Petr Kyloušek Le merveilleux romanesque de Jacques Ferron. La Charrette La différence entre le fantastique et le merveilleux, telle que définie par le Dictionnaire de critique littéraire, consiste dans la qualité de la relation entre le rationnel et l’irrationnel. Alors que le fantastique, en intégrant le lecteur par le jeu de la perspective narrative au nombre de personnages, joue sur l’incertitude noétique qui permet l’intrusion du surnaturel dans le naturel afin de frapper le lecteur de surprise, le merveilleux efface la frontière entre le naturel et le surnaturel, intègre le surnaturel dans le réel, l’extraordinaire dans l’ordinaire.[1] Si plusieurs analyses de la morphologie du conte fantastique et du conte merveilleux folklorique ont pu aboutir à des résultats révélateurs,[2] la présence du merveilleux romanesque n’a été abondamment prospectée que chez des romanciers hispano-américains.[3] Quant au domaine canadien-français et québécois, l’étude systématique du merveilleux romanesque reste encore à faire, même si plusieurs travaux remarquables ont été déjà consacrés à Jacques Ferron ou Noël Audet.[4] L’une des spécificité du merveilleux romanesque québécois est sans doute sa proximité avec le conte merveilleux. L’interférence du genre romanesque et du conte pose non seulement le problème thématologique de la coexistence et synergie du monde réel et surnaturel, mais aussi la question structure narrative. C’est cette dernière que nous tenterons d’illustrer en analysant le roman La Charrette (1968). Jacques Ferron n’est pas le seul romancier québécois moderne à recourir au merveilleux. La littérature canadienne française s’était formée dans un contact plus direct avec l’oralité et le folklore. L’art de parler et la mise en scène de la parole remontent à la période fondatrice de la tradition canadienne – le 17^e siècle – où la rhétorique baroque des missionnaires jésuites se mirait dans les performances oratoires des chefs indiens.[5] Le romantisme a enrichi l’oralité de sa dimension folklorique. Les conteurs jalonnent les premiers grands romans et récits, tels L’influence d’un livre (1837) de Philippe-Ignace Aubert de Gaspé fils ou Les Anciens Canadiens (1863) de Philippe-Joseph Aubert de Gaspé père. Le personnage de conteur et chanteur populaire Grosperrin est un des Originaux et détraqués (1892) de Louis-Honoré Fréchette, les violoneux représentent le mobilier indispensable de la campagne québécoise dans les romans du terroir de la fin du 19^e et du 20^e siècle. Les grandes sommes folkloriques, recueillies par des universitaires formés par Luc Lacourcière (1910-1989), fondateur des Archives du folklore à l’Université Laval (1944), sont publiées au cours des années 1970 et 1980.[6] Le renouveau de l’intérêt pour le folklore franco-canadien durant ces décennies ne précède que de peu la découverte littéraire des mythes indiens.[7] La Révolution tranquille, caractérisée par le poète Roland Giguère comme „l’âge de la parole“,[8] y ajoute la synergie du joual de Michel Tremblay et de l’acadien d’Antonine Maillet. La force du merveilleux dans la tradition canadienne-française tient à la spécificité de son assise ontologique. À la différence du conte européen, le conte canadien est bien ancré dans le temps et l’espace, comme le montre l’incipit de La Chasse-galerie (1900) d’Honoré Beaugrand: „On était à la veille du jour de l’an 1858, en pleine forêt vierge, dans les chantiers des Ross, en haut de la Gatineau.“[9] Le merveilleux s’inscrit dans le temps-espace historique, il s’intègre dans le quotidien, le récit peut emprunter la voie de l’Histoire ou du conte, mêler les deux. La frontière entre le conte folklorique, populaire, et le conte „artificiel“ s’estompe, de même que la limite entre le conte merveilleux et le conte fantastique. Pour comprendre le merveilleux de Jacques Ferron – mais aussi celui de Michel Tremblay, Yves Beauchemin ou Noël Audet – il est indispensable de tenir compte de cette axiologie spécifique qui influence l’aperception du temps et de l’espace, l’identité des personnages, la logique des événements, la causalité. Conteur et auteur de Contes (Contes du pays incertain, 1962; Contes anglais et autres, 1964), Ferron n’en est pas moins un romancier expérimentateur. Le merveilleux, sous forme diffuse ou compacte du conte, entre dans la structure de ses romans: il fait partie du roman de l’éducation politique et sentimentale Le Salut de l’Irlande (1970), du récit de l’enfance L’Amélanchier (1970), de l’analyse de l’amour fou et de la folie Les Roses sauvages (1971), de la transcription moderne de l’Annociation Papa Boss (1966); il entre dans la synthèse du roman et du conte qu’est La chaise du maréchal ferrant (1972) ou dans celle du mythe, de l’épopée nationale et de la chronique qu’est Le Ciel de Québec (1969); il est présent dans la trilogie montréalaise – La Nuit (1965), reprise dans Les confitures de coings (1972), et La Charrette (1968). L’hybridité générique est secondée, sur le plan thématique, par deux motifs récurrents – celui du „métissage“ et du „pays incertain“ – qui unissent deux aspects identitaires complémentaires: l’identité individuelle et collective d’une part, qui investit la problématique de l’héritage européen, américain et amérindien, et d’autre part l’identité créatrice de l’écrivain, car le „pays incertain“ est à la fois une entité géographique et scripturale, un pays à créer où la parole fonde l’emprise sur le monde, comme le montre le roman Le Saint-Élias (1972). Entre ethnologie et littérature, le discours identitaire associe le questionnement sur les origines à l’eschatologie de l’écriture.[10] C’est aussi le cas de La Charrette. Parmi les textes de Jacques Ferron, ce roman se prête sans doute le mieux à l’approche narratologique du merveilleux. Celui-ci, en effet, n’est pas seulement une de catégories esthétiques et un élément constitutif du plan thématique, mais bien un instrument scriptural – une machine à transmuer les catégories narratives. La force de l’imaginaire ferronien découle de sa position ancillaire. L’intrigue du roman est ténue: le narrateur, médecin de la banlieue montréalaise, comme l’auteur Ferron, est excédé par la confrontation incessante avec la mort et son impuissance à s’y opposer; il traverse le fleuve pour une après-midi en ville, tombe mort dans la rue et, chargé sur une charrette, entre dans la nuit, alors que la ville se transforme en Château illuminé. Mort, il se voit et revoit pendant que son corps gît devant l’entrée du cabaret Portes de l’Enfer. Au petit matin, la charrette du diable, conduite par le cocher Rouillé, l’emporte par delà le pont vers la banlieue et la décharge publique – la dompe qui dans sa forme francisée de the dump s’assimile à la tombe. Le cercle temporel – jour – nuit – jour est complété par le cercle spatial de la double traversée du pont – „haute porte de la ville“ (CH 42).[11] Le questionnement identitaire est conditionné par la transmutation du sujet narrant. Alors que les quatre premiers chapitres – en italiques – sont racontés par un „je“ homo- et intradiégétique, le chapitre V s’ouvre sur la mort du personnage narrateur et sa transformation en „il“: „Il trébucha fort correctement du point de vue grammatical, c’est-à-dire tout autrement qu’il marchait auparavant, trop vite passé, pour en considérer les effets, de la première personne du singulier la troisième, la seule utilisée dans ce genre d’acrobaties. Le trottoir pourtant était net, sec, le meilleur trottoir qui fût, coulé de l’an dernier, un trottoir catholique, en face d’une Maison de la Providence, à deux pas de l’église Saint-Jacques. La voirie de Montréal était innocente. S’il trébuchait, le citoyen, c’est qu’il avait dans l’âme, la pelure de banane. Et il tomba de tout son poids, comme un paquet, encore chanceux d’être mort; autrement il se serait fait mal.“ (CH 59) La culbute grammaticale et narrative est avant tout un changement de perspective, souligné par l’auto-ironie. Le „je“-personne se transforme en non-personne et théâtre de soi-même comme un autre, le monde devient un theatrum mundi, la réalité bascule dans le merveilleux. La métaphore - „pelure de banane“ dans l’âme – se concrétise, l’abstrait entre dans le réel. Le „je“ individuel se fait un „il“ pluriel – cadavre à la fois hissé sur la charrette sous les immondices, mari reposant dans le lit conjugal aux côtés de la fidèle Marguerite, amant aventurier naviguant dans le lit-bateau avec la belle nautonière de la nuit Barbara, enfant-adolescent-adulte étendu sur le lit du couvent des Ursulines de Trois-Rivières. La transformation ne se fait pas sans mal car l’ontologie a aussi sa dimension noétique, liée à la parole. À l’entrée du Château de la Nuit le „il“ récidive avec le “je“: „Alors que Monsieur Campbell, agissant comme huissier-bonimenteur, annonçait déjà la représentation qu’il y aurait, cette nuit-là, au château, je donnais encore des consultations sur l’autre rive, dans mon cabinet de faubourg [...]. Les patients se présentaient humblement et je les écoutais de même. [...] Ils se disaient malades, je n’en doutais pas, trouvant même qu’ils ne l’étaient pas assez et qu’avec la vie qu’ils menaient, dans la société où ils vivaient, ils auraient dû être bien plus malades. [...] le mieux que je pouvais faire, c’était de les écouter, de les écouter bien humblement, sans être sûr de les comprendre, de leur laisser à chacun la première personne de la conjugaison, la seule qui soit vraiment personnelle, et de ne garder que la troisième, celle qui s’en va, qui est déjà en dehors du jeu... Il les écoutait donc, puis, ses consultations finies, il rentra à la maison où Marguerite, sa femme, l’attendait comme à l’accoutumée.“ (CH 64-65) Le „je“ ne réapparaîtra qu’à la fin (CH 201-204) dans un monologue intérieur de Marguerite, monologue développé en dialogue avec le mari défunt: un „il“ redevenu „je“ grâce à la conscience qu’en a un autre personnage. La boucle pronominale se referme comme celle du temps et de l’espace. Entre les deux extrémités, qui se rejoignent, se place la mort et la renaissance identitaire, le questionnement de soi. Le changement du régime narratif forme une ligne de séparation-union non seulement entre les deux parties du roman, mais elle concerne également la nature de la référence qui oscille entre le réel et le surnaturel. Les éléments du récit „réaliste“ à la 1^ère personne de la première partie qui paraissent insolites, extravagants, changent de signe, s’insèrent dans le merveilleux de la seconde partie du roman. Les excentricités et obsessions érotiques de Monsieur Labbay, les hallucinations prémortelles de Monsieur Morsiani ou bien l’alcoolisme d’Ange-Aimé deviennent normalité dans l’univers surnaturel de la Nuit, elles forment partie intégrante d’une vision élargie des choses. Le critère de rationalité une fois estompé, le merveilleux étend sa fonction esthétique à l’ontologie, élargit la portée de l’énoncé romanesque en intégrant le surnaturel au réel. Que la ligne de séparation entre les deux ordres ne soit que relative est indiqué, dans la première partie, par la perception que le „je“-narrateur a de la réalité: „Après sa mort [= Morsiani] il m’a paru moins simple de venir respirer l’air de la campagne dans le Chemin Neuf; je me suis rendu compte que ce n’était pas un chemin à sens unique; j’ai commencé en effet de croiser la nuit durant le jour; elle avait une vielle petite charrette haut perchée sur deux grandes roues à rayons d’ombre dans la lumière qui auraient été étourdissantes si elle était allée plus vite, [...]; un cheval malade la traînait; c’était Madame Rouillé qui le guidait, parfois c’était son mari, parfois un inconnu; et cet équipage montait vraisemblablement vers la ville.“ (CH 57, souligné par nous) Ainsi, la fin de la première partie laisse pressentir le basculement du réel dans le merveilleux, annonce le personnage du cocher diabolique Rouillé et son „boss“ Bélial. L’éclatement du „je“ en pluralité de „il“ initie la transformation des autres figures-personnages. Barbara – la „nautonière“ de la nuit apparaît comme accompagnatrice de l’„huissier-bonimenteur de la Nuit“ Frank Archibald Campbell, comme Adrienne - „mère cadette“ du narrateur-auteur, transformée à son tour en ursuline cachant son enfant dans le lit de ses tantes moniales au couvent de Trois-Rivières, comme Marguerite, l’épouse, comme soldat américain noir GI Barbarina. Linda la prostituée joue la Vierge-Marie avec Frank-Archibald Campbell, elle est Marguerite la séductrice diabolique de l’intellectuel Gratien Marsan, alias docteur Faust. Corollairement, le temps change de nature, au jour unidimensionnel succède la nuit intemporelle: „[...] la nuit avait commencé son règne, changeant en cryptes souterraines, ensevelies dans leur silence, les églises et les cathédrales; des dernières chapelles sortaient les derniers chrétiens. [...] l’humble et grande équipe du jour se défaisait; [...] les gens de soucis et de devoir laissaient la rue aux paresseux et aux gens de plaisir, aux excités, aux énergumènes, aux démons, Bélial, leur maître. [...] [L]es balcons, dernière instance du jour, se vidaient à leur tour; les spectateurs lâchaient la rampe et rentraient avec leur angoisse [...]; contre une telle évocation, contre tous les maléfices des ténèbres, ils n’avaient point d’autre recours que Dieu, et pendant que ces gens sérieux marmonnaient une dernière prière, sur le plumard, dans leur enclos, avant d’être enfoncés dans le sommeil des justes sous le poids d’anges hilares et obèse, parfois la charrette passait dans la rue, sous leurs fenêtres, et ils ne l’entendaient pas, tellement archaïque que dans sa réalité elle ne pouvait plus les atteindre.“ (CH 69-70) La chronologie, gage de la „logique“ des événements, est désaxée. Ainsi, les événements racontés aux chapitres VI et VII sont postérieurs à ceux des chapitres VIII et IX. De plus, les segments de la narration se juxtaposent en désordre, parfois en brouillant les indices des rappels anaphoriques, comme dans l’incipit du chapitre VII, scène située à la sortie du cabaret Portes de l’Enfer: les personnages apparaissent sans avoir été „introduits“, ex abrupto, y compris „l’âne“, qui est précédé d’un article défini, et le „il“, désigné comme „leur compagnon“, identité qui ne sera éclairé que par la suite: „À leur sortie, Campbell avait été surpris de ne pas trouver la charrette [...]. Il enfourcha le petit âne et s’éloigna en riant, il disait que c’était à son tour d’entrer dans la Jérusalem. Barbara, la nautonière se tourna vers leur compagnon. [...] Le prenant par la main, elle l’avait emmené dans un lieu assez louche, un petit hôtel particulier de la rue Stanley [...].„ (CH 77; souligné par nous) Le plus-que-parfait du subjonctif, dans le passage cité, brise la chronologie: tandis que Campbell part pour Jérusalem où il rencontrera Linda – Vierge-Marie qu’il aidera à s’enfuir en Égypte devant le général Dayan, la scène de la sortie du cabaret est brusquement remplacée par celle d’une chambre d’hôtel, une scène d’amour qui laisse transparaître d’autres situations – le retour du médecin à la maison où il raconte(ra) à sa femme Marguerite, déjà couchée, la scène des chevreaux aperçus le matin sur la décharge publique: „Ils étaient montés à la chambre. Vite Barbara se met au lit; elle éteint la lampe de chevet et dit: - Mon pauvre loup, comme tu arrives tard! Un peu plus et tu me trouvais endormir. Viens te coucher pendant que j’attends encore. Il avait éteint le reste des lampes et rejoint le lit dans l’obscurité, à tâtons. Aussitôt les petits chevreaux se remirent à bondir, si nombreux qu’ils devenaient des vagues et causaient un tel branlement que Barbara s’en plaignait en gémissant. Tant de secousses ne pouvaient pas durer; le lit fut démâté, c’en était fini de la navigation à voiles sous les draps. Barbara ralluma sa lampe de chevet. Ils allaient platement à la dérive en attendant la réparation du bateau, devisant et causant comme deux marins désoeuvrés. - Les chevreaux sont toujours signe de tempête. S’ils bondissent parmi les tombes, il faut prendre gare à soi et ne point sortir.“ (CH 77-78) L’espace nocturne, comme le montre l’exemple précédent est un espace changeant, à la fois pluriel et cohérent. La scénographie parfaite réunit la verticale du Château lumineux de la Nuit à l’enfer du cabaret éponyme, la ville de Montréal est reliée à la banlieue de la rive droite du fleuve par l’immense pont à l’allure d’une „haute porte de la ville“ (CH 42). La banlieue se termine par une décharge publique au bout du „Chemin Neuf“ qui est une autre porte de l’enfer, lieu de la mort, muni d’une échelle appuyée contre „la barre du jour“ (CH 186). L’architecture spatiale symétrique est complétée par la circularité de la relation entre le centre et la périphérie. Montréal devient, pour une nuit, le nombril du monde, lieu de concentration de l’univers. La cohésion symbolique de l’espace, analogue à l’unité temporelle de la nuit, nie la logique spatiale réaliste. Aucun intervalle ne semble séparer le cabaret Portes de l’Enfer de Jérusalem, du Vietnam, de la Chine ou de l’Éthiopie. L’âne qui porte Frank Archibald Campbell alias Joseph, alias Jésus-bonimenteur de la Nuit traverse le temps et l’espace, broutant les fleurs et l’herbe à Montréal ou à Jérusalem - au moment de la fuite en Égypte devant le général Dayan (CH 119), avant d’entrer le Dimanche des Rameaux dans la ville (CH 107) par la rue montréalaise de Saint-Denis pour enfin errer dans les couloirs du Château (CH 118). Le cardinal américain part célébrer une messe devant le Mur des Lamentations (CH 105) pour revenir aux Portes de l’Enfer en compagnie des soldats israéliens (CH 175 sqq.). Le Mur des Lamentations lui-même devient un concentré désacralisant de l’histoire – une „vieille vespasienne“, avec une allusion à la prise de Jérusalem par l’empereur Vespasien (CH, 83 177). De même, la charrette de la mort emporte une charge qui est un espace comprimé – immigrés français, immigré italien, cardinal américain, des Québécois. La fonction narrative des éléments merveilleux dans La Charrette est double – ils aboutissent à la fragmentation du récit en séquences juxtaposées tout en servant de liant qui assure l’unité de l’ensemble. Ils participent au theatrum mundi, celui d’une scène changeante qui perment le voyage sur place en embrassant le monde entier, en abrégé. C’est dans cet espace-temps, créé par le merveilleux, que s’inscrit l’aventure romanesque, celle des individus et de leur identité. La quête prend trois directions: individuelle, collective (nationale, ethnique) et métaphysique. La prière que „il“ adresse à Barbara - „Je ne sais plus où je suis; j’ai tout perdu; aide-moi à me venger! (CH 85) – revient, insistante – „Où suis-je? Où donc suis-je?“ (CH 139, 140). La question spatiale, celle d’une place assignée au sein d’une nécessité, d’une destinée, et de la (re)connaissance de cette place, s’adresse d’une part à la source originaire – enfance, amour maternel, amour en général, d’autre part elle touche l’appartenance au pays qui, chez Ferron est un „pays incertain“ sous le double aspect – territorial-social et poétique-littéraire – un pays créer, pays de la création. Le dialogue entre „il“ et l’huissier-bonimenteur Campbell qui récite une poésie parodique sur le malaise identitaire d’un Écossais en milieu canadien français est révélateur. Alors que Campbell assume la „nationalité québécoise“ sur le mode mi-sérieux mi-moqueur, le Québécois „il“ s’en détache: „- Vous êtes, n’est-ce pas, de ces nouveaux citoyens qui sont fiers de notre nationalité. - Oh! moi, fit-il, je ne me sens plus le courage de parler au pluriel. Et puis, on s’est peut-être trop payé de mots, naguère. - Il fallait bien, on n’avait que ça. - N’empêche qu’à présent, elle semble bien prosaïque, la nationalité que vous dites. D’ailleurs êtes-vous sûr qu’on nous la laissera? Quand nous l’aurons perdue, nous aurons tout perdu, et les mots et la nationalité. Allez, Monsieur, on vous tirera bientôt de votre vilaine cage. - [...] Quelle idée avez-vous eue de quitter le pluriel?“ (CH 103) Le dialogue, placé au milieu du roman, est significatif. Débarrassé du leurre de la collectivité, l’individu n’en est que plus dépourvu d’assise existentielle, exposé au doute, à la précarité du sens de l’existence. Les illusions sont tenaces, comme le montre un long entretien (CH 150-158) entre Campbell, un „Écossais de nationalité québécoise, ayant perdu son pays, sa langue, la féerie des îles et des Highlands“ (CH 150) et l’ex-secrétaire du parti communiste Gratien Marsan qui sauve son illusion – son pays – en le déplaçant de territoire en territoire, du présent vers un avenir meilleur, et qui, à la fin du roman, échappe au diable pour partir sous forme de feu follet en Chine, son dernier espoir. Exil pour exil. Les dialogues des personnages du Château de la Nuit trahissent le malaise existentiel, à la fois historique et métaphysique: „Ne me parle pas de Rimbaud car nous sommes tous devenus comme lui. Il fallait que nous fussions des enfants pour susciter un peu de poésie dans cette banlieue absurde... Quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai traversé le pont, je suis allée vers le château comme Rimbaud vers les montagnes d’Abyssinie. J’y viens encore. Il est beau, je m’y plais, mais qu’est-il au juste ce château de la nuit, sinon le donjon de la mort? Il n’y a plus de pays vivables; il ne reste plus que des Jérusalem fétides pour peuples élus de Dieu...“ (CH 130) C’est ainsi que la prostituée Linda - alias Vierge-Marie ou Marguerite, séductrice du docteur Faust, alias Gratien Marsan – accuse l’inversion des valeurs. Il suffit de se déplacer, changer de perspective, pour se retrouver de l’autre côté du Mur des Lamentations (CH 117), dans la „Jérusalem terrestre“ (CH 89) où l’on ne reconnaît plus le „Rédempteur Fauché“: „On lui a joué un sale tour: il s’est incarné, il est mort pour rien. Tu ne le connais pas, c’est régulier: est-ce qu’on se souvient du nom des sauvages?“ (CH 130; Linda). En fait, l’inversion des valeurs débouche sur la dévalorisation, l’absence des valeurs, y compris Dieu. La société moderne ne fait que subsister: „Marsan - ...et il n’y a plus de naturel. Linda – Si vous voulez. On fait l’amour de même et il n’y a plus d’amour. Campbell – Voilà ce que je disais. Marsan – Et puis, après? Linda – Après? On fait comme avant; on se laisse vivre, ce n’est pas malin. La vie, on l’a eue pour rien; on la vit pour rien, sans illusion ni bavardage. On n’est plus des moulins à vent. Campbell – Dieu est mort; il commençait à se faire vieux. On l’a enterré avec les trois vertus théologales et les moulins à vent.“ (CH 154) À défaut de Dieu, il ne reste que le diable: „- Moquez-vous de moi, Monsieur Marsan, il n’en reste pas moins que personne n’a plus la foi. - Ah non? - Sauf le diable, bien entendu, seul à garder intérêt au monde; il s’y trouve bien, hors de l’Enfer.“ (CH 149-150) En effet, c’est Bélial - le diable - qui organise le déroulement de la fête nocturne, celle de la mort qui se termine, au bout d’une équipée macabre, sur la décharge publique. Marchand subtil, il reconnaît le prix de l’âme (CH 89 sqq.), il permet à chacun des participants de la danse macabre à se révéler. La mort et le néant qu’il offre, après tout, est ce qui peut rendre „le goût des choses, le goût de la vie“ (CH 93). Les questions que le „je“ se pose face à la mort des autres au début du roman se développent en questionnement sans réponses définitives, mais qui restituent un univers grouillant, multiforme. La catharsis consiste non dans un sens de la vie ou de la mort (re)trouvé, mais plutôt dans ce questionnement même. La mort du „je“ et sa transmutation en „il“ – „un autre“ (CH 174) à la fois narrateur et personnage, permettent la résurrection finale du „je“ travers la parole et la troisième personne grammaticale du personnage de Marguerite dialoguant avec son mari dans un monologue intérieur (CH 200 sqq.), signe d’une vie qui continue, consciente, tâtonnante. À la charrette nocturne conduite par le biffin Rouillé, serviteur de Bélial, succède celle de sa femme - mère, donatrice: „C’est ainsi que Marguerite avait continué à vivre [...] loin des chemins que parcourait déjà la charrette. Elle n’en entendra jamais parler. Mais même si elle en avait perçu quelque bruit, si l’un ou l’autre de ses récits était parvenu jusqu’à elle, comment aurait-elle pu établir un rapport quelconque entre cette méchante vieille petite charrette nocturne, véhicule de maléfices, et la bonne vieille petite charrette, traînée par la marmaille, qui, un matin, lui avait apporté un chevreau blanc?“ (CH 204) Ce n’est pas sans doute un hasard si le roman du questionnement se termine par une question. Elle concerne non seulement la matière romanesque, mais aussi la parole et l’écriture. Le merveilleux qui, dans le roman ouvre l’espace-temps de la narration, s’inscrit dans deux brefs contes racontés par Linda – sur le „Québec libre“ (CH 127-129) et sur la naissance de la putain québécoise dans le chaudron de la famille pieuse (160-162). Les deux contes ne détonnent pas dans la structure polythématique et polyforme du roman qui émaille son français d’expressions anglaises ou hybrides (anglais francisé, français anglicisé, latin hispanisé ou estropié) et qui combine la narration avec la chanson, la poésie et le dialogue dramatique. Toutefois le conte a un rôle privilégié comme le montre la partie finale à la quelle les „récits“ de l’excipit cité renvoient. En effet, l’avant-dernier chapitre (XVIII) raconte l’équipée de la charrette macabre sous forme d’une analyse quasi-ethnographique de la naissance d’un conte populaire merveilleux: „On en causait d’hommes à vieilles femmes, tenant à l’oeil enfants et jeunes gens pour ne rien leur gâter de la vie; ces vilains bruits, sans aucun fondement, entretenus par la malignité des langues trop déliées et le regret d’un univers magique, à peine révolu. On ne le rejetait pas pour autant; on les écoutait avec attention, disposé à leur prêter foi, [...].“ (CH 185) Ainsi, résumé en conte merveilleux, le roman reçoit du conte intradiégétique final sa légitimation romanesque, à savoir son ancrage dans la réalité, dans l’espace-temps historique. Le merveilleux fait partie de la banalité quotidienne, de la vie. Rien d’étonnant alors que les policiers enquêtant sur les cadavres éparpillés sur la décharge publique apparaissent comme des anges cachant „sous leur tunique des ailes repliées“ (CH 191). Le merveilleux est bien présent sur la terre, hic et nunc. C’est une parole qui court et qui peut recréer le terrain de la création romanesque. Le roman est un genre „libre“, sans contraintes normatives majeures, capable d’absorber et d’harmoniser dans sa structure narrative des éléments disparates. Si l’ouverture générique du roman facilite la pénétration des éléments merveilleux, ceux-ci peuvent, à leur tour, comme dans le cas de La Charrette, exercer une influence structurante. L’introduction des éléments thématiques merveilleux dans la fiction romanesque contribue à la transformation des catégories narratives, voire elle devient, chez Ferron, une de marques de l’expérimentation et de la modernité. L’espace-temps de l’univers merveilleux constitue à la fois le cadre narratif assurant l’unité du récit et le principe dynamique actionnel. Le merveilleux modifie le caractère des personnages, influence le positionnement du narrateur, voire il constitue l’ancrage de la diégèse dans le réel, sa justification. Le fait de résumer le récit du roman sous forme de conte merveilleux dont le surgissement est analysé à son tour en termes de récit à la fois ethnographique et romanesque crée une boucle narrative, le cercle noétique de la parole où le roman et le conte se mêlent tout en se tenant à distance, en s’éclairant. La danse macabre évoquée par le merveilleux est marquée par la désacralisation carnavalesque – un renversement des valeurs marqué par l’ironie du narrateur. Cependant le renversement n’est pas la négation, mais une sorte d’affirmation parodique. La parole carnavalesque doit être prise au sérieux. L’étonnement naïf devant le merveilleux n’est plus possible à l’âge adulte. Le surnaturel, sous forme carnavalesque de la danse macabre, devient la projection du sentiment tragique, du désenchantement. Il ne s’agit donc pas de l’absorption du roman par le conte, mais au contraire d’une subtile aventure romanesque, celle de la quête du sens de la vie et de l’écriture. L’irrationalité contribue à mettre en doute la rationalité pour qu’elle puisse se refonder, mesurer ses limites. Le merveilleux romanesque de Jacques Ferron est donc une illustration paradoxale de l’expérience du monde moderne, banalisé, désacralisé, une réponse au désenchantement du monde – „entzauberte Welt“ - dont parle Theodor Wiesengrund Adorno.[12] ________________________________ [1] Joëlle Garde-Tamine, Marie-Claude Hubert, Doctionnaire de critique littéraire, Paris Armand Colin 202, p. 80-91. [2] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil 1970; Jiří Šrámek, Morfologie fantastické povídky (Morphologie du conte fantastique), Brno, Masarykova univerzita 1993; Vladimir Iakovlevitch Propp, Morphologie du conte, Pris, Gallimard 1970, etc. [3] Cf. José-Antonio Bravo, Lo real marvilloso en la narrativa latinoamericana actual, Lima, Editoriales Unidas 1978; Seymour Menton, Historia verdadera del realismo mágico, México, Fondo de Cultura Económica 1998; Eva Lukavská, Ernesto Sábato: cesta labyrintem (E.S.: la traversée du labyrinthe), Brno, Masarykova univerzita 2000; Eva Lukavská, Zázračné reálno, magický realismus (Le réel merveilleux, le réalisme magique), Brno, Host 2003; Charle W. Schell, Réalisme magique et réalisme mervbeilleux, Paris, L’Harmattan 2005 etc. [4] Mary Ellen Ross-Dwyer, Aspect du réalisme merveilleux de Jacques Ferron, thèse soutenu l’Université de Toronto 1988; Mary-Ellen Ross, Littéralisation du cliché et réalisme merveilleux dans La Chaise du maréchal ferrant et Papa Boss de Jacques Ferron “, Études françaises, vol 27, n^o 2, automne 1991, pp. 61-73; Jacques Allard, „Pour relire Noël Audet“, Voix et Images, 82, automne 2002, pp. 46-59; Solange Arsenault, „La Terre promise, Remember: l’odyssée carnavalesque de Noël Audet, Voix et Images, 82, automne 2002, pp. 82-97. [5] Cf. Ana Isabel, Valero Peña, „Le pouvoir de la parole dans les relations franco-amérindiennes en Nouvelle-France au XVII^e siècle“, Globe, VI, n^o 1, 2003, pp. 151-169. [6] Le jésuite ontarien Germain Lemieux publie Les Vieux m’ont raconté (1973-1987; 26 tomes), le sémioticien ethnologue Clément Legaré a recueilli Les Contes populaires de la Mauricie (1978), Conrad Laforte est l’auteur des Menteries drôles et merveilleuses (1978). [7] Cf. Marc Doré Kamikwahushit (1977); Yves Sioui Durand, Aiskenandahate. Le voyage au pays des morts (1988); Iwouskéa et Tawiskaron (1999); etc. [8] Roland Giguère, L’Âge de la parole. Poèmes 1949-1960, 1965. [9] Honoré Beaugrand, La Chasse-galerie et autres récits, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal 1989. L’année de la réédition du livre datant de 1900 est un autre signe parlant du renouveau du conte folklorique à la suite de la Révolution tranquille. [10] Cf. Luc Gauvreau, Noms et encyclopédie dans l’oeuvre de Jacques Ferron (texte conforme au mémoire de maîtrise réalisé à l’Université de Montréal sous la direction de Laurent Mailhot, 1994), www.ecrivain.net/ferron. [11] La pagination renvoie à l’édition Jacques Ferron, La Charrette, Montréal, Bibliothèque québécoise 1994 (la 1^ère édition Montréal, Éditions HMH 1968, coll. L’Arbre). [12] Theodor Wiesengrund Adorno, „Standort des Erzählens im zeitgenössischen Roman“, in Bruno Hillebrand (ed.), Zur Struktur des Romans, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1978, pp. 104-110.