IV ĽHISTOIRE DE WILLY OUELLETTE, LE ROI DE LA RUINE-BABINES «J'sais pas si t'es t'icitte parce que t'as choisi d'etre icitte, mais dis-toé ben que moé, j'ai pas choisi d'etre icitte pis que ca me fait chier! J'ai jamais aimé conter des histoires, encore moins celle de ma vie, j'ai toujours aimé mieux m'exprimer avec mon harmonica qu'avec ma voix, pis ľidée de venir m'installer devant toe que j'ai jamais vu, sauf la fois que c'était au tour de Gloria de se confesser, pour sortir des choses qui regardent juste moé pis que j'aimerais mieux garder pour moé, est loin de me faire plaisir, laisse-moé te Je dire... Si c'était pas la seule facon que j'avais de sortir d'icitte pour ailer rejoindre ceux d'en haut, j'te renvoyerais ben raide d'oüsque tu viens pis j'me replongerais dans mon verre de rye qui finit toujours par me fournir l'oufc>li pis la paix. Quand tu bois, y a pus de limites entre la realite pis la fiction, tout est possible. Tu peux oublier que t'es t'icitte depuis tellement longtemps que tu te rappelles méme pus de quoi ca a I'air, dehors, ai peux aussi oublier que tu t'en sortiras pas tant que t'auras pas conté ton histoire ä quelqu'un qui va etre la juste pour ca, que tu risques de ťéterniser icitte parce qu'y a pas beaucoup de candidats qui se présentent, pis qu'en plus y faut que ťattendes ton tour parce qu'y en a qui sont la depuis plus longtemps que toe. Tu finis par te concentrer sur ton mal de bloc pis y a pus rien d'autre qui existe. Un bon gros mal de bJoc, ca occupe ! Trouves-tu ? Bois-tu ? 85 Mais c'est vrai que c'est pas toe quy faut qu'y parle... Faut croere qu'y a un prix pour toute, hein, ca fait que me v'la installe devant toe pour te conter comment ma musique a bouche a abouti au fond de ma gorge si je veux avoir la permission de me lever de la table, de traverser la taverne - j'appelle ca la taverne, ca me rappelle le bon vieux temps, la rue Sainte-Catherine, mes amis - pis de grimper le maudit escalier qui mene au theatre comrne j'ai vu Gloria le faire, l'autre fois... T'arais du entendre le cri de joie qu'elle a lance quand est arrivee en haut de 1'cscalier! On arait dit une petite fille au pied d'un arbre de Noel! Ou une sainte a la porte du paradis ! Y parait que quand j'vas etre devenu un lantome officiel du Musee du Monument-National, en haut, y vont me redonner le droit d'utiliser ma niinc-babines... Mais seulement quand le theatre est vide. Pas pendant les spectacles. Juste pour fa, juste pour la retrouver, la mouiller, la serrer entre mes levres pis attaquer mon all time favorite, le Beau Danube Bleu de Johann Strauss, j'trouve que fa vaut la peine de jouer le jeu. Si fas pas le gout de m'ecouter, fais semblant, fa me derangera pas pantoute. D'abord que le barman, la, la-bas, tu le vois, le maudit espion, le maudit pone-panier, le representant de ceux d'en haut, de ceux qui menent, de ceux qui decident, leur aieur a gages, tu le vois, celui qui fait semblant de couper des citrons alors qu'on sait tres bien tou'es deux qu'y nous ecoute, le chien sale, le maudit rapporteur, d'abord que lui pense que je me confesse, que chus sincere pis que tu m'ecoutes, on peut toujours s'en sortie... Mais arrange-toe pas pour t'endormir, par exemple, meme si tu trouves mon histoire ben plate, parce que c'est moe qui payerais, pis, cre-moe que je payerais cher! Tu comprends, je perdrais raon tour... Pis le prochain tour, ben... J'aime mieux pas penser a quand ca serait, mon prochain tour... Y en a un qui l'a manque, son tour, wof, y a ben des annees... Y a ete oblige de retourner au fond de la taverne, a la table la plus loin de la porte d'entree, pis, r'garde, tu peux le voir si tu te penches, y est en pleine depression depuis ce temps-la. Le vois-tu ? Y est gros, y est sale, y pue, pis son tour est encore loin d'etre revenu... En plus, compte-toi chanceux parce que son histoire, a lui, est la plus ennuyante de toutes celles qui doivent etre contees icitte ! J'plains le pauvre gars ou la pauvre fille qui va etre pogne a l'ecouter! En tout cas, j'te souhaite pas que ca soye toe ! Bon, ben, 'coudonc, allons-y, Alonzo, comme on disait quand j'etais petit... Faudrait ben que je commence si je veux finir! Chus la que je parle pour rien dire pis que je commence pas mon histoire, tu vas finir par penser que j'ai rien a dire ! Tu peux meme fermer les yeux si tu veux. Ca va peut-etre etre plus beau... Imagine-to^ un samedi soir de reve, une nuit d'ete chaude pis collante, une nuit ousque le monde est cochon parce que la lune, pleine pis toute rouge, s'est levee avec 1'intention de rendre fou tout ce qui bouge... La Main est en fete parce qu'a s'est trouve une nouvelle raison d'etre en fete, juste pour le fun, juste pour continuer le party de la veille qui lui-meme etait la suite d'un autre... Tu pourrais remonter comme ca jusqu'aux origines de la Main, jusqu'aux raisons de sa naissance, parce qu'elle a ete inventee pour ca, la Main, pour le party sans fin, pour le grand mal de bloc qui finit jamais pis qu'aucune aspirine peut soulager... Tout le monde est dans la rue, habille le moins possible, les guidounes sont franchement indecentes pis les travestis sont en calvaire parce qu'y peuvent pas en 6ter autant qu'elles sans que ca paraisse qu'y sont pas des vraies femmes... Au-dessus de tout ga, y a une musique qui plane. L'entends-tu ? Tu peux choisir le morceau, si tu veux. J'te donne le choix : LeBeau Danube bleu, je viens d'en parler, ou ben La meditation de Thais de 86 87 Massenet. Aimes-tu mieux La meditation de Thais de Massenet ? C'est peut-etre plus approprie pour une nuit d'ere, hetn, c'est plus... C'est quoi le mot ? Sensuel. C'est plus sensuel. Parce que, oui, tu l'as devin£, c'est ma musique ä bouche que t'entends, c'est moe qui joue. C'est ma musique qui virevolte comme un papillon soül au-dessus de la rue Saint-Laurent, entre Sainte-Catherine pis Dorchester, pour accompagner tous les coups has, tous les mensonges, toutes les pitoyables transactions qui se font au detriment des pauvres gars sans defense, des pauvres reveurs, des pauvres innocents qui ont pas les moyens de se payer du bon temps dans les endroits soi-disant chic de Montreal pis qui viennent icitte se faire pJeumer, les pauvres. les pauvres niaiseux. Se faire pleumer pis aboutir avec rien d'autre que le fameux mal de bloc qui va passer juste si tu continues le party. Ou une douleur entre les jambes qui va fleurir comme une plante empoisonnee si t'en prends pas soin tu-suite, Sais-tu que c'est pas si desagreable, en fin de compte, de conter son histoire ? Y suffil de s'ecouter parier. Si tu me permets, j'vas m'ecouter parier pendant le reste de mon recit, ca va peut-etre le rendre plus interessant... Pour moe autant que pour toe. Y faut que je te dise, aussi, qu'ä l'epoque dont je te parle, ma musique faisait pas l'affaire de tout le monde. Y en avait une bonne gang que j'enervais depuis un bout de temps - les gros bras de Maurice-la-piasse, par exemple - parce qu'y disaient que je servais ä rien, qu'y avait pas d'argent ä faire avec moe pis, surtout, que je jouais faux, C'est vrai que je jouais faux. C'est vrai que La meditation de Thais de Massenet, c'est enervant quand c'est pas bien joue, mats, comme je leur disais souvent, j'avais le droit de vivre, moe aussi, favais le droit de m'exprimer, je derangeais personne, j'empechais aucun de leurs maudits marches de se conclure, qu'y me laissent done en paix,,. Quand y passaient devant moe, y se bouchaient les oreilles avec des gestes exageres ou ben y pigeaient les plus grosses pieces d'argent au fond de ma casquette qu'y aliaient ensuite garrocher a un queSconque queteux qui se donnait meme pas la peine de jouer de la musique pour meriter ce qu'on y lancait,., Y les enduraient, eux autres, les queteux qui pusent pis qui pissent dans leurs culottes, mais y auraient voulu que moe j'arrete de jouer de mon harmonica 1 No way, bebe ! Faut dire aussi qu'en tant que musicien ambulant, j'etais temoin d'a peu pres tout ce qui se passait dans le quartier pis que ca derangeait ceux qui tenaient les renes, qui voulaient garder le pouvoir... Y m'appelaient le senteux de canegons parce que je jouais souvent assis sur le trottoir pis que mon nez se retrouvait a la hauteur de leur cul, y me don-naient des coups de pieds en passant, des claques deniere !a tete. Y savaient que je parierais jamais, j'aurais eu trop peur des consequences, mais ga les faisait chier de savoir que je savais des choses que j'aurais pas du savoir. Un exemple... T'as le temps que je te donne un exemple ? Ben oui, c'est vrai, si ca fait partie de mon histoire... J'ai-tu parle, moe, quand y ont regie son cas a Greta-la-Jeune parce qu'est-tait rendue qu'a buvatt trop depuis la mort de Greta-Ia-Vieille, qu'a faisait quasiment pus de clients, pis que Maurice avait fini par pretendre qu'a y coutait de 1'argent (j'ai jamais su comment a pouvait y couter de t'argent, Maurice etait loin d'etre genereux avec ses guidounes, mais ca c'est une autre question) ? Ben non, j'ai pas parle ! J'ai rien dit! Je parlais jamais ! J'etais temoin d'a peu pres tout ce qui se passait de croclie dans le bout, mais j'aurais jamais parle ! Jamais ! Un autre exemple ; quand Tooth-Pick, le bras droit de Maurice, a assassine la Duchesse de Langeais dans le parking en face du Monument-National, au beau milieu des Olympiques de 1976, y s'est pas rendu compte qu'y avait de la musique 89 qui jouait ? Hein ? En tout cas, y en a jamais parlé ! Y était-tu habitué a ma ruine-babines au point ou y Fentendait pus quand j'en jouais ? J'etais-tu devenu la trame sonore de la vie de la Main au point oil on finissait par oublier que rest quelqu'un, quelqu'un de vivant, avec des yeux pis des oreilles, qui improvisait tout ca, quelqu'un qui comprenait trěs bien ce qui se passait pis qui pouvait en tirer ses propres conclusions ? Quand la Duchesse a remonté la Main comme une reine, avec le couteau planté dans le ventre parce qu'a voulait pas mourir comme une nobody au fond d'un parking, entre deux poubelles pis des aiguilles de dope, pis quand a g'est effouerrée au coin de Saint-Laurent pis Sainte-Catherine, avec les entrailles qui y pendaient entre les mains, plus majestueuse qu'elle I'avait jamais été, personne a remarqué la magnifique marche funěbre qui accompagnait tout ca ? Personne a entendu la plus belle musique qui est jamais sortie de mon harmonica, en I'honneur de la Duchesse, la seule vraie reine que la Main a jamais connue ? On dirait ben que non. Les guidounes, les travestis, les clients, les policiers, ceux qui tiennent les fils pis qui font danser toutes ces marionnettes-lá, y savaient done pus que j'existais ? Personne savait pus que j'existais ? Oui, ben siir que oui qu'y le savaient. J'te l'ai dit, tout a Iheure, je dérangeais ben du monde, je le sentais, mais je savais pas á quel point. Je prenais les coups de pieds ou les tapes derriěre la těte comme des avenissements, oui, e'est vrai, mais je savais pas que ces avertissements-lá étaient sérieux... que fétaiš surveillé, que j'etais en danger... Mais revenons-en á la belle nuit ďété dont je te parlais tout á l'heure. Y fait tellement beau ! Prends une grande respiration... Sens-tu, derriére l'odeur de biěre mal digérée, le vomi qui salit les trottoirs, le parfum bon marché des filles, vraies ou fausses, qu'on croise entre de Maisonneuve et 90 La Gauchetiěre, sens-lu la vraie senteur de la nuit ? Celle qui vient de la pleine lune, qui te colle ä la peau pis qui te fait faire des betises irreparables ? Le parfum des choses défendues, méme ici, sur la Main ou tout est cense étre permis ? Mais qu'est-ce qui poutrait étre défendu, hein, quoi done? M'as te le dire, moé. Parce que je Tai vecu pis que je paye encore pour. Une bonne action, e'est ca qui est défendu ! Mais y a beau faire un temps superbe, chus pas en forme, ce soir-lä. Pourtant tout devrait me porter ä trouver la vie belle : le temps, les odeurs, le monde qui se proměně, Fargent qui tombe plus facilement dans ma casquette que d'habitude (quand y fait beau pis qu'y sont émoustillés, les promeneurs sont plus généreux)... Mais je me sens vieux depuis quequ'temps, fai la vessie qui déborde trop souvent, j'ai mal aux jambes, j'ai des brülements d'estomac qui me font montér les larmes aux yeux... Je le suis, vieux, ca e'est sur, je traíne sur la Main depuis des dizaines ďannées, j'ai passé depuis longtemps l'äge d'errer, comme ca, sans but, en quétant mon pain avec ma musique ä bouche, mais j'ai tenu bon jusqu'ä 1'année passée sans trop de problěmes, méme l'hiver m'a pas trop posé de soucis, mais depuis le printemps, je sais pas, j'me sens... j'me sens comme rapetisser ou ben partir en morceaux. As-lu dejä eu c't'mipression-la, toé, de partir en morceaux, que chaque matin y a un bout de toé qui a disparu pendant la nuit pis qu'un bon jour y vont juste retrouver un petit paquet d'os insignifiants qu'y reconnaitront méme pas tellement y restera pus grand-chose de toé lä-dedans ? Ben, laisse-moé te dire que ca serre le cceur. Parce que e'est pas long que tu penses que ťas servi ä rien ! Tout ca pour te dire que la nuit a beau étre splendide avec ses parfums prometteurs pis la foule complětement folie, moé, j'me sens plutöt comme un vieux chien fatiqué qui se traíne comme y peut. Méme ma ruine-babines m'ecceure un peu parce 91 qu'elle a commence ä rouiller pis que des fois elJe a un petit goüt de metal qui me remonte dans la bouche. Quand je serai méme pus capable de jouer de ma musique, qu'est-ce que j'vas faire pour gagner ma vie ? J'ai toujours, toujours refuse de quéter pis je commencerai certainement pas ä t'äge que j'ai. Ausskot le soleil couché, j'me sus ťinstallé dans une entree de magasin de dry goods qui a fermé ses portes ä six heures, corame tous les soirs. C'est le seul qui reste dans ce coin-lä de la Main, les autres ont dčménagé plus au nord ou ben ont fermé pour de bon. Les Juifs se meiern de leurs affaires pis nous auttes des nötres, mais je pense qu'y aiment pas tellement l'idee de ce qui peut se passer, la nuit, dans leurs entrees de magasin pis qu'y préfěrent s'en aller. Je les comprends. La Main, en tout cas la nötre, celle entre Maisonneuve pis La Gaucheiiěre, est pas faite pour le tissu ä la verge pis les boutons de culottes. Avant, oui, la vieille Main, celle que les plus vieux appellent la vraie Main, celle qui a été fondée par les emigrants juifs ä la fin du dix-neuviěme siěcle pis qui a dure jusqu'apres la guerre, c'te Mam-la était leur domaine, leur quartier, a leur appartenajt quasiment parce qu'y l'avaient mise au monde, mais tout fa a change avec le développement de la nouvelle Main, celle de la petite pis de la grande pegre, celle de 1'argent vite faite, vite dépensé, celle des stripteases pLs des clubs de nuit cheap, celle qu'on a connue, toé pis moé... Écoute-moé done aller, chus rendu que j'te fais un cours ďhistoire de la Main comme si ťéiais pas autant au courant que moé de ses nombreuses transformations ! J'te dis, j'y piends gout, ä m'ecouter parier, pis si ca continue comme ca, on va encore etre la demain matin pis j'aurai pas encore fini mon histoire... Ben non, ben non, aie pas petir, fais pas c'te tete-la, j'y arrive, lä, au cceur de mon récit ä... ä... comment on dit ca, déja... au principal de mon propos! Ca te surprend que je soye capable de m'exprimer comme je le fais ? Que je connaisse c't'expression-la ? C'est pas parce qu'on se contente de jouer de Tharmonica pour gagner sa vie que ^a veut dire qu'on n;a pas de vocabulaire, t'sais ! J'pourrais ties bien avoir frequente les grandes ecoles, avoir ete cure ou ben done un grand avocat, meme si ca paraTt pas ! Mais non. Chus juste un ignorant. Un vrai. Dans mon cas, on dirait que les mots viennent avec la parole. Quand je dis rien a parsonne pendant des jours, j ai de la misere a m'exprimer si j'essaye de recommencer, mais la, avec toe, tu vois, plus je parle, plus ca sort facilement... Bon, la Fin de mon histoire, a c't'heure... Y faut que je te dise d'abord que j'ai toujours eu un faible pour les femmes grassettes. Ca explique peut-etre en partie ce qui va se passer pendant cette si belle nuit-la... J'ai toujours aime" les femmes viandeuses, tu comprends, les femmes ragoutantes, pas les supports a linge ou ben les grandes pateres que t'oses a peine toucher parce que t'as peur de te faire mal; des vraies femmes, ce que j'appelle des femmes O. pas des femmes I, rondes pis voluptueuses, pas raides pis seches comme des piquets ! Pis Lola, parce qu'y va etre beaucoup question d'une denommee Lola dans ce qui s'en vient, Lola etait une des femmes les plus enveloppees de la Main. Pas comme la grosse Sophie, celle qui jouait si bien du piano, la, non, les femmes comme la grosse Sophie, les vraies grosses obeses, peuvent pas faire le trottoir, c'est trop fatiquant. C'est plate, parce qu'un temps je la trouvais elle aussi ben de mon gout, la grosse Sophie... Mais Lola... T'sais que e'etait son vrai nom, par-dessus le marche, qu'a s'appelait vraiment Lola ? Lola Baillargeon ! De quequ'part dans le bout d'Oka. Sa mere lisait Iniimite pis mm deivc, pis ca a I'air que les gypsies dans ces histoires-Ia s'appelaient souvent Lola pis qu'a trouvait que e'etait un beau nom pour une 92 93 fille. En tout cas, quand Lola passait devant mo€ avec sa demarche de lionne, ses deux cents livres de chairs molles pis son sourire devastateur, les jarnbes me tremblaient pis y a quequ'chose d'autre qui raidissait, laisse-moe te le dire! A le savait, la mosusse, pis a en profitait pour me jeter de temps en temps des ceillades qui faisaient monter ma temperature quequ'chose de rare ! C'te femme-la me donnait la fievre, c'est pas ben ben melant. pis une fievre que j'etais loin de vouloir guerir ! Mais Lola avait un defaut, en tout cas pour les gars de la pegre qui collectaient l'argent avant de la remettre a Maurice-la-piasse... Elle avait commence a se droguer un peu trop serieusement a Ieur gout. Sont droles, les gars de la pegre... C'est eux autres qui fournissent les guidounes pis les travestis en drogue, mais si y tombent dedans, y les punissent parce qu'y font moins d'argent! As-tu deja vu une mentality pareille. toe ? Avant, quand j'ai commence a trainer sur les trottoirs du redlight, y se contentaient de les bourrer aux goofballs pour les tenir reveilles, ou ben y leur vendaient de l'heroine a petites doses, mais a partir des annees soixante-soixante dix, y a une espece free for all qui s'est installe dans le quartier, peut-etre parce que la drogue etait devenue plus facile a trouver, moins chere, pis les gros bras ont laisse du jour au lendemain n'importe qui sniffer, se shooter, fumer... Y a merae des gros bras qui sont tombes dedans ! Moe-meme, si j'avais voulu, j'en avais qui me passait sous le nez a la soiree longue pis j'aurais pu m'en payer, meme avec le peu d'argent que je faisais avec LeBeau Danube bleu de Johann Strauss, imagine... Pis Lola, elle, comme ben de ses consceurs, comme aussi la plupart des travestis avec qui a partageait le trottoir, etait tombee dans la coke, la nouvelle mode, le nouveau paradis artificiel qui, en plus, a 1'entendre parler, la rendait plus intelligente. J'avais beau y dire que c'etait juste une impression qu'elle avait, qu'apres avoir jase avec elle quand est-tait cokee, j'avais pas pantoute le sentiment qu'est-tait plus intelligente mais juste plus bavarde, plus effrontee, plus hysterique.. Mais ce monde-la ecoute parsonne, pis Lola, ben sur, faisait pas exception... Des fois, a faisait pitie tellement est-tait droguee. Y m'est rneme arrive de la proteger des gros bras de Maurice en la cachant chez nous pendant quequs'heures. Mais j'ai jamais profite d'elle, par exemple ! Jamais! J'y ai jamais demande de me payer, en nature ou autrement, je la respectais trop pour ca ! Ah, a me remerciait, apres, a s'excusait, toute, a jurait qu'a recommencerait pus, mais ca aussi, les promesses d'ivrognes, j'en avais trop entendu dans ma vie pour y faire attention... Ca fait que je la laissais repartir en me disant que je la retrouverais dans le meme etat dans pas longtemps. Pis comme de faite, deux jours plus tard ou ben la semaine suivante, ca recommencait... Je le sais que c'est long avant que j'arrive au cceur de mon sujet, mais y faut que je me prepare, lu comprends, c'est la premiere fois que j'ai l'occasion de tout sortir, comme ca, pis je voudrais que ca soit clair, que tu comprennes, que t'acceptes, surtout, de me liberer d'icitte... J'vas quand meme etre mieux, en haut, avec les autres fantomes du Monument-National, qu'ecrase icitte a me ronger les sangs devant mon verre de boisson, non? En tout cas, y me semble... Mais j'y arrive... fy arrive. Pis ce qu'y se passe, la, juste au milieu de mon ventre, ga doit etre ca que les acteurs appellent le trac... C'est ben la premiere fois que je ressens ca, moe qui a pourtant pr6tendu toute ma vie etre un artiste ! D'habitude, je m'installe dans la lumiere pour que les passants me voient comme y faut parce que si y entendent juste ma musique, y sauront pas necessairement d'ou a vient pis je risque de perdre de l'argent. Mais ce soir-la, je sais pas, comme j'me sens pas ben, j'me suis refugie tout au fond de 1'entree du dry goods, j'me sus meme etendu le long de la porte, la tete sur ma veste que j'ai roulee pour 94 95 m'en faire un oreiller. J'ai aussi apporte un petit seize onces de rye pour passer le temps parce que je sais que j'aurai pas le courage de jouer de mon harmonica qui, ce soir-la, goute particulierement fort le metal rouille. J'ai du m'endormir parce que j'ai entendu des voix avant de voir ce qui se passe. Quelqu'un crie fort, tout d'un coup, une voix d'homme, une voix que je connais, pis une femme y repond en pleurant. Le temps que je me redresse un peu, j'me rends compte que Tooth-Pick, le maudit Tooth-Pick, le chien sale a Tooth-Pick, s'en prend encore a Lola. Y la laissera done jamais tranquille ? Deja, Ja semaine passee. y l'a trainee par les cheveux une bonne partie de la rue Saint-Laurent en y disant que c'tait la derniere fois qu'y I'avertissait, que la prochaine fois die le regretterait... Y se sont arrStes juste devant moi, Tooth-Pick a les deux mains posees sur les epaules de Lola qui, naturellement, droguee corame elle Test, est pas capable d'y repondre d'une facon sensee. A se contente de pleurnicher en se frottant le nez presque sans arreter. A saigne souvent du nez, depuis quequ'temps, pis ca ecceure certains clients qui sont peut-etre alles se plaindre a Maurice. J'peux pas vrairnent en vouloir a Tooth-Pick d'etre en calvaire, meme si je Thai's pour le tuer, y a avert! Lola des dizaines de fois, a l'ecoute pas, a fait a sa tete, a rit de lui dans son dos meme si y est son boss direct - y en a ben endure avec elle parce que e'est une des plus belles filles de la Main -, mais je sais ce qui s'en vient, je sais exactement ce qu'y va y faire parce que je 1'ai souvent vu clamper des prostituees ou ben des travestis au beau milieu de la rue pour faire des exemples, pis, je sais pas... £a t'est-tu deja arrive, toe, de parvenir a un point ou r'es pus capable d'en prendre ? T'sais, la seconde d'avant, t'avais encore de la patience ou ben de l'endurance, t'etais sur d'etre encore capable d'en avaler pour un bon bout de temps, pis tout d'un coup, y se passe quequ'ehose, y a une cassure qui se fait quequ'part en dedans de toe, ca fait un gros crac au niveau de ton estomac... pis tu vois rouge ! fa m'etait jamais arrive, avant, je pourrais meme dire que e'est la seule fois que ca m'est arrive pis que e'est pour ca que je me retrouve icitte, aujourd'hui, avec toé qui as la gentillesse pis la politesse de me faire croire que ce que j'te conte est intéressant... Avant méme que je m'en rende compte, chus debout dans mon entrée de magasin de dry goods pis je grimpe dans le visage de Tooth-Pick ! Je sais pas comment j'me sus rendu la, j'me sus pas apercu que je me ievais, que je me jetais sur lui, que je sortais les griffes... (J'garde mes ongies longs depuis des années, pas longs comme ceux des femmes, la, mais assez longs, J'garde mes ongies longs pis trěs propres parce qu'on les voit bien quand je joue de ma musique á bouche pis que les clients apprécient la propreté chez les personnes comme moé.) Premiere chose que je sais, je viens de planter mes ongies dans les joues de Tooth-Pick qui se mettent aussitót á saigner, pis Tooth-Pick, lui, se met á hurler de douleur pis me couvrir d'injures ! j'entends Lola qui me crie de me sauver, de pas rester lá, mais chus tellement surpris par ce que je viens de faire, chus tellement content en méme temps que terrifié du geste que je viens de poser, que je reste lá comme un bébé chevreuil dans les spots allumés d'un char, incapable de bouger... Pis je m'entends dire, imbecile, avec une voix qui est pas la mienne, une voix que j'ai été chercher j'sais pas trop ou pis qui sonne quasiment comme celle d'une femme : «Si tu y touches encore une fois, mon tabamac, j'te tue ! * Moé, Willy Ouellette, y dire une affaire de méme a lui, Tooth-Pick, le gars le plus dangereux, le plus influent, le plus susceptible du redlight! Faut-ru étre fou ! Lui-meme en est reste comme assommé, mais pas longtemps. Y a láehé Lola, oui, y l'a laissée se sauver pis c'est ca qu'elle a faite, est disparue en moins de cinq secondes, ma is j'ai vite compris que j'allais payer pour elle pis j'ai regarde le petit Hitler de Montreal s'approcher de moe en ricanant. Moe, niaiseux, j'me sus reTugie au fond de l'entree du magasin au lieu de suivre Lola. Pis c'est ca qui m'a coiite la vie. La vie, mon p'tit gars ! J'ai vu la mort se dinger vers moe en riant pis je Tai regardee dans les yeux pendant qu'a faisait sa job de tueuse. Tooth-Pick est plus grand que moe; je l'ai vu se pencher, oh, juste un peu, avec le sang qui y coulait dans le visage, le sang noir ä cause de I'eclairage au neon pis epais qui commencait ä barbouiller son cou pis tacher sa chemise qu'y garde toujours ouverte parce qu'y est fier de son estomac plat pis de ses pectoraux developpes. Chus debout devant lui, j'ai de la pisse qui commence ä me couler le long de la jambe gauche, je sais que ca va etre la meme chose en arriere dans pas longtemps, je vois sa main qui fouille ma poche de chemise, qui en sort ma ruine-babines pis je sais ce qui va se passer. Y m'a menace assez souvent pour que je devine qu'y va se faire un plaisir de tenir sa promesse, qu'y doit planifier ca depuis un bon bout de temps, I'ecceurant, qu'y attendait juste le bon moment pis que c'est moe-meme en personne. en fin de compte, qui y a fourni ! J'ai jamais vu des yeux comme les siens. Vicieux, excites, contents. Y est content de faire ce qu'y est en train de faire, I'ecceurant, pis y me le cache pas. Parce qu'y sail que c'est la derniere chose que j'vas voir dans ma vie, que c'est le dernier souvenir que j'vas apporter... ou, au fait? Y le sait-tu que c'est icitte que j'vas aboutir ? Dans la cave du Monument-National ? Avec des nobodies comme moe qui ont pas eu de chance pis qui ont paye pareil ? Non, probablement pas, mais de toute facon ca l'interesse pas, ce qui l'interesse c'est de lire la peur qu'y voit en ce moment meme dans mes yeux, de sentir la pisse qui coule dans l'entree du magasin, la marde qui va sortir d'une seconde a 1'autre en faisant un bruit d'egout qui se vide, ce qui l'interesse c'est de me voir- m'etouffer sur mon instrument de musique comme y me le promet depuis si longtemps, de me plier en deux, de devenir rouge, violet, bleu avant d'exploser comme une tomate mure qu'on garroche sur un mur. Je vois la ruine-babines qui s'approche de ma bouche, ben lentement, comme en slow motion, je vois, je regarde la mort qui s'approche pis... sais-tu quoi ? Sais-tu ce que j'ai fait juste au moment de mourir ? J'ai ouvert la bouche ! J'ai ouvert la bouche comme si j'allais recevoir la communion, pis c'est peut-etre ca en fin de compte que j'ai recu ! Je me souviens pas d'avoir etouffe ni d'avoir explose comme une tomate, je me souviens juste d'avoir recu la sainte communion pis de l'avoir acceptee comme si c'etait inevitable. Pis ma grande consolation c'est que Tooth-Pick lui-meme a abouti icitte lui aussi. Comme n'importe quel autre nobody. R'garde, c'est lui, la-bas, le maudit espion dont je parlais tout a l'heure, le barman qui fait semblant de couper ses citrons. Y a fini icitte comme coupeur de citrons pis y le prend pas ! Y est oblige de nous servir a boire, a c't'heure, apres nous avoir terrorises si longtemps, pis y a rien qui pourrait l'humilier autant! Tant mieux ! Ai'e, barman! Apporte-moe' done un autre rye! Que je te voye une derniere fois me servir! Avant que je monte en haut! Envoye, arrive, depeche-toe ! J'espere juste qu'y va etre oblige de te corner son histoire, lui aussi. Tu vas voir, est pas piquee des vers ! Mais si y te la conte, fais-mo£ plaisir, pardonnes-y rien pis donnes-y pas 1'absolution a lui! J'veux pas le voir arriver en haut, y reussirait a mettre la marde meme au paradis, le maudit! Pis je veux jouer de ma ruine-babines en paix! C'est plate que t'ayes pas le droit de venir me reconduire au Musee, parce que laisse-moe te dire que t'entendrais la plus belle musique de ta vie! JVas m'installer dans un coin tranquille, la ousque y aura pas de danger que je derange parsonne, j'vas sortir ma musique á bouche, j'vas me mouiller les lěvres, j'vas ensuite la mouiller, elle, pis laisse-moé te dire que ce qui va sortir de nous deux, moé pis elle, ca va étre beau quequ'chose de rare !»