1 Du fantastique réel au réalisme magique Benoît Denis En 1993, Textyles avait consacré son dixième numéro aux « fantastiqueurs » belges. Dans l’article liminaire qui introduisait ce dossier1, Marc Lits balisait le champ couvert en prenant soin de justifier l’absence, au sein de cet ensemble, de figures telles que Franz Hellens, Robert Poulet ou Guy Vaes : plus que du fantastique au sens strict, leur démarche littéraire relevait d’une esthétique magico-réaliste qui méritait, selon l’auteur, une approche spécifique et distincte. D’une certaine manière, le présent dossier entend remplir cet office, en examinant un « filon littéraire » dont Marc Quaghebeur2 a indiqué qu’il traversait toute l’histoire des lettres belges, trouvant ses prémices en Maeterlinck, se cristallisant dans l’entre-deux-guerres autour des personnalités d’Hellens et de Poulet, poussant jusqu’à nous avec Paul Willems ou Guy Vaes. Dès 1975, Jean-Baptiste Baronian indiquait d’ailleurs, dans la préface à son anthologie La Belgique fantastique3, que le fantastique en Belgique francophone s’était développé dans les années 1920 autour de deux pères fondateurs, Jean Ray et Franz Hellens, la distinction des deux auteurs recouvrant implicitement la distinction entre le fantastique « classique » et le « fantastique réel », l’un des avatars en Belgique du réalisme magique. On ajoutera, pour compléter le tableau qu’en 1987, Jean Weisgerber publiait un volume collectif consacré au seul réalisme magique 4 : comme les articles qui suivent permettront de le mesurer, l’ouvrage était fondateur et continue de procurer à la plupart des interventions l’appareil conceptuel qui guide leur définition du réalisme magique. Le paradoxe est pourtant qu’aucun auteur belge francophone n’apparaît explicitement à l’enseigne du réalisme magique dans l’ouvrage de Weisgerber : nous aurons à revenir sur ce phénomène, qui n’est d’ailleurs pas isolé et qui atteste en un certain sens de la situation singulière du réalisme magique en Belgique francophone. Ceci n’empêche pas que ce rapide inventaire des sources critiques témoigne du fait que le réalisme magique est devenu une catégorie esthétique opératoire dans le discours critique en Belgique à partir des années 1980 ; le renouvellement profond de l’historiographie des lettres belges qui se produit dans ces années-là n’y est sans doute pas étranger ; mais il faudrait interroger également un contexte littéraire plus large qui, voyant la consécration dans le domaine francophone du real maravillosolatino-américain, a sans doute doté le réalisme magique d’une actualité et d’une pertinence renouvelées, incitant analystes et commentateurs à explorer sans complexe les potentialités que recelait le concept. 2 Il n’en reste pas moins que le réalisme magique demeure une catégorie problématique, dans la mesure précisément où elle permet de subsumer sous une appellation unitaire une grande variété de pratiques et d’options esthétiques qui, au surplus, présentent des inscriptions historiques très diverses. Les contributions qui suivent le montreront suffisamment. Il est sans doute inutile de retracer ici l’historique de la notion de réalisme magique, ainsi que la « poétique » singulière qui est la sienne : l’ouvrage de Jean Weisgerber déjà évoqué a donné sur ce point des éclaircissements qui n’ont pas à être répétés 5, d’autant que la plupart des articles de ce dossier s’y réfèrent abondamment. On insistera plutôt sur le fait que le réalisme magique se laisse traditionnellement définir par une double confrontation : avec le fantastique d’une part, avec le réalisme de l’autre. En effet, le réalisme magique se distingue du fantastique classique en ce que le surgissement de l’irrationnel ou de l’extraordinaire n’y est pas appréhendé sous le mode d’un conflit frontal entre la réalité communément admise (le rationnel) et autre chose qui la nie (le surnaturel, l’irréel) ; la perspective du réalisme magique est au contraire synthétique, et unifie au sein d’une vision et d’une perception « particulière » du réel, c’est-à-dire singulière et subjective, des catégories généralement opposées : le rationnel et l’irrationnel, la réalité et le rêve, le réel et l’imaginaire, tout l’effort de l’esthétique magico-réaliste consistant en un dépassement des antinomies ainsi constituées pour proposer une appréhension renouvelée du monde. En cela, le réalisme magique s’oppose à l’esthétique réaliste-naturaliste et s’érige en une entreprise de 2 connaissance qui, dans une perspective spiritualiste, cherche à saisir le mystère immanent du monde et à proposer une vision du réel élargie à des aspects habituellement récusés par le réalisme rationaliste. 3 Si le réalisme magique se constitue de la sorte en une esthétique de la tension et se situe au cœur du continuum qui mène du fantastique au réalisme, sa situation se complexifie encore du fait qu’il s’inscrit aussi, dans le domaine français du moins, dans une dynamique des genres : face au fantastique considéré comme un sous-genre romanesque occupant dans la hiérarchie littéraire française une position de faible légitimité (voir à ce sujet l’article d’Éric Lysøe), le réalisme magique entend quant à lui se situer du côté de la « haute littérature ». Ceci explique qu’il soit souvent envisagé selon une homologie avec le « roman poétique », lequel, en France, se pense précisément en termes d’hybridation générique. De tout ceci, il résulte que le réalisme magique est une esthétique de la modernité, en ce qu’il ne cesse de travailler au brouillage des catégories esthétiques et des limites génériques constituées ; à l’appui de cette interprétation, on ajoutera que la fiction magico-réaliste, particulièrement dans l’après-guerre, est volontiers réflexive et aime à exhiber ses sources : des auteurs comme Paul Willems ou Guy Vaes, voire ces « possibles » réalistes magiques que seraient Jacqueline Harpman ou Xavier Hanotte, tendent en permanence à inscrire en filigrane de leur texte le projet et les références qui les fondent, ainsi que le montrent les articles qui leur sont consacrés par Fabrice Schurmans et Yvan Dusausoit. 4 Un troisième élément de complexité tient aux sources et à la genèse du réalisme magique en Belgique francophone, trois strates distinctes devant être simultanément envisagées. La première est belge : empruntant la notion defantastique réel à la critique française, Edmond Picard la « naturalise » comme une détermination endogène de la production littéraire belge, avant de la transmettre à Franz Hellens, lequel la revendiquait encore en 1967 (voir Éric Lysøe et Pierre Piret). Mais l’histoire même de cette dénomination de fantastique réel signale combien elle est inscrite dans l’économie d’une relation différentielle à l’espace littéraire français ; c’est là la deuxième strate qui doit être prise en compte : quoique la dénomination de réalisme magique ne s’est guère implantée dans le champ français, si ce n’est sous la plume du critique Edmond Jaloux, il est néanmoins patent, chez Hellens et Poulet par exemple, que la question du fantastique réel ou du réalisme magique est constamment pensée en fonction de ses possibles équivalents dans le domaine français (le roman d’aventures, le roman poétique, etc.). Enfin, le réalisme magique est aussi et surtout une esthétique qui relève de la « littérature mondiale », illustrée d’abord en Allemagne et en Italie, puis dans le domaine néerlandophone ou hispano-américain ; ici encore, il importe de saisir quelles relations les magico-réalistes francophones ont pu entretenir avec leurs homologues allemands ou flamands, par exemple (voir les contributions d’Hubert Roland et de Daniel Acke, ou encore le témoignage d’André Delvaux). 5 Il va de soi cependant que ces références croisées, qui constituent l’archéologie complexe du réalisme magique en Belgique francophone, se modulent de manière très différente au fil de l’Histoire. L’hypothèse qui sous-tend le présent dossier et lui donne son titre, est que, tendanciellement, on est passé en Belgique francophone « du fantastique réel au réalisme magique », c’est-à-dire d’une définition interne et particu-larisante du genre à une inscription plus large dans le courant international (à dominante germanique néanmoins) du réalisme magique, le moment de transition se situant de part et d’autre de la Seconde Guerre. Ceci ne signifie évidemment pas que les successeurs de Franz Hellens aient supprimé toute référence identitaire dans leur pratique du réalisme magique : les cas de Willems, de Vaes ou d’André Delvaux, qui restent partagés entre les cultures flamande et francophone et le disent, manifestent assez qu’il existe de ce point de vue une continuité avec ce qui précède, même si la formulation en est sensiblement différente. Pour le dire schématiquement, on est passé d’une vision particularisante du fantastique réel, considéré comme une esthétique spécifique à la sphère littéraire belge, à l’idée que le tropisme exercé par l’esthétique magico-réaliste en Belgique francophone n’était pas étranger aux conditions de la pratique littéraire (clivage linguistique, défaut d’identité, rapport complexe et problématique à l’Histoire, etc.). 3 Néanmoins, si l’on peut voir dans la permanence du courant magico-réaliste l’expression des déterminations socio-historiques particulières qui pèsent sur l’écrivain belge francophone, on est frappé également de voir que les ouvrages généraux consacrés à cette esthétique ne mentionnent pas la Belgique francophone, là où, en revanche, la littérature flamande est représentée ; sans doute, cette exclusion et cet oubli, qui contrastent avec la place prise par le réalisme magique dans le discours critique sur les lettres belges, tiennent-ils à plusieurs raisons : la durée de vie de la dénomination « fantastique réel », qu’Hellens a finalement maintenue jusqu’au bout ; la propension des auteurs magico-réalistes à vouloir se situer par rapport au champ français ; mais surtout le fait qu’à la différence de l’Allemagne, de la Flandre ou de l’Amérique ibérique, le réalisme magique ne s’est guère constitué en mouvement, avec la visibilité que cela suppose, mais qu’il forme bien davantage une nébuleuse, comme l’a justement nommée ici André Delvaux. Du coup, des auteurs qui ont accepté l’étiquette réaliste magique pour tout ou partie de leur œuvre à ceux qui ne s’y sont jamais référés alors même que leur production en présente certaines marques distinctives, il existe tout un continuum d’œuvres et d’auteurs, qui s’offre à des sollicitations infinies de la part de l’exégète. Enfin, et pour en terminer avec l’inscription belge du phénomène, on insistera sur ce point : si le réalisme magique en Belgique est bien le produit de conditions socio-historiques particulières et de la problématique identitaire qui en découle, il faut aussi faire valoir qu’il travaille fortement à oblitérer l’ensemble complexe des déterminations qui le fondent, soit en les masquant, soit en les déplaçant sur d’autres terrains (voir les lectures proposées par Laurence Pieropan, Bacary Sarr, Fabrice Schurmans ou Yvan Dusausoit). D’un certain point de vue, le réalisme magique est donc une esthétique du dépassement, au sens dialectique du terme, mais aussi une esthétique du dégagement. Et en cela une esthétique très… belge. 6 Le dossier qui suit a voulu concilier et alterner deux types d’approches : l’une est historique et s’attache à retracer l’histoire du réalisme magique en Belgique ; l’autre relève de la lecture interne et entend cerner, dans des œuvres importantes et marquantes, les significations et les enjeux de cette esthétique lorsqu’elle s’actualise. Les contributions sont données en suivant la chronologie, partant des pères fondateurs (Picard, Hellens, Poulet) pour arriver aux contemporains possibles (Harpman, Hanotte). Je tiens à remercier ici tous ceux qui ont accepté de participer à ce numéro, et en particulier André Delvaux, qui a eu la générosité de nous offrir son « carnet de bord ». Je veux également dire ma dette à l’égard de Damien Grawez, qui n’a matériellement pas pu suivre l’élaboration de ce numéro, mais qui en a en partie inspiré le contenu. Notes 1 LITS(M.), « Des fantastiqueurs belges ? », dans Textyles, n° 10 (Fantastiqueurs), 1996, pp. 18-20. 2 QUAGHEBEUR(M.), « Au-delà du réalisme magique : Marcel Lecomte », dans Lettres belges entre absence et magie. Bruxelles, Labor, coll. Archives du futur, 1990, pp. 95-98. L’article fut publié pour la première fois en 1987. 3 BARONIAN(J.-B.), La Belgique fantastique. Verviers, Marabout, 1975, p. 9. 4 WEISGERBER(J.), dir., Le Réalisme magique. Roman, peinture, cinéma. Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. Cahiers des avant-gardes, 1987. 5 Voir WEISGERBER (J.), « La locution et le concept » et DUPUIS (M.) et MINGELGRÜN (A.), « Pour une poétique du réalisme magique » dans WEISGERBER (J.), dir., Le Réalisme magique, op. cit., pp. 11-32 et 219-244. Référence électronique: Benoît Denis, « Du fantastique réel au réalisme magique », Textyles [En ligne], 21 | 2002, mis en ligne le 15 août 2005, consulté le 25 février 2015. URL : http://textyles.revues.org/890 4