La famille et la communauté comme métaphore d’un projet culturel : Michel Tremblay Petr Kyloušek Deux ouvrages pourraient constituer le point de départ de nos réflexions : Le romancier fictif d’André Belleau et L’absence du maître de Michel Biron.[1] Le premier montre l’importance et les spécificités du thème de l’émergence de l’écrivain dans la littérature canadienne française et québécoise, le second insiste, en adaptant la terminologie anthropologique de Victor W. Turner, notamment le terme de communitas,[2] à la conception communautaire de la société québécoise qui resterait, quant à la structuration des valeurs sociales et culturelles, en deçà de la hiérarchisation forte des sociétés modernes : il s’ensuit, selon Biron, une saturation axiologique affaiblie, tendance à la non-différenciation et à la non-délimitation des fonctions, inclusion axiologique qui l’emporte sur l’exclusion. La société a alors tendance – et c’est notre remarque - à être envisagée et à s’envisager non comme une entité distincte, un mécanisme « anonyme » auquel l’individu fait face, mais souvent comme une famille élargie, une communauté justement. Des exemples abondent qui montrent que les deux aspects – émergence de l’écrivain au sein d’une communauté ou famille – vont souvent de pair : de Roger Lemelin et son roman Au pied de la pente douce (1944) à La Petite Patrie (1972) de Claude Jasmin, d’Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) et des Manuscrits de Pauline Archange (1968) au récent cycle de Soifs de Marie-Claire Blais (Soifs ,1995; Dans la foudre et la lumière, 2001; Augustino et le choeur de la destruction, 2005; Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, 2007; Mai au bal des prédateurs, 2010). Chez Michel Tremblay, on peut suivre ce filon thématique complexe dès les dernières pièces du « cycle des Belles-sœurs », en particulier dans Sainte Carmen de la Main (mise en scène 1976) et Damnée Manon, sacrée Sandra (mise en scène 1977). Il apparaît également dans l’hexalogie romanesque des Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1977-1997) et dans la trilogie Le cahier noir (2003), Le cahier rouge (2004) et Le cahier bleu (2005).[3] Il est vrai que les Chroniques s’écartent de l’agencement habituel du genre où la narration est généralement focalisée sur le héros-créateur. Sur ce point Tremblay semble vouloir défier À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, car celui qui deviendra l’écrivain et dont les Chroniques sont la preuve tangible de la réussite est ici présenté non sous forme d’un je qui se raconte, mais à la troisième personne comme « le petit garçon », « l’enfant de la grosse femme »[4], personnage le plus souvent non focalisé, mais entouré d’une configuration « familiale » résumant tout un programme esthétique étant donné que les différents personnages – grand-mère Victoria, son frère Josaphat-le-Violon, oncle Édouard, mère Nana, cousin Marcel et ses fées-muses tutélaires – représentent autant d’exemples à suivre ou échecs à éviter. Le futur écrivain s’inscrit en creux, dans l’histoire des autres. C’est ce que nous avons tenté de mettre en évidence dans notre article « Famille et écriture – naissance de l’écrivain chez Michel Tremblay ».[5] À la différence des Chroniques, la trilogie des Cahiers traite l’émergence de l’écriture explicitement. Il s’agit, en l’occurrence, de Céline Poulin (clin d’oeil au confrère Jacques Poulin?), une naine de vingt ans, serveuse au Sélect, puis hôtesse au Boudoir, un bordel de travestis, puis de nouveau serveuse, qui devient écrivaine au fil de la rédaction de ses trois cahiers et qui de l’écriture thérapeutique se hisse à la vraie écriture - fiction qui met à distance le je et la vie en transformant le vécu afin de le rendre plus vrai que la réalité. Le thème de la famille y est étroitement lié : on ne devient écrivain que si on change de famille, si on ne quitte pas l’ancienne pour en trouver une autre. La démarche individuelle a cependant une dimension collective incontournable avec, pour arrière fond, une mission éthique de l’esthétique. C’est ce que nous essaierons d’illustrer en suivant trois pistes : 1^o la problématique du changement de famille et ses interférences; 2^o la grande Histoire et la marginalité; 3^o l’esthétique de la transfiguration. Changement de famille Le phénomène – comme le montre la sociologie – n’a en lui-même rien d’extraordinaire. Dans les sociétés modernes, la filiation culturelle diffère de la filiation « naturelle » (reproduction biologique et cumulation du capital biologique) aussi bien que de la filiation économique (production et reproduction économique et cumulation du capital). Il est rare, de nos jours, qu’on devienne écrivain pour continuer l’oeuvre du père, perpétuer son métier et sa mémoire. Bien au contraire, souvent on change de nom en devenant autre afin de séparer famille et culture et disjoindre état civil et écriture. C’est aussi le cas de Céline Poulin. Pour devenir écrivaine, elle doit quitter sa famille naturelle. Une famille décomposée, il est vrai : mère alcoolique, père effacé, deux soeurs cadettes en crise d’adolescence. Son départ est prédisposé par sa tare physique : c’est une naine dont la malformation la culpabilise aux yeux de sa mère et à ses propres yeux. L’évolution du personnage est en fait conditionnée par la manière dont Céline saura assumer sa marginalité. Elle devient serveuse de nuit au Sélect où elle retrouve la marginalité sociale – le monde de la prostitution de la Main - travestis, homosexuels, prostituées. Or ce milieu, en marge de la société, attire une autre marginalité, celle des artistes. Ainsi, l’abandon de l’ancienne et le passage dans la nouvelle famille se fera sous le signe de la conjonction des deux communautés marginales - celles des travestis et celles des jeunes étudiants et acteurs qui préparent la mise en scène des Troyennes d’Euripide. La tragédie antique thématise et renforce l’importance du facteur communautaire, celui qui lie le destin de l’individu et du groupe; en même temps elle introduit le thème de l’Histoire qui écrase l’homme, mais aussi permet d’illustrer un segment de l’histoire culturelle du Québec et d’insérer l’aventure de Céline dans celle d’André, un jeune metteur en scène talentueux. Il s’agit, bien sûr, d’André Brassard, ami et compagnon de route de Michel Tremblay, et de la mise en scène de la pièce qui a réellement eu lieu en 1966 au Théâtre des Saltimbanques. Ce sont donc Les Troyennes, cette histoire collective et individuelle à la fois, qui servent de catalyseurs. C’est à travers Hécube que Céline revoit le déchirement de sa mère et l’origine leurs conflits, dus sa propre naissance : [...] la dernière réplique d’Hécube : « Soutenez-moi, ô mes genoux tremblants, conduisez-moi vers la journée de l’esclavage. » [...] j’ai tout de suite pensée à ma mère. Mais pas celle d’aujourd’hui, non, celle qu’elle était à ma naissance. Quand elle m’a aperçue dans les bras du docteur, s’est-elle imaginée, elle aussi, sur le chemin de l’esclavage? (CN 57) C’est aussi à travers la pièce et les événements qui accompagnent les répétitions et la mise en scène de la tragédie que la décision de quitter la famille se précise. En effet, c’est l’invitation d’une des étudiantes, Aimée Langevin, qui permet à Céline d’approcher le monde du théâtre, démarche qui, du coup, l’oppose à sa mère, précipite les événements jusqu’à la rupture. Le monde de l’art et de la prostitution est marqué par le vocabulaire familial : « grande soeur comique » (CN 26 : scène du tango dansé par Céline et Aimée), « pater familias » (CN 85 :prof. Boulizon qui prépare Céline à la répétition est vu comme un père adoptif; CB 48 : Yvon Deschamps entouré de jeunes acteurs), « j’avais hâte de rencontrer mes consoeurs actrices » (CN 204); « Les chanceux. Ils n’auraient pas, eux, à essayer à se faire accepter d’un groupe qu’ils ne connaissaient pas! Ça s’embrassait, ça se donnait des claques dans le dos, ça demandait des nouvelles des blondes, des chums, des maris, des femmes. Et même des enfants. » (CN 189-190 : groupe d’acteurs), « maman de la moumoune », « grande soeur de la guidoune » (CN 222 : Fine Dumas, propriétaire du Boudoir). La révolte de Céline contre sa mère et sa famille et son passage à l’écriture sont secondés par le « monde de la Main », les travestis qui fréquentent le Sélect et qui finissent par l’adopter en lui proposant de partager leur appartement place Jacques-Cartier. Pour Céline ils sont « devenus [sa] vraie famille » (CN 46). Elle voit en eux ceux qui « ont choisi leur marginalité » (CN 69). Elle sait qu’il faut franchir « la ligne défendue » (CN 76) et elle y est encouragée par la Duchesse de Langeais, alias oncle Édouard des Chroniques, un travesti qui se reproche de n’avoir pas eu l’audace de faire le pas (CN 234) et qui est resté « vendeur de chaussures le jour, guidoune la nuit » (CN 20). Désormais Céline partagera l’appartement avec trois travestis et prostitués - Mae East, Nicole Odeon et Jean-le-Décollé - dont elle apprécie la « bonté sans mélange, une espèce de douceur très près de l’amour » (CN 232). Ainsi elle rejoint la communauté de la Main qui « aime aussi garder ses créatures dans son sein, à l’intérieur de sa périphérie, du moins celles qui dépendent d’elle complètement » (CN 233). C’est là que Céline trouve le milieu propice à son épanouissement : « J’ai accompli hier la plus longue session d’écriture de toute ma vie. Vingt feuillets de mon Cahier noir! » (CN 163) Le passage de la famille naturelle à la famille-communauté de la marginalité sociale et artistique n’est pas sans problème. Deux séquences narratives l’illustrent. La première se situe à la fin du Cahier rouge : après avoir fait le tour de l’Exposition universelle, les travestis du Boudoir terminent leur visite au restaurant mexicain où Céline aperçoit, à la table voisine, ses parents et soeurs (CR 306-310). Si cette confrontation des deux familles tourne à l’avantage de la nouvelle communauté marginale, l’autre séquence narrative, dans le troisième tome, Le cahier bleu, résulte problématique. Il s’agit, encore, d’une histoire familiale relatant l’étiologie d’une folie, d’abord celle de la mère – « L’histoire de Madame Veuve » (CB 85 sqq.) – puis celle de son fils Gilbert Forget – « L’histoire de Gilbert, le fou circulaire » (CB 157 sqq. et 243 sqq.) : pour protéger le petit garçon de la folie de la mère naturelle, les travestis de la Main, en particulier Greta-la-Vieille, s’occupent de lui. Gilbert voit en Greta sa mère adoptive jusqu’au choc de la découverte du travestissement. Le rejet initie la psychose de Gilbert, alors que Greta, dans son instinct maternel, adopte un autre être, frais débarqué sur la Main, Greta-la-Jeune (CB 246-247). Céline essaie de réconcilier Gilbert et sa mère adoptive (CB 256-258), sans succès. Cet échec précède sa propre rupture d’avec Gilbert, son grand amour (CB 306-307). La communauté marginale et la famille naturelle semblent s’exclure, les lois de la marginalité et de la vie familiale étant incompatibles. Grande Histoire et marginalité La problématique de l’Histoire, introduite dans Le cahier noir à travers la guerre de Troie et Les Troyennes, est développée au deuxième tome, Le cahier rouge, par la confrontation des grands événements historiques et de ceux qui sont évincés du discours public. Il s’agit, pour la grande Histoire, du « Vive le Québec libre! » du général de Gaulle, lancé du haut du balcon de l’Hôtel-de-Ville de Montréal et, pour l’histoire des oubliés, des émeutes de Détroit étouffées par l’armée : la lecture des journaux (CR 27-30), de la une et de la page 29, montre le contraste entre la façade officielle et la réalité humble. Ce sera aussi le contraste entre le Montréal de l’Exposition universelle et celui du Boudoir, un bordel des travestis où Céline travaille désormais comme hôtesse. C’est ici que se précise, dans le commentaire de Céline, un des aspects importants de l’esthétique tremblayenne. Céline est indignée de voir les émeutes des noirs de Détroit négligées par les média et destinées, bientôt, à être reléguées aux oubliettes de l’Histoire. Par la voix de Céline, Tremblay s’oppose à la machine historique : il s’agit de sauver de l’oubli, en la transmutant, la réalité marginale, celle des dédaignés, par une activité marginale qu’est l’art. C’est par l’art que vient le salut. C’est ce que Céline pressent en observant le théâtre et les acteurs: [...] j’en avais toujours senti et respecté, en tant que spectatrice, le côté sacré. Je suis convaincue qu’on ne fait pas ça juste pour gagner sa vie. Le mot élus a traversé mon esprit. (CN 192) Ce n’est pas seulement une question de « célébration », mais aussi de mémoire collective : « Un écrivain qui ne publie pas n’est pas un écrivain. » (CN 18). Il faut donc lier les deux marginalités : la « minimale » et la « maximale », sublimer la banalité et l’exclusion sociale par la grandeur de l’art. La scène finale du Cahier rouge où la propriétaire du Boudoir chante devant le public du restaurant mexicain, à l’Exposition universelle, acquiert une valeur symbolique : J’ai regardé l’un après l’autre chacun des convives de notre table pendant que Fine Dumas chantait. Ce qui se reflétait le plus sur les visages, je crois, au delà de la surprise ou de l’admiration, c’était la fierté de découvrir que quelqu’un dans ce groupe de misfits, de marginaux déguisés, de sans-génies, savait faire ça ! Une si belle chose! (CR 305) Ainsi, les travestis, les marginaux de la société, se voient restitués dans leur dignité humaine, leur fierté. Deux aspects indissociables semblent caractériser le versant éthique de l’esthétique tremblayenne : 1^o la sublimation de la marginalité par l’art procède « d’en bas » et elle s’effectue « de l’intérieur », à partir des ressources propres de la marginalité; 2^o son effet cathartique et son sens sont « collectifs », « communautaires », destinés à réhabiliter et sauver l’honneur des honnis et la grandeur des destinées méprisées. Au fond de cet humanisme « démocratique » se cache, comme chez Marie-Claire Blais, la mission christique de l’artiste. La communitas est une sorte d’ecclésia que l’artiste sauve de l’oubli en l’élevant à la dignité. Ce « programme » esthétique se trouve clairement formulé dans la tragédie Sainte Carmen de la Main,[6] mais on le retrouve aussi dans les Chroniques et, implicitement, dans d’autres oeuvres. Nous avons aussi le témoignage explicite de Tremblay-écrivain qui dans une interview envisage, pour sauver de l’oubli le monde dont il est issu, qu’il « sera donc obligé de restituer toute la famille par écrit, en devenant un écrivain qui invente tout ».[7] C’est dans ce contexte qu’il importe de situer les événements culturels illustrés par le récit des Cahiers qui se déroule entre 1966 et 1968 avec, au centre, l’Exposition universelle de Montréal de 1967 : la mise en scène des Troyennes par André Brassard en 1966 (CN passim), la Laterna Magica de Prague à l’Exposition universelle (CR 251), la réalisation de L’Osstidcho au Théâtre de Quat’Sous par la troupe d’Yvon Deschamps et Robert Charlebois (CB passim), la préparation de la mise en scène d’André Brassard des Belles-soeurs de Tremblay au Théâtre du Rideau Vert, la présence discrète de Réjean Duchame et d’Yvan Canuel et les allusions au Cid maghané et à Ines Pérée et Inat Tendu qui seront réalisés au festival de Sainte-Agathe (CB 200-202). Il ne s’agit pas seulement de clins d’oeil aux copains et compagnons du jeune débutant Tremblay et de sa propre mise en vedette, discrète il est vrai. Il semble y avoir aussi l’intention de restituer l’élan culturel de la Révolution tranquille. Or le lieu central, le locus par excellence des rencontres et des préparatifs, est le Sélect, restaurant où Céline est serveuse et lieu de rencontre de la marginalité sociale et de l’art. Le portrait d’André Brassard est éloquent : C’était ça, le jeune metteur en scène plein d’avenir? Mais je le connaissais très bien! C’est un des clients les plus assidus au Sélect, un des seuls piliers de l’après-midi et du soir, un petit brillant qui voit tout, qui interprète tout, surtout la gang de la Duchesse qu’il espionne de loin sans oser l’aborder, se contentant de rire aux plaisanteries et de pencher la tête pour écouter les confidences. On sent qu’il voudrait leur parler, devenir leur ami, mais qu’il n’ose pas encore, et tous, ils me l’ont dit, trouvent ça touchant. (CN 131) L’autre locus que Le cahier noir et Le cahier bleu développent est le théâtre, lieu où se déploie l’activité de la communitas intellectuelle. Or le Sélect réunit les deux « familles », celle de la rue – la Main – et celle de l’art. Cette disposition spatiale corrobore le message éthique de l’esthétique tremblayenne, caractérisée dans le paragraphe précédent. Esthétique de la transfiguration La théâtralité des proses de Michel Tremblay est évidente. Les Cahiers n’y échappent pas. Le filon thématique des préparatifs et des répétitions des Troyennes et de L’Osstidcho est renforcé par des procédés narratifs qui ménagent autant de mises en scène ayant pour effet la sublimation du banal et la sacralisation de la marginalité. Témoin la scène des trois messagers qui se présentent au Sélect pour convaincre Céline d’abandonner sa famille naturelle et de rejoindre la communauté des travestis et des prostitué(e)s, en lui offrant un nouveau métier et une nouvelle maison : [...] ceux que j’appelais les trois rois mages, la Duchesse, Jean-le-Décollé et Fine Dumas, se sont pointés au restaurant, clinquants comme des arbres de Noël malgré Pâques qui s’annonçait, parfumés comme un rez-de-chaussée de magasin chic, piailleurs comme une bande de moineaux en goguette sur une pomme de route. [...] Les trois rois mages formant le coeur même de ce que la Main appelle « le choeur des bitches ». Tiens, comme la tragédie grecque! J’y pense en l’écrivant. (CN 221) L’imagerie christique des Évangiles - complétée par le don d’un « nouvel uniforme, celui de l’hôtesse de bordel » (CN 251), à la fois image du travestissement et de l’investiture - illustre non seulement la naissance à une nouvelle vie, mais elle élabore par sa formulation et les motifs mis en oeuvre la transfiguration de la banalité et de la marginalité, la sublimation du bas, le salut : Le salut me venait d’en bas, là où, exactement, ma mère aurait voulu me jeter dès ma naissance, au milieu de ce qu’elle considérait comme la lie, l’abîme, la boue. (CN 232-233) C’est à partir de ce moment, passée d’une famille à l’autre, que Céline va commencer son ascension et son apprentissage de la littérature. De thérapeutique, son écriture se purifie et se dépersonnalise : dans le deuxième volume, le témoignage strictement personnel s’élargit pour embrasser les vies des autres (« Les légendes du Boudoir », CR); dans le troisième tome, le je alterne avec la troisième personne et Céline apprend non seulement à parler d’elle-même comme d’un de ses personnages, mais aussi à imaginer un narrateur qui commente ses progrès (CB 13-16, 38-39, 81-82, 103-104, 181-183, 264-266, 310-313, 313-314). Certes, on pourrait n’y voir que des exercices narratologiques de Michel Tremblay s’il n’y avait pas, derrière, une charpente idéologique solide – celle qui lie l’art au sacré en procédant par la sublimation du bas et par la transfiguration de la marginalité basse et en conditionnant l’individuel par la collectivité communautaire. Car l’élévation de soi ne va pas sans le profit des autres. En guise de conclusion Il convient de souligner l’importance du facteur féminin ou féminisé là où Michel Tremblay côtoie la problématique de l’écriture ou du statut de la littérature ou de l’art: rappelons les références à Gabrielle Roy et la figure centrale de Nana dans les Chroniques ou dans le cycle des Traversées, le personnage de Carmen dans Sainte Carmen de la Main ou bien ceux des travestis Sandra dans Damnée Manon, sacrée Sandra, ou encore oncle Édouard dans les Chroniques. Céline Poulin des Cahiers réalise le désir inassouvi de Nana des Chroniques en se frayant le chemin jusqu’à l’écriture. Or, cette naissance à l’art n’est pas une affaire individuelle, mais « collective », « de famille ». Les cahiers illustrent ce cheminement qui exige la rupture d’avec la famille naturelle et le passage dans une famille autre, de type communautaire. C’est là à notre avis qu’il convient de chercher l’originalité de l’esthétique « collectiviste » de Michel Tremblay. L’art est une pratique sociale marginale, mais il s’agit d’une marginalité « haute », « sublime », que l’effet autotélique de la fonction esthétique rapproche de la sacralité. Que cette marginalité « maximale » puisse se rapprocher de la marginalité « minimale » n’est pas non plus un fait nouveau, comme le montre l’exemple socio-historique de la bohème. La conséquence de l’esthétisation de la marginalité « minimale » a pour conséquence sa sacralisation par l’art. La particularité de la démarche de Michel Tremblay dans Les cahiers se résume en trois aspects : 1^o le choix et le rapprochement de deux marginalités spécifiques, celle de la prostitution montréalaise du boulevard Saint-Laurent et celle de la bohème avant-gardiste de Montréal ; 2^o la représentation communautaire des deux milieux – social et artistique – qui constituent des familles élargies, caractérisées par un lexique familial; 3^o l’usage de cette thématique dans la formulation d’une vision de la culture et de la littérature : celle d’une culture et littérature qui se construisent contre la grande Histoire, en marge de la société, par le bas, qui procèdent par la sublimation et la transfiguration du bas au moyen de l’art afin d’élever le particulier à l’universel. Toujours est-il que cette démarche renvoie constamment à la communauté et à sa dignité. L’éthique de cette esthétique est marquée par la référence à la communitas et à certains facteurs caractéristiques : effet intégrateur et inclusion axiologique qui facilitent le rapprochement de la marginalité « minimale » et de la marginalité « maximale »; accent mis sur la collectivité tant dans les activités déployées et décrites dans les trois romans que dans les horizons psychologiques des individus. Si Gilbert Forget, exclu de la troupe qui monte le spectacle de L’Osstidcho, illustre le châtiment suprême (CB 297-307), l’écriture de Céline, intégrée au Sélect et à la Main, mais aussi compagnon de route des troupes de théâtre, est l’image de la consécration. En ce sens, la trilogie représenterait les conditions d’existence non pas d’une littérature nationale, mais communautaire : celle qui illustre une collectivité marginale tout en la sublimant et la portant à l’universalité de l’art. ________________________________ [1] André Belleau, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota bene 1999. Michel Biron, L’absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Presse de l’Université de Montréal 2000. Jacques Dubois, L’Institution de la littérature, Paris/Bruxelles, Nathan/Labor 1978. [2] Victor W. Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF 1990. Pour Turner « la communauté surgit là où la structure n’est pas » (p. 124). [3] Renvois à la pagination: Michel Tremblay, Le cahier noir, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2003; Le cahier rouge, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2004; Le cahier bleu, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2005; abréviations respectives CN, CR, CB. [4] Michel Tremblay, Chroniques du Plateau-Mont-Royal, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2000. Voir aussi, tome 6 Un objet de beauté, p. 1096 : « [...] l’autre, celui qu’elle a tant voulu, qu’elle a surprotégé et qui est en train de rater sa vie tout doucettement sans faire de vagues, enseveli dans ses livres, sa musique et ses rêves, s’excusant de ne pas pouvoir rester plus longtemps parce que l’odeur des hôpitaux lui donnait la nausée. » [5] Petr Kyloušek, « Famille et écriture – naissance de l’écrivain chez Michel Tremblay », in Katarína Bednárová – Jana Truhlářová, Famille et relations familiales dans les littératures française et francophone, Bratislava, SAP 2008, pp.261-276. [6] Petr Kyloušek, « Le drame religieux dans le théâtre de Michel Tremblay », in Thomas Bremer. Literature in Cultural Contexts. Rethinking the Canon in Comparative Perspectives, Halle, Martin-Luther-University, 2009, pp. 223-232. [7] Donald Smith, « Michel Tremblay et la mémoire collective », in L’écrivain devant son œuvre – entrevues, Montréal, Éditions Québec/Amérique 1983, p. 221.