1 Arthur RIMBAUD (1854-1891) Le dormeur du val (1870) 1 C'est un trou de verdure od chante une riviere, 2 Accrochant follement aux herbes des haillons 3 D'argent; od le soleil, de la montagne fiere, 4 Luit: c'est un petit val qui mousse de rayons. 5 Un soldat jeune, bouche ouverte, tete nue, 6 Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, 7 Dort; il est etendu dans l'herbe, sous la nue, 8 Pale dans son lit vert od la lumiere pleut. 9 Les pieds dans les gla'i'euls, il dort. Souriant comme 10 Sourirait un enfant malade, il fait un somme : 11 Nature, berce-le chaudement: il a froid. 12 Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; 13 II dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, 14 Tranquille. II a deux trous rouges au cote droit. 2 Aube (llluminations)1874/5 3 1 J'ai embrassé ľaube d'été. 2 Rien ne bougeait encore au front des palais. Ľeau était morte. Les camps d'ombres ne 3 quittaient pas 4 la route 5 du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tiědes, et les pierreries regarděrent, et les 6 ailes 7 se levěrent sans bruit. 8 La premiere entreprise fut, dans le sentier déjä empli de frais et blémes éclats, une fleur qui 9 me dit 10 son nom. 11 Je ris au wasserfall blond qui s'échevela a travers les sapins : a la cime argentée je reconnus 12 la 13 déesse. 14 Alors je levai un a un les voiles. Dans ľallée, en agitant les bras. Par la plaine, oü je 1'ai 15 dénoncée au 16 coq. 17 A la granďville eile fuyait parmi les clochers et les domes, et courant comme un mendiant 18 surles 19 quais de marbre, 20 je la chassais. 21 En haut de la route, pres ďun bois de lauriers, je 1'ai entourée avec ses voiles amasses, et j'ai 22 senti un 23 peu 24 son immense corps. L'aube et I'enfant tomběrent au bas du bois. 25 Au réveil il était midi. Musique (1870) 5 1 Place de la Gare, ä Charleville. 2 Sur la place taillee en mesquines pelouses, 3 Square od tout est correct, les arbres et les fleurs, 4 Tous les bourgeois poussifs qu'etranglent les chaleurs 5 Portent, les jeudis soirs, leurs betises jalouses. 6 — L'orchestre militaire, au milieu du jardin, 7 Balance ses schakos dans la Valse desfifres : 8 — Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ; 9 Le notaire pend ä ses breloques ä chiffres : 10 Des rentiers ä lorgnons soulignent tous les couacs : 11 Les gros bureaux bouffis trament leurs grosses dames 12 Aupres desquelles vont, officieux cornacs, 13 Celles dont les volants ont des airs de reclames ; 14 Sur les bancs verts, des clubs d'epiciers retraites 15 Qui tisonnent le sable avec leur canne ä pomme, 16 Fort serieusement discutent les traites, 17 Puis prisent en argent, et reprennent: "En somme !..." 18 Epatant sur son banc les rondeurs de ses reins, 19 Un bourgeois ä boutons clairs, bedaine flamande, 20 Savoure son onnaing d'oü le tabac par brins 21 Deborde — vous savez, c'est de la contrebande ; — 22 Le long des gazons verts ricanent les voyous ; 23 Et, rendus amoureux par le chant des trombones, 24 Tres na'i'fs, et fumant des roses, les pioupious 25 Caressent les bebes pour enjöler les bonnes... 26 — Moi, je suis, debraille comme un etudiant, 27 Sous les marronniers verts les alertes fillettes : 28 Elles le savent bien ; et tournent en riant, 29 Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscretes. 6 30 Je ne dis pas un mot: je regarde toujours 31 La chair de leurs cous blancs brodés de měches folles : 32 Je suis, sous le corsage et les freies atours, 33 Le dos divin aprěs la courbe des épaules. 34 J'ai bientôt déniché la bottine, le bas... 35 — Je reconstruis les corps, brulé de belles fiěvres. 36 Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas... 37 — Et je sens des baisers qui me viennent aux lěvres... 38 7 ■ Arthur RIMBAUD (1854-1891) Voyelles 8 1 A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, 2 Je dirai quelque jour vos naissances latentes : 3 A, noir corset velu des mouches eclatantes 4 Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, 5 6 Golfes d'ombre; E, candeurs des vapeurs et des tentes, 7 Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ; 8 I, pourpres, sang crache, rire des levres belles 9 Dans la colere ou les ivresses penitentes ; 10 11 U, cycles, vibrements divins des mers virides, 12 Paix des patis semes d'animaux, paix des rides 13 Que I'alchimie imprime aux grands fronts studieux; 14 15 O, supreme Clairon plein des strideurs etranges, 16 Silences traverses des Mondes et des Anges ; 17 - O I'Omega, rayon violet de Ses Yeux ! 18 9 • Arthur RIMBAUD (1854-1891) Ma boheme 10 1 Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ; 2 Mon paletot aussi devenait idéal; 3 J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal; 4 Oh ! lä ! lä ! que d'amours splendides j'ai révées ! 5 6 Mon unique culotte avait un large trou. 7 - Petit-Poucet réveur, j'égrenais dans ma course 8 Des rimes. Mon auberge était ä la Grande-Ourse. 9 - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou 10 11 Et je les écoutais, assis au bord des routes, 12 Ces bons soirs de septembre oú je sentais des gouttes 13 De rosée ä mon front, comme un vin de vigueur; 14 15 Oú, rimant au milieu des ombres fantastiques, 16 Comme des lyres, je tirais les élastiques 17 De mes souliers blesses, un pied prés de mon coeur ! 18 11 Arthur Rimbaud llluminations/ed. 1886 MATINEE D'IVRESSE 12 1 2 6 mon Bien ! 6 mon Beau ! Fanfare atroce ou je ne trebuche point ! Chevalet feerique ! Hourra pour 3 I'oeuvre inou'i'e et pour le corps merveilleux, pour la premiere fois ! Cela commenca sous les rires des 4 enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines meme quand, la fanfare 5 tournant, nous serons rendu a I'ancienne inharmonie. 6 maintenant, nous si digne de ces tortures ! 6 rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite a notre corps et a notre ame crees : cette 7 promesse, cette demence ! L'elegance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans 8 I'ombre I'arbre du bien et du mal, de deporter les honnetetes tyranniques, afin que nous amenions 9 notre tres pur amour. Cela commenca par quelques degouts et cela finit, — ne pouvant nous saisir 10 sur-le-champ de cette eternite, — cela finit par une debandade de parfums. 11 Rire des enfants, discretion des esclaves, austerite des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, 12 sacres soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commencait par toute la rustrerie, voici que 13 cela finit par des anges de flamme et de glace. 14 Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifie. Nous 15 t'affirmons, methode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifie hier chacun de nos ages. Nous avons foi 16 au poison. Nous savons donner notre vie tout entiere tous les jours. 17 Voici le temps des Assassins. 18