Etienne Jodelle : O traîtres vers Pour les besoins de ce travail, nous avons décidé de ne pas nous servir de la version de ce poème en français de nos jours, mais de partir de la version originelle, écrite en français du XVIe siècle. La raison principale en est l'annulation de la rime pour l'œil parfaite (changement j'aperçois, je la vois, moi) qui se produit dans la version en français contemporain, et qui, ainsi, affaiblit l'effet que l'auteur à selon nous voulu susciter chez le lecteur. Dans l'analyse qui suit, nous allons commencer par une description de la forme externe du poème, puis nous allons continuer par un regard plus ample aux strophes. Ensuite, nous allons qualifier quelque tension que nous avons pu remarquer dans ce poème et par une présentation des motifs que nous y croyons être présents. Nous allons terminer par un coup d'œil sur les sujets lyriques de ce poème et sur une brève description de la vie de l'auteur. Etienne Jodelle : Ô Traistres vers[1] 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 1. Ô Traistres vers //, trop traistres contre moy 10 4+6 a M H S V 2. Qui souffle en vous // une immortelle vie, 10 4+6 b F H S V 3. Vous m’appastez // et croissez mon envie, 10 4+6 b F H S V 4. Me déguisant // tout ce que j’aperçoy. 10 4+6 a M H S V 5. Je ne voy rien // dedans elle pourquoy 10 4+6 a M H S V 6. A l’aimer tant // ma rage me convie : 10 4+6 b F H S V 7. Mais nonobstant // ma pauvre ame asservie 10 4+6 b F H S V 8. Ne me la feint // telle que je la voy. 10 4+6 a M H S V 9. C’est donc par vous //, c’est par vous traistres carmes, 10 4+6 c F I R C 10. Qui me liez // moymesme dans mes charmes, 10 4+6 c F I R C 11. Vous son seul fard //, vous son seul ornement, 10 4+6 d M H S V 12. Ja si long temps // faisant d’un Diable un Ange, 10 4+6 e F H S C 13. Vous m’ouvrez l’œil // en l’injuste louange, 10 4+6 e F H S C 14. Et m’aveuglez // en l’injuste tourment. 10 4+6 d M H S V Forme externe Pour une orientation plus aisée dans le poème, nous l'avons transformé en tableau. Entre autre, cette forme nous aide à montrer clairement les parallèles dans la distribution des différentes rimes. Les chiffres que nous pouvons voir dans la première et dans la deuxième colonne présentent le nombre des syllabes (il s'agit d'un décasyllabe) et leur répartition en hémistiches (divisées par la césure //). Il est évident qu'il y a une relation entre la troisième et la quatrième colonne, la disposition des rimes générale et la distribution des rimes féminines (F)/masculines (M), comme le schéma en est le même. La distribution des rimes (colonne 3) est classique, en plus, comme nous l'avons déjà mentionné supra, il s'agit des rimes pour l'œil. La relation entre la cinquième et la sixième colonne, c'est-à-dire entre la distribution des rimes hétérométriques (H)/isométriques (I) et des rimes suffisantes (S)/riches (R), est de même visible. Toutes ces parallèles renforcent le sentiment d'une structure parfaite. Seule la dernière, septième colonne, touchant la distribution des rimes finissant par une voyelle (V) ou consonne (C) reste isolée. Strophes Le poème ci-analysé étant en forme du sonnet italien, il est divisé en deux quatrains et deux tercets. Il n'y a pas d'irrégularités, le poète obéit aux règles poétiques de son époque, ce qui contraste expressivement avec le thème du poème, où il accuse ces mêmes vers d'être « traîtres ». Tout au long du poème il condamne les mêmes principes auxquels il obéit scrupuleusement dans ce même poème, c'est un cercle dans lequel le poète tourne sans cesse et dont il ne peut pas échapper. Si nous élargissons ce cercle par l'objet de ses sentiments, le paradoxe devient encore plus pertinent : il donne la vie aux vers qui le lient à l'illusion, or, il est lui-même la source de l'amour qui le met en esclavage. La femme réelle se trouve en dehors de cette relation, comme il n'y a pas de rapport entre elle et la femme « poétisée ». Dans les deux premiers quatrains, dont la structure est tout à fait identique, nous voyons un changement des protagonistes. Le premier porte sur l'accusation que le poète prononce contre les vers, concernant leur trahison contre lui en tant que leur propre créateur. Le second, par contre change brusquement de thème, le poète cherche à trouver la raison pourquoi il aime une femme et, quoiqu'il n'arrive à rien trouver, son âme reste esclave, « asservie ». Il est remarquable que dans cette strophe, où sa vision de la réalité est la plus nette et libre, le poète est encore plus sous les ordres de la poésie : non seulement la strophe est symétrique, mais il y a même la rime brisée devant la césure, ce que nous avons aussi accentué en caractère gras dans le tableau. Chaque quatrain est constitué d'une seule phrase, ce qui encore ajoute à sa fermeture thématique. Dans les deux tercets, le poète revient au thème des vers qui l'ont trahi. Les rimes, qui jusque-l finissaient par une voyelle, commencent à finir par une consonne, ce qui fait impression d'une fermeture. Ces tercets sont constitués d'une seule phrase, ce qui suscite la question pourquoi ils sont graphiquement divisés. Comme l'auteur dans tout le poème a choisi de commencer par la description de l'état ou de la situation, et seulement après il passe à l'action, dans les tercets il pourrait suivre le même principe de reculement, à l'aide duquel il laisse le lecteur dans l'incertitude encore un peu plus longtemps. Par conséquence, l'atmosphère de l'attente impatiente de quelque évènement est approfondie. Cette attente est en partie laissée insatisfaite, le lecteur ne reçoit pas les réponses à toutes les questions qu'il aurait pu se poser. Le début de la section des tercets « C’est donc par vous, c’est par vous traistres carmes » est suivi par des descriptions de ce que ces traîtres ont fait, mais il n'y a pas d'achèvement de cette phrase (engagé par la conjonction que). Cette affirmation devient plus visible, si nous supprimons tous les vers ayant pour but la description des vers. Ainsi : C’est donc par vous, c’est par vous traistres carmes, ... Vous m’ouvrez l’œil en l’injuste louange, Et m’aveuglez en l’injuste tourment. La question pourquoi l'auteur n'a pas choisi de terminer la phrase plus logiquement s'impose. Il ne nous paraît pas vraisemblable qu'un auteur avec de si hautes qualités poétiques ait commis une faute. La réponse en donc pourrait être que cela était une intention de l'auteur, qui a voulu laisser le suspens de la réponse s'éloigner indéfiniment. Il n'est pourtant pas tout à fait vrai que nous ne connaissons pas la signification de « ce » de la locution « c'est », nous savons, par le poème même, que c'est par les vers, la poésie, que l'auteur est tombé amoureux d'une femme qui ne le méritait pas et il en souffre. Tensions Quoique le poème ait une forme harmonieuse, le contenu ne l'est pas. Cela crée une des tensions, des paradoxes présents dans le texte. Le sonnet étant une forme poétique décrivant l'amour envers une femme par excellence, le poème ci-présent rompt cette coutume. La source des souffrances du poète, causées par l'amour malheureux, n'est pas la femme, mais la poésie elle-même. La femme reste désindividualisée, nous ne savons rien de plus précis d'elle, ni de son apparence, ni de son caractère, sauf qu'il n'y a pas de raison de l'aimer. Un recul de la personnalité est pertinent aussi dans le rapport du poète envers ses propres vers : chaque fois qu'il les nomme et les accuse, il s'adresse à eux au pluriel, ainsi il peut se soustraire de l'appellation plus intime de la poésie par un « tu ». Cela le permet de peindre l'image de la poésie comme une force impersonnelle derrière lui, qui est peu concrète et un peu énigmatique. Nous voyons une autre tension entre le côté statique et dynamique de ce poème. Les mots qui s'y trouvent sont surtout courts, ce qui mène le lecteur à accélérer la lecture. La dynamique est encore accentuée par le temps des verbes y présents, qui sont en temps présent. Avec les participes présents et des infinitifs, cela fait impression que tous les évènements décrits dans le poème se passent simultanément. Il faut cependant remarquer que le second quatrain outrepasse d'entre autres strophes, parce que le poète n'y est plus aveugle à la réalité, il voit sa bien-aimée telle qu'elle est. Ainsi, il n'est pas toujours trompé par les vers, le présent des verbes ne veut pas dire que l'action qu'ils décrivent se passe incessamment. La seule indication de l'ancrage temporel que nous trouvons dans le poème, « Ja si long temps » au début du second tercet, paraît paradoxale avec l'intemporalité y présente. Mais néanmoins, elle sert à approfondir l'image de la souffrance du poète qui date depuis longtemps. Cela pourrait avoir lieu n'importe où, c'est pourquoi nous ne trouvons pas d'ancrage spatial dans le poème. Quant au côté statique de ce sonnet, il est basé sur plusieurs niveaux. Parmi eux nous pouvons au moins nommer celui déjà mentionné supra, c'est-à-dire le ralentissement de l'action qui ne vient qu'après les descriptions. Egalement, l'aspect phonique du poème produit le même effet. La surutilisation des nasales a pour l'effet une prolongation du poème, et la prononciation en est même presque pénible. Le désir d'insérer dans le poème la plus grande quantité de nasales pourrait être derrière la préposition « en » dans les deux derniers vers : Vous m’ouvrez l’œil en l’injuste louange, Et m’aveuglez en l’injuste tourment. Nous ne sommes pas capable d'expliquer son apparition différemment, comme la combinaison de cette préposition avec l'article défini est considérée incorrecte dans le français de nos jours. On pourrait cependant présumer que cela n'était pas le cas dans le français du XVIe siècle. Ou bien, la raison pourquoi cet article s'y trouve pourrait être basée dans la volonté de l'auteur de concrétiser la louange et le tourment dont il parle. En plus de tout cela, les voyelles nasales sont prononcées doucement, ce qui contraste avec les consonnes. Parme eux, les consonnes /ʁ/, /l/, /s/, /z/, /ʃ/, /ʒ/, /f/, /v/, /t/, /d/, qui sont fortement présentes dans le poème, suscitent une impression cacophonique et violente, la prononciation a ainsi presque l'air d'une injure. Motifs En parlant de l'air peu paisible du poème, on pourrait en trouver la raison dans les motifs que l'auteur y touche. Selon notre avis, il s'agit surtout de la trahison des vers (ou, en d'autres mots, de la poésie), puis l'auteur traite le contraste entre la vue/l'aveuglement (c'est-à-dire réalité/illusion, vérité/mensonge) et de l'enchaînement du poète dans son sentiment amoureux. Si nous commençons par le premier motif, nous voyons que la trahison peut avoir lieu seulement si avant elle il y avait quelque entente à trahir. Selon la convention poétique, la poésie sert augmenter l'amour, elle l'exprime et devient le porte-parole du poète envers la dame de son cœur. Son rôle est de décrire la beauté et la bonté de la dame d'une belle façon. Ainsi, le poète se sent trahi en ses suppositions, car la poésie qu'il a créée a, par contre, couvert la laideur (nous ne savons pas si du caractère ou de l'apparence). Il voit aussi qu'il n'a pas écrit les vers pour déclarer l'amour que la dame a suscité en lui, mais que les vers ont suscité l'amour en lui envers la dame imaginaire et non à laquelle il les a adressés. En d'autres mots, les vers qu'il a cru être ses serviteurs ont commencé à le dominer. Cette domination a pour l'effet qu'il n'est plus maître de sa vision du monde, il vit dans une illusion mensongère. Malgré tout, il nous paraît que le processus de sa guérison a déjà commencé, s'il n'hésite pas à appeler sa bien-aimée le Diable. Nous avons accordé au troisième motif le nom « l'enchaînement du poète dans son sentiment amoureux », pourtant, comme ce sentiment n'est pas réel, nous pouvons aussi bien l'appeler « l'enchaînement du poète dans la poésie ». C'est quand même elle qui est la source de ses souffrances amoureuses. Si nous regardons l'expression dont il se sert pour exprimer son état, « âme asservie », nous pouvons polémiser si elle est asservie à la dame ou plutôt à la poésie. Dans le second quatrain du sonnet, où cette formulation se trouve, le poète est en fait séparé de sa propre âme, comme elle y est prise pour une entité à part de lui (« ma pauvre âme asservie ne me la feint telle que je la vois »). Entité lyrique Généralement, le jeu des pronoms est visible tout au long du poème. Ils empêchent le lecteur de parcourir le poème sans réfléchir, car ils peuvent donner l'impression d'une ambiguïté peu compréhensible. A l'aide d'eux, nous avons été capable d'identifier trois (ou quatre, selon le point de vue) entités lyriques, présentes dans le poème : poète (et son âme), vers (ou la poésie) et une femme qu'il « aime ». Comme nous l'avons déjà touché supra dans la partie traitant les strophes, dans les deux premiers quatrains les vers et la femme sont séparés- le premier comporte le rapport entre le poète et les vers, le second le poète et la femme. Ce n'est que dans les tercets que les trois sont ensemble. Cela nous paraît être le plus pertinent dans le premier d'entre eux, où nous pouvons remarquer une succession intéressante : « C’est donc par vous, c’est par vous traistres carmes » s'adresse aux vers, la ligne suivante « Qui me liez moymesme dans mes charmes » parle du poète et la dernière « Vous son seul fard, vous son seul ornement » décrit sa bien-aimée. L'alternance de l'entité lyrique se produit aussi dans le second tercet, mais différemment. Les deux derniers vers présentent sous forme presqu'identique le changement complète des protagonistes de l'action : « Vous m’ouvrez l’œil en l’injuste louange » parle des vers qui mènent le poète louer la dame comme un Ange, et dans « Et m’aveuglez en l’injuste tourment. » ce sont les mêmes vers qui l'entraînent à ne pas voir que la dame, le Diable, le tourmente. Etienne Jodelle (1532-1573) Le sonnet ci-présent est tiré du recueil des poèmes Amours et Contr'amours, constitués post mortem par les amis du poète, qui ont rassemblé les poèmes qu'il a écrits dans divers étapes de sa vie et qu'il n'a pas eu l'occasion de publier. Le sentiment de rage et du désenchantement envers la poésie et envers l'amour, qui déborde du sonnet analysé, peut avoir la base dans la vie du poète. Peu après l'apparition de sa la tragédie Cléopâtre captive au début de sa carrière en 1553, il devient célèbre, mais cela ne dure que cinq ans. Avec l'échec total du spectacle présenté en l'honneur du roi en 1558, il n'a plus connu de succès, quoique peu avant sa mort il ait de nouveau acquis la grâce du roi. Il est mort dans la misère et l'amertume. Dans sa déception du monde, il a pu commencer à mépriser toutes ses valeurs, l'amour et la poésie y compris. Bibliographie SABOURDY, Philippe, Anthologie de la poésie française : du Moyen âge à nos jours, Studyrama, Panorama d'un auteur 2005. ETIENNE JODELLE, Les Amours, « Contr’Amours », « Contre la Riere-Venus ». Texte établi et annoté par EMMANUEL BURON. SaintEtienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2003. Étienne Jodelle : Amours et Contr’amours, « O traîtres vers » La poésie amoureuse de la Renaissance installe les principes du néoplatonisme et imite et développe le style et les procédés de Pétrarque. Mais naturellement, un courant accepté suscite aussi des réactions contraires, subversives, et l'acceptation d’une conception de création évolue aussi bien dans le cadre d’une époque historique que dans le cadre d’une vie humaine. « Nul n'aura dénoncé plus farouchement le pétrarquisme après l'avoir cultivé avec délices.[2] » déclare François Rigolot sur Jodelle. Il se peut, néanmoins, que les deux cohabitent dans la pensée du poète, au moins au moment d'écrire le sonnet des « Traîtres vers »: il paraît que le poète se démène entre l’acceptation et le refus du néoplatonisme et du pétrarquisme. Quel est, en effet, le statut de la poésie? Est-elle un don de Dieu, une manière privilégiée de voir, ou une fausseté, une cécité voulue? Pour saisir la posture de Jodelle au moment d'écrire le sonnet, ce travail va tout d'abord suivre la construction et l'ordre linéaire du poème et puis, il va abstraire les thèmes principaux. Le contenu du sonnet est une sorte de réquisitoire. Le poème s'ouvre par l'interpellation de l' « accusé » - les vers qui trahissent leur auteur. Leur trahison consiste en ce qu’ils commencent servir contre leur créateur et le tentent en lui couvrant le vrai. La construction de la strophe révèle qu'il s'agit d'un discours posé, mesuré, dense. Dans le premier et le troisième vers, la première partie du vers est renforcée par la deuxième partie qui répète et renchérit le sens de la première. La division en parties se fait par la césure après la quatrième syllabe dans les deux. En plus, il n'y a pas seulement un parallèle dans la structure de ces deux vers, mais il y aussi un lien sémantique, parce que le troisième vers s'adresse de nouveau directement aux « vers » interpellés dans le premier. Le deuxième vers se lie au premier en se rattachant au « moi », et explique et accentue le fait de la trahison alors que le quatrième, en disant la façon dont le méfait se produit, résume aussi et surtout l'essence du « crime ». Son effet était le sujet du vers précédant. Le deuxième quatrain est ensuite une plainte contre le pouvoir des vers. C'est une sorte de proteste, et l'enjambement du premier vers laisse bien voir – et exprime - l'excitation et l'irritation. Le catégorique et simple « je ne vois rien dedans elle » par lequel commence la strophe et auquel s’enchaîne le « à l’aimer tant ma rage me convie » témoigne d’une discorde entre la raison et la passion. Bien entendu, la raison ne comprend pas le mouvement de la passion. En plus, alors que la première strophe parlait de l'emprise des vers (c'étaient eux qui étaient les agents des verbes, excepté le deuxième vers) sur le poète, et le poète était en opposition contre eux, maintenant, la divergence est à l'intérieur de lui: tout d’abord, il y a le « je » en opposition avec « ma rage », et ensuite, il déclare que « ma pauvre âme asservie / ne me la feint telle que je la vois ». C'est déjà son âme qui par conséquent, par asservissement, voit quelque chose de différent de ce qu'il voit. Derrière ce vers du poète, on peut y lire l’opposition entre le corps et l’âme, ou plus exactement entre la perception sensuelle et une perception plus large, mais ce qui nous semble signifiant aussi, c’est que le pouvoir des vers envahit non seulement une partie du component spirituel de l’homme – la passion – mais le tout, l’âme. On peut aussi remarquer que la deuxième moitié de ce quatrain est beaucoup plus calme, résignée, humble; on peut y percevoir le manque du pouvoir ou de la force du poète. Étant donné le glissement par rapport à la première strophe, il faudrait peut-être se demander par quoi cette pauvre âme est maintenant asservie: par les vers ou par l'amour qu'ils ont provoqué? Et on se rend compte qu’on ne peut pas répondre avec précision, parce que ces deux choses sont très proches dans ce sonnet. La troisième strophe montre de nouveau le fauteur du doigt et on insiste sur l'acte de la trahison. Mais, il y a pourtant une nuance qui va de pair avec le changement dans la strophe précédente. Si, avant, les « méfaits » des vers étaient présentés comme une fatalité, et eux-mêmes comme une force indépendante à laquelle il est difficile de résister, maintenant, le poète avoue qu'il tombe, dans un certain sens, dans un piège qu'il a lui même fabriqué : « carmes / Qui me liez moi-même dans mes charmes ». Les vers à pouvoir incantatoire sont quant même à lui et par ce pronom, il confirme cette relation. Ensuite, il y a un autre changement – celui de la valeur des « vers ». Jusqu'à maintenant, elle était négative dans ce poème, ils étaient considérés comme quelque chose qui brouille le regard, mais à partir du troisième vers de cette strophe, on peut commencer à en douter : l'ornement, est-ce quelque chose de positif ou de négatif? Dans cette strophe, il réapparaît la structure insistante du vers dans laquelle la première partie (avant la césure) est renforcée par la seconde. C'est le cas du premier et du troisième vers qui sont les deux l’apostrophe des vers. Si la première caractérise leur rapport avec le poète, la deuxième, enfin, met en relation la poésie et l’objet de l’amour. La dernière strophe semble élargir et approfondir le thème. Il n'est plus visé seulement l'aspect physique de la femme à laquelle il avait songé (« je ne vois rien dedans elle »), la déclaration « jà si long temps faisant d'un Diable un Ange » dépasse la question de la beauté et de la laideur. Elle fait penser aussi au caractère diabolique ou angélique ou encore au mal et au bien en général - et à la transformation de l'un dans l'autre. C'est un vers qui exprime carrément le pouvoir de la poésie, tel que Jodelle l’imagine. Par ce vers, le poème retourne à son commencement. Dans la première strophe, on parlait du « tout » qui était déguisé, la femme n’est apparue que dans la deuxième. Mais, alors qu’au début, on parlait de l'imposture, maintenant, la même chose prend le sens de la transformation. Ensuite, les deux derniers vers sont une culmination des dédoublements dans la structure des vers. Cette fois, le dédoublement ne se limite pas à un seul vers, mais relie les deux. Il y a d'une part un renforcement de l'injustice: au sens restreint, ni la femme ne mérite les louanges, ni le poète les tourments de cet amour faux. Au sens plus large, les choses, la réalité ne méritent pas l'anoblissement, ne méritent pas d’ornements; et le poète ne mérite cette découverte de la fausseté, du manque de la valeur des choses, et la déception. D'autre part, ses deux vers sont reliés dans un contraste qui fait du poète à la fois un être voyant et aveugle. - - - On s'aperçoit facilement que tout le sonnet s'organise autour du contraste voir vrai – voir faux. Progressivement, ces deux notions se chargent des sens différents. Il faut dire que le contraste voir – ne pas voir était assez fréquent dans la poésie amoureuse de la Renaissance, mais il a été utilisé d'une autre manière: l'aveuglement était l'expression du coup de foudre, c'était la blessure que causent les flèches de Cupidon, tirées par les yeux de la belle. Ainsi, la vue a été asservie à la femme, ou mieux, puisque la femme représentait plutôt l'amour lui-même, c'était par ses yeux - de l'amour - que le poète voulait voir le monde. L'aveuglement représente bien l'état pareil qui est à la fois la fascination et à la fois l'ignorance - les yeux sont éblouis par une lumière plus claire. Mais une telle illusion ne satisfait pas Jodelle. Comme s'il lui était difficile d'accepter qu'il existe une lumière plus claire. Mais pourtant, il est fatalement attiré par cette « lumière ». Et comme ces choses ne peuvent être exprimées que par des métaphores, il pense que ce ne sont que des métaphores. Remarquons bien que le sonnet ne suscite pas d'images: il est très abstrait, il ne s'agit de rien d'autre que d'une réflexion. En principe, il n'est pas métaphorique. Les seuls noms concrets qui représentent une abstraction et deviennent une métaphore, et qui font d'une certaine manière le lien entre la réalité et la poésie, sont le « fard » et l' « ornement ». C'est à dire la seule métaphore utilisée sert à exprimer le procès métaphorique qui est une des bases de la poésie. Comme nous l'avons déjà insinué, la valeur de la métaphore est ambivalente. D'une part, un ornement ou un fard rendent beau et mettent en valeur celui qui les porte. D'autre part, en attirant attention à soi, à ce qui est beau, ils savent cacher ce qui ne doit pas être vu et ce qui est moins beau, et surtout, attirent l'attention à la surface. À cette distinction entre voir sans ornements et voir avec eux correspond la dispute entre la perception sensuelle et la perception plus large de l'âme. Voilà la question: laquelle peut voir plus justement? La première veut voir plus que la surface, elle veut enlever les voiles, la seconde veut voir le beau. La première veut pénétrer la réalité, la seconde veut la dépasser. La seconde est l'optique de la poésie et c'est elle qui à la fin, ouvre l'œil et aveugle à la fois le poète. Elle a ce double pouvoir. À mesure qu’il écrit, elle change sa vision du monde (« jà si longtemps faisant ... »). On peut lire dans les deux derniers vers que en louange les yeux s'ouvrent et le tourment rend aveugle. Le vouloir de voir le beau ouvre les yeux, sans cette volonté, on ne peut jamais l'apercevoir, mais ce tourment, ce qui rend aveugle, c'est le désespoir du besoin de faire de l'ordinaire le beau et le bien. Pour conclure, par l'effort de distinguer ce qui est vrai et ce qui est faux, par des multiples « regards » qui se disputent dans le poème et dont on ne sait pas lequel mène au juste, et par l'impression qu'on ne voit rien – ce qui est vu par la perception sensuelle, ce n'est rien de signifiant ( « je ne vois rien dedans elle ») et ce qui est vu par l'optique de la poésie, ce n'est que l'illusion - ce sonnet a une très forte vision baroque du monde. La réflexion sur la possibilité de voir se rattache à la réflexion sur la puissance de la poésie. En effet, le sonnet est une synthèse du refus et de la valorisation des procédés poétiques. Jodelle se demande si la poésie sait changer le caractère des choses, ou notre perception des choses, et il se sent trahi, parce qu'il découvre que le second est vrai. Bibliographie : Rigolot, François: Poésie et Renaissance, Édition du Seuil, 2002 Sabatier, Robert: La Poésie du sizième siècle, Éditions Albin Michel, Paris 1975 Etienne JODELLE Ô traistres vers, trop traistres contre moy (analyse du poème) Ô traîtres vers, trop traîtres contre moi, Qui souffle en vous une immortelle vie, Vous m'appâtez et croissez mon envie, Me déguisant tout ce que j'apperçois. Je ne vois rien dedans elle pourquoi A l'aimer tant ma rage me convie : Mais nonobstant ma pauvre âme asservie Ne me la feint telle que je la vois. C'est donc par vous, c'est par vous traîtres carmes, Qui me liez moi-même dans mes charmes, Vous son seul fard, vous son seul ornement, Jà si long temps faisant d'un Diable un Ange, Vous m'ouvrez l'oeil en l'injuste louange, Et m'aveuglez en l'injuste tourment. Etienne Jodelle et son oeuvre Ayant écrit quelques sonnets, odes et charontides déjà à l’âge de 14 ans, Etienne Jodelle fait, en tant que réprésentant du collège de Boncourt, partie de la Pléiade, le groupe réuni autour de Pierre de Ronsard. Il se fait connaître avant tout par sa comédie Eugène et sa tragédie Cléopâtre captive qui lui apporteront un tel succès que Pierre de Ronsard lui-même lui consacre un sonnet. Pourtant, sa vie se montre comme une chaîne de contradictions : bourgeois parisien richement doté, il doit quitter la cour et mourir dans la pauvreté ; favorable à la Reforme, il écrit des sonnets violents contre les protestans ; ayant une attitude distante envers les femmes, il fréquente le salon de Claude-Catherine de Clermont pour qui il compose un recueil de 47 sonnets intitulé Amours, or peu après il manifeste de nouveau une haine contre certaines femmes dans Contr’amours rattaché l’ode ‘Contre les petrarquistes’ de Du Bellay. Parmi les sonnets de ce recueil qui dénonce la représentation traditionnelle de la femme aimeé, on trouve également quelques sonnets qui ne relèvent pas de la poésie amoureuse, comme c’est le cas de notre sonnet O traîtres vers, trop traîtres contre moi. Homme de Renaissance par son désir de l’harmonie et de l’universalité, ce bourgeois parisien annonce dans son expression démesurée des passions l’âge baroque. Forme et structure Conformément à la tendance de la Renaissance, Jodelle a choisi d’écrire un sonnet, c’est-à-dire un poème de 14 vers à forme fixe. Les vers décasyllabiques coupés toujours par la césure à 4 : 6 sont divisés en quatre strophes : deux quatrains en rimes suffisantes et deux tercets en rimes riches. Il s’agit des strophes horizontales. En ce qui concerne les rimes, on constate le schéma du ‘sonnet italien’ : abba – abba – ccd – eed, ainsi les quatrains englobent les rimes embrassées, tandis que dans chaque tercet on trouve les rimes redoublées /carmes-charmes et Ange-louange/ terminées par le troisième vers impair rimant avec le vers de l’autre tercet /ornement-tourment/. Le nombre des syllabes qui riment diffèrent, on parle alors des rimes hétérométriques. L’alternance des rimes oxytoniques et paroxytoniques se présente sous la forme suivante : mffm – mffm – ffm – ffm. Dès les premiers mots du poème on est marqué par le ton accusant dont l’agressivité souligne l’allitération de la consonne /r/ ; de l’autre côté elle est atténuée par l’ emploi des consonnes /m/ et /l/, et l’assonance de la voyelle /i/ ajoute l’impression de la mélancolie et du regret. Prenons l’exemple du premier quatrain : Ô traîtres vers, trop traîtres contre moi, Qui souffle en vous une immortelle vie, Vous m'appâtez et croissez mon envie, Me déguisant tout ce que j'apperçois. Ensuite, on peut parler de l’apostrophe et de la personnification de ces vers auxquels le poète s’adresse d’une manière explicite en appelant directement « ô traîtres vers », « traîtres carmes » et en leur attribuant ainsi des caractéristiques humaines. Concernant d’autres figures stylistiques, dans le premier vers, on remarque une gradation : « ô traîtres vers, trop traîtres ». Néanmoins, on constate aussi une certaine gradation espacée, autrement dit dans chaque strophe on retrouve l’idée de l’illusion mais exprimée par un mot toujours plus fort : au départ les vers ne font que déguiser /déguisant/ pour feindre /feint/ et se manifester après en tant que fard /vous son seul fard/ et pour finir par aveugler complètement /m’aveuglez/. Dans le troisième strophe on peut parler de la répétition employée d’abord dans le premier vers : « c’est par vous ; c’est donc par vous » et puis dans le troisième : « vous son seul fard, vous son seul ornement ». Au niveau syntaxique on constate que les quatrains forment deux entités closes en eux-mêmes commençant par une majuscule et finissant par un point. Le premier tercet contient la particule « donc » qui intinsifie l’appelation aux vers et introduit la troisième entité formée par les deux tercets. Titre Dans le titre, c’est-à-dire le premier vers du poème « Ô traîtres vers, trop traîtres contre moi » l’auteur s’adresse directement au destinataire de son message polémique. En même temps cette appelation suscite auprès du lecteur une certaine curiosité de savoir pourquoi les vers sont traîtres et quel est donc le rapport entre ces « traîtres vers » et ce « moi » représentant le poète lui-même. L’explication de cette traîtrise invoquée au début sera donnée dans le dernier tercet : Vous m'ouvrez l'oeil en l'injuste louange, Et m'aveuglez en l'injuste tourment. Positionnement discursif Le sujet lyrique oscille entre la première personne du singulier et la deuxième personne du pluriel. Il s’agit du monologue dans lequel le poète /je/ exprime ses sentiments envers ses propres vers /ô traîtres vers/, /vous traîtres carmes/. L’auteur utilise en abondance les mots renvoyant aux deux personnes : O traîtres vers, trop traîtres contre moi, Qui souffle en vous une immortelle vie, Vous m'appâtez et croissez mon envie, Me déguisant tout ce que j'apperçois. Je ne vois rien dedans elle pourquoi A l'aimer tant ma rage me convie : Mais nonobstant ma pauvre âme asservie Ne me la feint telle que je la vois. C'est donc par vous, c'est par vous traîtres carmes, Qui me liez moi-même dans mes charmes, Vous son seul fard, vous son seul ornement, Jà si long temps faisant d'un Diable un Ange, Vous m'ouvrez l'oeil en l'injuste louange, Et m'aveuglez en l'injuste tourment. Cette alternance des deux personnes est fortifiée par les verbes qui les accompagnent : JE « souffle », « aperçois », « ne vois rien », « la vois » contrairement à VOUS qui « m’appâtez », « croissez mon envie », « me liez », « m’ouvrez l’oeil », « m’aveuglez ». Parmi les sens humains ce n’est que la vue qui est présent et qui prend naturellement la place dans le sonnet entier, et cela sous la forme positive : « j’aperçois », « je la vois », « vous m’ouvrez l’oeil » ainsi que négative : « me déguisant », « je ne vois rien », « m’aveuglez ». Thèmes et jeux des sens de mots Il paraît que le sonnet traîte la question de la crédibilité de la parole poétique qui à la fois révèle la réalité et cache l’apparance. Malgré que ce soit l’auteur qui compose les vers / « moi qui souffle en vous une immortelle vie » /, ils jouent avec lui, parce qu’ils déforment l´ apparence de la réalité /me déguisant tout ce que j’aperçois/ intériorisée par l’âme du poète /ma pauvre âme asservie ne me la feint telle que je la vois/. Dans le premier tercet le poète dénonce le vrai visage de ses vers en les appelant « carmes » ce qui fait l’allusion au mot latin carmen, inis, n. qui à part la signification ‘chant, poème, vers’ renvoie aussi aux formules magiques et enchanteresses des sorcières. D’ailleurs, ce n’est que dans le vers suivant que l’auteur lui-même avoue ce rapport magique : « qui me liez moi-même dans mes charmes ». Le renvoi à l’apparence est encore plus souligné par le dernier vers de ce tercet qui contient les mots « fard » et « ornement » habituellement attachés à la superficialité – la face maquillée, les parures de femmes. Tout aboutit à l’accusation finale : « Vous m'ouvrez l'oeil en l'injuste louange, Et m'aveuglez en l'injuste tourment » introduite par l’image concrète de la feinte : « faisant d’un Diable un Ange ». Conclusion Etienne Jodelle en tant que poète de la Pléiade a choisi pour son poème la forme du sonnet dont il remplit les exigences formelles contrairement au thème principal qui ne se rapporte pas à la poésie amoureuse mais qui présente l’accusation des traîtres vers. Le sonnet est basé sur la relation de « je » et « vous » et sur l’opposition de la réalité révélée et l’apparence cachée telles quelles sont rendues par les « traîtres vers ». Il est riche en figures stylistiques et marqué surtout par la gradation. L’impression générale de la traîtrise et du regret est accentuée par le jeu des sens de mots omniprésent. Étienne Jodelle O traîtres vers, // trop traîtres contre moi Qui souffle en vous // une immortelle vie, Vous m’appâtez // et croissez mon envie, Me déguisant // tout ce que j’aperçois. Je ne vois rien // dedans elle pourquoi A l’aimer tant // ma rage me convie : Mais nonobstant // ma pauvre âme asservie Ne me la feint // telle que je la vois. C’est donc par vous, // c’est par vous traîtres carmes, Qui me liez // moi-même dans mes charmes, Vous son seul fard, // vous son seul ornement, Jà si long temps // faisant d’un Diable un Ange, Vous m’ouvrez l’œil // en l’injuste louange, Et m’aveuglez // en l’injuste tourment. Vers n. Rime Type de rime Nombre de syllabes 1 A M 10 2 B F 10 3 B F 10 4 A M 10 5 A M 10 6 B F 10 7 B F 10 8 A M 10 9 C F 10 10 C F 10 11 D M 10 12 E F 10 13 E F 10 14 D M 10 I. Vie et Œuvre de l’auteur Étienne Jodelle, né probablement en 1532 à Paris, est le descendant d’une famille bourgeoise. En dépit de sa vraie origine, il se présente souvent comme « sieur du Lymodin » puisqu’il possédait une terre près de Paris. À la différence des autres membres de la Pléiade comme Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay ou Antoine de Baïf, Jodelle n’a pas fréquenté le fameux Collège de Coqueret. En revanche, il a suivi des cours au collège de Boncourt où il a fait la connaissance de Rémi Belleau, un autre associé dans la Pléiade. Estimé même par le roi Henri II., il a été chargé d’organiser en 1558 une fête en son honneur, mais la mascarade présentée a totalement échoué. Depuis ce moment-là, Jodelle a été tenu à l’écart des puissants. Quoiqu’il soit tombé en disgrâce royale, il ne cesse de fréquenter le salon de la maréchale de Retz. Mort à quarante et un an, il n’a laissé que des dettes. En ce qui concerne son œuvre, Jodelle est connu notamment pour ses pièces de théâtre. En premier il a fait présenter sa comédie humaniste intitulée Eugène ce qui est en général considéré comme le premier essai d’une comédie nationale. Son effort d’imiter le modèle antique s’est accompli dans sa tragédie, Cléopâtre captive, dont le sujet est tiré de Plutarque. Puis, on connaît le titre d’une autre tragédie, Didon se sacrifiant, qui est déjà entièrement rédigée en alexandrins. Celle-ci n’a jamais été jouée. Quant à sa poésie, il est déplorable que Jodelle n’ait pas pris une attitude différente à l’égard de son œuvre poétique. Il s’est comporté d’une façon assez insouciante par rapport à la publication de ses recueils. Le premier, Amours, est dédié à sa protectrice, Claude-Catherine de Clermont, la maréchale de Retz. Le second, Contr’amours, représente une autre conception de l’amour, le poème analysé y appartient. Son œuvre poétique est publiée à titre posthume comme Les Œuvres et mélanges poétiques d’Étienne Jodelle. C’est son ami intime, Charles de la Mothe, qui s’occupe de l’édition. Étienne Jodelle n’a pas fait partie de la Brigade, il est devenu membre de la Pléiade plus tard. Malgré sa réputation précoce, il restait tout le temps en marge de la Pléiade, après l’an 1560, il a disparu de la scène. II. Analyse formelle En premier lieu, nous allons nous occuper de la forme du poème pour vérifier sa régularité apparente et confirmer les traits typiques pour le mouvement de la Pléiade. Le poème se compose de quatorze vers qui sont divisés en quatre strophes isométriques. Il s’agit précisément de deux quatrains suivis de deux tercets ce qui correspond à la forme du sonnet. Afin d’atteindre une composition entièrement parfaite, le poète utilise le vers décasyllabique. De plus, la césure tombe régulièrement après la quatrième syllabe, de manière que l’hémistiche de quatre syllabes est séparée de celle de six syllabes. Sauf la loi de trois consonnes, nous sommes forcée d’appliquer la diérèse dans le 10^e vers (voir « li/ez »). Dans la disposition des rimes, démontrée dans le tableau, nous pouvons distinguer des rimes embrassées dans les quatrains, toutefois les tercets sont construits d’une façon plus compliquée. Il nous semble, au premier coup d’œil, que les rimes plates sont suivies d’une seule rime répétée. Or, la rime désignée comme D contribue essentiellement au caractère ouvert des tercets en les entrelaçant. La disposition des rimes représente le sonnet italien – il est considéré comme la forme fixe poétique la plus employée par d’autres membres de la Pléiade. Qui plus est, la distribution de rimes oxytoniques et paroxytoniques nous fait preuve que le poète tient observer la règle de l’alternance imposée par Pierre de Ronsard. En revanche, l’usage des rimes ne montre pas une grande originalité, presque toutes les rimes sont qualifiées comme suffisantes (A : moi – aperçois – pourquoi – vois [wa], B : vie – envie – convie – asservie [vi], D : ornement – tourment [mã], E : Ange – louange [ãʒ]), seul le couple des doublets C (carmes – charmes [aRm]) passe pour riche. Nous avons aussi remarqué que les rimes choisies par notre auteur sont assez fréquentes dans la poésie de la Pléiade, notamment le couple Ange – louange apparaît auprès des poètes tels que du Bellay ou Ronsard. Enfin nous voudrions nous pencher sur la sonorité du poème. Bien qu’il n’y ait aucun son tout fait prépondérant, nous sommes capable de dépister plusieurs phones dont la répétition évoque une certaine atmosphère semblable au thème du poème. D’un côté, c’est le cas de l’assonance des voyelles nasales qui, en combinaison avec des voyelles écartées comme /ε/, /e/ ou /i/, suscitent une impression atténuée et allongée. De l’autre côté, on observe une allitération abondante des liquides /ʁ/, /l/, des occlusives /d/, /t/, ainsi que des constrictives /v/, /f/. L’aspect phonique des consonnes mentionnées détruit la mélodie harmonieuse instaurée par les voyelles, on s’aperçoit même d’une cacophonie, c’est-à-dire que les groupes consonantiques, visibles particulièrement dans les mots « traîtres », « croissez », « asservie » etc., sont trop désagréables à ouïr. D’où résulte l’effet total d’une longue complainte dont la lenteur est interrompue par des cris âpres, poussés bout de force. Pour conclure la première partie de notre analyse, il convient de souligner que le poème étudié répond à la forme exigée par la doctrine poétique de la Pléiade. L’unique défaut repose sur l’usage du décasyllabe, tenu plutôt pour le vers héroïque, au lieu de l’alexadrin, généralement préféré. Néanmoins, comme nous l’aura révélé la partie suivante de l’analyse, ce poème peut être classifié comme sonnet pétrarquiste[3]. III. Analyse thématique Avant d’entreprendre l’analyse approfondie du thème, nous voudrions décrire en quelques mots la création poétique de cet auteur. Sa poésie se distingue par une riche et vive invention, ses vers précipitamment créés font naître un ravissement inexplicable. Même du Bellay à peine trouve-t-il les mots propres afin de dépeindre la fascination provoquée par ses vers. Comme il dit dans un des sonnets inclus dans le recueil intitulé Les Regrets : « Mais je ne sais comment ce démon de Jodelle (Démon est-il vraiment car d’une voix mortelle Ne sortent point ses vers) tout soudian que je l’ai M’aiguillonne, m’époint, m’épouvante, m’affolle Et comme Apollon fait de sa prêtresse folle À moi-même m’ôtant, me ravit tout à soi. »[4] Jodelle était donc apprécié de ses collègues de la Pléiade pour son imagination, il passe aussi pour le grand compositeur des sonnets en vers rapportés ce qui exige un esprit vraiment ingénieux. Pourtant, on lui reproche de priver la phrase de rythme par la désarticulation. De plus, il est observable que les sonnets pétrarquistes issus de sa plume comprennent presque tous des images similaires, à savoir l’anéantissement de l’homme sous l’emprise d’une maîtresse superbe.[5] À supposer que « l’amour ne lui inspire que de fades images empruntées aux poéteraux d’Italie, »[6] nous serions obligée de constater que, du point de vue thématique, le poème analysé aurait appartenu à des sonnets plutôt médiocres. Malgré le préjugé qui présume une maîtresse cruelle étant à l’origine de ses supplices, nous allons nous efforcer de dévoiler une motivation plus intime dans ce poème. Pour continuer dans notre analyse, il faut d’abord revenir aux conclusions de la partie précédente. Le genre envisagé, à savoir le sonnet, a une structure syntaxique particulière à ce que nous allons nous intéresser. Du point de vue syntaxique, les deux quatrains sont conçus comme deux unités fermées et indépendantes, vu que chacun est formé d’une seule phrase. Par contre, les tercets représentant les parties juxtaposées d’une phrase complexe sont ouverts. Ainsi, la fermeture syntaxique suivie de l’ouverture se reflète dans le niveau sémantique. Il convient de mentionner une infraction considérable à l’ordre canonique des mots. C’est le cas du vers n. 6 : l’interrogation indirecte « pourqoui ma rage me convie à l’aimer tant » subit une dislocation du complément de verbe. Il s’agit d’un moyen emprunté à la poésie latine. Ensuite, nous voudrions examiner les unités lexicales employées dans le poème. Si nous établissons des champs lexicaux, il y en a trois. Premièrement, c’est la notion de séduire qui comprend entre autres les verbes appâter, convier ou les mots charme et envie. Nous pouvons y classer l’unité lexicale rage, étant donné qu’elle exprime aussi une folie, voire une envie violente. Deuxièmement, un champ lexical se forme autour de la servitude, y compris le verbe asservir et le mot tourment, perçu comme une des conséquences implicites. Troisièmement, on regroupe des unités connectées avec la notion de la tromperie. Toutes les unités appartenant à ce champ lexical partagent un trait distinctif (fard, ornement, feindre, etc.). Ce n’est que la vue qui prend part à l’action décrite dans le poème, en d’autres termes, le poète nous montre sa double vision : il tente de percevoir la réalité, toutefois sa vue ne saisit que l’illusion. Ainsi, le poème incarne en effet le trompe-œil poétique. L’ambiguïté est renforcée par l’usage de quelques figures stylistiques. Sauf l’apostrophe dans le premier vers (« O traîtres vers »), on y trouve la métaphore (« faire d’un Diable un Ange ») et la paronomase qui consiste à rimer les doublets carme et charme à la prononciation paronymique. Maintenant, nous pouvons nous consacrer à l’étude des motifs. Vu l’analyse lexicale, il y a un motif très accentué, c’est le déguisement à la suite duquel survient la trahison, c’est-à-dire que la réalité subit une transfiguration à cause de laquelle le poète ainsi que le lecteur sont trompés. La tromperie mentionnée entraîne un autre motif important, le contraste qui est visible notamment dans le dernier tercet : (12) le Diable noir est transformé dans son contraire blanc, l’Ange, (13+14) l’aveuglement est mis en opposition avec les yeux ouverts ainsi que louer s’oppose à la signification de tourmenter. Si nous préférons parcourir le poème d’une manière syntagmatique, le premier phénomène qui nous saute aux yeux est évidemment la personnification des vers accusés par le poète. Celui en tant que sujet parlant apparaît dès le début sous forme des pronoms personnels, par exemple « traîtres contre moi ». La première strophe décrit son état affectif, il se sent séduit et leurré en même temps. Il exprime sa déception en reprochant aux vers de l’avoir trahi. Cependant, les vers sont dotés d’une existence infinie grâce à lui. Le poète en tant que créateur nous révèle le paradoxe fondamental de sa vie : bien qu’il renonce à se fier aux images poétiques, il ne cesse de les créer à son tour. Puisse-t-il croire aux vers écrits de sa propre main ? Le second quatrain porte sur une complainte amoureuse. C’est notamment le pronom personnel « elle » qui indique l’objet de son amour. Le sujet parlant est en quête des raisons valables pour lesquelles il devrait persévérer dans ses sentiments amoureux. La partie suivante nous semble la plus difficile à expliquer : « Mais nonobstant ma pauvre âme asservie ne me la feint telle que je la vois ». Le verbe feindre est dans ce contexte employé au sens du verbe montrer, néanmoins nous nous apercevons d’une légère incertitude. Le poète dénonce la feintise, il cherche à éclaircir l’image de l’aimée. Pourtant, il n’y réussit pas, demeurant son esclave dépourvu de tout pouvoir. Son « âme asservie » est dorénavant vaincue par l’amour furieux. Dans la troisième strophe, nous pouvons observer les vers personnifiés qui deviennent intermédiaires entre le poète et l’objet de sa rage. L’auteur se plaint d’être attaché aux attraits de l’objet féminisé. De nouveau, ce sont les vers qui embellissent cet objet en le défigurant. Comme le poète passe pour leur créateur, il avoue sa faiblesse pas ces mots : « qui me liez moi-même dans mes charmes ». Le dernier tercet nous fournit l’unique indice de l’ancrage temporel. En disant « Jà si long temps », le poète affirme que l’emprise des vers sur lui dure depuis longtemps et probablement ne va jamais finir. Contrairement au passé, le poète se rend compte de la nature distordue que lui fournissent ses propres vers. Cette prise de conscience est accompagnée d’un refus total vis-à-vis des faux ornements. À partir des motifs de base, il est possible d’envisager plusieurs interprétations du thème central du poème. C’est en particulier « elle » ce qui nous reste à deviner. La question principale est de savoir s’il s’agit d’une femme aimée, en d’autres termes de la Dame qui règne sur le cœur du poète. Cette interprétation paraît la plus convenable par rapport au contexte de l’époque puisque le sonnet peut répondre à une lettre de la Dame adorée. Ainsi, Jodelle « exprime sa colère vis-à-vis de l’image anoblie de la dame et en impute la responsablitié au texte poétique ».[7] Néanmoins, nous ne partageons pas l’opinion déclarée. Selon une autre interprétation, l’image de la femme aimée devient impersonnelle, la dame est substituée par la Muse. La déesse d’origine grecque incarne la poésie même. Qui plus est, la Muse inspiratrice évoque le talent du poète, souvent désigné comme la fureur poétique. Nous appréhendons le poème comme une lutte métaphorique entre le poète et sa Muse. En invoquant son inspiratrice, il nous dévoile la plus grande incertitude existentielle qui l’envahisse – par manque de souffle créateur, sa fureur s’éteindra. C’est en réalité la poésie qui domine son cœur, il ne peut ni l’emporter sur sa folie de rédiger des vers, ni l’apaiser. La poésie reste toujours l’unique amour de sa vie. En guise de conclusion, nous voudrions constater que c’est le poète même qui vise à dénoncer sa propre création. Nous concevons ce phénomène comme un combat intérieur du poète déchiré qui ne sait trouver des moyens pour exprimer son don naturel. Le mépris des vers mensongers qui fardent la réalité nous dévoile une dimension plus profonde de l’âme du poète. Il ne faut pas omettre les aspects baroques qui sont remarquables dans ce poème, à titre d’exemple le mensonge, l’artifice. Dans une certaine mesure, Jodelle passerait pour précurseur des poètes tels que Agrippa d’Aubigné, Jean de Sponde, Jean Baptiste Chassignet et d’autres. IV. Bibliographie · CHAMARD, Henri, Les Origines de la poésie française de la Renaissance. Paris : E. De Boccard, 1920. 307 pages. · DU BELLAY, Joachim, DROZ, E., Les Antiquitez de Rome, Les Regrets. Lille : Giard, 1947, 162 pages. · MORÇAY, Raoul, La Renaissance. Paris : J. De Gigord, 1933. 550 pages. · SABOURDY, Philippe, Anthologie de la poésie française : du Moyen âge à nos jours. Studyrama, Panorama d'un auteur, 2005. 224 pages. · ŠIMEK, Otakar, Dějiny francouzské literatury v obrysech. Díl II. Renesance a reformace : století XVI. 2. opr. a dopl. vyd. Praha : Sfinx Bohumil Janda, 1948. 229 pages. · ŠRÁMEK, Jiří, Přehled dějin francouzské literatury. Brno : Masarykova univerzita, 1997, 233 pages. V. Sitographie § http://www.unjourunpoeme.fr/auteurs/jodelle-etienne § http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Jodelle/174280 § http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tienne_Jodelle ________________________________ [1] Copié de SABOURDY, Philippe, Anthologie de la poésie française : du Moyen âge à nos jours, Studyrama, Panorama d'un auteur, 2005, pp. 58-59. [2] Rigolot, François: Poésie et Rénaissance, Édition du Seuil, 2002, p. 219 [3] Petrarque a établi l’expression propre pour l’amour, le sonnet fixé par lui devrait dépeindre le supplice amoureux du poète qui souffre de son amour platonique envers une haute dame. Il est question d’une continuation de la poésie courtoise. [4] DU BELLAY, J., DROZ, E., Les Antiquitez de Rome, Les Regrets, p. 132. [5] À titre d’exemples, on peut citer les poèmes comme : Je meure si jamais j’adore plus tes yeux et d’autres inclus dans le recueil Contr’amours, disponible sur le site : . [6] MORÇAY, R., La Renaissance, p. 381. [7] SABOURDY, Ph., Anthologie de la poésie française : du Moyen âge à nos jours, p. 59.