Stendhal (1783-1842) La Chartreuse de Parmě Fabrice trouva bientót des vivandiěres, et 1'extréme reconnaissance qu'il avait pour la geóliěre de B... le porta á leur adresser la parole; il demanda á l'une d'elles oú était le 4e regiment de hussards, auquel il appartenait. — Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser, mon petit soldát, dit la cantiniěre touchée par la pal eur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n'as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd'hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lácher la balle comme un autre. Ce conseil déplut á Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantiniěre. De temps á autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empéchait de s'entendre car Fabrice était tellement hors de lui d'enthousiasme et de bonheur, qu'il avait renoué la conversation. Chaque mot de la cantiniěre redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l'exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire á cette femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait rien du tout á ce que lui racontait ce beau jeune soldat. — Je vois le fin mot, s'ecria-t-elle enfin d'un air de triomphe: vous étes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l'uniforme que vous portez, et vous courez aprěs elle. Vrai, comme Dieu est la-haut, vous n'avez jamais été soldat; mais, comme un brave garcon que vous étes, puisque votre regiment est au feu, vous voulez y paraitre, et ne pas passer pour un capon. Fabrice convint de tout: c'etait le seul moyen qu'il eut de recevoir de bons conseils. J'ignore toutes les facons d'agir de ces Francais, se disait-il, et si je ne suis pas guide par quelqu'un, je parviendrai encore á me faire jeter en prison, et Ton me volera mon cheval. — D'abord, mon petit, lui dit la cantiniěre, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n'as pas vingt ans: c'est tout le bout du monde si tu en as dix-sept. Cétait, la vérité, et Fabrice l'avoua de bonne grace. — Ainsi, tu n'es méme pas conscrit; c'est uniquement á cause des beaux yeux de la madame que tu vas le faire casser les os. Peste! elle n'est pas dégoůtée. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu'elle t'a remis, il faut primo que tu achětes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d'un peu pres: c'est la un cheval de paysan qui te fera tuer děs que tu seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois la-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi á avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps. Fabrice suivit, ce conseil, et, présentant un napoléon á la vivandiěre, la pria de se payer. — C'est pitié de le voir! s'ecria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dépenser son argent! Tu mériterais bien qu'aprěs avoir empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot á Cocotte: du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que, ferais-tu, nigaud, en me voyant détaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voilá dix-huit francs cinquante centimes, et ton dejeuner te coute trente sous. Maintenant, nous allons bientót avoir des chevaux á revendre. Si la béte est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon. Le déjeuner fini, la vivandiěre, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femme qui s'avancait á travers champs, et qui passa sur la route. - Holá, hé! lui cria cette femme ; holá ! Margot! ton 6e léger est sur la droite. - II faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandiěre á notre héros; mais en vérité tu me fais pitié; j'ai de l'amitie pour toi, sacrédié! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-ťen au 6e léger avec moi. - Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et je suis résolu d'aller la-bas vers cette fumée blanche. - Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Děs qu'il sera lá-bas, quelque peu de vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra á galoper, et Dieu sait oú il te měnera. Veux-tu m'en croire? Děs que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi á cóté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche. Fabrice, fort piqué, avoua cependant á sa nouvelle amie qu'elle avait deviné juste. - Pauvre petit! il va étre tué tout de suite; vrai comme Dieu ! 9a ne sera pas long. II faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantiniěre d'un air ďautoritě. - Mais je veux me battre. - Tu te battras aussi ; va, le 6C léger est un fameux, et aujourd'hui il y en a pour tout le monde. - Mais serons-nous bientót á votre regiment? - Dans un quart d'heure tout au plus. Recommandé par cette brave femme, se dit. Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n'attendait pas l'autre. C'est comme un chapelet, dit Fabrice. On commence á distinguer les feux de peloton, dit la vivandiěre en donnant un coup de fouet á son petit cheval qui semblait tout animé par le feu. La cantiniěre tourna á droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d'y rester: Fabrice poussa á la roue. Son cheval tomba deux fois; bientót le chemin, moins rempli d'eau, ne fut plus qu'un sentier au milieu du gazon. Fabrice n'avait pas fait, cinq cents pas que sa rosse s'arreta tout court: c'etait un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier. La figure de Fabrice, trěs-pále naturellement, prit une teinte verte fort prononcée; la cantiniěre, aprěs avoir regardé le mort, dit, comme se parlant á elle-méme: Ca n'est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur noire héros, elle éclata de lire. - Ha! ha! mon petit! s'ecria-t-elle, en voilá du nanan ! Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout, c'etait la saleté des pieds de ce cadavre qui déjá était dépouillé de ses souliers, et auquel on n'avait laissé qu'un mauvais pantalon tout souillé de sang. - Approche, lui dit la cantiniěre, descends de cheval; il faut que tu ťy accoutumes. Tiens, s'écria-t-elle, il en a eu par la téte. Une balle, entrée á cóté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce cadavre ďune facon hideuse; il était reste avec un oeil ouvert. — Descends done de cheval, petit, dit la cantiniěre et donne-lui une poignée de main pour voir s'il te la rendra. Sans hésiter, quoique pres de rendre l'ame de dégoůt, Fabrice se jeta á bas de cheval et prit la main du cadavre qu'il secoua ferme; puis il resta comme anéanti: il sentait qu'il n'avait pas la force de remonter il cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout, c'etait cet ďil ouvert. La vivandiěre va me croire un láche, se disait-il avec amertume. Mais il sentait 1'impossibilité de faire un mouvement: il serait tombé. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout á fait. La vivandiěre s'en apereut, sauta lestement á bas de sa petite voilure, et lui présenta, sans mot dire, un verre d'eau-de-vie qu'il avala d'un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandiěre le regardait de temps á autre du coin de 1'oeil.