Honoré de Balzac (1799-1850) La Cousine Bette Vers le milieu du mois de juillet de l'annee 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris, et nominees des milords, cheminait, rue de l'Universite, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale. Dans le nombre de ces Parisiens accuses d'etre si spirituels, il s'en trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des gouts assez depraves pour imaginer qu'elles seront favorablement impressionnees a l'aspect d'un bonnet a poil et par le harnais militaire. La physionomie de ce capitaine, appartenant a la deuxieme legion, respirait un contentement de lui-meme qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. A cette aureole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retires, on devinait l'un des elus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Legion d'honneur ne manquait pas sur la poitrine, cranement bombee a la prussienne. Campe fierement dans le coin du milord, cet homme decore laissait errer son regard sur les passants qui souvent, a Paris, recueillent ainsi d'agreables sourires adresses a de beaux yeux absents. Le milord arreta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, a la porte d'une grande maison nouvellement batie sur une portion de la cour d'un vieil hotel a jardin. On avait respecte l'hotel, qui demeurait dans sa forme primitive au fond de la cour diminuee de moitie. A la maniere seulement dont le capitaine accepta les services du cocher pour descendre du milord, on eut reconnu le quinquagenaire. II y a des gestes dont la franche lourdeur a toute l'indiscretion d'un acte de naissance. Le capitaine remit son gant jaune a sa main droite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du rez-de-chaussee de l'hotel d'un air qui disait: «Elle est a moi.» Les portiers de Paris ont le coup d'oeil savant, ils n'arretent point les gens decores, vetus de bleu, a demarche pesante, enfin ils connaissent les riches. Ce rez-de-chaussee etait occupe tout entier par monsieur le baron Hulot d'Ervy commissaire ordonnateur sous la republique, ancien intendant general d'armee, et alors directeur d'une des plus importantes administrations du ministere de la guerre, conseiller d'Etat, grand officier de la Legion d'honneur, etc., etc. Ce baron Hulot s'etait nomme lui-meme d'Ervy, lieu de sa naissance, pour se distinguer de son frere, le celebre general Hulot, colonel des grenadiers de la garde imperiale, que l'em-pereur avait cree comte de Forzheim, apres la campagne de 1809. Le frere aine, le comte, charge de prendre soin de son frere cadet, l'avait, par prudence paternelle, place dans 1'administration militaire, ou, grace a leurs doubles services, le baron obtint et merita la faveur de Napoleon. Des 1807, le baron etait intendant general des annees en Espagne. Apres avoir sonne, le capitaine bourgeois fit de grands efforts pour remettre en place son habit, qui s'etait autant retrousse par derriere que par devant, pousse par Taction d'un ventre pyriforme. Admis aussitot qu'un domestique en livree l'eut apercu, cet homme important et imposant suivit le domestique qui dit en ouvrant la porte du salon: — Monsieur Crevel! En entendant ce nom admirablement approprie a la tournure de celui qui le portait, une grande femme blonde', tres bien conservee, parut avoir recu comme une commotion electrique et se leva. — Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette, dit-elle vivement a sa fille qui brodait a quelques pas d'elle. Apres avoir gracieusement salue le capitaine, mademoiselle Hortense Hulot sortit par une porte-fenetre, en emmenant avec elle une vieille fille seche qui paraissait plus agee que la ba-ronne, quoiqu'elle eut cinq ans de moins. —II s'agit de ton mariage, dit la cousine Bette a l'oreille de sa petite cousine Hortense, sans paraitre offensee de la facon dont la baronne s'y prenait pour les renvoyer, en la comptant pour presque rien. La mise de cette cousine eut au besoin explique ce sans-gene. Cette vieille fille portait une robe de merinos, couleur raisin de Corinthe, dont la coupe et les liseres dataient de la restauration, une collerette brodee qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille cousue a coques de satin bleu bordees de paille comme on en voit aux revendeuses de la halle. A l'aspect de souliers en peau de chevre dont la forme annoncait un cordonnier du dernier ordre, un etranger aurait hesite a saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car elle ressemblait tout a fait a une couturiere en journee. Neanmoins, la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux a monsieur Crevel, auquel ce personnage repondit par un signe d'intelligence. - Vous viendrez demain, n'est-ce pas, mademoiselle Fischer? dit-il. —Vous n'avez pas de monde ? demanda la cousine Bette. —Mes enfants et vous, et voila tout, repliqua le visiteur. —Bien, repondit-elle, comptez alors sur moi. Me voici, madame, a vos ordres, dit le capitaine de la milice bourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot.