56 L'CEUVRE DE DIDEROT LETTRES A SOPHIE VOLLAND 57 les champs, nous partageons la reverie de I'etre qui forma le desordre de cette scene oil rien n'est arrange ni deplace, et celui qui me voit au loin errer a I'aventure sur cette scene, m'y trouve fort bien. II serait rempli d'etonnement et d'effroi; I'inquietude le saisirait; je troublerais la tranquillite generale du spectacle pour lui, s'il me voyait precipiter mes pas, porter mes bras en I'air, arreter des regards menacants vers le ciel, me rouler a terre. Toutes les douleurs ici finissent par etre lentes et melancoliques. Les querelles dans les champs ont un aspect plus hideux que dans les carrefours des villes; c'est comme un cri percant dans le silence et I'obscurite de la nuit; c'est un contraste de guerre avec 1'image d'une paix generale; et reci-proquement un homme apathique, immobile, indolent, tran-quille, dans le tumulte des villes est comme un contraste avec I'image d'une guerre universelle. Au milieu d'une foule qui s'inquiete, qui s'agite, d'instinct on se met a rouler son tonneau1. C'est pour faire comme les autres. Ici, d'instinct, on s'assied, on se repose, on regarde sans voir, on abandonne son cceur, son ame, son esprit, ses sens a toute leur liberte; c'est-a-dire qu'on ne fait rien, pour etre au ton de tous les etres. Ms sont, et Ton est. Tout est utile, tout sert, tout concourt, tout est bon, on n'est rien sans y tacher. Est bien mal ne, est bien mechant, est bien profondement pervers, celui qui medico le mal au milieu des champs. II lutte contre I'impulsion de la nature entiere qui lui repetea voix basse et sans cesse, qui lui murmure a I'oreille : demeure en repos, demeure en repos, reste comme tout ce qui t'environne, dure comme tout ce qui t'environne, jouis douce-ment comme tout ce qui t'environne, laisse aller les heures, les journees, les annees, comme tout ce qui t'environne, et passe comme tout ce qui t'environne; voila la lecon continue de la nature. @ @ © @ • Comparer I'apaisement de Diderot et celui qu'eprouve Saint-Preux pendant son excursion dans le Valais (Nouvelle-Heloise. Lettre XXIII). • Opposer la melancolie de Diderot et le spleen du Pere Hoop (Extrait 14). • Distinguer dans ce texte la poesie vraie et I'eloquence daclarnatoire, I. Rabelais dans le Prologue du tonneau » pour ne pas paraitre Tiers Livre, raconte ďaprěs Lucien inoccupé au milieu des Corinthiens comment Diogene* « roulait son assiégés. 16. [Une journee de Diderot.] Voici comment ma journee se passe, et vous allez voir qu'elle n'est guere moins penible que la votre. Ma tete s'est echauffee sur une question importante qui me tyrannise sans cesse. Elle me suit dans les rues. Elle me rend distrait en societe. Elle m'in-terrompt dans mes occupations les plus essentielles. Elle m'öte le sommeil pendant la nuit. Vous souvenez-vous de la farce de Patelin ? je ressemble trait pour trait ä M. Guillaume qui brouille sans cesse dans son plaidoyer son drap et ses moutons. Ma question, c'est mon drap. Le reste est moutons pour moi. Quand on me parle de moutons, j'en parle aussi; mais je n'en saurais parier un peu de temps que mon drap ne vienne se fourrer ä travers. La matinee, je suis done a mon drap; je garde la maison; j'eleve l'enfant; je soigne la mere, quand le domestique est absent; au milieu de cela s'ebauche une feuille pour Grimm. J'en ai fait deux charmantes, Tune sur la peinture; I'autre sur la religion. La premiere est partie, ainsi vous ne la verrez pas. Je vous enverrai la seconde. J'oubliais de vous dire que cette maudite question me donne des souleurs* continuelles; il me semble toujours que je me suis trompe en quelque endroit. J'ai des doutes sur les propositions les plus claires; d'un instant ä I'autre tout me semble detruit, ou refait, et me voila revenu de mes moutons ä mon drap. Mais ce terme de souleurs, qui signifie dans notre patois langrois ce serrement d'äme qu'on eprouve subitement par quelque terreur panique, est-il ou n'est-il pas francais? Francais ou non, peu m'importe, il dit bien ce qu'il veut dire. A trois heures, je suis chez Le Breton. J'y tra-vaille jusqu'ä sept, sept et demie. Mon ouvrage fait ou non je me häte de deloger. Je ne veux pas que ces gens-lä m'invitent ä souper, parce que j'ai jure que je n'y mangerais plus, pour une raison que je vous dirai mais qui ne vaut pas la peine d'etre ecrite. Elle revient ä ce qu'ils sont avares, et qu'ils mettent trop d'impor-tance ä un mechant repas pour qu'on puisse l'accepter ä ce prix. Entre huit et neuf, je vais sur le quai des Miramionnes chercher une lettre que je n'y trouve point. Je fais un tour au coin de la rue de la Femme-sans-tete. II est ä peu pres dix heures quand je rentre chez moi. 15 octobre 1762. © ® @ © ©