DOSSIER GLISSANT 1. Quelques mots representatifs de la pensee de Glissant Pour aborder la pensee et l'oeuvre de Glissant je vous invite, dans un premier temps, a definir ces differents termes, en rapport avec les extraits proposes et (eventuellement) vos lectures personnelles. 2. Extraits du 4e siecle A/ Questions pour l'INCIPIT : 1/ Observez les traces de l'oralite dans ce texte. 2/ Que pouvez-vous dire de la ponctuation et de la syntaxe ? 3/ Que penser de cet incipit ? B/ Question sur l'extrait n°l : 1/ Observez les champs lexicaux semantiques et comment l'humain est designe. Quelles sont les impressions s'en degagent ? Que pouvez-vous conclure ? 2/ Etudiez la ponctuation et la syntaxe. Quels sont vos ressentis ? Quels sont les effets desires par l'auteur ? 3/ Etudiez le rapport au lieu et la temporalite dans cet extrait. Qu'en concluez vous ? 3. Autres extraits l Quelques mots representatifs de la pensee de Glissant: • La nuit • La calle • La mer • La memoire • Le lieu/ la racine / la trace / le territoire • La langue / le parier / le deparier / le dire-vrai • Le conteur et le quimboiseur • Le soi identitaire • L'un et le divers, le tout-monde 2 LE 4e SIECLE Resume : La Pointe des Sables. Heritier d'une longue tradition, Papa Longoue entreprend de faire decouvrir ä Mathieu Beluse l'histoire de leurs origines. Apres lui avoir rappele les liens entre leurs families, il remonte ä l'arrivee du navire negrier, la Rose-Marie, qui arrive en 1788 ä Fort-de-France, transportant les deux ancetres qu'une sourde et violente rivalite oppose. On apprendra plus tard que I'un a permis la capture de I'autre, avant d'etre lui-meme empörte. Le vieillard s'etend longuement sur l'horreur du voyage et la traite. Les deux hommes sont vendus ä deux proprietaires rivaux, La Roche et Senglis. Mais des son arrivee sur la plantation de La Roche, I'esclave qui prendra le nom de Longoue s'enfuit dans un morne, libere par une jeune femme, Louise, qui deviendra sa femme. L'autre esclave est achete par Senglis pour servir, sur l'ordre de sa femme, qui est aussi la maitresse de La Roche, ä la reproduction, au "bei usage", par quoi il recoit son nom de Beluse, tandis qu'une des deux femmes qui I'accompagnent est emmenee par un gereur, Targin. Longoue songe toujours, meme apres la naissance de son fils Melchior (en 1791), ä se venger de Beluse. II rencontre en 1798 La Roche qui remet ä Longoue divers objets que se transmettront ses descendants. Le lecteur apprend egalement que Louise est la fille de La Roche, et que les descendants de Longoue auront la peau de plus en plus claire. Longoue a un second fils, Liberte, en 1792 et Beluse un fils, Anne, en 1794. Roche carree. Melchior suit les traces de son pere, en devenant quimboiseur. Desirant la meme femme que lui, Anne tue Liberte en 1831 et attendra une vengeance de Melchior. Ce dernier prend pour femme la fille d'un couple de marrons, dont il aura une fille (1833), Liberte, I'aTeule des Celat et un fils (1835), Apostrophe. Ce dernier vivra, ä partir de 1858 avec Stephanise, la fille de Anne Beluse, qui aura un frere en 1835, Saint-Yves, et qui partira defricher, apres l'abolition de I'esclavage (1848) de nouvelles terres. La Roche meurt sur le Rose-Marie, venu livrer une cargaison clandestine d'esclaves, alors que des commis distribuent et imposent des noms aux esclaves liberes. Careme ä la Touffaille. Installes ä la Touffaille depuis 1820, les Targin subsistent peniblement. Le proprietaire Senglis cherche ä recuperer cette terre pour y faire de I'elevage. En 1872, Stephanise a un fils, Papa Longoue -le narrateur-, Saint-Yves engendre Zephirin et en 1873, nait Edmee Targin, qui sera la compagne du dernier Longoue, ä partir de 1890. Iis auront un fils, Ti-Rene, qui ne retiendra rien de l'heritage de son pere, quittera le morne et mourra pendant ä la guerre, en 1915. Zephirin aura un fils en 1891, Mathieu. Celui-ci aura lui-meme un fils, Mathieu, en 1926. en 1905, les Targin sont partis s'installer dans les mornes. La Croix-mission. En 1935, Mathieu rencontre Papa Longoue pour la premiere fois. II ne commencera ses visites regulieres aupres de lui qu'en 1940, visites qui dureront jusqu'ä la mort du dernier Longoue, en 1945. II aura au dernier moment fait remettre ä Mathieu les objets que conservaient les Longoue depuis le debut, apres en avoir eclairci le mystere. En 1946, Mathieu epouse Marie Celat (Mycea). 3 «DATATION» (Ed. Glissant, Le Quatriéme siede) LONGOUE 1788. Le premier debarque. Vendu sur la Plantation l'Acajou. Marronne. Enleve une esclave. 1791. A un fils : Melchior. 1792. A un fils : Liberte 1788. Le premier débarque. Vendu sur la Proprieta Senglis. Entre dans le personnel de la Maison Senglis. Accouplé ä une esclave. 1794. A un fils : Anne. 1820. Les premiers « Tar gin » occupent La Touffaille. 1830. Melchior quimboiseur dans les bois. 1831. Liberte tue par Anne. 1833. Melchior a une fille : Liberte (ai'eule des Celat). 1835. A un fils : Apostrophe. 1848. Les marrons descendent. 1830. Anne prend une femme convoitee par Liberte. 1831. Anne tue Liberte. 1834. Anne a une fille : Stefanise. 1835. A un fils : Saint-Yves. 1848. 1848. Liberation des esclaves. 1858. Apostrophe vit avec Stefanise. 1872. Naissance de papa Lon-goué. 1872. S aint-Yves engendre Zéphi- 1873. Naissance d'Edmée Targin. 1890. Edmée quitte La Touffaille pour aller vivre avec papa Longoué. LONGOUÉ BÉLUSE 1890. Papa Longoué a un fils : Ti-René. 1891. Zéphirin a un fils : Mathieu. 1898. Mort d'Edmée. 1905. Les Targin abandonnent La Touffaille. 1915. Ti-René meurt ä la guerre. 1920. Mathieu revient de la grande guerre. 1935. Premiere rencontre de papa Longoue et de Mathieu le fils au cours d'une « seance ». 1940. Premiere des visites regulieres de Madrieu le fils ä papa Longoue. 1945. Mort de papa Longoue. 1926. Naissance de Mathieu le fils. 1946. Mathieu Béluse et Marie Celat-(Mycéa) se marient. INCIPIT « Tout ce vent, dit papa Longoue, tout ce vent qui va pour monter, tu ne peux rien, tu attends qu'il monte jusqu'a tes mains, et puis la bouche. les yeux, la tete. Comme si un homme n'etait que pour attendre le vent, pour se noyer oui tu entends, pour se noyer une bonne fois dans tout ce vent comme la mer sans fin... Et on ne peut pas dire, pensait-il encore (accroupi devant l'enfant), on ne peut pas dire qu'il n'y a pas une obligation dans la vie, quand meme que je suis la un vieux corps sans appui pour remuer ce qui est fait-bien fait, la terre avec les histoires depuis si longtemps, oui moi la pour avoir cet enfant devant moi. et regarde. Longoue; tu dis la marmaille, regarde c'est les yeux Beluse la tete Beluse. une race qui ne veut pas mourir, un bout sans fin. tu calcules : c'est l'enfance - mais c'est deja la force et le demain, celui-la ne fera pas comme les autres, c'est un Beluse, mais c'est comme un Longoue, il va donner quelque chose, tu ne sais pas mais quand meme les Beluse, ca change depuis le temps : et sinon alors pourquoi il vient la sans parler, sans parler papa Longoue tu entends, pourquoi tout seul avec toi s'il n'y a pas une obligation, un malfini dans le ciel qui tire les ficelles, ne tire pas Longoue ne tire pas les ficelles, tu rabaches, tu dis : «la verite a passe comme l'eclair », tu es un vieux corps Longoue, il ne reste que la memoire, alors hein il vaut mieux tirer sa pipe ne va pas plus loin, et sinon pourquoi vieux satan pourquoi ?... » Quatrieme siecle p 13-14 4 Ed. Glissant, Le quatrieme siecle EXTRAIT 1 (pp38-41) avait reellement debitees, lui, ou plutot un autre,, un etranger inconvenant qui aurait pris sa place aupres du feu, frappant comme lui la pipe de terre contre la pierre la plus rapprochee ? II s'etonnait d'un si long discours, et d'avoir pu l'ecouter, a mesure qu'il le prononcait, sans impatience. Seigneur oui, c'etait preferable une parole de temps en temps : chacun pouvait s'y retrouver. Bien mieux que dans le courant de tous ces mots trop raisonnes. L'orateur eut alors grand peur que Mathieu se moquat par-dessous ; il coula un regard inquiet vers le jeune homme : celui-ci etait presque absent, tout fixe sur la ligne des bambous. II revait. - Tu veux faire croire, murmura-t-il enfin, qu'il y avait une histoire, avant ? C'est ca que tu dis ? Ah ! Jeunesse... II y a toujours une histoire, avant. lis n'avaient pas herite la haine, ils l'avaient apportee avec eux. C'etait venu avec eux, sur toute la mer. Tu mets le manger, le feu, l'eau, juste comme il faut. Tu allumes. Tu attends que le vent monte jusqu'au toit de la case. Le vent monte, il passe comme une grande chaleur, et quand il est la-haut, c'est fini, ton feu est mort, la banane est cuite, tout a point. C'est ainsi. Ils sont venus sur l'ocean, et quand ils ont vu la terre nouvelle il n'y avait plus d'espoir ; ce n'etait pas permis de revenir en arriere. Alors ils ont compris, tout est fini, ils se sont battus. Comme une derniere parade avant de s'attabler a la terre ; pour saluer la terre nouvelle et glorifier l'ancienne, la perdue. Ils voulaient mettre peut-etre un point final a leur histoire yils ne desiraient pas se tuer, mais, si cela se trouve, seulement se couper un peu, pour que l'un d'eux puisse dire : « Tu marcheras dans ce pays nouveau mais tu ne seras pas intact ! Moi je suis intact ! » Et simplement s'arracher un bras, ou peut-etre un ceil ; pour que l'un crie a l'autre la victoire de la vieille haine sur la misere desormais promise. Comme si toute l'eau de la mer, depuis la derniere cote la-bas jusqu'aux vegetations salies de cette rade, s'etait dressée en muraille pour les pousser á ce combat, de méme que ce vent d'un seul coup allume, flambe et éteint le charbon sous le canari de bananes. Car la haine voulait qu'ils vivent l'un et l'autre : non pas que celui-ci ou cet autre meure, mais que l'un des deux assiste impuissant au triomphe du second. Quel triomphe ? D'achever le voyage sans un soupir, d'entrer avec toute la force dans le pays inconnu, et surtout, surtout de savoir que l'autre ne serait rien qu'un infirme sur cette terre, qui ne pourrait jamais la posséder, jamais ne la chanterait ; que cela était l'ceuvre du triomphateur ! Et le commandant monsieur Duchéne était certes capable de comprendre une pareille fureur : mais il connaissait le voyage, il ne soupconnait pas que des haines pussent résister á la houle épouvantable du voyage ; que ces něgres sauraient encore trouver, non pas méme la force mais le désir de se battre, aprěs ces semaines de mort lente. Et il fut épouvanté d'une telle découverte : pensant du coup qu'il faisait vraiment commerce de bétes, de bétes fauves et non pas de dociles animaux domesticables. Mathieu voulut d'un geste chasser le vent contre ses tempes : le garcon ne consentait pas á de telles explications, il n'entendait pas accepter des raisons si claires, si propres. Mais le vent qui monte ne peut étre chassé. ; - C'est cet arrivage, dit-il. Trop net. Trop simple. On voit la rade, le bateau, les něgres, tout clair et tranquille. Je ne peux pas ! ///Car il eůt préféré entendre décrire, á une heure passé midi, la seance de fouet; voir le maitre ďéquipage choisir avec soin un instrument efficace mais sans risques ; l'ecouter consulter le coq sur la matiěre ou la forme (cuir large ou cuir rond, souple ou droit; et le maitre de nage intervenait: « Gare, si tu les estropies, tu y passes ; puis les rires, les deux esclaves ligotés au mát dos contre dos, en sorte que le deuxiěme recoit comme un echo des coups assénés á l'autre et qu'il ressent, attendant son tour, le tremble- 38 39 \ ment du poteau., le choc du corps contre le bois.» chaque fois que le fouet tombe ; et les lanieres-qui ronflent, le halete-ment de l'executeur, les corps meurtris qui se tendent et soudain s'affaissent, le sang gicle, l'mdifference des marins habitues a pareil spectacle, qui s'affairent autour du lot, peut-etre s'ecartant legerement de la trajectoire du fouet comme on s'ecarte sur un chemin de la branche qui y pend, les deux negres detaches, frottes de sel, de saumure et de poudre a canon, descendus dans les grandes gabarres, couches sur le ventre a cote des autres qui ne les regardent meme pas, et le silence, la profondeur tranquille du silence que seuls avaient ponctue les sifflements des fouets, le pie-tinement des pieds sur le pont, le bruit sourd des barques et) des larges radeaux contre le flanc gauche du navire ; enfin cette sale, croupissante activite qui repondait si bien a la tristesse de la pluie finissante, avec de loin en loin les eclats de voix qui bouffaient hors de la cabine, ou peut-etre le leger grondement des vagues contre la boue du rivage, la-bas... Car il eut prefere 6 gabarre moi gabarre et il moi sur le ventre la poudre moi bateau et cogne sur le dos le courant et l'eau chaque pied moi corde glisser pour et mourir la rade pays et si loin au loin et rien moi rien rien pour finir tomber l'eau salee salee salee sur le dos et sang et poissons et manger 6 pays le pays (« la certitude que tout etait fini, sans retour : puisque la gabarre et les barques s'eloignaient du bateau, qu'il n'etait meme plus permis de s'accrocher au monde-bateau_flottant ferme mais provisoire ; qu'il faudrait maintenant fouler la terre la-bas qui ne bougerait pas ; et dans le vide et le neant c'etait comme un souvenir des premiers jours du voyage, une repetition des premiers jours quand la cote, maternelle, familiere, stable, s'etait eloignee sans retour ; oui le bateau regrette, malgre l'enfer de l'entrepont, parce qu'il n'etait certes pas apparu comme un lieu irremediable, jusqu'a ce moment ou il avait fallu le quitter ») et moi dos si loin loin il siffle qui monte il monte moi la force moi maitre (« tres vite ho, les embarcations voguant a mi-chemin de la terre, cette main qui par un des sabords balanca un paquet d'eau sale dans la mer, comme pour saluer ceux qui avaient definitivement quitte la Rose-Marie pour une existence inconcevable ; oui, ce geste familier, tellement familier, de ceux qui a l'escale nettoient leur bati-ment, et qui parut vraiment comme l'ultime paraphe dans le ciel lave, du moins pour les deux ou trois parmi le troupeau qui avaient eu la force de regarder en arriere : l'ultime ponc-tuation, avec ce battement lourd de l'eau du lavage tombant dans la mer et ce raclement - ce cliquetis - du baquet contre le bois de la coque, puis encore le silence, le silence, le silence ») et moi boue sur le ciel avec quoi crier oho ! ho ! soleil vieux soleil dans la foule la mort accorde toi ici pour deux cents un bon lot toutes les dents vingt-deux ans une vierge la vierge sa mere ne peut rien inutile trop vieille sans la mere voici pour les champs un bon prix par ici au suivant regardez appreciez tatez tatez au grand jour sans secret et intact et sante et docile (« et bien sur, les marins avaient frotte les corps de jus de citron bien vert et les corps avaient brille, exhalant cette senteur acre d'acide mele de sueurs qui avait etourdi les affames ; mais le vent d'est avait chasse l'odeur, il ne restait que la belle et neuve carnation ; de sorte que les acquereurs - qui faisaient lecher par leurs vieux esclaves la peau des nouveaux arrives - en etaient pour leurs frais, etant donne que meme le gout de citron avait disparu, dilue dans les sueurs tiedes et la crasse raclee et le sel de mer ») moi la fin sans espoir et visages visages des betes des cris des trous des poils mais sans yeux sans regard moi le vent et partir dans le fouet quand delire delire delire et -cria-t-il : « Meme ! Est-ce que tu peux me dire comment ils avaient enleve leurs fers, pour se battre ainsi dans tout le bateau ? » \\\ II reflechit encore. « C'est des mensonges. Ils n'ont pas pu detacher les chaines ! » Sa voix tranquille comme la brise sur l'herbe \ EXTRAIT 2 (pp318-320) de citations latines (il etait licencie es lettres) accablaient le public de son mepris vehement. Celui qui tout d'un coup refusait de bouger. Garcin, fondateur de secte et authentique visionnaire. Tous temoins inentendus. Acteurs sans acte. Soleils tombes. Tous ivres de n'avoir pas eprouve la longue filiation dont Mathieu, pour l'avoir devinee puis, grace a papa Longoue, approchee, d'une autre facon subissait l'ivresse. Et cette revelation de l'antan lui etait comme une massue de lumiere. Alors il parlait ■ dans sa vision - au vieux quimboiseur, tant que celui-ci etait encore visible sous les branchages du bois. Et : « C'est le vertige, disait-il, cette vitesse a tomber sans souffler sans parer dans tout de suite une lumiere si solide, on bute dedans... » ///Car il eut prefere suivre tout en paix la longue et methodique procession de causes suivies d'effets, la chronologie logique, l'histoire deroulee comme un tissu bien carde ; voir tout du long la terre d'abord intouchee, dans cette solitude primordiale ou ne frappait nul echo de Tailleurs (ou nul egare ne debattait entre etouffer dans le feu clos ou partir pour la parade), puis, de maniere suivie, avec les details et l'accident du temps ■ le bois qui roussit et la roche qui devient labour -consigner le lent peuplement, l'etreinte calamiteuse par quoi ces « gens » et ce pays avaient merite d'etre inseparables, puis encore, et toujours par voie de logique et de patiente methode, examiner comment un La Roche et un Senglis s'etaient isoles, ausculter ce moment, mediter pourquoi le sol qui leur fournissait richesse avait cessse de leur parler (si c'etait parce qu'ils l'avaient toujours considere comme un bien brut, un avoir qu'aucune folie de haine ou de tendresse ne forcait a risquer) et ensuite ■ mais la, en scrutant les nuances ■ etudier cet autre moment, quand ces « gens », sortis de la canne, laves de son suint, commencerent a devenir ce qu'on appelle gentil, au point que le premier imbecile de gouverneur venu - son costume flamboyant, le mépris affleurant imperceptible son regard tandis qu'il écoute une adresse fleurie ■ se croyait autorisé, aprěs six mois ďexercice, á expliquer le pays, donnant (et pourquoi pas lui aussi aprěs tant d'autres) dans l'invraisemblable profusion de das et de doudous, de nounous et de nanas, qui constituait le fonds reconnu de la tradition. Et peut-étre aussi, oui, aussi, chercher la region profonde ou tout ce cirque s'effondrait, c'est-a-dire l'endroit, le temps, le dessous miserable oú étaient pourtant gardes saufs un couteau noir et quelques cordes, un vieux sac attache á un boutou, la chaine de vie et les os décolorés. Oui, tout cela selon l'ordre et la progressive montée du vent dans le goulet d'acacias, tout cela raisonnable et concluant - au lieu que tout soudain il dérivait lui Mathieu dans ce pays comme nouveau á ses yeux, tout soudain voyant (pour la premiere fois depuis tant de siěcles) ces maisons, báties on dirait dans un autre univers, oú les Larroche et les Senglis s?enterraient plus solidement que dans un a-pic de falaises ; tout soudain voyant Longoué (qui était entré á la nuit pleine dans la maison de M. de La Roche) et Louise (qui avait couru enfant sous les branchages des deux acajous) et les entendant crier qu'ils n'avaient aucun descendant : aucun du moins qui ait retrouvé le sentier devant les acacias. Car il eút préféré ó present vieux present ó fané ó jour et accoré moi patience (« soudain, figées dans le bleu, les facades blanches, lointaines derriěre les jardins ombrés, qui étaient tout ce qu'on pouvait deviner des Larroche ou des Senglis, de leur áme ou de leurs maisons : des drames glauques y stagnaient peut-étre : un fils dégénéré ■ l'heureux systéme des manages n'ayant pas que du bon -qu'on enferme, ou une passion d'amour qui rancit dans la pénombre d'une chambre et n'ose plus courir dehors ni s'abattre en ravages sur les haies et les branches, ou c'est 318 319 \ peut-etre un enfant naturel, ne d'une negresse, et auquel il faut songer a payer des etudes ») toi veilleur vieux veilleur ecume a ta bouche et profond toi momie et rester ensoucher enfoncer enterrer 6 passe (« ni Families certes ni Dynasties, la vieille rugueur depolie, l'orgueilleux reve denature, ni ce bourgeonnement de forces cruelles qui avait noue sa force dans La Roche ou Senglis ou Cydalise Eleonor, mais rindistinct, le grain de chapelet, le cousin case a la Banque, le gendre commercant du Bord de mer, tous englues dans la morne force exsangue et avide d'ou la terre etait retiree -mais lointains, evasifs, incapables certes de comprendre qu'une barrique peut renfermer le sel de la malediction - et implacables, redoutes, grave leur nom dans le registre de ceux qui par nature, par naissance, ont droit d'argumenter ») 6 acacia moi terre jour tombe horizon 6 passe toi pays infini le pays toi rocher, et : ■ « Tonnerre ! cria Mycea, c'est cette fievre qui revient au galop ! Elle monte dans ta tete. » Mathieu sourit, lui repondit (pendant qu'elle pointait les levres pour affirmer qu'il etait vraiment sur la mauvaise pente) : « Non, non. C'est toutes ces feuilles de vie et de mort qu'il faut laisser pourrir maintenant. » /// Et puisque s'ouvraient en effet d'autres chemins, puisque cette ombre de la case ne l'appelait plus la-haut mais au contraire allait peut-etre (ramenant le passe dans le present febrile) desormais conduire et aider chacun sur les terrains alentour, Mathieu reapprit ce que Mycea disait etre « la civilite ». Cette sauvagerie de caractere qui l'avait si longtemps eloigne du commun des gens, il connut qu'elle s'etait fortifiee dans l'inquietude et le desarroi : deja elle cedait, non certes dans l'eclat d'un clair savoir, mais au moins dans l'ivresse de ce qu'il avait lui-meme appele « une lumiere si solide », et qui etait revelation. Mycea l'encourageait a recommencer l'apprentissage de la vie reelle. Parfois, encore tremblant du feu de fievre, il revenait a la tombee du jour s'asseoir sur les marches de la Croix- 320 \ ED. Glissant, Tout-Monde RAPPEL DES PÉRIPÉTIES QUI ONT PRECEDE (pll)Sur une Habitation de canne ä sucre en Martinique, Gani, un enfant d'esclave, marronne * sur un espace infinitesimal, sans qu'on puisse le retrouver. Cest en mille sept cent et quelques. Le béké Laroche, en mille sept cent quatre-vingt-huit (les appelait-on déja békés ?), achěte un esclave frais débarqué qui marronne aussitöt/ Laroche le rattrape dans les bois et lui fait don ďune barrique de malediction. (Cest la 1'origine de la branche des Longoué : ce premier débarqué qui avait, choisi de s'appeler Lapointe puis Longoué, un negre marron, au contraire du premier Béluse, qui l'avait accompagné sur le bateau négrier, et qui avait entrepris sa lignée en apparente soumission sur l'Habitation du planteur Senglis.) Dans les campagnes du sud du pays, le géreur Maho suit la méme trace de marronnage, c'est aux années mille neuf cent trente, et est abattu aprěs sept ans de drive. (Ce Maho, pour une histoire de femme soi-disant infiděle, avait rallumé, lui un géreur d'Habitation, et si tard dans les temps, la tradition des něgres marrons.) En mille neuf cent quarante-cinq, ayant tous deux dévalé la riviéře Lézarde et débouché au large, le géreur Garin se bat dans une caye de mer avec Raphael Targin, et se noie. Episode * Celui qui marronne quitte le lieu de son servage, ä ses risques et perils. (pl2)dit de La Lézarde, quoique la fin se situe done dans cette caye de mer. (On ne sait pas ce qui poussait ainsi ce géreur Garin, mais il prenait si ouvertement le parti des békés que c'en était préoccupant: il y avait un secret lä-dessous. En tout cas, c'est dans la periodě des premieres batailles électorales, aprěs la Deuxiěme Guerre mondiale, que Garin 9 \ affronte ainsi Raphael Targin, tout au long de la Lezarde. Ce Targin agissait, au nom d'un groupe de jeunes du Lamentin, dont Mathieu Beluse faisait aussi partie.) Valerie Thelus est dechiquetee ä mort par les chiens de Targin (Apres cette victoire aux elections et la mort de Garin, Valerie etait remontee avec Raphael Targin sur les mornes ou habitait celui-ci. Mais les deux chiens de Raphael, restes seuls depuis si longtemps et devenus comme sauvages, n'avaient pas obei aux cris de leur maitre et avaient tue Valerie, la deportant presque jusqu'en bas de ce morne.) Ä la meme epoque, Longoue, un quimboiseur *, meurt dans sa case aux environs du Lamentin. II connaissait tout de Mathieu Beluse, de Raphael Targin et de Marie Celät. (II faut meler ä ces faits, en parenthese beante, la catastrophe aerienne de 1962 en Guadeloupe, ou perit, avec tant d'autres, Albert Beville, en litterature Paul Niger.) Dans les annees soixante-dix de notre temps, Mani, presque un delinquant, est mysterieusement tue, ä Fort-de-France. Deux anciennes filles ä marin, Artemise Marie-Annie, pour-; suivent le souvenir de ces evenements, connus et inconnus de tout un chacun. Mathieu Beluse et Raphael Targin ont quitte des 1946, emportant avec eux ces charges passees ou ä venir. * Le quimboiseur etait marabout, medecin, envoüteur et beau parleur. II tenait seance pour vous, quand rien d'autre n'avait fonctionne, (pi3) Marie Celät ne parcourt pas dans les espaces, mais elle endure autant. ; (On l'appelle aussi Mycea. Elle a vecu avec Mathieu Beluse. Elle est comme pour dire le secret et la cle des mysteres du pays. Elle a connu tous les malheurs et approche toutes les verites, comme une Inspiree.) 10 \ Telle fut, pour ceux-la et pour combien d'autres, l'approche du Tout-monde. 11 \ Glissant, Tout-Monde, Folio, 1995 p 31 BANIANS LE LIEU. - II est incontournable. Mais si vous desirez de profiler dans ce lieu qui vous a ete donne, reflechissez que desormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu'aux espaces sideraux. Ne projetez plus dans Vail-leurs Vincontrolable de votre lieu. Concevez I'etendue et son mystere si abordable. Ne partez pas de votre rive comme pour un voyage de decouverte ou de conquete. Laissez faire au voyage. Ou plutot, partez de tailleurs et remontez id, oil s 'ouvrent votre maison et votre source. Circulez par Vimaginaire, autant que par les moyens les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des especes inconnues et faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les volcans et les miseres, visibles et invisibles. Ne croyez pas a votre unicite, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. - Alors, tu en viendras a ceci, qui est de tres forte connaissance : que le lieu s'agrandit de son centre irreductible, tout autant que de ses bordures incalculables. Mathieu Beluse, Traite du Tout-monde, Livre II. 12 Glissant Malemort 1997 Glossaire : pour les lecteurs d'ailleurs, qui ne s'accommodent pas de mots inconnus ou qui veulent tout comprendre. Mais peut-etre pour nous., pour nous aussi, etablir la liste de tant de mots en nous dont le sens echappe, ou plus loin fixer la syntaxe de ce langage que nous balbutions. Les lecteurs d'ici sont futurs. i note : on.estimera l'important du manger, dans ce glossaire de convention. 1 & > & ababa : beant, de saisissement ou d'idiotie. acra poi: beignets ou plus proprement (selon le Creole) marinades, dont la pate inclut des pois (ou haricots). bakoua: chapeau de paille aux formes variees. callages ■ cages pour lanins ou poules. La hantise des enfants (leur travail) etait de les bourrer d'herbe douce. chatrou : pieuvre de taille moyenne, cuisinee en sauce ou a l'etouffee.. , , , .,, , , , cocl'uste sneSiie ('i(»e$ee en ^eux> evi(Aee, sechee, servant dacMne : ? Legume. On l'adore ou on le deteste. Nous aaorons. faune : la bete., langue. ou L'Ennemi (le serpent), Iambi, mangouste, titirirsarde, coulirou, baLarou. n femce : melange oje larme de manioc, de morue, d avocat, de piment et aTiuile piles. flore ■. acacia, ca'imitier, ebenier, fi^uier-maudit, flamboyant, fruit-a-pain, glyceria, icaque, lepini, ou i'epini, mangot bassignac, palmiste, poidou, prune de cythere, prune-moubin, prune-chili, quenettieA etc. fromager: granu Arbre a reputation magique. On dit qu'il crie quand on le coupe. II a crie beaucoup. grappe blanche (et: paillete): varietes de rhum. iambi: gros coquillage. Nous en apprecions fort le gout. Nous ne soufflons plus dedans, lequetter: plonger tete la premiere. losifri ■. morceau de morue enrobee de pate pimentee et frit. mabi ■. boisson fermentee, a partir du bois-mabi macere avec des epices. manicou : on l'aveugle la nuit au bord des routes. On le fait tourner par la queue longue et raide. Pour gourmets connaisseurs. man kai tchoue" i ■. }e vais le tuer. (Orthographe arbitraire, comme toujours en creole.) mantou : crabe de mangrove, poilu. Disparait rapidement. matomou : plat de riz et de crabe. migan : une des manieres de preparer le fruit-a-pain. pilibo -. bonbon. pitt sorte d'arene, aux dimensions d'une case ou d'une grosse maison. ou se donnent les combats de coqs. serbi : jeu de des, le plus populaire \ equivalent du craps americain. souscaiiie : salade pimentee de fruit vert (mangot le plus souvent). tray : plateau a bords obliques : anciennement, pour porter des marchandises ou faire dormir les enfants. vezou ■. lourd sirop de la canne a sucre, donne le sucre par dessiccation et ou le rhum par distillation. En boire, avec de l'eau et du citron vert. En manger, avec de la farine de manioc. vide ■. defile aux flambeaux, avec chants et slogans, pour feter une victoire electorate. On va narguer le vaincu jusque sous ses fenetres. II y a aussi les desormais tristes vides du triste carnaval. zombi ■. mort reincarne. A la fois familier et redoute. expressions de monsieur lesprit '. Yiche ben' long pas con-nett' lapo betf long' -. La portee du serpent ne sait rien de la mue (ne connait pas la peau) du serpent. Pou'ou ni defok ou ni ion-n' -. Pour avoir deux il faut avoir eu un. Yo ba nou an zin -. On nous a donne un zinc (un hamecon, un appat). Dio coco tounin -. L'eau de coco a tourne (de surprise ou d'enthou-siasme). Ce an la cho u u: C'est une chaux trop claire. (Ca ne compte pas.) dans le texte : An nou Mediluce. Ba co'ou tnouvman. Jadin-apa ka atan'n : Allons Medellus. Activez. Le jardin n'attendpas. Papa Legba, ban-moin titacpou chaye a caille : Papa Legba, donne-m'en un peu ä empörter chez moi. Man rache bayon-moin Bayon-moin rachepou si moi: J'ai arrache mon bäillon. Je l'ai arrache pour six mois. Petronise ni toutt'lagen'ye: Petronise a 1'argent qu'il lui faut. Couli-aprenß: Le coolie « a pris du fer » (est fichu). Lanmise: La misere. Lanmin longe: La main tendue 13 \ Extraits de Ed. Glissant, Pays reve, pays reel NRF, Gallimard, Paris, avril 2000, p 61-70 Pays La ou pays et vents sont de meme eau intaris sable Devant qu'oiseaux eussent toue villes et bois J'ai tendu haut ce linge denude, la voix de sel Comme un limon sans fond ni diamant ni piege bleu A cet empan ou toute lave s'emerveille de geler Devenant etre, et elle prend parti d'un pur etant La ou pays et sang se melerent au demeurant J'ai grandi dans rarmure ou consumaient les treize vents Ata-Eli vieux songe d'ame et nue Ou les autans si las s'enamourerent Nous avons pris main dans l'alphabet roue Aux brumes de ces mots voile le cri, eclabousse Le long cri des oiseaux precipites dans cette mer Et nous avons aux mers plus d'ecriture qu'il parait Yoles blessees ou les lezardes s'evertuerent Comme ils scellaient aux planches dessalees du pont d'avant La houle de nos pas Comme ils rivaient en poupe ces allures finissantes Voici musique d'algue et de gommiers La mer voici la mer ferreuse qu'enlacaient Tant d'entassements ecroules Tant de mots rauques a plein bord Plus reches que cases d'ocre 14 \ Ou que masques délités La terre rouge a bu la terte rapportée L'oeuvre que nous halons est un songe de mer Nous reconnůmes le sésame et la soierie émerveillée J'ai cette terre pour dictame au matin d'un village Ou un enfant tenait forét et déhalait rivage Ne soyez pas les mendiants de l'Univers L'anse du morne ici recomposée nous donne L'email et l'ocre des savanes d'avant temps Voici ó dérivée nous nous levons de bonne houle Tu es nouvelle dans l'humus qui ťa hélée Une grotte a ouvert pour nous sa parenté D'ile en cratěre c'est éclat de lames, bleuité Encore et brulis de l'eau d'un mancenillier Je prends ma terre pour laver les vieilles plaies D'un creux de saumure empétré d'aveux Mais si lourds á porter ó si lourds ó palétuviers Tracées GLOSE (p69) Á-tous-maux. Mon frěre 1'initié le planta devant la maison, que le cyclone s'ecarte, que les malheurs fondent et s'egaillent. Béte-longue. Reconnu, á cette croisée des eaux, le sillage innommable du serpent. Gommier. La barque haute, oú le vent s'effile au couteau de la vitesse. Mantou. Alliance de la carapace et des poils, violets. Un crabe des profondeurs. Pacala. La plus fragile des ignames, la plus nue, venue de Guadeloupe en Martinique. Tré. Plateau oú nous offrons toute íle, tout gáteau. 15 \ Yole. C'est, par nos mers, la barque basse, acharnee a rogner sur la rondeur du temps. Legende Ata-Eli. Dans la maison reapparue, elle s'ejouit de seize gardiens de frontiere. Nous tombons en elle, oublies. L'Aveugle. Au coin de la Place, comme l'epieu des mots. Les Enofis. Ce sont les Esprits qui nous protegerent ou parfois, capricieux, se detournerent de nous. Le Ho-a. Mes amis, tout conte que nous chantons est un Ho-a, c'est-a-dire une roche. Ichneumon. Le poete panse la blessure, comme, acassee sur elle-meme, la mangouste aux yeux ravages. Laoka. On l'invente et on Tadorne de hauteurs. L'amour est ferreux, comme la foret la mer. Milos. D'abord il y eut le forgeron. Mais nous n'avons plus un seul metal a exaucer. Reel Mathieu. Au feu vert de la foret, tu rencontres ton double. Tache, si tu le peux, de ne t'arreter pas. Mycea. Celle dont le poete est enchante, qu'il nomme a chaque ventee. Mais dont les mots ne rendent compte Thael. C'est done lui qui leva ce chant baroque, intraduisible dans quelque langue — meme celle qui lui donna corps - et qui tel convient a tout idiome gouvernable. 16