CHARLES BAUDELAIRE : QUAND LE CIEL BAS ET LOURD I. Introduction Charles Baudelaire est l’un des plus célèbres poètes français du XIXe siècle. Il s’impose tout d’abord en tant que critique d’art, il découvre pour le public français la musique de Richard Wagner et il est également le premier traducteur en français d’Edgar Allan Poe. C’est Baudelaire que l’on doit la définition des principes créateurs de la poésie moderne, du symbolisme au surréalisme. Son but est d’atteindre la vérité essentielle. Sa poésie tente de révéler les liens entre le bonheur et l’idéal inaccessible, entre le mal et la beauté, entre la violence et la volupté, entre le poète et son lecteur. Les Fleurs du Mal sont le seul recueil de poésies que Baudelaire ait publié de son vivant. Il s’agit de courts poèmes reflétant dans une grande mesure la vie et la personnalité de l’auteur. Publiée une première fois en 1857, cette œuvre composée de cinq parties (Spleen et Idéal, Fleurs du Mal, Révolte, Le Vin et La Mort) provoque un scandale. Baudelaire se voit obligé de retirer six poèmes jugés comme portant atteinte à la morale publique. La seconde édition paraît en 1861 et Baudelaire y ajoute trente-cinq nouveaux poèmes, en y effectuant toutes sortes de corrections et de réagencements. Le poème que nous allons analyser dans ce travail, fait partie de la section Spleen et Idéal, où il est précédé de trois autres poèmes portant le même nom : Spleen. II. Analyse du poème II.1 Composition du poème et remarques générales Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris; Quand la pluie, étalant ses immenses traînées, D'une vaste prison imite les barreaux, Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement. — Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, Vaincu, pleure et l'Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. Le poème se compose de cinq strophes isométriques comptant chacune quatre alexandrins. Les rimes de chaque quatrain sont disposées sur le modèle ABAB, il s’agit donc de rimes croisées. Nous voyons également que la loi de l’alternance des rimes masculines et féminines est ici bien respectée. Seules trois rimes sont isométriques : « humide-timide » (v.5 et 7), « barreaux-cerveaux » (v.10 et 12) et « furie-patrie » (v.13 et 15). Les autres sont donc hétérométriques. En ce qui concerne la qualité des rimes, la plupart d’entre elles sont riches (v.1-8, 18 et 20). Les rimes des vers 13-15, 17 et 19 sont suffisantes et les rimes du troisième quatrain sont pauvres. La composition du poème est particulière : le texte est construit autour de deux phrases. Les trois premiers quatrains contiennent cinq subordonnées circonstancielles de temps (commençant par « Quand » et « Et que »), qui sont elles-mêmes développées par d’autres subordonnées (introduites par « Où », « battant », « se cognant », « étalant »). Ces subordonnées constituent une première étape énonçant les circonstances qui sont à l’origine du spleen. Elles représentent en même temps l’ébauche d’un espace qui prépare et explique le spleen, la montée de la crise. Viennent ensuite deux proposition principales : la première par laquelle se termine la première phrase du texte qui s’étale donc sur quatre strophes. La seconde proposition principale correspond au cinquième quatrain. Ces deux dernières strophes décrivent le paroxysme de la crise menant à la défaite du poète. Nous pouvons également remarquer que dans la première partie du texte, le poète emploie la première personne du pluriel : « il nous verse » (v.4), « nos cerveaux » (v.12). Le spleen serait ainsi universel, il toucherait tout le monde. La première personne du singulier n’apparaît que dans la dernière strophe - « dans mon âme » (v.18) et « sur mon crâne incliné » (v.20) - ce qui montre bien que l’auteur est inclus dans ceux qui sont anéantis par le spleen, mais cela donne également l’impression que son sort est encore plus désespéré que celui des autres humains. Le caractère universel du spleen est en outre souligné par le temps des verbes qui sont tous au présent de vérité générale. II.2 Analyse des trois premières strophes Les trois premières strophes sont chacune dédiées à un élément : l’Air (le ciel) pour la première, la Terre pour la deuxième et l’Eau (la pluie) pour la troisième. Nous pouvons relever ici l’idée d’enfermement. D’un côté, c’est nous qui sommes enfermés par ces éléments. De l’autre, l’emploi anaphorique de « Quand » donne à ces trois quatrains une sorte d’unité qui fait qu’ils paraissent renfermés sur eux-mêmes. L’ambiance que le poète évoque est très pesante, voire impossible à supporter. Les sonorités des trois premières strophes aident à exprimer la douleur. Le poète emploie souvent des nasales (« Quand… gémissant en… longs ennuis… l’horizon embrassant… changée en un … Espérance… battant… se cognant… plafonds… étalant... immenses… vient tendre… fond… »), des consonnes sifflantes (« ciel bas et… pèse… sur l’esprit gémissant… longs ennuis… l’horizon embrassant… cercle… verse… triste… l’Espérance… s’en va…son aile…se cognant… ses immenses… vaste prison…ses filets… »), ainsi que l’assonance en « i » à la rime (« ennuis-nuits, humide-timide, souris-pourris »). Les alexandrins qui sont déjà des vers assez longs, puisqu’ils contiennent douze syllabes, se trouvent encore plus allongés grâce à l’enjambement (v.1-2, 9-12), renforcé par la conjonction « et » (v.3 et 11). Tout ceci permet d’insister sur l’idée de pesanteur. De plus, le verbe « pèse » se trouve comme isolé et mis en valeur par l’accent qui tombe sur lui et par le rythme du premier vers (3+3+2+4). Dans la première strophe, la comparaison « comme un couvercle », associée au « ciel bas et lourd», renforce l’idée d’enfermement en réduisant l’espace. « L’esprit », qui est d’ailleurs ici personnifié car décrit comme « gémissant », étouffe sous le poids du ciel. L’espace paraît encore plus réduit lorsque le poète passe du vertical (« ciel-esprit ») à l’horizontal (« horizon-cercle »). Les mots comme « pèse, proie, ennuis, triste » mettent en évidence l’humeur maussade. Nous pouvons également relever dans le quatrième vers une hyperbole où le poète utilise un oxymore (« jour noir ») associé à un comparatif de supériorité (« plus triste que les nuits »). Ceci permet d’insister sur le caractère sombre de l’ambiance. Dans la deuxième strophe, l’enfermement se concrétise. En effet, « la terre est changée en un cachot humide », c’est-à-dire qu’elle est devenue une sorte de prison. Les expressions appartenant au réseau lexical de la prison sont assez nombreuses : « cachot, battant les mûrs, cognant la tête, plafonds pourris ». Nous pouvons également souligner le fait que « humide » et « pourris » sont des adjectifs à connotation péjorative et qu’ils augmentent par conséquent l’horreur de cet enfermement. Le poète utilise l’allégorie de l’Espérance en l’écrivant avec une majuscule. Cette Espérance, comparée à « une chauve-souris », tente vainement de s’échapper de cette prison « se cognant la tête à des plafonds ». Dans les vers 5 et 6, le rythme est saccadé par l’utilisation de virgules ce qui fait penser aux mouvements désordonnés de la chauve-souris qui se heurte contre les murs. De plus, l’importance de l’image de la « chauve-souris » est mise en évidence par le rythme du vers, puisque le comparé (« l’Espérance ») ne contient que quatre syllabes, alors que le comparant (« comme une chauve-souris ») en compte sept. Par ailleurs, dans les vers 7 et 8, les allitérations en « t » (« battant, timide, tête ») et en « p » (« plafonds pourris ») reproduisent le bruit de ses coups d’ailes sur les murs et sur les plafonds. Le troisième quatrain commence à nouveau par la conjonction « Quand ». Son utilisation anaphorique donne l’impression que tout est contre le poète, c’est comme si les trois éléments – « le ciel, la terre, la pluie » - s’acharnaient sur lui. Nous retrouvons ici les thèmes des deux premières strophes. Tout d’abord, « la pluie » rappelle le « ciel bas et lourd » du premier quatrain. Ensuite, c’est l’idée de la prison qui est développée ici. En effet, « la pluie » ressemble aux « barreaux » d’une prison. De plus, pour souligner l’impression d’envahissement, le poète a recours à une inversion lorsqu’il place l’expression « D’une vaste prison » (que nous pourrions d’ailleurs qualifier d’oxymorique) devant « imite les barreaux ». Les « immenses traînées » de « la pluie » associées à d’autres expressions rappelant l’eau et l’humidité, telles que « verse » (v.4) et « humide » (v.5), font penser au déluge. Par ailleurs, il y aurait une sorte de fusion entre le ciel et la terre reliés par ces « traînées » de « la pluie », ce qui accentue le sentiment d’oppression du poète. Dans le vers 11, « Et que » introduisant une autre subordonnée temporelle souligne l’aggravation de la situation. Le poète utilise la métaphore d’« araignées » qu’il qualifie par l’adjectif dépréciatif « infâmes » et dont les toiles (devenues des « filets ») s’associent à l’image des « barreaux » rappelant ainsi le contexte de la prison. De plus, il s’agit de tout un « peuple » de ces insectes effrayants, qui plus est « un peuple muet », mais dont le grouillement envahit « nos cerveaux » telles les pensées noires, angoissantes et déprimantes dont nous ne pouvons pas nous débarrasser. Nous pouvons également noter que le spleen évoqué dans cette strophe progresse de l’extérieur vers l’intérieur, c’est-à-dire jusqu’au plus profond de nous (« au fond de nos cerveaux »). L’atmosphère est donc de plus en plus angoissante. II.3 Analyse des deux dernières strophes Alors que dans les trois premières strophes le mouvement était descendant (du ciel à la terre), dans la quatrième le « hurlement » des « cloches » monte vers le ciel. Les anaphores et les nombreux enjambements des douze premiers vers évoquant les circonstances de la montée de la crise reflétaient la lenteur des « longs ennuis ». Or, dans la quatrième strophe, le rythme s’accélère avec le paroxysme de la crise. L’adverbe de temps « tout à coup » implique que cette crise éclate brusquement. Les « cloches », qui sont pourtant un sujet inanimé, s’animent ici. Les verbes de mouvement que le poète utilise font même penser à des mouvements incontrôlés : les cloches « sautent », de plus « avec furie », elles « lancent ». Nous pouvons également relever le fait que le vers 13 ne contient que des mots une ou deux syllabes et que l’allitération en « t » dans ce même vers (« …tout à coup sautent avec… ») reproduit le bruit des coups de cloches. Tout ceci associé aux mouvements extrêmes des « cloches » et à leur « affreux hurlement » révèle le caractère violent de cette crise et exprime bien le déchaînement. Au silence succède le « hurlement » bruyant et « affreux » des cloches : c’est le dernier cri de désespoir. Les allitérations en « r » et en « s » (« … sautent… furie… lancent… vers… ciel… affreux hurlement… ainsi… esprits errants…sans patrie… se… geindre opiniâtrement ») viennent renforcer la description de cet hurlement et rendent celui-ci plus sonore. Par ailleurs, nous pouvons noter ici l’absence de la première personne (du pluriel ou du singulier). Le poète n’exprime pas lui-même son désespoir, mais ce sont les « esprits errants et sans patrie » qui le font à sa place, qui se mettent à se plaindre à haute voix (tout comme les cloches) de ce qu’ils ont subi en silence jusque là, en gémissant (ce qui rappelle le vers 2). Cette plainte est mise en valeur par la force de l’adverbe « opiniâtrement » dont la diérèse fait qu’il occupe une place importante dans le vers 16 et permet d’insister sur la souffrance du poète. Au début de la cinquième strophe, la conjonction de coordination « Et » montre qu’il y a un lien avec la strophe précédente. Or, le tiret qui précède cette conjonction implique une sorte de coupure. Cela sous-entend que ce quatrain constitue la suite de ce qui a été développé auparavant, mais qu’il y aurait un décalage par rapport à cela. Cette strophe est dominée par la mort. Les « longs corbillards » annoncent le changement du rythme. En effet, après l’agitation du quatrième quatrain, le rythme ralentit avec le mouvement lent, régulier (reproduit par le rythme du vers 17 : 3+3+3+3) et silencieux (car « sans tambours ni musique ») du cortège funèbre. Cette métaphore traduit l’effet que la crise a eu sur l’âme du poète qui est devenue un lieu de désolation. L’Espoir, qui est en contre-rejet, est personnifié car il « pleure », ce qui souligne la valeur allégorique de ce mot. Cette mise en valeur par contre-rejet contribue à annoncer sa défaite. En trois mots brefs (cinq syllabes en tout : « l’Espoir, vaincu, pleure ») et simples, le poète exprime le désespoir irrémédiable. En revanche, les huit syllabes qu’il donne à l’Angoisse - son « adversaire dans la guerre » (« l’Angoisse, atroce, despotique ») - soulignent la victoire écrasante de celle-ci. Les mots qu’il lui associe (« despotique…plante…drapeau ») rappellent l’autorité, le triomphe. L’expression « mon crâne incliné » sous-entend que le poète se trouve dans la position du vaincu, elle connote même la mort. L’Angoisse allégorisée y « plante son drapeau noir » : elle accomplit ainsi un geste victorieux, mis encore en valeur par l’inversion de ce dernier vers. Nous pouvons également remarquer que le poème s’achève sur l’adjectif « noir », qui est une couleur dominant tout le texte (« un jour noir… triste… chauve-souris… araignées… corbillards »). III. Conclusion Dans ce poème, Baudelaire met en œuvre différentes comparaisons, métaphores ou encore la musicalité de ses vers (les diverses sonorités, anaphores, etc.) pour dépeindre la montée de la crise jusqu’ son paroxysme, puis la défaite finale. Il fait défiler les images du ciel, de la terre, de la pluie et des cloches pour en arriver, dans la dernière strophe, au défilé du cortège funèbre. Ces images morbides et angoissantes passent par les sensations visuelles et auditives. Le spleen est un mal physique, moral, mais aussi métaphysique. Le poète se sent emprisonné dans ce décor triste, il étouffe dans cette ambiance lugubre. Ce mal touche à toutes les facultés de son esprit à tel point qu’il ne trouve plus de sens à sa vie, il est condamné à rester dans cet état où la mort semble être la seule issue. Le spleen gagne l’idéal : il est impossible pour le poète de s’évader de cette prison. L’Espoir, allégorisé, est le grand perdant dans cette bataille où l’Angoisse, tyrannique, sans pitié et toute puissante fête un triomphe sans appel. IV. Bibliographie et sites consultés ŠRÁMEK, J.: Dějiny francouzské literatury v kostce, Votobia, Olomouc, 1997. ŠRÁMEK, J.: Základy francouzské versifikace, http://www.phil.muni.cz/wurj/home/studium/informace/studijni-materialy/ http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Baudelaire http://baudelaire.litteratura.com/?rub=oeuvre&srub=pov http://membres.multimania.fr/odautrey/spleen.htm http://www.anagnosis.org/phil/baudelaire_spleen_78 http://michel.balmont.free.fr/pedago/elogeblame/figures.html