AMIN MAALOUF Paru dans Le Livre de Poche : l£on l'africain. Samarcande. Les Jardins de lumiere. Le Premier Siecle apres Beatrice. Le Rocher de Tanios . ROMAN GRASSET © Editions Grasset & Fasquelle, 1993 A la memoire de ľhomme aux ailes brisées « C'est un peuple pour qui se sont montes ces AUeghanys et ces Libans de reve !... Quels bons bras, quelle belle heure me ren-dront cette region d oü viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? » ARTHUR RIMBAUD Illuminations. Dans le village ou je suis ne, les rochers ont un nom. II y a le Vaisseau, la Tete de Tours, l'Embuscade, le Mur, et aussi les Jumeaux, encore dits les Seins de la goule. II y a surtout la Pierre aux soldats ; c'est la qu'autrefois on faisait le guet lorsque la troupe pour-chassait les insoumis ; aucun lieu n'est plus venere, plus charge de legendes. Pourtant, lorsqu'il m'arrive de revoir en songe le paysage de mon enfance, c'est un autre rocher qui m'apparalt. L'aspect d'un siege majestueux, creuse et comme use a 1'emplacement des fesses, avec un dossier haut et droit s'abaissant de chaque c6te en maniere d'accoudoir — il est le seul, je crois, a porter un nom d'homme, le Rocher de Tanios. J'ai longtemps contemple ce trone de pierre sans oser l'aborder. Ce n'etait pas la peur du danger ; au village, les rochers etaient nos terrains de jeu favoris et, meme enfant, j'avais coutume de defier mes aines aux escalades les plus perilleuses ; nous n'avions d'autre equipement que nos mains et nos jambes nues, mais notre peau savait se coller a la peau de la pierre et pas un colosse ne resistait. Non, ce n'etait pas la peur de tomber'qui me rete-nait. C'etait une croyance, et c'etait un serment. Exige par mon grand-pere, quelques mois avant sa mort. « Tous les rochers, mais jamais celui-la i » Les autres gamins demeuraient comme moi a distance, avec la meme crainte superstitieuse. Eux aussi avaient du 10 he, rocker de Tanios Le rocher de Tardus 11 promeltre, la main sur le duvet de la moustache. Et obtenir la meme explication : « On le surnommait Tanios-kichk. II £tait venu s'asseoir sur ce rocher. On ne I'a plus revu. » On avait souvent evoque devant moi ce personnage, heros de tant d'historiettes locales, et toujours son nom m'avait intrigue. Tanios, j'entendais bien, c'6tait Tune des nombreuses variantes locales d'Antoine, a l'instar d'Antoun, Antonios, Mtanios, Tanos ou Tan-nous.. .Maispourquoicerisiblesurnomde« kichk » ? Cela, mon grand-pere n'a pas voulu me le reveler. II a seulement dit ce qu'il estimait pouvoir dire a un enfant: « Tanios etait lefils de Lamia. Tu as surement entendu parler d'elle. C'6tait tres loin dans le passe, meme moi je n'etais pas encore n&, et mon propre pere non plus. En ce temps-la, le pacha d'Egypte faisait la guerre aux Ottomans, et nos ancetres ont souffert. Surtout apres le meurtre du patriarche. On l'a abattu juste la, a 1'entree du village, avec le fusil du consul d'Angleterre... » C'est ainsi que parlait mon grand-pere quand il ne voulait pas me repondre, il lancait des bribes de phrases comme s'il indiquait un chemin, puis un autre, puis un troisieme, sans toutefois s'enga-ger dans aucun. Il m'a fallu attendre des annees avant de decouvrir la veritable histoire. Je tenais pourtant le meilleur bout du fil puisque je connaissais le nom de Lamia. Nous le connaissions tous, au pays, grace a un dicton qui, par chance, a traverse deux siecles pour parvenir jusqu'a nous : « Lamia, Lamia, comment pourrais-tu cacher ta beaute ? » Ainsi, encore de nos jours, quand les jeunes gens rassembles sur la place du village voient passer quel-que femme enveloppee dans unchale, il s'en trouve toujours un pour murmurer : « Lamia, Lamia... » Ce qui est souvent un authentique compliment, mais peut relever quelquefois aussi de la plus cruelle derision. La plupart de ces jeunes ne savent pas grand-chose de Lamia, ni du drame dont ce dicton a conserve le souvenir. lis se contentent de repeter ce qu'ils ont entendu de la bouche de leurs parents ou de leurs grands-parents, et parfois, comme eux, ils accompa-gnent leurs paroles dun geste de la main vers la partie haute du village, aujourd'hui inhabitee, qu Ton aper-coit les ruines encore imposantes d'un chateau. A cause de ce geste, qu'on a tant de fois reproduit devant moi, j'ai longtemps imagine Lamia comme une sorte de princesse qui, derriere ces hauts murs, abritait sa beaute des regards villageois. Pauvre Lamia, si j'avais pu la voir s'affairer dans les cuisines, ou trottiner pieds nus a travers les vestibules, une cru-che dans les mains, un fichu sur la tete, j'aurais diffi-cilement pu la confondre avec la chatelaine. Elle ne hit pas servante non plus. Jen sais aujourd'hui un peu plus long sur elle. Grace, d'abord, aux vieillards du village, hommes et femmes, que j'ai inlassablement questionnes. C'etait il y a vingt ans et plus, ils sont tous morts, depuis, a l'exception d'un seul. Son nom est Gebrayel, c'est un cousin de mon grand-pere et il a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans. Si je le nomme, ce n'est pas seulement parce qu'il a eu le privilege de survivre, c'est surtout parce que le temoignage de cet ancien instituteur passionne d'his-toire locale aura ete le plus precieux de tous ; irrem-placable, en verite. Je restais des heures a le fixer, il avait de vastes narines et de larges levres sous un petit crane chauve et ride — des traits que l'ige a tres cer-tainement appuyes. Je ne l'ai pas revu dernierement, mais on m'assure qu'il a toujours ce ton de confidence, ce meme debit ardent, et une memoire intacte. A travers les mots que je m'apprete a ecrire, c'est souvent sa voix qu'il faudra ecouter. Je dois a Gebrayel d'avoir acquis tres t6t l'intime conviction que Tanios avait bien et6, par-dela Je mythe, un etre de chair. Les preuves sont venues plus tard, des annees plus tard. Lorsque, la chance aidant, 12 Le rocker de Tanios Le rocker de Tanios 13 Je piiN eníin mettre la main sur ďauthentiques documents II on est trois que je citerai souvent. Deux qui éma-lient, de personnages ayant connu Tanios de pres. Et u n troisiěme plus recent. Son autěur est un réligieux décédé au lendemain de la Premiére Guerre mon-diale, le moine Elias de Kfaryabda — c'est le nom de mon village, je ne pense pas 1'avoir mentionné encore. Son ouvrage s'intitule comme suit: Chronique mon-tagnarde ou I'Histoire du village de Kfaryabda des hameaux et des fermes qui en dependent des monuments qui s 'y élévent des coutumes quiysont observées des gens remarquables qui y oni vécu et des événements qui s'y sont déroulés avec la permission du Trěs-Haut. Un livre étrange, inégal, déroutant. Certaines pages, le ton est personnel, la plume s'echauffe et se libere, on se laisse porter par quelques envolées, par quelques écarts audacieux, on croit étre en presence ďun écri-vain vrai. Etpuis soudain, comme s'il craignait d'avoir péché par orgueil, le moine se rétracte, s'efface, son ton s'aplatit, il se rabat pour faire penitence sur son role de pieux compilateur, alors il accumule les emprunts aux auteurs du passé et aux notables de son temps, en vers de preference, ces vers arabes de l'age de la Decadence, empesés ďimages convenues et de sentiments froids. Cela, je ne m'en suis apercu qu'apres avoir achevé la deuxiěme lecture minutieuse de ces mille pages — neuf cent quatre-vingt-sept, trěs précisément, du preambule au traditionnel vers final disant « toi qui liras mon livre montre-toi indulgent... ». Au debut, lorsque j'avais eu entré les mains cet ouvrage á la reliure verte simplement ornée d'un grand losange noir, et que je l'avais ouvert pour la premiere fois, je n'avais remarqué que cette écriture tassée,sans virgu-Ies ni points, sans paragraphes non plus, rien que des moutonnements calligraphiques enfermés dans leurs marges comme une toile dans son cadre, avec, cá et la, un mot volant pour rappeler la page precedente ou annoncer la suivante. Hesitant encóre ä m'engager dans une lecture qui menacait d'etre rebutante, je feuilletais le monštre du bout des doigts, du bout des yeux, quand devant moi se détachěrent ces lignes—je les ai aussitôt recopiées, et plus tard traduites et ponctuées : « Du quatre novembre 1840 date ľénigmatique dis-parition de Tanios-kichk... Pourtant, il avaittout, tout ce qu'un homme peut attendre de la vie. Son passé s etait dénoué, la route de ľavenir s etait aplanie. Il n'a pu quitter le village de son plein gré. Nul ne peut dou-ter qu'une malediction s'attache au rocher qui porte son nom. » A ľinstant, les mille pages cessěrent de me paraitre opaques. Je me mis ä regarder ce manuscrit d'une tout autre maniere. Comme un guide, un compagnon. Ou peut-étre comme une monture. Mon voyage pouvait commencer. PREMIER PASSAGE La tentation de Lamia Puisse le Tr&s-Haut m 'accorder Son pardon pourles heu-res et lesjournees gueje vais devoir deroberau temps beni de la priere et des Saintes Lectures afin d'ecrire cette his-toire imparfaite des gens de ma contree, mon excuse etant qu'aucune des minutes que nous vivons n'aurait existe sans les millenaires qui I'ontprecedeedepuis la Creation, et qu 'aucun de nos battements de cceur n 'aurait ete possible s'il n 'y avait eu les generations successives des aieux, avec leurs rencontres, leurs promesses, lews unions consacrees, ou encore leurs tentations. Preambule de la Chronique montagnarde, oeuvre du moine Elias de Kfaryabda. I En ce temps-lä, le ciel etait si bas qu'aucun homme n'osait se dresser de toute sa taille. Cependant, il y avait la vie, il y avait des dösirs et des fötes. Et si l'on n'attendait jamais le meilleur en ce monde, on espe-rait chaque jour echapper au pire. Le village entier appartenait alors ä un meme seigneur föodal. II etait l'heritier d'urie longue lignee de cheikhs, mais lorsqu'dn parle aujourd'hui de « l'6po-que du cheikh » sans autre precision, nul ne s'y trompe, il s'agit de celui ä l'ombre duquel a vecu Lamia. Ce n etait pas, loin s'en faut, Tun des personnages les plus puissants du pays. Entre la plaine Orientale et la mer, il y avait des dizäines de domaines plus etendus que le sien. Ii possedait seulement Kfaryabda et quelques fermes autour, il devait avoir sous son autorit^ trois cents foyers, guere plus. Au-dessus de lui et de ses pairs, il y avait l'emir de la Montagne, et au-dessus de l'emir les pachas de province, ceux de Tripoli, de Damas, de Saida ou d'Acre. Et plus haut encore, beau-coup plus haut, au voisinage du Ciel, il y avait le sultan d'Istanbul. Mais les gens de mon village ne regar-daient pas si haut. Pour eux, « leur » cheikh etait dejä un personnage considerable. Iis £taient nombreux, chaque matin, ä prendre le chemin du chateau pour attendre son reveil, se pressant dans le couloir qui mene ä sa chambre. Et 18 Le rocher de Tanios Latetüation deLamia 19 lorsqu'il paraissait, lis l'accueillaient par cent formu-les de voeux, a voix haute a voix basse, cacophonie qui accompagnait chacun de ses pas. La plupart d'entre eux etaient habilles comme lui, seroual noir bouffant, chemise blanche a rayures, bonnet couleur de terre, et tout le monde ou presque arborait les memes moustaches epaisses et bouclees * fierement vers le haut dans un visage glabre. Ce qui distinguait le cheikh ? Seulement ce gilet vert pomme, agremente de fils d'or, qu'il portait en toute saison comme d'autres portent une zibeline ou un sceptre. Cela dit, mSme sans cet ornement, aucun visiteur n'aurait eu de peine a distinguer le maitre au milieu de sa foule, a cause de ces plongees que toutes les tetes effectuaient les unes apres les autres pour lui baiser la main, ceremonial qui se poursuivait jusqu'a la salle aux Piliers, jusqu'a ce qu'il eut pris sur le sofa sa place habituelle et porte a ses levres le bout dore du tuyau de sa pipe d'eau. En rentrant chez eux, plus tard dans la journee, ces hommes diraient a leurs epouses : « Ce matin, j'ai vu la main du cheikh. » Non pas : « J'ai baise la main... » Cela, on le faisait, certes, et en public, mais on avait pudeur a le dire. Non plus : « J'ai vu le cheikh » — parole pretentieuse, comme s'il s'agissait d'une rencontre entre deux personnages de rang egal! Non, « J'ai vu la main du cheikh », telle etait l'expression consacree. Aucune autre main n'avait autant d'importance. La main de Dieu et celle du sultan ne prodiguaient que les calamites globales ; c'est la main du cheikh qui repan-dait les malheurs quotidiens. Et aussi, parfois, des miettes de.bonheur. Dans le parler des gens du pays, le meme mot, kaff, designait parfois la main et la gifle. Que de seigneurs en avaient fait un symbole de puissance et un instrument de gouvernement. Quand ils devisaient entre eux, loin des oreilles de leurs sujets, un adage revenait dans leur bouche : « II faut qu'un paysan ait toujours une gifle pres de la nuque » ; voulant dire qu'ori doit constamment le faire vivre dans la crainte, l'epaule basse. Souvent, d'ailleurs, « gifle » n'ätait qu'un rac-courci pour dire « fers », « fouet », « corvees »... Aucun seigneur n'etait sanctionrie pour avoir malmend ses sujets ; si, quelques rares fois, des autorites superieures lui en tenaient rigueur, c'est qu'elles etaient resolues ä le perdre pour de tout autres rai-sons, et qu'elles cherchaient le moindre pretexte pour I'accabler. On etait depuis des siecles sous le regne de l'arbitraire, et si jamais il y avait eu jadis un age d'equite, plus personne n'en avait garde le souvenir. Lorsqu'on avait la chance d'avoir un maitre moins avide, moins cruel que les autres, on s'estimait privi-legie, et on remerciait Dieu d'avoir montre tant de sol-licitude, comme si on Le jugeait incapable de faire mieux. C etait le cas ä Kfaryabda ; je me souviens d'avoir ete surpris, et plus d une fois indigne, par la maniere affectueuse dont certains villageois evoquaient ce cheikh et son regne. Ii est vrai, disaient-ils, qu'il don-nait volontiers sa main ä baiser et que, de temps ä autre, il assenait ä 1'un de ses sujets une gifle sonore, mais ce n'etait jamais une vexation gratuite ; comme c'etait lui qui rendait justice en son domaine, et que tous les diff£rends — entre freres, entre voisins, entre mari et femme — se reglaient devant lui, le cheikh avait I'habitude d'ecouter les plaignants, ensuite quelques temoins, avant de proposer un arrangement; les parties etaient sommees de s'y conformer, et de se reconcilier seance tenante par les embrassades cou-tumieres ; si quelqu'un s'entStait, la gifle du maitre intervenait en argument ultime. Une telle sanction etait suffisamment rare pour que les villageois ne pussent plus parler d'autre chose pendant des semaines, s'evertuant ä decrire le sifflement de la gifle, fabulant sur les marques des doigts qui seraient restees visibles pendant trois jours, et sur les 20 Le rocher de Tanios La tentation de Lamia 21 paupieres du malheureux qui plus jamais ne cesse-raient de cligner. J Les proches de l'homme gifle venaient lui rendre visite. lis s'asseyaient en cercle autour de la piece, silencieux comme a un deuil. Puis 1'un d'eux elevait la voix pour dire qu'il ne fallait pas se sentir humilie. Qui done n'a jamais ete gifle par son pere ? C'est ainsi que le cheikh voulait etre considere. En s'adressant aux gens de son domaine, meme aux plus &ges, il disait « yabne 1 », « mon fils ! », ou « ma fille ! », « ya binte ! ». II etait persuade qu'un pacte intime le liait a ses sujets, ils lui devaient obeissance et respect, il leur devait sa protection en toutes circons-tances. Meme en ce debut du dix-neuvieme siecle, cette sorte de paternalisme integral apparaissait deja comme une incongruite, une survivance d'un age primordial d'enfance et d'innocence, dont la plupart des villageois s'accommodaient, et dont certains de leurs descendants garderit encore la nostalgic Moi-meme, je dois l'avouer, en decouvrant certai-nes facettes du personnage, je me suis senti devenir un peu moins severe envers lui. Car si « notre cheikh » tenait a chacune de ses prerogatives, il ne faisait pas, comme tant d'autres seigneurs, bon marche de ses devoirs. Ainsi, tous les paysans devaient lui apporter une part de leur recolte ; mais il avail coutume de leur dire, en echange, que « personne dans ce domaine n'aura faim tant qu'il restera au chateau un pain et une olive ». Plus d'une fois les villageois avaient pu verifier que ce n'etait pas vaine parole. Tout aussi importante aux yeux des villageois etait la maniere dont le cheikh traitait avec les autorites superieures, et c'est d'abord pour cette raison que l'on a garde de lui un si complaisant souvenir. Les autres seigneurs, quand Femir ou le pacha exigeaient d'eux quelque nouvel impot, ne prenaient guere la peine d'argumenter, se disant qu'il valait mieux pressurer leurs sujets plutot que de se mettre mal avec les puis-sants. Pas « notre » cheikh. Lui tempetait, se deme- nait, envoyait supplique apres supplique, parlait de disette, de gel, de sauterelles, glissait de judicieux bak-chichs, et quelquefois il obtenait un delai, une remise, voire une exemption. On dit que les agents du Tresor extorquaient alors les sommes manquantes a des seigneurs plus dociles. Il n'avait pas sou vent gain de cause. Les autorites etaient rarement disposees a transiger en matiere d'impots. Du moins avait-il le merite d'essayer, et les paysans lui en savaient gre. Non moins appreciee etait sa conduite en temps de guerre. Se targuant d'une vieille coutume, il avait obtenu pour ses sujets le droit de se battre sous leur propre drapeau au lieu d'etre enroles avec le reste de la troupe. Un privilege inoui' pour un fief aussi minuscule qui pouvait aligner, au mieux, quatre cents homines. Pour les villageois, la difference etait grande. Partir avec ses freres, ses fils, ses cousins, commandes par le cheikh lui-mgme, qui les connaissaitchacunpar son prenom, savoirqu'on neseraitpas abandonne sur place si Ton etait blesse, qu'on serait rachete si Ton etait capture, qu'on serait decemment enterre "et pleure si Ton devait mourir ! Savoir aussi que Ton ne serait pas envoye a l'abattoir pour faire plaisir a quelque pacha deprave ! Ce privilege, les paysans en etaient aussi fiers que le cheikh. Mais, bien entendu, il fallait le meriter. On ne pouvait se contenter de « faire semblant », il fallait se battre, et vaillamment, beau-coup plus vaillamment que la pietaille da c6te ou d'en face, il fallait que leur bravoure fut constamment citee en exemple dans toute la Montagne, dans tout l'empire, e'etait leur fierte, leur honneur, et aussi le seul moyen de garder ce privilege. Pour toutes ces raisons, les gens de Kfaryabda consideraient « leur » cheikh comme un moindre mal. Il serait meme apparu comme une veritable benediction s'il n'avait eu un travers, un insupportable travers qui, aux yeux de certains villageois, redui-sait a n£ant ses plus nobles qualites. 22 Le rocherde Tanios La tentation de Lamia 23 — Les femmes ! me dit le vieux G6brayel, et dans son visage de buse s'allumerent des yeux carnassiers. Les femmes ! Le cheikh les convoitait toutes, et il en seduisait une chaque soir ! S'agissant du dernier bout de phrase, c'est une affa-bulation. Mais pour le reste, qui est tout demerae l'essentiel, il semble bien que le cheikh, a l'instar de ses ancetres, a l'instar de tant d'autres seigneurs sous toutes les latitudes, vivait dans la ferme conviction que toutes les femmes de son domaine lui appartenaient. Comme les maisons, comme les terres, les muriers et les vignes. Comme les hommes, d'ailleurs. Et qu'un jour ou l'autre, a sa convenance, il pouvait faire valoir son droit. Il ne faudrait pas, pour autant, l'imaginer en satyre r6dant dans le village a la recherche de sa proie, avec ses hommes de main dans le role de rabatteurs. Non, les choses ne se passaient pas ainsi. Si imperieux que fut son d6sir, il ne se departait a aucun moment d'un certain quant-a-soi, jamais il n'aurait songe a se glis-ser furtivement par une porte derobee pour profiter comme unvoleurdel'absence d'un mari. C'est chezlui qu'il officiait, si Ton peut dire. De meme que chaque homme devait monter, ne serait-ce qu'une fois par mois, « voir la main du cheikh », toutes les femmes devaient fournir leiir journee au chateau, pour aider aux travaux courants ou saisonniers, c'etait leur facon a elles de manifester leur allegeance. Certaines faisaient montre d'habi-letes particulieres — une facon incomparable de bat-tre la viande au mortier, ou d'amincir la pate a pain. Et quand il fallait preparer un festin, toutes les competences etaient requises a la fois. Une forme de corvee, en somme ; mais repartie ainsi entre des dizaines, des centaines de femmes, elle en devenait moins pesante. J'ai peut-etre laisse croire que la contribution des hommes se limitait au baisemain matinal. Ce ne serait pas conforme a la reali te. lis etaient tenus de s'occuper du bois et des nombreuses refections, de relever sur les terres du cheikh les terrasses ecroulees, sans oublier la corvee supreme des males, la guerre. Mais, en temps de paix, le chateau 6tait une ruche de femmes, qui s'activaient, bavardaient, se distrayaient aussi. Etquelquefois, au moment dela sieste, quand le village entier s'enfoncait dans une penombre de lan-gueur, 1 une ou l'autre de ces femmes s'egarait entre couloirs et chambres, pour refaire surface deux heu-res plus tard au milieu des murmures. Certaines se pretaient a ce jeu de fort bonne grace, flattees d'avoir ete courtisees, desirees. Le cheikh avail de la prestance ; de plus, elles savaient que, loin de se precipiter sur la premiere chevelure apercue, il prisait le charme et l'esprit. On rapporte encore au village cette phrase qu'il r£p£tait: « II faut etre un ane pour se coucher au cote d'une anesse ! » Insatiable, done, mais exigeant. C'est l'image qu'on a gardee de lui aujourd'hui, et c'est probablement cette meme image qu'avaientses contemporains,ses sujets. Aussi, bien des femmes avaient-elles envie d'etre au moins remarqu^es, cela les rassurait sur leur charme. Quitte, ensuite, a se laisser ou non suborner. Un jeu dange-reux, j'en conviens ; mais au moment ou leur beaute bourgeonnait, puis s'epanouissait, pouvaient-elles, avant de se faner, renoncer a toute envie de s6duire ? La plupart, toutefois, et quoi qu'en disc le vieux Gebrayel, ne voulaient pas de ces amours compromet-tantes et sans lendemain. Elles ne se pretaient a aucun autre jeu galant que la derobade, et il semble bien que le maitre savait s'y resigner lorsque son « adversaire » se montrait futee. Et d'abord prevoyante : a partir du moment ou une personne convoitee se retrouvait en tete a tete avec le cheikh, elle ne pouvait plus 1 econ-duire sans l'humilier, ce qu'aucune villageoise n'aurait eu le cran de faire. Leur habilete devait s'exercer plus tot, pour leur eviter justement de se retrouver dans cette situation embarrassante. Elles avaient imagine une panoplie de ruses. Certaines, quand c'etait leur tour de venir au chateau, se presentaient avec, sur le 24 Le rocher de Tanios La tentation de Lamia 25 bras, un enfant en bas age, le leur ou celui d'une voi-sine. D'autres se f aisaient accompagner par leur sceur ou leur mere, sures -qu'ainsi elles ne seraient pas inquietees. Un autre procede pour 6chapper aux assiduity du maitre etait d'aller s'asseoir tout pres de sa jeune epouse, la cheikha, et de ne plus sen eloigner jusqu'au soir. Le cheikh ne s'fitait marie" qu'au seuil de la quaran-taine, et encore, il avait fallu lui forcer la main. Le patriarche de sa communaute avait recu tant de plain-tes contre l'incorrigible s£ducteur qu'il s'etait decide a user de son influence pour mettre fin a cette situation scandaleuse. Et il avait cru trouver la parade ideale : le marier a la fille d'un chef feodal bien plus puissant que lui, le seigneur du grand Jord, dans l'espoir qu'ainsi, par egard pour son epouse, et plus encore pour ne pas irriter son beau-pere, le maitre de Kfaryabda serait contraint de s'assagir. Des la premiere annee, la cheikha avait donne nais-sance a un fils, qui hit prenomme Raad. L'homme, cependant, malgre sa satisfaction d'avoir un heritier, avait tres vite renoue avec son vice, delaissant son epouse au cours de sa grossesse, et encore plus apres l'accouchement. Laquelle epouse, dementant les previsions du patriarche, allait faire preuve d'une surprenante fai-blesse. Sans doute avait-elle a l'esprit l'exemple de sa propre famiile de feodaux, un pere et des freres vola-ges, et une mere resignee. A ses yeux, la conduite de son mari 6tait le fruit de son temperament ainsi que de son rang social, deux choses qu'elle ne pouvait changer. Elle ne voulait jamais qu'on lui parlat des aventu-res du cheikh, pour qu'elle ne fut pas contrainte de reagir. Mais les ragots lui parvenaient, et elle en souf-frait, meme si elle ne pleurait que lorsqu'elle etait seule, ou alors aupres de sa mere, chez qui elle se ren-dait pour des sejours prolonges. Au chateau, elle feignait l'mdifference ou la fiere iro-nie, et noyait son chagrin dans le sucre. Constamment assise a la mSme place, dans le petit salon attenant a sa chambre, elle arborait en guise de coiffure un tantour a l'ancienne, haut tuyau en argent que Ton plantait dans les cheveux a la verticale, et par-dessus lequel retombait un voile de soie, toilette si compliquee qu'elle se gardait bien de la defaire au moment de dor-mir. « Ce qui, observait Gebrayel, ne devait guere l'aider a regagner les faveurs du cheikh. Pas plus que sa corpulence, d'ailleurs. On dit qu'elle avait a portee de main une corbeille de friandises que les servantes et les visiteuses surveillaient en permanence de peur qu'elle ne vint a se vider. Et la chatelaine se gavait comme une truie. » Elle n etait pas la seule femme a souffrir, mais c'est parmi les hommes que l'intemperance du cheikh sus-citait le plus de rancoeur. Si certains affectaient de croire que la chose n'arrivait qu'aux epouses, aux meres, aux sceurs et aux filles des autres, tous vivaient constamment dans la crainte de voir leur honneur terni. Le village bruissait sans cesse de pr^noms f6mi-nins, toutes les jalousies, les vengeances s'expri-maient par ce biais. Des disputes eclataient parfois, pour des pretextes futiles, qui revelaient la rage conte-nue des uns et des autres. On s'observait, on s epiait. II suffisait qu'une femme s'habillat avec un brin de coquetterie au moment de se rendre au chateau pour qu'elle fut soupconnee de vou-loir aguicher le cheikh. Et d'emblee, elle devenait fau-tive, plus fautive meme que ce dernier, a qui Ton accor-dait l'excuse d'etre « ainsi fait ». II est vrai que, .pour celles qui tenaient a eviter toute aventure, l'un des moyens les plus 6prouves ^tait de ne se presenter devant le maitre qu'enlaidies, fagotees, difformes... II est des femmes, cependant, qui ne parviennent pas a dissimuler leur beaute. Ou peut-etre est-ce leur Createur qui repugne a les voir cachees ; mais, Seigneur ! que de passions autour d'elles ! L'une de ces femmes vivait dans mon village en ce temps-la. Cetait Lamia, justement. Celle du dicton. 26 Le rocherde Tanios La tentation de Lamia 27 II Lamia portait sa beaute comme une croix. Une autre quelle n'aurait eu qu'a se voiler, ou a se laisser enrober dans quelque etoffe disgracieuse pour cesser d'attirer les regards. Pas Lamia. On l'aurait dite trempee dans la Iumiere. Elle avait beau se couvrir, s'effacer, se fondre dans des attroupements, elle etait immanquablement trahie, revelee, il suffisait d'un geste, d'un rien — une main portee a ses cheveux, quelque rengaine fredonn^e par inadvertance —, et Ton ne voyait plus qu'elle, et I'on n'entendait plus que sa voix d'eau claire. Si, avec les autres, toutes les autres, le cheikh lais-sait parler sa vanite et son sang, avec Lamia ce fut, des le premier instant, different. Sa grace Fintimidait, un sentiment qu'il avait rarement eprouv£. Il en avait d'autant plus de desir, mais moins d'impatience. Pour des conquetes plus ordinaires, ce guerrier-ne avait ses stratagemes rodes — un mot de tendresse, une insinuation coquine, une breve demonstration de puissance, et il emportait la place. Avec Lamia, il etait resigne a entreprendre un siege. Il n'aurait sans doute pas su s'en tenir a une appro-che aussi sage n'etait une circonstance qui le rassurait et le contraignait a la fois : Lamia vivait sous son toit, dans une aile du chateau, puisqu'elle etait l'epouse de son intendant, Gerios. Greffier, chambellan, tr^sorier, secretaire, parfois meme confident, ce dernier n'avait pas de fonctions proprement delimitees. II devait tenir son maitre informe de l'etat du domaine, des recoltes, du partage de l'eau, des taxes, des avanies. II consignait meme sur un registre meticuleux tous les cadeaux que les villa-geois apportaient au chateau, par exemple que « Tou-biyya fils de Wakim est venu a la Grande-Fete—c'est-a-dire Paques — avec une demi-ocque de savon et deux onces de cafe... » C etait egalement le man de Lamia qui r^digeait les contrats de metayage. S'il s etait agi d'un domaine plus riche, plus etendu, Gerios aurait et6 un haut dignitaire ; d'ailleurs, aux yeux de tous, son sort etait des plus enviables ; il vivait a l'abri du besoin, et les appartements qu'il occupait, modestes au regard de ceux de son maftre, etaient mieux amenages que les plus belles maisons du village. C'est apres avoir obtenu cette charge tres prisee que Gerios avait demands la main de Lamia. Son futur beau-pere, un paysan plutot aise dont la fille ainee etait l'epouse du cure, ne 1'avait toutefois agree qu'apres longue hesitation. Le pr6tendant semblait parfaitement en mesure de subvenir aux besoins d'un foyer, mais le pere de Lamia ne parvenait pas a le prendre en affection. Peu de gens l'appreciaient, d'ailleurs, bien que nul n'eut su formuler un reproche, sinon une certaine froideur. Il etait, comme on dit au village,« de ceux qui ne rient pas en presence d'un pain chaud ». Du coup, on le jugeait sournois et hautain. On lui manifestait de l'hostilite, meme. Si la chose 1'affectait, il n'en laissait rien paraltre, et ne reagissait jamais. Dans sa position, il aurait pu rendre la vie difficile aux personnes qui ne le portaient pas dans leur coeur. II se l'interdisait. Personne, cependant, ne s'en montrait reconnaissant. « Ilnesaitfairenilebiennilemal », se contentait-on de dire avec une parfaite mauvaise foi. Lorsque le predecesseur de Gerios avait quitte son poste, le cheikh 1'avait accuse d'avoir detourne d'importantes sommes.d'argent. Le mari de Lamia n'aurait jamais pu commettre de pareils forfaits, mais a en croire ses detracteurs, c'etait moins par integrite que par couardise. Difficile a dire, maintenant que tous les temoins se sont tus. Il parait certain toutefois que son maitre lui inspirait une veritable terreur, qu'il tremblait en sa presence plus que le plus humble paysan et se pliait a tous ses caprices. Le cheikh pouvait lui faire rediger une lettre a l'emir et, l'instant d'apres, 28 Le rocher de Tanios lui tendre le pied pour qu'il l'aidat a se dechausser. Jamais Gerios n'opposait la moindre resistance. Quand les vieux du village evoquent aujourd'hui le mari de Lamia, il y a une histoire qu'ils se plaisent a rapporter. Avec quelques variantes d'un recit a l'autre, mais la substance est la meme. Le cheikh, je l'ai dit, portait moustache abondante et barbe rase, c'etait la un sujet qui revenait constamment dans sa conversation. Les moustaches, pour lui, c'etait l'honneur, c'etait la puissance, et lorsqu'il faisait une promesse importante, il s'arrachait un poil qu'il confiait tres solennellement a la personne concernee, laquelle le recueillait dans un linge propre, pour le lui rendre le jour ou la promesse serait tenue. A 1'inverse, il avait l'habitude de moquer ceux qui portaient la barbe, les taxant de malproprete, pretendant qu'il les avait vus s'essuyer les mains dessus ; si bien que, hormis le cure, pas un villageois n'osait se garnir le menton de peur de devenir la cible des sarcasmes. Alors que tous, bien entendu, cultivaient la moustache, a la mode du cheikh. Gerios ne faisait pas exception, la sienne etait la replique exacte de celle de son maitre, epaisse, par-fois gominee, et retroussee vers le haut en double accroche-coeur. Jusque-ia, rien d'inhabituel; ce mimetisme est, depuis l'aube des temps, une marque de deference. Seulement, un jour, parlant une fois de plus moustache devant ses visiteurs, le cheikh avait fait observer, avec une pointe d'agacement, que celle de son inten-dant etait plus florissante que la sienne. Le soir meme, Lamia avait vu son mari devant un miroir, occupe a tailler dans le gras de sa moustache pour la desepais-sir. Elle avait assists a cette etrange mutilation sans rien dire. Mais elle se sentait rabaissee. D etait ainsi, Gerios. Il parlait peu, mangeait peu, souriait rarement. Il avait quelque instruction, mais aucune autre ambition que celle de garder sa place et la bienveillance de son maitre, maitre qu'il servait, du reste, avec honnetete et application. La tentation de Lamia ' 29 Lamia se serait tres certainement accommodee d'un mari moins terne. Elle qui etait si gaie, espiegle, primesautiere, chaque fois qu'elle se faisait remar-quer en public par un mot d'esprit, un petit rire, chaque fois qu'elle fredonnait une chanson, Gerios eteit la, a la fixer, sourcils fronces, renfrogne, la mine inquiete. Alors elle se taisait. Et lorsqu'elle se joignait aux femmes venues travailler au chateau, qu'elle pre-nait part a leurs rires, a leurs chuchotements, qu'elle melait ses mains aux leurs, son homme le lui repro-chait. Il ne cessait de lui repeter qu'elle devait « tenir son rang au lieu de travailler comme une servante » ; lorsqu'elle voulait lui etre agreable, elle s'en allait faire la conversation a la cheikha et se gaver en sa compa-gnie. Peut-etre avait-il raison. Si elle avait suivi ses conseils, elle aurait sans doute su eviter a elle-meme et a ses proches bien des malheurs. Son existence ' n'aurait pas fait de vagues, elle aurait vecu selon son rang, vieilli selon son rang, elle serait aujourd'hui i enterree selon son rang, et aucun dicton ne serait venu ranimer le souvenir de sa beaute imprudente. Entrela mariie et I'epoux, ilya une difference d'dge Elle est en son quinzieme printemps, et lui en son J trentieme hiver. A l'occasion de quelles noces villageoises ont ete i composes ces vers d'un poete populaire ? La Chroni-que montagnarde, qui les cite, ne le precise pas ; je ne ! serais pas etonne de decouvrir un jour que c'est Lamia et Gerios qu'ils voulaient decrire. De fait, la jeune femme se laissait sou vent guider par son temperament printanier. Elle n'etait joyeuse que des joies qui l'entouraient, et de celles qu'elle faisait naftre autour d'elle. Plaire 6tait sa facon d'etre, et '\ elle plaisait. On aurait pu s'attendre que les femmes du village fussent jalouses de sa beaute ou de ce fameux« rang » qu'elle etait censee tenir. Pas le moins 30 Le rocher de Tanios La tentation de Lamia 31 du monde. Toutes decelaient chez elle cette limpidite, cette absence totale d'affectation, de pretention comme de sournoiserie, toutes lui parlaient comme a une soeur. Meme la cheikha lui temoignait de l'amitie, bien que son indomptable mari n'eut d'yeux que pour l'epouse de Ge1 rios ; ceites, il disait a toutes les femmes « ma fille ! », mais quand cette parole s'adressait a Lamia, il y mettait tant de bonheur, tant de douceur, que e'en etait une caresse. Aux cuisines, les femmes en plaisantaient, essayant de singer le maitre avec des «ya binte!» de miel; en presence de Lamia, d'ailleurs, qui riait de bon coeur. Nul doute qu'elle etait flattie, mais sans penser un instant a un possible dera-page. Le cheikh, lui, avait probablement des arriere-pensees. Ce qui ne signifie pas que chacun de ses sou-rires, chacune de ses paroles affectueuses etait un acte calculi. A vrai dire, si l'incident qui a entremele leurs vies obeissait a un quelconque dessein, ce ne pouvait etre que celui de la Providence. « Un incident, juste un incident, rien de plus », insista Gebrayel. Ses yeux cependant p^tillaient lorsqu'il ajouta : « Infime, comme un grain de sable, ou comme une etincelle. » Et quand il se mit a raconter, ce fut avec pompe et fioritures. « C'etait par une de ces journees de juillet comme au village on ne les aime pas. L'air sec et rare. Sur les routes, a chaque pas, une poussiere de trou-peau. On n'en finissait plus d'ouvrir fenStres et portes, mais pas un volet ne claquai,t, pas un battant ne grin-cait dans ses gonds. Le souffle retenu de iet6, tu as connu cela ! » Il est vrai que les gens de Kf aryabda se resignent mal a la fournaise. lis ne parlent plus, mangent a peine. Tout au long de la journee, ils se desalterent a la cru-che, la tenant haut au-dessus de leur tete, puis, de d6pit, laissent l'eau noyer leur visage, leurs cheveux, leurs habits. Et, quoi qu'il arrive, ils ne mettent pas les pieds hors de chez eux avant l'heure fralche. « Le cheikh avait quelques visiteurs, cependant. Des etrangers. C'est Lamia qui avait prepare le cafe, ce jour-lä, et qui l'avait apporte dans la salle aux Piliers, sans doute les gens de service etaient-ils assoupis chacun dans son coin. Puis c'est toujours elle qui etait venue reprendre les tasses vides. Le cheikh n'etait plus ä sa place. Chose curieuse, le bout dor6 de son nar-guile trainait par terre. D'ordinaire, quand il se levait, il enroulait le tuyau autour du foyer, d'un geste machinal, et retirait le bout pour le garder propre. » En sortant dans le couloir, Lamia entendit le son dune respiration lourde venant d'une petite piece qui servait parfois de salon prive pour des conciliabules. Le cheikh etait la, dans la penombre, debout mais affale, le front contre le mur. — Notre cheikh se sent-il mal ? — Rien de grave, ya binte. Mais sa voix etait essoufflee. — Mieux vaut s'asseoir, dit-elle en le prenant dou-cement par le bras. Il se redressa, sa respiration redevintplus reguliere, il arrangea sa mise, et passa ses pouces sur ses tempes. — Ce n'est rien. La chaleur, sürement. Surtout, pas un mot. A personne. — C'est jure, dit-elle. Par le Messie ! Elle prit le crucifix qu'elle avait autour du cou, le porta ä ses levres, puis le pressa contre son cceur. Satisfait, le maitre lui donna une petite tape sur le bras, avant de repartir vers ses invites. Rien d'autre ne devait se passer ce jour-lä, rien que ce banal malaise d'6te. Mais pour Lamia, quelque chose venait de changer dans sa maniere de regarder cet homme. Jusque-lä, elle lui vouait une deference melee d'une bonne dose de prevention et, comme tant d'autres femmes, elle redoutait de se retrouver seule avec lui. A present, elle remarquait que les veines de ses tempes 6taient enflees, que son front parfois se 32 Le rocher de Tanios Latentation de Lamia 33 ridait, comme si des hordes de soucis etaient venues -| l'assaillir, et eile guettait le moment de le revoir en töte j ä tSte. Simplement pour s'assurer qu'il n'avait plus eu de malaise. De tout autres sentiments, jusque-lä tenus ä distance, se glissaient cependant en eile sous le couvert i de sa legitime inquietude. Pour le cheikh, pour 1'« as-siegeant », un veritable cheval de Troie etait dans la ■ place. Sans qu'il eüt rien fait pour l'y introduire, Ins-pirer une tendresse apitoyee est peut-etre, pour certains, Tun des ressorts du jeu amoureux ; pas pour lui, il n'eüt jamais voulu de cette fleche dans son car-quois ! Plusieurs jours s'ecoulerent avant que Lamia ne \ trouvät une autre occasion de revoir le cheikh sans temoin pour lui demander s'il s etait de nouveau senti mal. II emit de la langue ce claquement mouille qui, dans le parier du village, signifie « non », mais eile ; avait la certitude qu'il mentait. Et avait-il parle de l'autre incident ä son epouse ? — A personne ! II n'est pas ne celui qui m'entendra gemir ! Pour le rassurer, Lamia renouvela sa promesse de silence en posant encore le crucifix sur ses levres, puis sur son coeur. Pendant qu'elle accomplissait ce bref ' rituel de piete, le cheikh lui prit la main gauche dans la \ sienne, et la serra un court instant, comme pour par- \ tager son serment. Puis il s'eloigna sans plus la regar-der. ; Elle se surprit ä avoir un sourire attendri. « Il n'est j pas ne, celui qui m'entendra gemir J » avait-il dit. Il croyait parier en homme, mais, aux oreilles d'une femme, cette reflexion sonnait comme une cränerie de petit garcon. Lamia se souvenait que son plus jeune frere avait dit la meme chose, mot pour mot, le jour ou on lui avait applique des ventouses. Non, decidement, elle ne parvenäit plus ä voir le seigneur du village tel qu'il voulait qu'on le voie, ni tel que les autres le ;| voyaient. Et quand, devant elle, on parlait de lui, ce qui arrivait ä toute heure de la journee, les paroles avaient une autre resonance dans sa tete; certaines l'irri-taient, d'autres la rejouissaieiit ou l'inquietaient, aucune ne la laissait indifferente, elle avait cesse de prendre les ragots pour ce qu'ils etaient, une maniere de tromper l'ennui. Et elle n'avait plus jamais envie d'apporter son propre grain de sei. Parfois, quand les villageoises poussaient un peu trop loin les allusions graveleuses, elle etait tentee de les faire taire. Mais elle se retenait, et se forfait mgrne ä imiter leurs rires. Si une seule fois elle les avait contraintes au silence, elle serait devenue pour elles une etrangere et son nom se serait retrouve aussitöt dans le hachoir de leurs babiliages. Mieux valait rester dans leurs bonnes graces ! Mais si Lamia agissait de la sorte, ce n'etait pas par habilete\ elle etait ainsi, elle ne se sentait jamais aussi bien que lorsqu'elle se fondait en silence dans l'assemblee des femmes aux mains tremp£es, se laissant bercer par leurs voix cassees et leurs taquineries. Un jour — ce devait etre ä la mi-septembre, ou peu apres —, en arrivant dans la petite cour enfumee ou Ton preparait le pain, elle entendit tout un clapotis de rires. Elle vint s'asseoir sur une pierre tout pres du saje, la plaque de fer ronde et bombee sous laquelle crissait un feu de branches de genets. Une cousine se chargea de la mettre au courant: — Nous etions en train de dire que, depuis des semaines, il semble assagi, on n'entend plus parier de ses aventures... Quand, au village, on disait « il » ou « lui », sans prendre la peine d'expliciter, chacun savait de qui il s'agissait. — C'est la cheikha qui l'a repris en main, assura une matrone, tout en pläquant la päte sur le fer brulant ä l'aide d'un coussin. — La cheikha, sürement pas ! dit une autre. Hier 34 he rocher de Tanios La tentation de Lamia 35 m£me, j etais aupres d'elle, et eile m'a annonce qu'elle partait dans uhe semaine avec son fils dans le grand Jord, pour passer l'hiver chez sa mere. Si eile avait su regagner I'affection de son homme, pourquoi s'en irait-elle ? — Ii est peut-etre malade, suggera une autre. On se tourna vers Lamia, qui dut rassembler tout son souffle pour dire, sur un ton detache : — S'il etait malade, on l'aurait remarque. II y avait la, tout ä cote d'elle, assise sur une pierre, une femme si vieille et silencieuse que personne ne pensait quelle suivait la conversation. Pourtant, elle dit: — ... Ou alors, il est fou amoureux. Les autres.n'avaient pas bien entendu. — Que dis-tu, hajji ? On l'appelait ainsi parce que, dans sa jeunesse, elle etait partie en pelerinage ä Bethleem, voir la Sainte-Creche. — Ii est sürement amoureux, et il attend que sa femme ait le dos tourne. — Il ne s'est jamais gene pour faire ce qu'il voulait! objecta la matrone. — Je le connais, moi, votre cheikh, du temps ou il ■ s'asseyait encore sur les genoux de sa mere. S'il est fou amoureux dune femme, il ne bougera pas tant que la cheikha n'aura pas quitte le chateau... On se mit alors ä speculer sur I'identite" de l'elue. On murmura un prenom, un deuxieme, un troisieme... Puis un homme vint ä passer, et Ton changea de conversation. Dans la tete de Lamia, ces bavardages continuerent cependant ä resonner, tout au long de la journee. Et quand vint la nuit, elle y pensait encore. Se pouvait-il que le cheikh hit si gravement malade ? Ne devrait-elle pas en parier ä quelqu'un, faire appeler le medecin de Dayroun ? Non, il lui en voudrait. Mieux valait attendre et observer. Dans une semaine, si elle voyait quelque jolie femme roder dans les couloirs qui menent ä ses appartements, elle serait rassuree ! Mais etait-ce vraiment ce qu'elle souhaitait, voir cet homme reprendre son activity galante ? La nuit ayancait. Etendue sur sa couche, elle tour-nait et se retournait sans trouver la position conforta-ble. Elle ne savait plus ce qu'elle devait souhaiter. Elle se retourna encore. Et pourquoi done devait-elle souhaiter quoi que ce soit au sujet de cet homme ? A cote d'elle son man dormait sur le dos, la bouche ouverte comme un poisson. Ill La veille du jour ou la cheikha devait partir, alors que tout le monde au chateau s'agitait pour les der-niers preparatifs, Gerios eut la surprise d'entendre sa femme lui demander, avec une insistance enfantine, s'il l'autoriserait ä se joindre au voyage. — Tu voudrais passer l'hiver dans le Jord ? — Pas tout l'hiver, juste quelques semaines. La cheikha m'a dejä invitee plus d'une fois... — Tu n'as rien ä faire, lä-bas. — Je pourrais etre sa dame de compagnie. — Tu n'es ni une servante, ni une dame de compagnie, combien de fois devrais-je le repeter ? Tu es mon epouse, et tu resteras ä mes cötes. On ne quitte pas son mari ainsi pendant des semaines et des mois, je ne comprends meme pas que tu oses y songer. Elle dut se resigner. Accompagner la cheikha ne l'avait jamais vraiment tentee auparavant, mais ce matin-lä, apres une nouvelle nuit tourmentee, elle s'etait reveillee avec cette idee en t&te. Partir, s'eloigner un peu du chateau, des murmures des femmes., des regards des hommes, et de ses propres doutes. Elle rie 36 Le rocher de Tanios La tentation de Lamia 37 se faisait guere d'illusions quant a la reaction de Gerios, mais elle avait esper6 un miracle. Elle avait besoin de ce miracle. Et quand elle fut contrainte d'y renoncer, elle parut soudain an^antie et s'enferma pour le restant de la journee chez elle a pleurer. — Lamia avait seize ans, et lorsqu'elle pleurait, deux fossettes se creusaient au milieu de ses joues comme pour recueillir ses larmes. Gebrayel n'ignorait aucun detail des qu'il s'agissait d'elle. — Crois-tu vraiment quelleetait aussibelle qu'on le dit ? Ma question etait presque sacrilege. — Et plus belle encore ! La plus belle des femmes ! Gracieuse, de la nuque aux chevilles. Ses mains lon-gues et fines, ses cheveux si noirs qui tombaient lisses jusqu'au milieu du dos, ses grands yeux maternels et sa voix affectueuse. Elle se parfamait au jasmin, comme la plupart des filles du village. Mais son jasmin ne ressemblait a aucun autre. — Pourquoi cela ? demandai-je naivement. — Parce que ce jasmin-la sentait la peau de Lamia. Gebrayel ne souriait pas. U regardait ailleurs. — Sa peau etait rosatre et si douce que tous les hommes revaient de la froler ne fut-ce que du revers des doigts. Sa robe s'ouvrait jusqu'aux marches du Crucifix, et plus loin encore. Les femmes de ce temps-la devoilaient leur poitrine sans le moindre soupcon d'indecence, et Lamia laissait paraitre une face entiere de chaque sein. Sur ces collines-la j'aurais voulu poser ma tete chaque nuit... Je m'eclaircis la gorge. — Comment peux-tu savoir tant de choses, tu ne las jamais vue ! — Si tu ne veux pas me croire, pourquoi m'interro-ger ? Mon intrusion dans son reve l'avait irrite. Mais il ne m'en tint pas rigueur. II se leva, pr^para pour lui et pour moi deux grands verres de sirop de mure. — Bois lentement, me dit-il, I'histoire est encore longue. Quand la caravane de la cheikha se mit en route, un peu avant I'aube, le chateau sembla se vider. Parce que des gardes et des servantes en grand nombre avaient accompagne la chatelaine, et aussi parce que la saison des recoltes battait son plein, et que les hommes et les femmes de Kfaryabda etaient presque tous aux champs. Cette matinee-la, le cheikh n'eut que trois visiteurs, et il n'en retint aucun a dejeuner. II se fit apporter sur un plateau Jes mets les plus legers, du pain, de l'origan a l'huile d'olive, du lait caille egoutte. Et comme Gerios s'affairait dans les couloirs, il l'invita a se joindre a lui. Puis il lui demanda ou etait Lamia. Elle n'etait sortie de chez elle que pour souhaiter bonne route a la cheikha, puis elle 6tait revenue s'enfermer, comme la veille. Et quand Gerios vint lui dire que le maitre l'invitait, elle repondit qu'elle n'avait pas faim. Son mari leva une main menacante. — Mets un fichu et suis-moi ! Le cheikh se montra, comme chaque fois, ravi de la voir, et elle-meme evita de paraitre grincheuse. Bientdt la conversation ne fut plus qu'un dialogue entre eux deux, Gerios se contentant de promener son regard de l'un a lautre ; avec un visage ouvert et un hochement ininterrompu d'approbation quand c'etait le cheikh qui parlait; mais des que Lamia ouvrait la bouche, il se mettait a mordiller sa levre inferieure comme pour lui dire d'abreger. Jamais il ne riait spontanement de ses mots d'esprit a elle, il atten-dait que le cheikh eut commence a rire, et c'est exclu-sivement le maitre qu'il regardait tant que durait le rire. Lamia le lui rendait bien. Elle ne regardait que le cheikh, ou alors le plat ou elle trempait son pain. Et le 38 Le rocher de Tanios La ientation de Lamia 39 maitre, a mesure qu'avancait la conversation, n'adres-sait plus le moindre regard a Gerios. C'est seulement a la fin, tout a la fin du repas, qu'il se tourna brusque-ment vers lui, comme s'il venait a l'instant de remar-quer sa presence. — J'ai failli oublier le plus important. II faut abso-lument que tu ailles voir Yaacoub le tailleur. J'ai pro-mis de lui payer mille piastres avant ce soir, et je tien-drai parole. De plus, je veux que tu lui dises de venir demain a la premiere heure, j'ai besoin d'habits pour la saison froide. Yaacoub habitait a Dayroun, la bourgade voisine, -un trajet de deux bonnes heures. Lamia saisitaussitot le plateau pour l'emporter vers les cuisines. — Je vais faire du cafe. — Khweja Genos n'aura pas le temps d'en prendre, il faut qu'il parte a l'instant pour revenir avant la nuit. C'est ainsi qu'il l'appelait quand il avait envie de lui faire plaisir, khw&ja, un vieux mot turco-persan qui designait dans la Montagne ceux qui, dotes d'instruc-tion et de fortune, ne travaillaient plus la terre de leurs mains. L'intendant se leva sans tarder. — Moi non plus je ne prendrai pas de cafe tout de suite, reprit le cheikh apres une hesitation. Plutot apres la sieste. Mais si notre belle Lamia pouvait me porter une corbeille de fruits comme elle seule sait les arranger, je lui serai reconnaissant jusqu'en mes vieux jours. La jeune femme ne s'attendait pas a pareille demande. Elle parut embarrassee, troublee, elle ne savait que dire. Son silence n'avait dure qu'une fraction de seconde, mais c'6tait encore trop pour Gerios qui, tout en l'accablant du regard, s'empressa de repondre a sa place. — Bien sur, notre cheikh ! Tout de suite ! Lamia, secoue-toi! » Pendant que le seigneur se dirigeait tranquillement vers sa chambre, Gerios se hatait vers la petite piece qui lui servait de bureau. C'est la qu'il gardait son registre, ses plumes, ses encriers, et c'est la egalement que se trouvait le coffre ou il devait prendre l'argent pour le tailleur. Lamia le suivit. — Attends, je dois te parler ! — Plus tard ! Tu sais bien que je dois partir ! — Je vais preparer la corbeille de fruits pour le cheikh, mais je voudrais que ce soit toi qui la lui por-tes. Je n'ai pas envie d'aller dans sa dhambre, je ne voudrais pas qu'il me demande autre chose. — Que pourrait-il bien te demander ? — Je ne sais pas, cet homme est tellement exigeant, il voudra que je lui epluche les fruits, que je les decoupe... Elle balbutiait. G6rios avait lache la porte du coffre qu'il venait d'ouvrir, et s'etait tourne vers elle. — Si tu avais su tenir ton rang, comme je t'ai cons-tamment suppliee de le faire, le cheikh ne t'aurait jamais rien demands. « Et toi, aurait-elle pu lui dire, est-ce que tu tiens ton rang ? Est-ce qu'il n'aurait pas pu envoyer n'importe lequel de ses serviteurs pour dire a Yaacoub de venir demain ?'» Mais elle n'avait nulle envie d'amorcer une polemique. Son ton s'etait fait implorant et contrit: — J'ai eu tort, je le reconnais, et tu as eu raison. Mais oublions le passe\.. — Oui, oublions le passe1, et a l'avenir, veille a tenir ton rang. Mais pour aujourd'hui, notre maitre t'a demande une chose, et tu vas lui obeir. Lamia saisit alors son homme par les deux man-ches. Ses yeux dfibordaient de larmes. — Comprends-moi, je redoute d'aller dans cette chambre! Leurs regards se croiserent alors un long moment, un tres long moment. Lamia avait 1'impression que son rnari hesitait, elle percevait ses tiraillements, et l'espace d'un instant, elle s'imagina qu'il allait lui dire : « J'ai compris ton angoisse, je sais ce qui me reste a faire ! » Elle voulait tant sen remettre a lui, en 40 Le rocker de Tanios La tentation de Lamia 41 cette heure-la. Elle avait envie d'oublier toutes les mesquineries quelle lui reprochait, pour se rappeler seulement quec'etait son homme, quelle lui avait ete donnee pour la vie, et qu'elle avait jure de lui obeir pour le meilleur et pour le pire. Gerios ne disait rien, et Lamia se tut aussi de peur de l'irriter. II paraissait indecis, ballotte. Quelques secon-des, mais de longues secondes. Puis il la ecartee. Puis il s'est eloigne. — Tu m'as suffisamment retarde. Je n'aurai jamais le temps de revenir avant la tombee de la nuit. II ne l'a plus regardee. Mais ses yeux a elle le regar-daient partir. Il etait courbe et son dos n'etait qu'une enorme bosse noire. Lamia ne l'avait jamais vu si ramass£. Elle se sentait trahie, abandonnee. Trompee. Le plateau de fruits, elle prit son temps pour le preparer. Avec un peu de chance, lorsqu'elle arriverait dans la chambre du cheikh, il serait deja endormi. En traversant le dernier corridor, elle ressentit des fourmillements, comme un engourdissement qui se propageait dans ses hanches. Etait-ce la peur ? Etait-ce le desir ? Ou peut-etre la peur avait-elle anime le desir ? A present, ses mains tremblaient. Elle s'avanca de plus en plus lentement. S'il y avait un Ciel pour veiller sur les creatures, II ferait en sorte que jamais elle n'arrive a cette chambre. La porte etait entrouverte, elle la poussa doucement du bout de la corbeille, et regarda a l'interieur. L'homme etait etendu sur sa natte, le dos tourne. Dans sa main droite son passe-temps en pierres d'ambre. Quand il ne fumait pas son narguile, il occupait ses -doigts avec ce passe-temps ; il avait l'habitude de dire que le clapotis des graines qui s'entrechoquent procure la serenite, comme l'ecoulement de l'eau entre les pierres et le gresillement du bois dans le feu. Lamia ne regardait ni l'ambre ni le sceau que le mai-tre portait á l'annulaire. Elle vérifia seulement du regard que ses gros doigts de mále ne bougeaient pas. Alors elle s'enhardit, fit deux pas dans la chambre, et plia les genoux pour poser la corbeille á terre. Au moment de se redresser, elle tressauta. Une grenade avait glissé, elle roulait, avec un bruit mat, mais qui, aux oreilles de Lamia résonnait comme un roulement de tambour. Le souffle interdit, elle laissa le fruit s'immobiliser, á un cheveu de la main du dormeur. Elle attendit encore un instant avant de se pencher par-dessus la corbeille pour ramasser la grenade rebelie. Le cheikh avait bougé. II s'etait retourné. Lentement, comme un ensommeillé. Mais tout en se retour-nant, il avait saisi la grenade á pleine main, sans la regarder, comme s'il avait senti sa presence. — Tu en as mis du temps, je m'etais presque endormi. Il leva les yeux vers la fenetre comme pour deviner 1'heure. Mais les rideaux étaient rabattus et le temps était aux nuages. Il était 1'heure qu'il peut étre dans la pénombre ďun aprěs-midi ďautomne. — Que m'as-tu apporté de bon ? Lamia s'etait redressée á grand-peine. Dans sa voix, un tremblement de frayeur. — Du raisin, des figues chameliěres, des azéroles, ces quelques pommes, et puis cette grenade. — Et selon toi, de tous les fruits que tu m'as appor-tés, lequel est le plus délicieux ? Celui oú je póurrais mordre, les yeux fermés, et n'avoir á la bouche qu'un gout de miel ? Au-dehors, un nuage épais avait dú voiler le soleil, car la chambre était devenue infiniment plus sombre. C'etait le commencement de 1'aprěs-midi et la nuit semblait déjá múre. Le cheikh se leva, choisit dans la plus belle grappe le grain le plus charnu et fapprocha du visage de Lamia. Elle entrouvrit les lěvres. 42 Le rocher de Tanios Au moment ou le raisin glissa dans sa bouche, l'homme lui murmura : — Je voudrais te voir sourire ! Elle sourit. Et il partagea ainsi avec elle tous les fruits de septembre. DEUXIĚME PASSAGE Leté des sauterelles En Vannee 1821, vers la fin du mois de juin, Lamia, epouse de Gerios, I'intendant du chateau, donna nais-sance a un garcon, qu 'on prenomma d'abord Abbas, puis Tanios. Avant mime d'ouvrir sesyeux innocents, il avait attire sur le village un torrent de malveillance immeritee. C'est lui qui, plus tard, jut sumomme kichk, et connut le destin que Von sait. Sa vie entiere ne fut qu'une succession de passages. Chronique montagnarde, oeuvre du moine Elias de Kfaryabda. (Avant de renouer le fil de l'histoire, je voudrais m'arre-ter un instant sur les lignes mises en exergue, et notam-ment sur ce mot énigmatique, oubour, que j'ai traduit par « passage ». Nulle part, le moine Elias n'a jugé nécessaire d'en donner une definition ; il revient pour-tant sans arret sous sa plume, et c'est par recoupements que j'ai pu en cerner le sens. L'auteur de la Chronique dit par exemple : « Le destin passe et repasse á travers nous comme l'aiguille du cor-donnier á travers le cuir qu'il faconne. » Et á un autre endroit: « Le destin dont les redoutables passages ponctuent notre existence et la faconnent... » « Passage » est done á la fois un signe manifeste du destin — une incursion qui peut étre cruelle, ou ironique, ou providentielle — et un jalon, une étape d'une existence hors du commun. En ce sens, la tentation de Lamia fut, dans le destin de Tanios, le « passage » initial ; celui dont émaneraient tous les autres.) I Lorsque Gerios revint de sa course, c etait la nuit, la vraie. Son epouse etait deja dans leur chambre, eten-due sur la couche, et ils ne se dirent rien. Dans les semaines qui suivirent, Lamia ressentit les premieres nausees. Elle etait mariee depuis pres de deux ans, ses proches s'inquietaient de voir son ventre encore plat, et envisageaient d'en appeler aux saints et aux herbes pour denouer le sort. La grossesse fit la j oie de tous, et les femmes entourerent la future mere a la mesure de leur affection. On aurait cherche en vain le moindre regard soupconneux, le moindre ragot mal-veillant. Seulement, lorsque la cheikha s'en retourna au chateau, en mars, apres un sejour prolonge chez les siens, Lamia eut Timpression que leurs rapports s'etaient brusquement refroidis. II est vrai que l'epouse du maitre 6tait differente avec tout le monde, irascible et meprisante a 1 egard des villageoises, qui s'etaient mises a l'eviter; de plus, son visage paraissait creuse, quelque peu emacie, sans que pour autant elle cessat d'etre obese. Les gens du pays ne se generent pas pour commen-ter gaillardement la chose. De la part de « leur » cheikh, ils etaient prets a accepter bien des caprices, mais cette etrangere, « cette outre'de lait tourne », « cette femme-ronce nee des lunes du Jord », si Kfa-ryabda ne lui convenait plus, elle n'avait qu'a rentrer chez les siens ! 46 Le rocherde Tanios L'&te des sauterelles 47 Lamia n'arrivait cependant pas a se persuader que la chatelaine 6tait en colere contre le village entier, c'est contre elle qu'on avail du la prevenir, et elle se demandait ce qu'on avait bien pu lui raconter. L'enfant naquit en une journee d'ete claire et cle-mente. Un fin nuage adoucissait le soleil, et le cheikh avait fait etaler des tapis sur une terrasse dominant la vallee, pour dejeuner en plein air. Se trouvaient en sa compagnie le cure, bouna Boutros, deux autres nota-bilites du village, ainsi que Gerios ; et, un peu a l'ecart, assise sur un tabouret, la cheikha, son tantour sur la tete et son fils sur les genoux. L'arak aidant, tout le monde semblait de bonne humeur. Personne n'6tait ivre, mais la gaiete avait allege les gestes et les paroles. Dans sa chambre, non loin de la, Lamia gemissait en poussant l'enfant hors d'elle a 1'instigation de la sage-femme. Sa soeur lui tenait la main, sa grande soeur, la khouriyye, 1 epouse du cure. Une petite fille arriva en courant vers les convives, prete a leur annoncer la nouvelle qu'ils attendaient ; leurs regards durent l'intimider, car elle rougit, se cacha le visage, et se contenta d'un mot murmure a Toreille de Gerios, avant de s'enfuir. Mais 1'empresse-ment de la messagere I'avait trahie, tout le monde avait compris, et le mari de Lamia, sortant pour une fois de sa reserve, annonca a voix haute : « Sabi! » Un garcon ! On remplit les coupes pour feter l'evenement, puis le cheikh demanda a son intendant: — Comment penses-tu 1'appeler ? Gerios allait prononcer le prenom qu'il avait en tete quand il sentit, par I'intonation de la voix du maitre, que ce dernier avait egalement son idee ; aussi prefera-t-il dire : — Je n'y ai pas encore refl^chi. Tarit qu'il n'etait pas ne... II accompagna ce pieux mensonge d'une mque fort caracteristique signifiant que, par superstition, il n'avait pas ose choisir un nom a l'avance, car c'etait presumer que ce serait un garcon et qu'il naltrait vivant, comme si Ton prenait pour acquis ce qui n'avait pas encore ete accorde, presomption que le Ciel n'apprecie guere. — Eh bien moi, dit le cheikh, il y a un nom qui a toujours eu ma preference, c'est Abbas. Par habitude, des que le maftre avait commence a parler, Gerios s'etait mis a hocher la tete en signe d'assentiment, et lorsque le prenom fut prononce, sa decision etait deja prise : — Ce sera done Abbas ! Et on dira plus tard au garcon que c'est notre cheikh en personne qui lui a choisi son nom ! Promenant son regard rejoui sur l'assistance pour recueillir les approbations d'usage, Gerios remarqua que le cure avait les sourcils fronces, et que la cheikha s'etait mise soudain a serrer son enfant contre elle avec une rage incomprehensible. Elle etait bleme comme une branche de curcuma, on aurait pu lui taillader le visage et les mains, pas une goutte de sang n'en aurait jailli. Les yeux de Gerios s'attarderent un moment sur elle. Et soudain, il comprit. Comment diable avait-il pu agreer ce prenom ? Et surtout, comment le cheikh avait-il bien pu le proposer ? La joie et l'arak leur auraient embrouille l'esprit a l'un comme a l'autre. La scene n'avait dure qu'une pincee de secondes, mais pour l'enfant, pour ses proches, pour le village entier, tout avait soudain bascule. « Ce jour-la, ecrit 1'auteur de la Chronique montagnarde, leur destin a tous fut consigne et scelle ; comme un parchemin il n'aurait plus qu'a se derouler. » Tant de lamentation a cause d'une bourde commise par le cheikh, et d'ailleurs aussit6t reparee ? Il faut dire qu'a Kfaryabda, et depuis des generations, il y avait des coutumes precises en matiere de pr^noms. Les villageois, « ceux d'en-bas » comme on 48 Le rocher de Tanios les appelait, donnaient a leurs garcons des prenoms de saints, Boutros, Boulos, Gerios, Roukoz, Hanna, Frem ou Wakim pour honorer saint Pierre, Paul, Georges, Roch, Jean, Ephrem ou Joachim ; parfois aussi des prenoms bibliques, tel Ayyoub, Mousse et Toubiyya, pour Job, Moi'se et Tobie. Dans la famille du cheikh — « ceux d'en-haut » —, on avail d'autres habitudes. Les garcons devaient porter des prenoms evoquant la puissance, ou les gloires passees. Comme Sakhr, Raad, Hosn, qui signifient « rocher », « tonnerre », « forteresse ». Egalement certains noms issus de l'histoire islamique ; la famille du cheikh etait chretienne depuis des siecles, ce qui ne l'empechait nullement de revendiquer, au nombre de ses anc£tres, Abbas, 1'oncle du Prophete, ainsi qu'une bonne douzaine de califes.; il y avail d'ailleurs sur le mur de la salle aux Piliers, juste derrierel'endroit ou le cheikh avait l'habitude de s'asseoir, un panneau large et haut sur lequel etait trace un arbre gen^alogique qui eut fait palir d'envie bien des tetes couronnees, y com-pris celle du sultan d'lstanbul, dont les origines ne remontaient nullement a la noble famille mecquoise mais se perdaient plutot, tout calife qu'il fut, dans les steppes d'Asie orientale. Le cheikh avait appele son fils Raad, du nom de son propre pere. Quant a lui — la chose ne va pas etre facile a expliquer, mais c etait ainsi —, il se prenom-mait Francis. Oui, cheikh Francis. Prenom qui n'appartenait, bien evidemment, ni ala panoplie guer-riere ni a la famille du Prophete, et qui ressemblait meme fortement aux prenoms de saints repandus parmi les villageois, Mais ce n'etait que l'apparence des choses. Il n'y avait la aucune reference particu-liere aux saints du calendrier, ni a saint Francois de Sales ni a saint Francois d'Assise, sauf dans la mesure ou Francois Ier avait recu son prenom en hommage a ce dernier. Des « cheikh Francis », il y on avait eu a chaque generation depuis le seizieme siecle, depuis le jour ou le roi de France, ayant obtenu de Soli man le L'eti des sautereües 49 Magnifique un droit de regard sur le sort des mino-rites chretiennes du Levant ainsi que sur les Lieux saints, avait ecrit aux chefs des grandes families de la Montagne pour les assurer de sa protection. Parmi les recipiendaires se trouvait Tun des ancetres de notre cheikh ; il recut le message, dit-on, le jour de la nais-sance de son premier enfant. Lequel fut aussitöt pre-nomme Francis. Si les explications que je viens de fournir semblent necessaires aujourd'hui, les villageois del'epoquen'en auraient pas eu besoin. Pas un seul parmi eux n'aurait juge anodin que le cheikh put donner ä l'enfant de Lamia le prenom le plus prestigieux de sa propre lignee. Gerios croyait dejä entendre l'immense rica-nement qui allait secouer Kfaryabda! Ou done pourrait-il cacher sa honte ? En se levant de table pour aller voir l'enfant, il n'avait rien d'un pere heureux et fier, sa moustache paraissait defaite, e'est ä peine s'il put marcher droit jusqu'ä la chambre ou Lamia somnolait. Ii y avait bien la une douzaine de femmes de tous ages qui s'affairaient. Sans voir dans son hebetement autre chose qu'une joie submergeante, elles le pous-serent vers le berceau ou l'enfant dormait, la tete dejä couverte d'un bonnet de lin. — II a l'air en bonne sante, murmuraient-elles. Dieu permette qu'il vive ! Seule Tepouse du cure sut observer le visage de l'homme. — Tu m'as l'air accable, serait-ce parce que ta famille s'agrandit ? Il demeura immobile et muet. — Comment penses-tu l'appeler ? Gerios aurait voulu dissimuler son desarroi, mais ä eile, ä la khouriyye, il devait parier. En raison de l'ascendant qu'elle seule avait sur tous les habitants du village, y compris sur le cheikh. Prenommee Saada— mais plus personne ne l'appelait ainsi, pas meme son 50 Le rocher de Tanios epoux —, elle avait ete en son temps la plus belle des filles de Kfaryabda, tout comme sa sceur Lamia dix annees plus tard. Et si ses huit.ou neuf grossesses l'avaient, depuis, epaissie et defraichie, son charme, plutot que de la deserter, etait en quelque sorte remonte tout entier a la surface de ses yeux, malicieux et autoritaires. — Nous etions a dejeuner, et... le cheikh a propose de l'appeler Abbas. Gerios s'etait efforce de dominer son emotion, mais le dernier bout de phrase s'etait echappe comme un gemissement. Lakhouriyye se garda bien de sursauter. Elle reussit meme a se montrer amusee. — Je le reconnais bien la, ton cheikh, c'est un homme qui cede sans retenue aux impulsions de son grand cceur. II apprecie ta collaboration, ton devoue-ment, ton honnetete, il te considere maintenant comme un frere, et il croit t'honorer en donnant a ton fils un prenom de sa propre famille. Mais au village, on ne prendra pas la chose de la meme maniere. Gerios desserra les levres pour demander comment les gens allaient reagir, mais aucun son ne sortit de sa gorge, et c'est l'epouse du cure qui enchaina : — On va murmurer : ce Gerios nous tourne le dos parce qu'il habite en haut, il ne veut pas donner a son fils un prenom comme les notres. lis t'en voudront, ainsi qu'a ta femme, et leurs langues vont se dechai-ner. Deja qu'ils jalousent ta situation... — Tuaspeut-etreraison,&/zownyye. Seulement, j'ai deja dit au cheikh que j etais honore par son geste... — Tu vas aller le voir, tu lui diras que Lamia avait fait un voeu, en secret. Comment voudrais-tu l'appeler, cet enfant ? — Tanios. — Parfait, tu diras que sa mere avait promis de lui donner le nom de mar Tanios si le saint lc faisait naitre en bonne sante. — Tu as raison, c'est ce qu'il faudra lui dire. Je lui en parlerai des demain, quand nous serous souls. L'etedes sauterelles 51 — Demain, ce sera trop tard. Tu vas y aller de ce pas, sinon le cheikh va se mettre a claironner Abbas a gauche Abbas a droite, et il ne voudra plus se dedire. Gerios sen alia, malade a l'idee de devoir, pour la premiere fois de sa vie, contrarier son maitre. II s'ever-tua a preparer dans sa tete une longue explication cir-constanciee, lourde de remerciements eternels et de plates contritions... Il n'eut pas a en faire usage. La chose fut bien plus simple qu'il ne prevoyait. — Un voeu, c'est sacre, dit le cheikh des les premieres paroles. N'en parlons plus, ce sera Tanios ! Le seigneur du village avait eu, lui aussi, le temps de reflechir. Surtout lorsque la cheikha s'etait levee, qu'elle avait arrache son fils du sol avec un geste si brusque que l'enfant s'etait mis a hurler, puis qu'elle s'etait retiree sans dire un mot aux convives. Elle etait allee se refugier dans sa chambre, ou, pour etre plus precis, sur le balcon de sa chambre, qu'elle allait passer le reste de la journee a arpenter en mar-monnant de brulantes imprecations. Jamais elle ne s'etait sentie humiliee de la sorte. Elle qui avait vecu choyee dans une des plus grandes maisons de la Mon-tagne, qu'etait-elle diable venue faire chez ce coq de village ? Elle en voulait au mohde entier, et meme au patriarche, son confesseur. N'est-ce pas lui qui avait eu l'idee de ce mariage ? Elle se jurait que le lendemain, avant l'aube, elle aurait quitte ce maudit chateau avec son fils, et si quelqu'un cherchait a Ten empecher, elle ferait parve-nir un message a son pere et a ses freres, qui vien-draient la delivrer les armes a la main, avec tous leurs hommes, et qui devasteraient le domaine du cheikh ! Jusque-la, elle s'etait toujours montree resignee, elle avait tout accepte en silence. Mais cette fois, il ne s'agissait plus d'une de ces galipettes villageoises, c'etait tout autre chose : cet homme avait fait un enfant a une femme qui habitait sous leur toit, et il ne s'etait pas contente de le faire, il voulait encore le revendiquer a voix haute, il voulait donner a cet enfant 52 Le rocher de Tanios L'ete des sauterelles 53 le nom de son illustre ancdtre, pour que personne 1 n'eut plus le moindre doute sur sa paternite ! | Cela, elle avait beau se l'expliquer de mille manie- 1 res, elle avait beau chercher des pretextes pour se | montrer une fois de plus conciliante et soumise, non, I elle ne pouvait le tolerer. Meme la plus humble pay-sanne aurait cherche a se venger si on lui avait fait subir un tel affront, et elle, fille dun puissant seigneur, elle se laisserait pietiner ? Saisissant alors des deux mains le haut tantour de sa coiffe, elle l'arracha et le jeta a terre. Ses cheveux s'abattirent par touffes sombres. Et sur son visage d'enfant gras, un sourire de victoire se fit place au milieu des larmes. . \ Dans les cuisines du chateau, en l'honneur du garcon qui venait de naitre, les femmes du village, leurs mains dans la cannelle et le carvi, preparaient d'un cceur leger le meghli des rejouissances. II Le lendemain de la naissance de Tanios, le cheikh sen alia de bonne heure ä la chasse aux perdrix, accompagne de Gerios et de quelques autres notables de Kfaryabda. A son retour, en debut d'apres-midi, une servante vint l'avertir ä voix haute, devant toute la maisonnee rassemblee pour l'accueillir, que la cheikha etait partie precipitamment vers le grand Jord, emmenant leur enfant, et qu'on l'avait entendue murmurer quelle ne reviendrait pas de sitot. Peu de gens ignoraient que le maftre s'accommo-dait fort bien des absences prolongees de son epouse ; si elle lui avait exprime son intention de partir, il n'aurait pas cherche ä la retenir. Mais de se faire annoncer la chose ainsi, en public, de passer pour un mari delaisse, cela, il ne pouvait le tolerer. II la rame-nerait au chateau, dut-il la trainer par les cheveux ! Sellant sa meilleure monture, une jument alezane qu'il appelait Bsat-er-rih, « Tapis-du-yent », accompagne par deux hommes de sa garde, excellents cavaliers, il prit la route sans s'etre meme lave le visage, se coucha en rase Campagne, plus pour reposer les betes que pourlui-meme tant sa rage le tenait en eveil, et atteignit la residence de son beau-pere alors que l'equipage de son epouse n'etait pas encore desselle. Elle etait venue sangloter dans sa chambre de jeune fille, ou son pere et sa mere l'avaient suivie. Le cheikh les rejoignit aussitot. Et prit les devants : — Je suis venu pour dire un seul mot. Ma f emme est la fille d'un homme puissant, que je respecte autant que mon propre pere. Mais elle est devenue mon epouse, et meme si elle avait ete la fille du sultan, je n'admets pas quelle quitte le domicile sans ma permission ! — Et moi, dit le beau-pere, j'ai egalement un seul mot ä dire : j'ai donne ma fille jiu descendant d'une famille prestigieuse, pour qu'il la traite honorable-ment, pas pour que je la voie revenir chez moi effon-dree ! — A-t-elle jamais demande une seule chose sans l'obtenir ? N'a-t-elle pas autant de servantes qu'elle le souhaite, et des dizaines de villageoises qui n'atten-dent qu'un mot de sa bouche pour la servir ? Qu'elle le dise, qu'elle parle sans retenue puisqu'elle est dans la maison de son pere ! — Tu ne l'as peut-etre privee de rien, mais tu l'as humiliee. Je n'ai pas marie ma fille pour la mettre ä l'abri du besoin, vois-tu. Je l'ai mariee au fils d'une grande famille pour qu'elle soit respectee dans la maison de son epoux autant qu'elle l'a ete dans celle-ci. — Pourrions-nous parier d'homme ä homme ? Le beau-pere fit signe ä sa femme de prendre leur 54 Le rocker de Tanios L'ete~ des sauterelles 55 fille et de passer dans la chambre voisine. II attendit ) qu'elles aient referme la porte pour ajouter : — On nous avait prevenus que tunelaissaisaucune ; femme en paix dans ton village, mais nous avions espere que le mariage te rendrait plus raisonnable. II \ y a malheureusement des hommes qui ne se calment \ que dans la mort. Si c'est cela, le remede, nous avons dans cette contree des milliers de medecins qui savent 1'administrer. — Tu me menaces de mort dans ta propre maison ? Eh bien vas-y, tue-moi ! Je suis venu seul, les mains ; nues, et tes partisans sont partout. Tu n'as qu'a les appeler. — Je ne te menace pas, je cherche seulement a ,; savoir quel langage on peut te parler. ! — Je parle la meme langue que toi. Et je n'ai rien i fait que tu n'aies fait. Je me suis deja promene dans \ ton village, et dans tout ce vaste domaine qui t'appar-tient, la moitie des enfants te ressemble et l'autre ■ moitie ressemble a tes freres et a tes fils ! J'ai dans mon village la reputation que tu as dans le tien. Nos peres et nos grands-peres avaient la meme, en leur temps. Tu ' ne vas pas me montrer du doigt comme si j'avais fait \ 1'infaisable, simplement parce que ta fille est venue i sangloter. Est-ce que ton epouse a jamais quitte cette ; maison parce que tu labourais les femmes du village ? L argument dut porter, car le maitre du grand Jord ; demeura un long moment pensif, comme s'il n'arri- ! vait pas a se decider sur l'attitude a adopter. Quand il reprit la parole, ce fut un peu plus lente- I ment, et un ton plus bas. > — Nous avons tous des choses a nous reprocher,je ; ne suis pas saint Maron et tu n'es pas Simeon le Stylite. ■ Mais, pour ma part, je n'ai jamais delaisse ma Femme pour m'enticher de celle de mon garde champetre, et jamais surtout je n'ai engrosse une autre femme sous mon propre toit. Et si une femme avait eu un garcon de mon fait, je n aurais pas songe a lui donner le nom ~\ du plus prestigieux de mes ancetres. — Cet enfant n'est pas de moi! — Tout le monde a l'air de penser le contraire. — Ce que tout le monde pense n'a aucune importance. Moi je sais. Je n'ai tout de meme pas dormi avec cette femme a mon insu ! Le beau-pere s'interrompit a nouveau, comme pour evaluer une fois de plus la situation, puis il ouvrit la porte et hela sa fille. — Ton man m'assure qu'il n'y a rien eu entre lui et cette femme. Et s'il le dit, nous devons le croire. La mere de la cheikha, aussi volumineuse qu elle, et enve!opp6e de noir comme certaines religieuses, intervint alors. — Je veux que cette femme s'en aille avec son enfant! Mais le cheikh de Kfaryabda eut cette reponse : — Si cet enfant etait mon fils, je serais un monstre en le chassant de ma maison. Et si ce n'est pas mon fils, que me reproche-t-on ? Que reproche-t-on a cette femme, que reproche-t-on a son mari et a leur enfant ? Pour quel crime voudrait-on les punir ? — Je ne reviendrai pas au chateau tant que cette femme ne l'aura pas quitte, dit la cheikha sur un ton de grande assurance, comme si la chose ne souffrait aucun marchandage. Le cheikh s'appretait a repondre, lorsque son h6te le devanca : — Quand ton pere et ton mari deliberent, tu te tais ! Sa fille et sa femme le regarderent avec des yeux horrifies. Mais lui, sans leur accorder la moindre attention, s'etait deja tourne vers son gendre, il avait mis la main autour de ses epaules. — Dans une semaine, ta femme sera revenue dans ta maison, et si elle s'entete, c'est moi qui te la rame-nerai! Mais nous avons suffisammentbavarde.'vlens, mes visiteurs vont s'imaginer que nous nous dispu-tons ! » Et vous, les femmes, au lieu de rester la comme des corbeaux a nous devisager, allez voir aux cuisines si le 56 Le rocher de Tanios L'ete des sauterelles 57 diner est prét ! Que va penser de nous notre gendre si nous le laissons affamé aprěs cette lorigue route ? Qu'on fasse venir la fille de Sarkis, pour qu'elle nous chante un ataba ! Et qu'on nous apporte les narguilés, avec le nouveau tombac de Perse ! » Tu verras, cheikh, on dirait une fumée de miel. Au retour du maitre, le village entier trépidait de rumeurs sur le depart de son épouse, sur son propre depart précipité, et bien entendu sur Lamia, son fils, et le prénom qu'on avait failli lui donner. Mais le cheikh n'y prétait guěre l'oreille, tout autre chose le préoccu-pait. Son beau-pěre. Ce personnage redouté dans toute la Montagne, par quel miracle s'etait-il range á son avis alors que, l'instant d'avant, il I'avait menace de mort ? Il ne pouvait croire que ses arguments l'avaient convaincu, des hommes tels que lui ne cher-chent pas á convaincre ou á éťre convaincus, tout pour eux est échange de coups, et s'il n'avait pas rendu seance tenante tous ceux qu'il avait recus, il y avait lieu de s'inquieter. Aux villageois venus nombre.ux lui souhaiter bon -retour, le cheikh répondait par des f ormules cou rtes et creuses, et ne parlait de son épouse et de son beau-pěre que dans les termes les plus mesurés. Il n'etait rentré que depuis quelques heures lorsque la khouriyyé fit dans la salle aux Piliers une entrée remarquée. Elle portait un objet couvert d'un voile en soie mauve, et alors qu'elle était encore a bonne distance du maitre, elle dit á voix haute : — J'ai quelquechoseádemanderánotroclieikh, en přivé. Tous ceux qui étaient lá se levěrent ensemble pour sortir. Seule la khouriyyé pouvait ain.si vidci' le salon du chateau sans que le maitre songcřU íl tllri: lo moin-dré mot. U sen amusa, méme, lancanl A 1'iiilruse : — Que veux-tu me demandcr colic Ibis i' Cela eut le don de suscitei' pnirni les liomines qui s'egaillaient une cascade de rires qui se poursuivit au-dehors. Car nul n'ignorait ce qui setait passé la fois precedente. Cétait il y a plus de douze ans, cette femme corpu-lente n'etait alors qu'une toute jeune fille, et le cheikh avait été surpris de la voir arriver chez lui sans ses parents, et exiger de le rencontrer sans témoins. — J'ai une faveur ä demander, avait-elle dit, et je ne pourrai rien donner en échange. Sa requéte n'etait pas simple : elle avait été promise ä son cousin Boutros, fils du vieux cure de 1 epoque, mais le jeune homme, parti au couvent pour faire des études afin de se preparer ä remplacer son pere, avait été remarqué par un prétre italien qui I'avait persuade de prononcer ses veeux sans se marier, comme en Europe, lui expliquant qu'aucun sacrifice n'etait plus agréable au Ciel que le celibát, Ii lui avait méme pro-mis que s'il s'abstenait de prendre femme, il serait envoyé au Grand Séminaire, ä Rome, et qu'äson retour il pourrait bien devenir évéque. — Renoncer ä une jolie fille comme toi pour devenir évéque, ce Boutros ne doit pas avoir tous ses esprits, dit le cheikh sans sourire. — C'est ce que je pense aussi, renchérit la jeune fille en rougissant ä peine. — Mais que voudrais-tu que j'y fasse ? — Notre cheikh trouvera bien une maniěre de lui parier. J'ai su que Boutros allait monter au chateau demain avec son pere... Le vieux prétre se présenta en effet, s'appuyant sur le bras de son fils, et entreprit ďexpliquer fiěrement au cheikh que son garcoh avait été brillant dans ses etudes, au point que ses supérieurs l'avaient remarqué, méme un visiteur italien qui promettait de le conduire ä « Roumieh », la ville du pape, rien de moins. — Demain, conclut-il, notre village aura un cure bien plus méritant que votre serviteur.