais pas, lui ai-je repondu sincerement. Mais il semblait ce matin-la qu'on nous avait chasses de la mue et fourres dans le camion, qu'on allait quelque part dans le grand monde. Nous etions bien entasses dans la mue avec mes frangins, mais ce que nous subissions dans la remorque... C'est que nous avions bien grandi. Mais pourtant je sentais que c'etait le moment qui deciderait de ma vie future. Quelle direction allait-elle prendre ? Le moment decisif, un tournant, une rupture. Et l'occasion, la grande occasion a ne pas manquer. II fallait la saisir par les cheveux, ou, comme nous, les cochons le disons, par le groin. Et ne pas lacher. Et nous sommes arrives ici. A l'abattoir. Mais cette fois-la, je ne savais pas ce que c'etait qu'un abattoir. Je n'avais pas assez d'experiences avec le grand monde alors. Lorsqu'on nous poussait dans la ruelle etroite, Peppe a couine quelque chose dans le sens qu'il avait un pressentiment etrange. Devant moi surgissait l'image de ma grande carriere artistique en contours clairs. Et cette fois-la, je me suis cale fort sur mes onglons et j'ai chante a pleine gorge. Joyeusement. Avec enthousiasme, comme c'est l'habitude dans le grand art. Et ca venait directement du cceur, de mon tout petit cceur de cochon, qui etait alors sur le point, comme je m'en suis rendu compte plus tard, de cesser de battre, et je me suis cale et j'ai chante a pleine gorge. {De nouveau, il couine la meme melodie). Et c'etait un cri pour la vie, pour la liberte, pour les tout petits droits des porcins que personne ne respecte. Dans ce cri, une enorme volonte de vivre s'est alliee subitement a tout mon talent et a toute la passion que je n'avais pas eu la possibilite jusque-la d'exprimer et que je n'avais peut-etre meme pas su exprimer. 2