Gustave Flaubert (1821-1880) Madame Bovary La chambre, au rez-de-chaussee, la seule du logis, avait, au fond, contre la muraille, un large lit sans rideaux, tandis que le petrin occupait le cote de la fenetre, dont une vitre etait raccommodee avec un soleil de papier bleu. Dans Tangle, derriere la porte, des brodequins a clous luisants etaient ranges sous la dalle du lavoir, pres d'une bouteille pleine d'huile qui portait une plume a son goulot; un Mathieu Laensberg trainait sur la cheminee poudreuse, parmi des pierres a fusil, des bouts de chandelle et des morceaux d'amadou. Enfin, la derniere superfiuite de cet appartement etait une Renommee soufflant dans des trompettes, image decoupee sans doute a meme quelque prospectus de parfumerie et que six pointes a sabot clouaient au mur. L'enfant d'Emma dormait a terre, dans un berceau d'osier. Elle la prit avec la couverture qui l'enveloppait, et se mit a chanter doucement en se dandinant. Leon se promenait dans la chambre; il lui semblait etrange de voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misere. Mme Bovary devint rouge; il se detourna, croyant que ses yeux peut-etre avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitot vint l'essuyer, protestant qu'il n'y paraitrait pas. — Elle m'en fait bien d'autres, disait-elle, et je ne suis occupee qu'a la rincer continuellement! Si vous aviez done la complaisance de commander a Camus, l'epicier, qu'il me laisse prendre un peu de savon lorsqu'il m'en faut? ce serait plus commode pour vous, que je ne derangerais pas. — C'est bien, e'est bien! dit Emma. Au revoir, mere Rollet! Et elle sortit en essuyant ses pieds sur le seuil. La bonne femme l'accompagna jusqu'au bout de la cour, tout en parlant du mal qu'elle avait a se relever la nuit: — J'en suis si rompue quelquefois que je m'endors sur ma chaise; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de cafe moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait. [...] Debarrassee de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Leon... lis s'en revinrent a Yonville en suivant le bord de l'eau. Dans la saison chaude, la berge plus elargie decouvrait jusqu'a leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant a la riviere. Elle coulait sans bruit, rapide et firoide a l'ceil; de grandes herbes minces s'y courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnees s'etalaient dans sa limpidite. Quelquefois, a la pointe des joncs ou sur la feuille des nenufars, un insecte a partes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait d'un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succedaient en se crevant, les vieux saules ebranches miraient dans l'eau leur ecorce grise; au-dela, tout alentour, la prairie semblait vide. C'etait l'heure du diner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon n'entendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu'ils se disaient, et le frolement de la robe d'Emma qui bruissait tout autour d'elle. Les murs des jardins, garnis a leur chaperon de morceaux de bouteilles, etaient chauds comme le vitrage d'une serre. Dans les briques, des ravenelles avaient pousse, et, du bord de son ombrelle deployee, Mme Bovary, tout en passant, faisait s'egrener en poussiere jaune un peu de leurs fleurs fletries; ou bien quelque branche des chevrefeuilles et des clematites qui pendaient au dehors trainait un moment sur la soie, en s'accrochant aux effiles. lis causaient d'une troupe de danseurs espagnols, que Ton attendait bientot sur le theatre de Rouen. — Vous irez ? demanda-t-elle. — Si je le peux, repondit-il. N'avaient-ils rien autre chose a se dire? Leurs yeux pourtant etaient pleins d'une causerie plus serieuse; et, tandis qu'ils s'efforcaient a trouver des phrases banales, ils sentaient une meme langueur les envahir tous les deux; c'etait comme un murmure de l'ame, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d'etonnement a cette suavite nouvelle, ils ne songeaient pas a s'en raconter la sensation ou en decouvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l'immensite qui les precede leurs mollesses natales, une brise parfumee, et Ton s'assoupit dans cet enivrement, sans mome s'inquieter de l'horizon que Ton n'apercoit pas. La terre, a un endroit, se trouvait effondree par le pas des bestiaux; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacees dans la boue. Souvent, elle s'arretait une minute a regarder ou poser sa bottine, — et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en l'air, la taille penchee, l'ceil indecis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d'eau. Quand ils furent arrives devant son jardin, Mme Bovary poussa la petite barriere, monta les marches en courant et disparut. [...] Elle s'assit a son secretaire, et ecrivit une lettre qu'elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l'heure. Puis elle dit d'un ton solennel: — Tu la liras demain ; d'ici-la, je t'en prie, ne m'adresse pas une seule question!... Non, pas une! — Mais... — Oh! laisse-moi! Et elle se coucha tout du long sur son lit. Une saveur acre qu'elle sentait dans sa bouche la reveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux. Elle s'epiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout pres de sa couche, qui respirait. — Ah ! c'est bien peu de chose, la mort! pensait-elle; je vais m'endormir, et tout sera fini! Elle but une gorgee d'eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux gout d'encre continuait. — J'ai soif!....oh! j'ai bien soif! soupira-t-elle. — Qu'as-tu done! dit Charles, qui lui tendait un verre. — Ce n'est rien!... Ouvre la fenetre... j'etouffe! Elle fut prise d'une nausee si soudaine, qu'elle eut a peine le temps de saisir son mouchoir sous l'oreiller. — Enleve-le! dit-elle vivement; jette-le! II la questionna; elle ne repondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre emotion ne la fit vomir. Cependant, elle sentait un firoid de glace qui lui montait des pieds jusqu'au cceur. — Ah! voila que 5a recommence! murmura-t-elle. — Que dis-tu ? Elle roulait latete avec un geste doux, plein d'angoisse, et tout en ouvrant continuellement les machoires, comme si elle eut porte sur sa langue quelque chose de tres lourd. A huit heures, les vomissements reparurent. Charles observa qu'il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attache aux parois de la porce laine: — C'est extraordinaire ! c'est singulier ! repeta-t-il. Mais elle dit d'une voix forte : — Non, tu te trompes !... Puis elle se mit a geindre, faiblement d'abord. Un grand frisson lui secouait les epaules, et elle devenait plus pale que le drap ou s'enfoncaient ses doigts crispes. Son pouls inegal etait presque insensible maintenant. Des gouttes suintaient sur sa figure bleuatre, qui semblait comme figee dans l'exhalaison d'une vapeur metallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d'elle, et a toutes les questions elle ne repondait qu'en hochant la tete ; meme elle sourit deux ou trois fois. Peu a peu, ses gemissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui echappa; elle pretendit qu'elle allait mieux et qu'elle se leverait tout a l'heure. Mais les convulsions la saisirent; elle s'ecria: — Ah ! c'est atroce, mon Dieu ! II se jeta a genoux contre son lit. — Parle! qu'as-tu mange? Reponds, au nom du ciel ! Et il la regardait avec des yeux d'une tendresse comme elle n'en avait jamais vu. — Eh bien, la..., la... dit-elle d'une voix defaillante. II bondit au secretaire, brisa le cachet et lut tout haut! Qu'on n'accuse personne... II s'arreta, se passa la main sur les yeux, et relut encore. — Comment!... Au secours! amoi! Et il ne pouvait que repeter ce mot: «Empoisonnee; empoisonnee!»... Felicite courut chez Homais, qui s'exclama sur la place; Mme Lefrancois l'entendit au Lion d'or; quelques-uns se leverent pour l'apprendre a leurs voisins, et toute la nuit le village fut en eveil. Eperdu, balbutiant, pres de tomber, Charles tournait dans la chambre. II se heurtait aux meubles, s'arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n'avait cru qu'il put y avoir de si epouvantable spectacle... Puis, revenu pres d'elle, il s'affaissaparterre sur le tapis, et il restait latete appuyee contre le bord de sa couche a sangloter. — Ne pleure pas! lui dit-elle. Bientot je ne te tourmenterai plus! — Pourquoi? Qui t'a forcee? Elle repliqua: — II le fallait, mon ami. — N'etais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? J'ai fait tout ce que j'ai pu pourtant! — Oui..., c'est vrai..., tu es bon, toi! Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse; il sentait tout son etre s'ecrouler de desespoir a l'idee qu'il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d'amour que jamais; et il ne pouvait rien; il ne savait pas, il n'osait, l'urgence d'une resolution immediate achevait de le bouleverser. Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haissait personne, maintenant; une confusion de crepuscule s'abattait en sa pensee, et de tous les bruits de la terre, Emma n'entendait plus que rintermittente lamentation de ce pauvre cceur, douce et indistincte, comme le dernier echo d'une symphonie qui s'eloigne.