I. Les faits. 1. Premieres lectures (J719-20). Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de I'huma-nité. Je l'eprouval plus qu'un autre. J'ignore ce que je fss [us-qu'a cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris a lire; je ne me souviens que de mes premieres lectures et de feur effet sur mot : c'est le temps d'ou je date sans interruption la conscience dé moi-méme. Ma měře avait laissé des romans; nous nous mimes a les lire apres souper, mon pere et moi. II n'etait question d'abord que de m'exercer & la lecture par des livres amusants; mais bientot I'interet devint si vif, que nous listens tour a tour sans reláche, et passions les nuits á cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'a la fin du volume. Quelquefois mon pere, entendant le matin les hirondelles, disait tout hon-teux : « Ailons nous coucher; je suis plus enfant que toi. » En peu de temps ("acquis, par cet£e dangereuse mérhode, non seulement une extreme facilité a lire et a m'entendi'e*, mais une intelligence unique h mon age sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'etaient déjá connus. Je n'avais rien conc,u, j'avais tout senti. Ces emotions confuses, que j'eprouvai coup sur coup, n'alteraient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en for-měrent une d'une autre trempe, et me donněrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont I'expe-rience et la reflexion n'ont jamais bien pu me guérir. Les romans finirent avec Tété de I7I9. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La blbliotheque de ma mere épuisée, on cut recours á la portion de ceils de son pere qui nous était échue. Heureusement II s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait guěre ětre autrement, cette blbliotheque ayant été formée par un ministře*, á la vérké, et savant měme, car c'etait la mode L'CEJVRE DE J.-J. ROUSSEAU alors, mais homme de gout et d'esprit.... J'y pris un gout rare, et peut-etre unique I cet age. Piutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plalsir que je prenais a le relirc sans cesse me guGrit un peu des romans, et je preferai bientot Agesilas, Brutus, Arlstide, ä Orondate*, Artamene etjuba! De ces interessantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient encre men pere et mal, se forma cet esprit libre et republican, ce caractere indomptable et fler, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmente tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres ä lul donner I'essor. Sans cesse occupe de Rome et d'Athenes, vWant pout ainsi dire avec leurs grands hommes, ne moi-meme citoyen d'une republique, et fils d'un pere dont l'amour de la patrie etait la plus forte passion, je m'en enflammals ä son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le recit des traits de constance et d'intrepidite qui m'avalent frappe me rendatt les yeux ettncelants et la voix forte. Un jour que je racontais ä table l'aventure de Scevola, on fur effraye de me voir avancer et tenir !a main sur un rechaud pour representer son action. Confessions, 1.1. L'opinion de Mme de Sevitfne »ur les romaiw. « Je ne veux rien dire sur les gouts de Fauline; je les ai eus avec taut d'autres qui valenl mieux que moi, que je n'ai qu'i me laire. II y a des exemple; des bons et des mauvais eFfets de ces sortes da lectures : vols ne les aimel pas, vous svez fort bien rtuisi; je les aimois, je n'ai pas trop ma! cauru ma carriers; tout est lain aux lain* comme vols dites. Pour moi, qui voutois m'appuyer dans mon gout, je trouvois quhLn jeune hommc devenoit genereux et brave en voyant mes heYos, et qu'une MI le devenoit honnete et sage en lisant OlSop&tre. Quelquefois i! y en a qui prennent un peu les choses det ravers; mais alles re feroient peut-etre guere mieux, quand elles ne sauroient pas lire : quand on a 1'esprit bien fait, on n'est pas aisee i gater, ■ {L,ettre & Pauline sur la lecture das romans, IS novembre I6B9.) LES FA ITS *^yV>W W>> is 3. L'idylte aux Charmettes. Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les palsibles mais rapides moments qui m'ont donn£ le droit de dire que j'ai-vecu. Moments precieux et si regrettes! aht recommence! pour moi YOtre aimable cours, couiez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fites reelie-ment dans votre fugitive succession. Comment ferai-fe pour prolor.ger a mon gre ce recrt si touchant et si simple, pour redire toujours les me"mes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les repliant que je m'ennuyais moi-mfime en les reco mm enfant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faks, en actions, en paroles, je pourrais le decrire et le rendre en quel-que faccw : mais comment dire ce qui n'etait ni dit, ni fait, ni pense meme, mais goute, mais send sans que je puisse enoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment meme. Je me levais avec ie soleil, et j'etais heureux; je me promenais et j'etais heureux; je voyais maman, et j'etais heureux, je ia quittais, et j'etais heureux, je parcourais les bois, les coteaux, j'errals dans les vallons, je lisals, j'etais oisif, je travaillais au jardin, je cueil-lais les fruits, j'aidais au menage, et le bonheur me suivait par-tout : il n'etait dans aucune chose assignable; il etait tout en moi-m£me, il re pouvait me quitter un seut instant. Fiien de tout ce qui m'est arrive durant cette epoque cherie, r'ren de ce que j'ai fart, dit et pense tout ie temps qu'elle a dure, n'est echappe de ma memoire, Les temps qui precedent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle Inega-lement et confusement : mais je me rappelle celuMa tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant et maintenant retrograde, compense par ces doux souvenirs 1'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans I'avenir qui me tente; les seuts retours du passe peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans I'epoque dont je parle me font souvent vivre heureux malgre mes malheurs. (0 L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur verite. Le premier jour que nous ailames coucher aux Charmettes, maman etait en chaise a. parteurs, et je la suivais a pied. Le diemin mociie : elle etait assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut dcscendre a peu pres a moitie chemin pour faire le reste a pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit : « Voila de la pervenche encore en fleur. •» je n'avais jamais yu de la pervenche, je ne me baissai pas pour I'examiner, ec j'al la vue trop courte pour dtstinguer a terre les plantes de ma hauteur. ]e jetai seulement en passant un coup d'oei! sur celle-la, et pres de trente ans se sont passes sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764, etant a Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous mo.ntions une petite mon-tagne au sommet de laquelle il y a un joli salon* qu'il appelle avec raison Belle-Vue. je commencais alors d'herboriser un peu. En montant ct regardant parmi les buissons, je pousse un crl de jaie : « Ah! voila de la pervenche! » et e'en etait en-effet. Du Peyrou s'apercut du transport, mais il en ignorait la cause; il I'apprendra, je I'espere, lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger par ['impression d'un si petit objet tie celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent a la m6me epoque..,. Je me levais tous les matins avant le soiell : je montais par un verger yoisin dans un tres joli chemin qui £taic au-dessus de la vigne, et suivait ta cote jusqu'a Chambery. La, tout en me promenant, je faisats ma priere, qui ne consistait pas en un vain balbutiement de levres. mais dans une sincere elevation du coeur a l'auteur de cette aimable nature dont les beautes £taient sous mes yeux. Je n'ai jamais aime a prier dans ia chambre; il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi. j'aime a. le contempler dans ses ceuvres, tandis que mon cceur s'elfeve a lui. Mes priferes 6taient pures, je puis le dire, et dignes par la d'etre exaucees. Je ne demandais pour moi, et pour celle dont mes vceux ne me sepa- i 18 L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU raient jamais, qu'utie vie innocents et tranquilly, exempte du vice, de la douleur, des pem'bles basoins; la mort des justes, et leur sort dans Tavenir. Du reste, cet acta se passait plus en admiration et en contemplation qu'en demandes; et je savais qu'au-pres du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d'obte-nir ceux qui nous sont neeessaires est molns de les demander que de les meriter. Je revenais en me promenant par un assez grand tour, otcupe. a considerer avec Interet et volupte les objets champetres dont j'etais environne, les seuls dont I'oeil et le cceur ne se lassent jamais. Je regardais de loin s'il etait jour Chez maman; quand je voyais son cantrevent ouvert, je tres-salllais de joje et j'accourals; s'il etait ferme, j'entrals au jardin en attendant qu'elle fDt reveitiee, m'amusant a repasser ce que j'avais appris la veillc. oir a jardiner... Nous dejeunions ordinalrement avec du caf4 au lalt. C'etait le temps de la journee ou nous etlons le plus tranquilles, oil nous causions le plus a notre aise. Ces stances, pour 1'ordinalre assez longues, m'ont laisse un goQt vif pour les dejeuners*; et fe pre-fere infiniment I'usage d'Angleterre et de Suisse, ou le dejeuner est un vra! repas qui rassemble tout !e monde, a celui de France, oil chacun d^jeune seui dans sa chambre.'ou le plus souvent ne dejeune point du tout. Apres une heure ou deux de causerie, j'allais a mes livres jusqu'au diner*. Avant mldl je quittais mes livres; et si le diner n'etalt pas pret, j'allais falre visite a mes amis les pigeons, ou travailler a" jardin en attendant I'heure. Quand je m'entendais appeler, j'ac-courais fort content et muni d'un grand appetlt; car c'est encore une chose a noter, que, quelque malade que je putsse Stre, 1'appetit ne me manque jamais. Nous dinions tres agreablement en causant de nos affaires en attendant que rnaman pQt manger. Deux ou trots fois la semaine, quand i! faisait beau, nous alliens derriere la malson prendre le cafe dans un cabinet* frals et couffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous faisait grand phlsir durant la chaleur : nous passions la une petite heure a visiter nos legumes, nos fleurs, a des entretiens relatifs a uotre LES FA ITS Hi mani&re de vivre et qiii nous en faisaient mieux goOter ia douceur.... Je retournais a mes fivres : mais mes occupations de I'apres-midi devaient moins porter le nom de travail et d'etude que de recreations et d'amusemenr. Je n'af jamais pu supporter I'appii-catlon du cabinet apres mon diner, et en general toute peine me coute durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant, mais sans ggne et presque sans regie, a lire sans etudier. La chose que je suivals le plus exactement etait I'histoire et la geigraphie; et com me cela ne demandait point de contention d'esprit, i'y fis autant de progres que le perrnettait mon peu de memoire. Te! etait mon train de vie aux Charmettes quand je n'etais occupe d'aucuns 501ns champetres; car lis. avaient toujours la preference, et dans ce qui n'excedalt pas mes forces je tra-vaillais ccmme un paysan : mats il est vrai que mon extreme faiblesse ne me laissait guere alors sur cet article que le merits de la bonne volonte. D'aitleurs ]e voulats faire a la fois deux ouyrages, et par cette raison je n'en falsais blen aucun, Je m'etais mis dans la tete de me donner par force de la memoire; je m'obstinais a vouloir beaucoup apprendre par cceur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque fivre, qu'avec une peine incroyable j'etudlais et repassais tout en travalllant. je ne sais pas comment I'opiniatrete de ces vains et continuels efforts ne m'a pas enfin rendu stupids. II faut que j'ale appris et rappris blen vingt fois fes FJglogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J'ai perdu ou deparetlje des multitudes de livres, par {'habitude' que j'avais d'en porter partout avec moi, au colombrer, au jardin, au verger, a la vignc. Occupe d'autre chose, je posals mon livre au pied d'un arbfeou sur la haie; partout j'oubiials de le reprendre, et souvent au bout de quinze jours je le retrou-vais pourri, ou range1 des fourmfs et des (imacons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me rendait comme hebeta, tout occupy que j'etais sans eesse a marniotter quelque chose entre mes dents.,.. 20 L'CEUVRE DE J.-J. ROUS5EAU Ainsi coulerent mes jours heureux, et d'autant plus heurejx. que, n'apercevant rien qui les dut croubler, je n'envisageais en effet leur fin qu'avec la mierine. Confessions, L. V], Le pe.ierina.ge d'un disciple de Rousseau. « je fonds en pleurs. j+ai peine a retenir des cris involontaires, je sannlote, et ce n'est plus qu'a -travers un voile de larmes que j'acheve de revolr un lieu devenu si cher. :> (Verner, P^lerinage aux Charmettes, dans Voy&ge á Chambery. 1796, p. 54-6.) • Qu'avait d'ongrnat, au XVIII* siec:!eT ce genre de vie pour un jeune homme qui devait devenir un grand ecrivain? • Rousseau simplifie dans son souvenir un sejour qui dura plusieurs artnees. Comment ['artiste tompose-t-il avec la realite pour mettre en valeur une impression d'ensembie?-— Quelle est cette impression J • Comment expliquer la violence des emotions du voyageur Verner en visitant les Charmettes? • Pourquoi ces «jours heureux n'ont-ils dure que trois ou quatre ans, au lisu de ne se terminer qu'avec la mort de Rousseau, comme ■ celui-ci I'esperait? 4. [.'illumination de Vincennes. (octobre 1749) I) selon les Confessions. Cette annee 1749 I'ete fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris a Vincennes. Pen en etat de payer des fiacres, a deux heures apres midi j'aliais a pied quand j'elais seul, et j'al'ais vite pour arriver plus tot. Les arbres de la route, toujours elagues a la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre; et souvent, rendu* de chaleur et de fatigue, je m'etendais par terre, n'en pouvant plus. ]e m'avisai, pour mode- LES FAITS 21 rer mon pas, de prendre quelque llvre. Je prfs un jour le « Mer-cure de France »; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de ľannée suivante, « Si le progrés des sciences et des arts a contribué ä corrompre au ä épurer les mceurs ». A ľinstant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme.... Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivarit i Vlncennes j'étais dans une agitation qui tenait d u déiire. Diderot i'apercut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius. écrite en crayon sous un chine. II m'exhorta de donner ľessor ä mes idées, et de concourir au prix. Je íe fis, et dés cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs íut ľeffet inevitable de cet instant ďégarement. Mes sentiments se montérent, avec la plus inconcevable rapi-dité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par ľenthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu: et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cceur, durant plus de quatre ou cinq ans, ä un aussi haut degré peut-etre qu'elle ait jamais été dans le cceur ďaucun autre homme, 2) scion une Lettpe á M, de Malesherbes. Si jamais quelque chose a ressembié á une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi ä cette lecture : tout ä coup, je me sens ľesprit ébloui de mille lumiéres, des foules ďidées vives s'y présentent ä la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tete prise par un étourdissement semblable ä ľivresse. Une violente palpitation m'oppresse, souléve ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de ľavenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant, j'apercus tout ie devant de ma veste moutllé