Les usages de la vérité C’est en refusant le relativisme que le tâtonnement obstiné du scientifique heurte la porte qui ouvre vers le but de la recherche. par José-Alain Sahel le lundi 06 janvier 2014 Une telle question, au moment où le terme de vérité est frappé d’obsolescence voire de discrédit, semble absurde. Davidson, dans un article séminal parlait de « la folie d’essayer de définir la vérité » et Nietzsche la qualifiait de « plus profond mensonge ». Depuis la déchéance du bon, du beau et du vrai dans nos sociétés modernes, une crise s’est ouverte, décrite par l’un des grands penseurs du vivant : Henri Bergson, dans l’introduction au « Pragmatisme » de William James : « Pour les philosophes anciens, il y avait, au dessus du temps et de l’espace, un monde où siégeaient, de toute éternité, toutes les vérités possibles ; les affirmations humaines étaient pour eux, d’autant plus vraies qu’elles copiaient fidèlement ces vérités éternelles. Les modernes ont fait descendre la vérité du ciel sur la terre ; mais ils y voient encore quelque chose qui préexisterait à nos affirmations. La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l’y chercher... ». Il assimile cette démarche l’ouverture d’une coquille de noix protégeant et cachant sa vérité. J’ai souligné le « encore », si important. V dnešní době je již pravda zbavena této hodnoty absolutna[PD1] , ovšem stále se na ni nahlíží jako na přísnou, posvátnou, zato uklidňující iluzi. Její existence zůstává nezbytná pro každé počínání, které si klade za cíl se jí přiblížit. Podle Austina ztratila pravda své a priori postavení, pozici nepřístupnosti, ve prospěch funkce způsobu[PD2] užívání slova pravda. Můžeme tedy mluvit o způsobech užívání pravdy, o tom, co někteří nazývají zavedení skutečností[PD3] , které musí být [PD4] předmětem poznávání a jejichž dalšími kritérii jsou ověřitelnost, shoda, adekvátnost, racionalita. Aujourd’hui, déchue de cette position d’absolu, la vérité n’a pas encore disparu, comme une illusion austère, hiératique mais rassurante. Son existence reste nécessaire à toute démarche qui vise à l’approcher. Elle a perdu une posture, celle de l’a priori, position d’inaccessibilité au profit d’une fonction d’usage du mot vrai, comme le propose Austin. Parlons donc d’usages de la vérité, de ce que certains appellent l’établissement des faits dont les critères sont la vérifiabilité, la correspondance, l’adéquation, l’objet d’expérience, le raisonnable. Tyto pojmy kráčí ve šlépějích [PD5] vědy lemovaných dvěma odlišnými pěšinami[PD6] : Scientismus či[PD7] fyzikalismus a relativismus. Jeden, který předstírá porozumění veškerému, poté co jej zredukoval na elementární prvky, nebo přinejmenším[PD8] zjednodušil, nás naplňuje hrůzou, protože by umožnil mít ono veškeré pod kontrolou. Tento postoj odrazuje svou arogancí, která se projevuje ignorací částečného a dočasného charakteru [PD9] našich znalostí, a spolu se strachem a únavou způsobovanou náročným věděckým postupem přiživuje svými výstřelky relativistické teze o vědě, která by tak nebyla ničím jiným než rozpravou, operativním, vztahovým čtením, bez nesporného odkazování [PD10] se na nástrahy a nátlaky, lobby, ideologie, vyznání a zájmy a poddávání se jim.[PD11] Ces termes tracent un chemin qui est celui de la science bordé par deux ornières : le scientisme ou physicalisme, et le relativisme. L’un qui prétend tout comprendre après l’avoir réduit l’élémentaire sinon au simple nous effraie car il permettrait de tout contrôler. Par son arrogance qui trahit l’ignorance du caractère partiel et provisoire de nos connaissances, cette attitude rebute et, jointe à la peur et la fatigue générée par l’exigeante démarche scientifique, elle alimente par ses excès les thèses relativistes sur une science qui ne serait qu’un discours, une lecture relationnelle, opérationnelle, sans référence incontestable et soumise aux aléas et pressions, lobbies, idéologies, croyances et intérêts. Měla by tak hodnotu pouhého způsobu užití. [PD12] Když Paul Valéry během své inaugurační přednášky do Collège de France mluvil o umění a poezii, šokoval Simone Weilovou, mluvil totiž mimo jiné také o hodnotách upotřebení [PD13] pravdy a zmínil v této souvislosti zákon poptávky a nabídky. Tváří v tvář této relativizaci hodnot, vzdálených od těch o kterých mluvil Henri Poincaré v souvislosti s vědou, a ještě vzdálenějších od těch živených vírou, se Husserl v Krizi strachoval, že věda upustila od řeckého ideálu „theorie“, a to zejména [PD14] od „technik theorie“, účinných, ale oproštěných od jejich dožadování se [PD15] pravdy. [1] Elle n’aurait qu’une valeur d’usage. Parlant de l’art et de la poésie dans sa conférence inaugurale au Collège de France qui choqua Simone Weil, Paul Valéry avait parlé de valeurs d’usage et évoqué les lois de l’offre et de la demande. Face à ce relativisme des valeurs, loin de celles décrites par Henri Poincaré à propos de la science, et encore plus de celles nourries par la foi, Husserl, dans la Krisis avait craint que la science ait abandonné l’idéal grec de la « theoria », soit pour des « techniques théoriques », efficaces mais affranchies de leur exigence de vérité [1]. Upustit od hledání absolutní pravdy ve prospěch rozčleněného, operativního přístupu k faktům znamená také vzdát se věděcké rozpravy, která by předstírala[PD16] , že je všeho znalá a zaplnila by [PD17] prostor, odkud byla vyhnána náboženství. Je tedy třeba připustit, dáme-li za pravdu Delacroixovi, že „exaktní neznamená pravdivé“. Uvážíme-li příklad „sciences de la vie[1]“, je v této fázi vhodné upozornit na fakt, že tento realistický postoj ústupu, není ani stabilní, ani pohodlný. Na jednu stranu zahrnuje risk [PD18] zaslepení[PD19] příliš podrobně zkoumaným detailem, bytím[PD20] v jeho celistvosti, jeho... „pravdivosti“, na druhou stranu risk opomenutí toho, že věděcký fakt je pouze stále se rozvíjející přibližný odhad, dobývaný na poli omylu a jeho prostřednictvím[PD21] . L’abandon de la quête de la vérité absolue au profit d’une approche parcellaire, opérationnelle des faits implique de renoncer à un discours scientifique qui prétendrait connaître le tout et combler l’espace d’où ont été chassées les religions. Il faut donc admettre, en sollicitant le propos de Delacroix, que « l’exactitude n’est pas la vérité ». Prenant l’exemple des sciences de la vie, il convient d’alerter à ce stade sur le fait que cette position de repli, réaliste, n’est ni stable ni confortable. Elle comporte en effet d’une part le risque d’occulter par le détail analysé précisément, l’être dans sa globalité, sa… « vérité », d’autre part celui d’oublier que le fait scientifique est une approximation progressive, conquise sur et par l’erreur. Il nous faut en effet retisser de la vie la tunique déchirée dont parle Blanchot dans L’Entretien infini, celle que nos instruments précis, focalisés, exacts, ont fragmentée, réduite, lui faisant perdre son intégrité, sa nécessaire perspective holistique abandonnée au mieux aux médecins de l’âme, au pire aux charlatans. En réduisant le vivant à l’organe, à la molécule, nous avons accompli des progrès sidérants mais l’être vivant, a fortiori l’homme n’est pas cette machine que la clinique du XIXe siècle observait, manipulait, en niant le sujet, les interactions, sans comprendre Claude Bernard. Aujourd’hui prendre en charge un patient, c’est certes appliquer et découvrir les plus belles techniques dans une audace sans fin, mais il reste encore à percevoir le réel de sa demande, ce qu’il attend parfois pour vivre encore et mieux, sa vérité, au delà de la technique. Compagne plutôt qu’opposée à l’exactitude est l’erreur, contingente, nécessaire, féconde. Canguilhelm, en particulier dans « le normal et le pathologique » mais à travers son œuvre au sens large, comme l’a souligné Foucault, trace un chemin vers la vérité, non pas contre l’exactitude mais comme une connaissance par les gouffres, par l’erreur : « On a à faire l’histoire des « discours véridiques », c’est à dire de discours qui se rectifient, se corrigent, et qui opèrent sur eux-mêmes tout un travail d’élaboration finalisée par la tâche de « dire vrai ». C’est ce qu’il appelait, en référence à Galilée, être dans le vrai, faute de pouvoir dire le vrai, dans l’attente de preuves. Dans la même école de pensée, citons Jean Cavaillès : « …le progrès ne soit pas augmentation de volume par juxtaposition, l’antérieur subsistant dans le nouveau mais révision perpétuelle des contenus par approfondissement et rature ». Comme le soulignait Foucault parlant de Canguilhelm, le travail s’effectue par la « discontinuité que constituent les remaniements, les refontes, la mise à jour de nouveaux fondements, les changements d’échelle, le passage à un nouveau type d’objets.. » et il faisait de la « vérité scientifique d’aujourd’hui : un épisode ou un terme provisoire » Il ne s’agit pas ici de la « ruse de la raison » comme si toutes ces erreurs étaient nécessaires ni de contingence. C’est en refusant le relativisme que le tâtonnement obstiné du scientifique, après essais, erreurs, approfondissements et ratures, heurte, comme le découvre le narrateur du Temps retrouvé, la porte qui ouvre vers le but de la recherche, en un instant décisif et éclairant où les voiles de la « vérité » nous sont moins opaques, donnant au chemin cahoteux l’évidence de la perspective. ----------------- 1. Armand Robin en a décrit les étapes tragiques dans son Poème : « Le Programme, en quelques siècles », in Poèmes indésirables. l’auteur José-Alain Sahel Médecin ophtalmologiste, membre de l'Académie des Sciences et directeur de l'Institut de la vision. ________________________________ [1] tzv. „biologických věd“, které jsou ve Francii součástí vzdělávání v oblasti vědy, pozn. překl. ________________________________ [PD1]příp. absolutní hodnoty [PD2]D, a třeba: užitné funkce slova pravdivý [PD3]jasnější je „stanovení faktů“ [PD4]jsou [PD5]toto znamená následovat, zde ale potřebujeme naopak razit/vytyčovat cestu [PD6]krajnicemi/ mezemi [PD7]čili, „či“ není rovnost, ale alternativa [PD8]zde má být stupňování [PD9]možná „částečnosti a dočasnosti“ [PD10]průkaznosti [PD11]a podléhala by nástrahám a … [PD12]pouze užitnou hodnotu [PD13]viz PD12 [PD14]ne, „ve prospěch/ a nahradila je..“ [PD15]lépe: požadavku pravdy/pravdivosti [PD16]tvrdila/trvala na tom [PD17]že zaplňuje [PD18]riziko [PD19]zastínění [PD20]zde 4. pád [PD21]ano, konec věty hezky