lité aussi prégnante, aussi indiscutable que la premiére. Maítre Clo en est tellement marqué que c'est devenu un nceud gordien. 11 s'agit ďune réalité aussi vraie quune pensée qu'on ne touche pas, qu'un amour sur lequel on ne peut pas s'asseoir. MaTtre Clo revit cette réalité comme le seul moment qui ait vraiment marqué son existence. Sa marraine le prit par la main. Elle se mit á parler. On écoutait une langue venue du fond des áges. Alors, la marraine de MaTtre Clo amena ce jour-lá le monde sous une tonnelle, au milieu ďune grande cour. On remarquait dans 1'assistance le juge en chef du tribunal de cassation, maítre Every Nicolas, fils d'Azaria Nicolas, petit-fils d'Antoine Nicolas, lui-méme descendant de Lucien Nicolas, signataire de l'acte de l'independance d'Hai'ti. On remarquait aussi dans l'assistance le colonel Alexandre Dupuis, fils d'Atenor Dupuis, descendant de Victor Dupuis, chef de la Garde d'Hai'ti á la fin de l'occupation américaine. Dans l'assistance égale-ment le notaire Norélien Naguindeau, fils d'un grand commercant de la capitale Julien Naguindeau, petit-fils de Lorraine Naguindeau, maTtresse du general américain John Marshall. Pas une grande famille connue des Lafleur n'etait absente ce jour-lá. On eOt dit que le cceur de la Capitale s'e-tait déplacé pour un événement d'envergure. Done, l'apres-midi vacillait. Le vent soulevait des couches de poussiěre. Les chiens aboyaient contre des cochons qui se permettaient de s'ap-procher de la tonnelle. La marraine de MaTtre Clo avala deux bouteilles de tafia, bien qu'elle détestát l'alcool. Elle prit le jeune homme dans ses bras, lui plongea la těte dans une gamelle d'eau parfumée au basilic, á la citronnelle et au camélia. Elle répandit le liquide parfume sur l'assistance qui tout de suite se mit a chanter les hauts chants des esprits du pantheon vaudou. Frissons de Claudius, tremble-ments, erection. Jamais le garcon qu'il etait ne s'6-tait senti aussi bien dans les bras de sa marraine qui lui descendait le pantalon au vu de tout le monde, qui le mangeait de caresses de la tete aux pieds, qui lui faisait connaTtre les premieres manifestations de I'amour d'une femme. Blotti dans les bras de sa marraine, Claudius se mit lui aussi a chanter. On ne reconnaissait plus le garcon serieux qui avait horreur de la foule. L'assistance, elle aussi, buvait sans arret pendant que la marraine de Claudius continuait a lui masser les seins, le cceur et le ventre. Le recueillement de l'assistance fut trouble par un coup de tonnerre. De plus en plus defiguree, la marraine du jeune Claudius l&ve les bras vers le ciel. «Aujourd'hui, dit-elle au MaTtre de l'Univers, il devient dor6navant la plus jeune brebis de mon troupeau. Je le prends au nom de celle dont je suis l'incarnation sur la terre, la Tres Sainte Vierge Marie, au nom des femmes mortelles qui ne savent comment apprivoiser les hommes, puisque cela exige une force qui les propulse dans un monde ou ils n'ont pas besoin d'organe genital pour prendre une femme, une force qui les mettrait dans une navette spatiale ou ils demeureront toute leur vie le symbole de la purete absolue. «Je demande au MaTtre de l'Univers d'accepter ce garcon pour en faire la plus belle pierre de mes montagnes, le plus beau fruit sur la terre, le plus beau coquillage de toutes les plages du monde. Elle sera lapid^e, mutil£e, pulverisee par la foudre la femme qui oserait coller ses levres a celles de mon epoux. Oui, je demande au MaTtre de l'Univers la permission de compter desormais ce jeune parmi les hommes que j'ai choisis pour gouverner mon peuple, chanter mes louanges jusqu'a ce que prenne fin la course des anges rebelles sur la terre. J'entre en possession de ce gar9on. II participera desormais de moi. Ainsi le veut ia destinee des enfants du Grand MaTtre enleves dans la brousse, transported dans les ne'griers, perdus dans les montagnes ou je leur avais appris a communiquer avec les forces invisibles de la terre.» Tombe un petit lizard sur le torse du jeune homme. Un rossignol tourne autour de sa tete. On entend au loin un roulement de tambour. Plus la marraine de Claudius fait sa devergondee en soule-vant jusqu'aux reins une large robe bleue indigo, en rythmant les refrains lances dans 1'assistance avec des mouvements d'epaules, en plongeant les deux mains dans ses cheveux au vent qui lui couvrent le dos, en se caressant doucement la figure, plus on la voit blanche... de cette blancheur qui rappelle les sirenes de mer observees sur les plages privees d'Haiti. Plus la marraine de Claudius presse forte-ment son cceur contre celui du jeune Clo, plus elle devient, aux yeux de 1'assistance, une possedee dont la voix n'a plus le timbre d'une femme nor-male. Visage radieux, regards illumines, langage envoutant aux mots articulSs a la perfection. Elle verse du parfum sur la tete de Claudius, a toutes les minutes, les mains tremblantes, pareilles a ce genre de plant americain dont les feuilles saisissent au vol des papillons frafchement sortis de leur chrysalide. Alors, la marraine de Claudius prend un missel. Elle I'ouvre, le feuillette, et lit des phrases latines. Une fine pluie sur la tonnelle. On se lave la figure. On se sent transforms par cette eau qui tombe au moment ou la marraine du garcon leve les bras en entonnant le plus bel air qui ait ete ecrit en commemoration des noces de l'Empereur Dessalines, fondateur de l'independance d'Hai'ti avec une femme noire affranchie de l'esclavage. On sert une mixture faite de rhum, de jus d'orange et de verveine odorante d'abord aux autorites, ensuite aux parents de Claudius. L'enfant, avait jure le pere, ne devrait pas quitter la maison pour aller en pension a Port-au-Prince sans prendre un engagement de bonnes moeurs envers la maTtresse Erzulie. Telle Stait aussi la position de la mere. Aucune femme ne devrait entrer dans la vie de son fils, avait-elle dit souvent, avant les noces de celui-ci avec Tun des plus sympathiques esprits du pantheon vaudou : Erzulie Freda. Et voila leur desir satisfait, le garcon sauve, lie pour toujours a la seule femme capable de procurer aux negres d'Hai'ti justice, richesse, gloire et sante. MaTtresse Erzulie est pour la confrSrie vaudou l'image parfaite de la Vierge Marie, femme blonde aux yeux de turquoise, au regard candide. Tout cela s'Stait passe au moment oil le jeune homme commen^ait a faire sa croissance. Claudius se voit transforms au cours de la nuit, noye dans un liquide comme une espece d'amidon qui colle votre bassin au drap. II jouissait d'un plaisir des sens, jamais ressenti auparavant. Son corps frissonnait; ses jambes tremblaient. Si intense cette sensation qu'il a failli pousser des cris. C'est comme s*il entendait des anges qui riaient, des oiseaux qui chantaient. Alors, calme-ment, tranquillement, doucement, elle s'Stait effacée telle une fumée dans le vent. C'était le désespoir. Cependant, il n'avait pas révé. Cétait bien Erzulie qui lui faisait des caresses tendres, voluptueuses. On aurait dit un corps neuf qui s'éveille au matin comme un jeune prince. 11 ne se reconnaTt plus parmi ses camarades du lycée devenus désor-mais ä ses yeux de petits něgres sans importance qui n'obtiendront jamais les íaveurs de la plus belle femme d'Haiti incarnée dans le corps de sa mar-raine Léa, elle-měme mulatresse, progéniture ďune famille de riches. Cest en vain que André D'Entremont, son meilleur ami, essaie de lui souti-rer quelques mots. Pas un signe, pas un geste. Merne les mouvements de Claudius ont change. Les bras désormais suivent la cadence des pieds. II donne ľimpression de trotter au lieu de marcher. Le temperament du gar con devient aussi exigeant. Lui qui avait de l'entregent devient tout ä coup u n insupportable énerguměne qui contredit tout le monde, boudeur, railleur, arrogant. La famille sem-ble se complaire dans les exces de conduite du jeune homme. II a droit ä tous les égards, le jeune époux ďErzulie. Rien ďétonnant qu'ä ses pieds, on se jette respectueusement, religieusement: la par-enté, le voisinage, měme les professeurs d u lycée dont pas mal ďentre eux sont aussi de fervents serviteurs de la maltresse. Sitôt réveillé aprěs avoir perdu sa virginité sous les magiques touchers de sa femme esprit, Claudius se mit ä arpenter les zones huppées de la capitale ďHaíti avec la conviction de tomber sur une femme avec les mémes traits physiques qu'Erzulie. II n'aura pas de mal á combler ses désirs, puisque sa marraine possédée par la déesse 62 vient d'un quartier oü l'on trouve des mulätres ainsi que des mulätresses. Le jeune homme, auparavant, n'avait jamais eprouve" un tel desir de possöder une demoiselle de teint clair, puisque le quadrillage de la capitale correspond, sinon aux lecons d'histoire, du moins aux questions sociales qu'evacuent les doctrinaires du gouvernement pour ne pas froisser la majority noire du pays. Sauf qu'en devenant l'epoux d'une deesse, le jeune homme ne peut plus prendre des liberies avec n'Importe quelle femme. En le faisant jouir aux yeux de tout le monde, en prenant ses doigts aux yeux de l'assistance pour les diriger dans le fond de sa culotte, en mettant la pointe du sein droit dans la bouche d'un garcon qu'une mere autoritaire n'avait pas tarde ä sevrer immediatement apres la naissance, il devient desormais une creature collee ä la chair de la marraine. Ce qui l'amene ä eprouver une espece de repulsion pour les femmes noires. Pourtant, l'ete dernier, dans la classe de rheto, 11 avait brüle un roman haitien : Heritage sacre. Le nögre y ötait reprösente dans des traits autant physiques que moraux qui ne font pas du tout hon-neur ä la race noire. Sous la plume du romancier, le negre mis en scene est un type sauvage, lourd, massif. Apres avoir joue dans les cheveux de la maltresse, pince pendant des minutes un nez aquilin; apres avoir, dans toutes les positions, embrasse1 le corps de la maltresse en prenant soin de bien avaler sa salive pour ne pas souiller ce corps-lä; apres avoir mis sa tete sur le cceur de la mattresse pour en 6couter les battements, voilä que la femme noire se dresse devant lui, venue d'un monde qu'il juge infernal, celui de la brousse. II 63 notera pour la premiere fois, chez la femme noire, des traits physiques qui lui répugnent : lěvres épaisses, dents fělées, seins énormes. Rien, écrit-il dans son journal, pour faire éclore le désir d'un jeune homme de bonne famílie. On se représente les misěres de la petite Gisele Lafortune, jolie marabout, follement amoureuse de Claudius dont la conduite, contrairement aux mau-vaises maniěres de la plupart des gar cons de la ville, laissait présager une solide relation qui déboucherait sur un mariage solennel. MaTtre Clo secoue la tete en passant la main sur sa figure. On dirait qu'íl vient tout ä coup de se réveiller. Non. II se rend plutôt compte qu'il nage entre deux réalités, que ces deux réalités charpen-tent son existence. Bien sur, la déesse, pense-t-il, peut ětre un produit de l'imagination. Pas tout de méme sa marraine dont le caractěre discret en fait une personne hostile ä la comédie. Et il y a aussi ľintuition. II avait brillamment défendu le fondement de cette notion devant un examinateur de baccalauréat. *< Ľ intuition, avait-il soutenu, c'est la revelation du concret, la revelation du réve claudélien ďune connaissance qui serait co-naissance. Cest une communion avec chaque existence singuliěre en ce qu'elle a ďuni-que, d'inexprimable.» II avait aussi abondamment cité Brunschvicg selon lequel : «L'abstrait mathé-matique est plus riche que le concret qu'il rend intelligible en le sous-tendant par un réseau con-tinu de relations.» La femme blonde, ä la meme place, dans le jar-dinet oü des oiseaux viendront plus tard prendre ä ses pieds leur bain de soleil. II ne peut ríen faire, pense-t-il, devant la decision de la maTtresse. Elle veut le rencontrer sur un terrain neutře. Oui. II a foutu le camp, sans avertissement. Cest une premiere faute. Deuxiěme faute : aucune ceremonie ďau revoir. D'ordinaire, avant chaque voyage, les époux de la maTtresse s'acquittent de leur devoir : Torganisation ďune ceremonie au cours de laquel-le on réitěre les formules d'engagement, tout en présentant des of fraud es expiatoires. MaTtre Clo reconnaTt sa culpabilité d'avoir lais-sé le pays sans s'acquitter de ses devoirs envers la maTtresse Erzulie. II doit alors, selon lui, en assumer les consequences, fussent-elles tragiques, dramatiques. £a fait des heures qu'il est plante devant LE CHEM1N D'OR, fermement convaincu que lui et la femme blonde vont bientöt se trouver face ä face. On connaTt Erzulie, dévoreuse d'hom-mes. Elle n'a jamais peur de la confrontation. MaTtre Clo se sent tout ä coup ragaillardi. Le désespéré d'hier soir redevient subitement le notable qui jouait, dans son pays, un role social important en évitant des compromissions dan-gereuses. II n'entend pas modifier son statut d'é-tranger. Cest comme étranger qu'il entend vivre le peu de temps ä passer dans ce pays. II a fait sentir hier ä Ben Salomon qu'il ne comprend rien ä la notion d'integration, que chaque ětre humain ne saurait ětre le produit de plusieurs ensembles. Seulement, aujourd'hui, les choses lui paraissent un peu étranges. II a le sentiment que le monde qui poussiez le cri d'une femme qu'on surprend dans la nuit? Je serais un assassin, le delinquant venu des pays de la misere pour l'aneantissement de ta race. Je deparle. Plutot non. Ca fait longtemps que la parole s'est fondue dans ma bouche, que les mots se consument comme une plaine rasee, un corps cicatrise. J'aurais aime ne pas employer ce procede pour vous rejoindre. J'aurais aime vous raconter mes peripeties du matin oil je vous ai vue dans le jardinet a la nuit oil je n'ai cesse de vous caresser dans mes reves. J'aurais voulu vous provoquer avec mes rires demoniaques, mes gestes grandilo-quents, mon jazz, mes marches forcees, tout ce qui m'avait conduit dans votre univers, mes embrasse-ments, mes nuits noires, mes passions en ebullition. Vous etiez loin. Non. Vous etes si pres de moi. J'ai voulu ecrire Erzulie sur 1'enveloppe. Heureusement. On aurait pu foutre ma lettre a la poubelle. Votre nom est bien Nicole Desmarais, nom emprunte puisque vous avez decide d'habiter le corps d'une descendante de la reine Antoinette. Alors, Nicole Desmarais, j'ai soif de vous. Les mau-vais reves sont evapores ainsi que des souvenirs cauchemardesques. Nous sommes au debut d'un nouveau monde oti il faudra accepter le d6double-ment d'une femme, esprit redoutable quand se dechaTnent les elements de la nature, chair de la vierge quand les hommes se font petits chiens a ses pieds. Je n'ai pas besoin de votre engagement. J'accepte votre liberte. Ne me dites pas que vous m'aimez. L'amour pue 1'esclavage, l'hypocrisie. Seulement une rencontre, une seule, le temps d'ecouter votre souffle, les battements de votre cceur, le temps de peindre votre sourire, de vous toucher, oh oui, de vous toucher, juste un instant. Pour prendre un peu de vos passions, de votre chaleur, de vos opales de femme, un peu de vos delires a l'heure oti je m'abandonne aux folies. Je serai, Nicole, 1'avocat le plus heureux de cette ville, un roi a cote de sa reine dans un buisson ardent. Je serai Thumble mendiant d'une tendresse acquise a force de lutter. Oh! Nicole Desmarais. Je I'ai bien vu sur la bolte aux lettres. Vous I'avez ainsi decide en vous appropriant le corps d'une mortelle. Alors Nicole, la partie commence. Je ne veux pas me trainer a vos pieds. Je ne veux plus retomber dans vos pieges, courir apres vous sans pouvoir meme vous sentir. Je vous promets de demeurer un fidele amant, obeissant, chien de vos chiens, passionne de vos passionnes. Je reprendrai ma toge d'avocat, construirai dans la ville un grand autel ou je vous presenters mes offrandes expiatoires. Sinon, je vous tuerai. Oui, je tuerai Nicole Desmarais, par amour, par desceuvrement, par orgueil aussi. J'assassinerai la femme que vous habitez. Je la reduirai en miettes. Alors, tout sera consomme. Je serai soulage d'une honte qui m'ecrase, qui m'em-peche d'affronter Adrienne, de mettre a sa place Jacques Valbrun quand il deconne chez ma sceur. Ne me repondez pas. Vous n'avez pas besoin de le faire. Juste un petit geste de la main. Mon ete, le vrai, apres le mois de septembre, commencera dans vos yeux.» La cible semble atteinte de la meme maniere que la premiere fois. Peut-etre un peu plus vite. Le facteur parti, Nicole Desmarais avait la main dans la boTte aux lettres. Un premier sourire, un deuxifeme sourire. Elle entre, sort, rentre, sort, semblable a un enfant ivre de joie d'avoir attrape un papillon. no 111 MaTtre CIo ne la quitte pas des yeux. L'inevitable va se produire, pense-t-il. Qa y est. Un coup d'oeil vers la fenetre accom-pagne d'un immense eclat de rire. Point de doute cette fois, se dit MaTtre Clo. II s'agit bien pour lui d'une invitation. II va pouvoir la rencontrer ä la meme place oü eile a fait chavirer son esprit. D'aussi loin qu'il l'observe, eile lui donne ['impression d'avoir refait sa toilette, d'avoir choisi un nou-veau tailleur veste et jupe de meme tissu soit du satin brod6 d'or. II percoit egalement un chignon artistiquement ondule\ Lui reste encore accroche a la fenetre. Peut-etre attend-il un autre signal pour bien s'assurer qu'il ne reve pas, que le signal de la femme blonde en direction de sa fenetre exprime bien le desir de le rencontrer. Non, ce n'est pas un cauchemar. Voilä un autre regard, un autre rire sonore, un autre geste de la main droite. MaTtre Clo bondit. Une minute plus tard, il est sur la rue Jeanne D'Arc, coin Lamontagne. L'homme eprouve un saisissement devant le changement subit du quartier. Le voilä au milieu d'une foule qui croTt de plus en plus. Des bandes se forment autour des magasins. Des groupes deam-bulent dans les rues, barrant la route aux automobiles. Des enfants roulent sur la chaussee. On entend d1 immenses clameurs qui se melent au bruit des klaxons. Les vieux marchent lentement le long des trottoirs. On prendrait la foule pour un flot zlgzaguant au milieu des voitures, mettant en relief un paysage de chignons sous un tiede soleil d'apres-midi d'automne. Plus loin sonnent les cloches d'une eglise. Encore plus loin s'annoncent des fanfares qui, dans un instant, vont occuper le pare Paul Bourget. On dirait qu'elles viennent d'une soufriere, les matieres animees entourant MaTtre Clo. Un leger vertige le fait basculer au moment oü il apercoit dans la foule une forme zigzaguante, pareille ä celle de la femme blonde. Alors, se dit-il, je vais la pos-seder. Pas dans n'importe quelle condition puisque, tout d'un coup, ä cote du pare Paul Bourget s'installe la plaine du Nord oü les enfants viennent danser leurs airs favoris ä l'interieur des chenes qui se transforment en chateaux quand tombe la nuit. MaTtre Clo parvient ä se ressaisir dans un d£cor oü les oiseaux prennent leur bain de ciel entre deux promontoires de nuages. L'avocat se deplace legerement; il evite tout mouvement precipite qui laisserait sentir un d£sir sauvage, celui d'un macho, sür de son coup et dont les pattes s'abattraient sur le premier corps de femme qui tomberait dans son filet. Elle aussi sem-ble legerem ent se döplacer. Au moment oü il s'ap-proche d'elle, eile quitte brusquement son cercle pour se diriger vers 1'eglise Mont-Carmel sur la rue Antonio-Dagenals. MaTtre Clo se faufile dans la masse grouillante des fideles. En quatre enjambees, la maTtresse a dejä atterri dans la nef, poitrine haletante. Breves reflexions de l'avocat. La comparaison de la maTtresse avec la Vierge, pense-t-il, n'est pas gratui-te. Semblable ä un sosie, il la voit suspendue dans les airs, le cou allonge, le visage incline sur l'epaule, les yeux pleins de desir, la bouche battante qui laisse voir une langue violette, les bras crois^s sur la poitrine. Telle la Vierge, elle se trouve dans le meme 6tat oü elle se realise au milieu des signes qui font de son corps une meduse tropicale pour les non-voyants, les non-inities aux rites de sa reli- 112 113 gion. L'envie lui prend de s'ouvrir les veines du poignet, non, de boire de l'acide. Trop sale, se juge-t-il, pour faire la conquete d'une creature aux couleurs de la Vierge Marie, aux seins pointus de la Vierge, aux contours de la Vierge. Trop charbon, se juge-t-il, pour meme rever d'un royaume ou les Ties propulsent leurs fraTcheurs vers ceux qui n'ont pas eu des negriers pour demeures. Alors, il vaut mieux selon lui, engager un dialogue a distance en dissimulant sa presence pour eviter une confrontation avec les pretendants d'une immortelle. II vaut mieux pour lui, s'approcher d'elle a 1'instar de l'amoureux transi de peur et jouer ainsi sa derniere carte. — MaTtresse 0, MaTtresse 0! C'est moi, Claudius! A vos pieds, Madone, je me suis fait chien, poussiere de charbon, algues de sources puantes. MaTtresse 0, mes paupieres trinquent avec la mort. Sous mes pattes, malgre moi, se meut le desespoir, ce serpent venimeux qui par tout me pours uit. Reactions de la nef aux accents elegiaques de la voix de la femme blonde. Le chceur repond au veni creator du cur6. II voudrait s'approcher davantage de la nef. Ses jambes deviennent lourdes. Les couleurs de tous les objets de 1'eglise disparaissent au profit du bleu. C'est bien vrai, pense Tavocat, 1'identification de la maTtresse a la Vierge. Le dialogue ne va pas tarder, pense MaTtre Clo, puisque la maTtresse semble le montrer du doigt a la foule. Claquement des dents, il ne sortira pas, croit-il, vivant de 1'eglise. On le criait assez souvent dans les cercles d'amis de Claudius, les Blancs basanes font une bouchee de 1'etranger maraudeur, surtout les rejetons de l'Afrique qui tournent autour de leurs femmes, fussent-elles les plus basses traTnees des zones pauvres de leurs villes. Si jamais il etait decouvert, les Blancs basanes lui feraient subir le meme sort que Mussolini reservait aux jeunes gens qui ne respectaient pas les principes du petit chef aryen. MaTtre Clo allonge le cou vers la direction d'oü vient la voix de la maTtresse. — MaTtresse Ö! Quelques pas vers moi, je vous en supplie. Juste le temps de vous regarder. Oui. Un peu plus pres. II m'est defendu de toucher ä la beaute, de fröler meme un corps qui soit l'incarna-tion de la beaute, d'une matiere non permeable ä la salete. Oui, MaTtresse. je vous promets que j'etran-glerai mon desir, que je couperai mon sexe pour le donner ä manger aux cochons, qu'il ne restera rien de moi, meme pas un soupir. — Foutez le camp. Vous n'avez rien ä faire dans mon eglise, lui crie la voix de la maTtresse affaiblie par les complaintes des fideles. Deux pas en avant, deux pas en arriere, l'avocat cherche de quel cote la voix se fait plus percutante. — MaTtresse Ö! Avancez. Je vous en supplie. Je ne peux pas le garder au fond de moi, ce torrent qui mugit. J'aimerais que vous soyez temoin de son debordement qui sera un jour ecrit sur les plages oil se prelasse votre race. La maTtresse continue de s'agiter dans sa longue robe bleue qui laisse entendre un sec froufrou. Au loin, ses traits semblent se durcir. — Allez-vous-en. Je ne vous connais pas. Ma mere n'a jamais engendre des mortels ä la peau de charbon. MaTtre Clo täte sa peau flasque. On dirait celle d'un serpent en putrefaction. La meme question qui l'agitait au premier moment de la sensation de la maTtresse de l'autre cöte de la mer des Antilles, se pose de facon encore plus percutante. La maTtresse peut le cajoler, le caresser, lui faire l'amour quand elle se manifeste en esprit par l'in-termédiaire ďun médium. Cependant, quand elle parcourt le monde des mortels, elle éprouve alors des repulsions comme les hommes de sa race, les femmes de sa race pour qui le negre demeure génial, généreux, bon enfant á condition d'etre un mythe inaccessible, une creature sans carapace, un étre přivé de couleur. Autrement, on risque de per-dre connaissance devant sa peau, parce que cette peau rappelle trop de faits, trop ďévénements qui perturbent les bonnes consciences, se dit MaTtre Clo : les guerres tribales, les négriers, les morts-vivants, la boue, les maladies vénériennes des cases pourries, les rigoles puantes. Parce que sa peau, croit-il, fait de lui un signe visible qu'on ne peut camoufler; la maTtresse, elle aussi, nourrit les memes préjugés que ses ancětres les Gaulois. Selon Maítre Clo, il y aurait un mensonge á dégonfler. — MaTtresse Ó, dit MaTtre Clo, je veux vous sen-tir, měme á des kilometres de moi. Vous n'aurez pas de nausée devant ma binette. Je me suis lavé ce matin au basilic. Je me suis mis du parfum, celui dont vous vous servez lorsque vous venez partager ma couche. — Allez-vous-en, dis-je. — Juste un instant, MaTtresse. Le temps de voir vos cheveux au vent, de líre ma déchirure dans vos yeux bleus, le temps de voir danser votre ventre, tel celui de ma marraine quand vous la faites piaf-fer sous 1'explosion de vos désirs. Juste un instant, MaTtresse Ó! Le temps de sentir votre regard sur mon visage brulant de fiěvre. — Que me voulez-vous? — MaTtresse Ö! Comment se méfier de quel-qu'un qui est le fruit de vos entrailles! Pardon! Votre époux devant le Grand MaTtre. Pas un seul instant, je n'ai cessé de vous sentir en moi. On dirait une deuxieme peau collée ä la mienne. — Je ne me suis jamais adressée aux mortels. Je perdrais mes pouvoirs de femme-vierge si j'accep-tais sous mon étendard un negre mutile de l'in-térieur. Oui. Je vous ai remarqué ä la fenětre de votre appartement. Vous me regardiez. Non. Vous m'espionniez. On diratt que j'ai des comptes ä vous rendre, que je suis votre subordonnée, votre chevaliere servantě. Je vous préviens. Dans un instant, je vais quitter cette enceinte pour retour-ner dans mon royaume. Malheur aux mortels qui se mettront sur mon chemin. — Pas possible, dit MaTtre Clo. Je voudrais vous voir MaTtresse, vous dire que je n'ai pas oublié votre bienveillance ä mon égard. Oui. Le miracle s'etait accompli aprěs notre lune de miel. J'etais devenu le jeune que vous vouliez, le futur avocat qui allait défier le pouvoir en traTnant devant le tribunal un proche parent du Grand Chef. — J'aurais aimé me substituer ä Mademoiselle Desmarais pour vous parier, vous lancer, en plein visage, mes quatre vérités. Ä chaque fois que vous épiez mes gestes ä la fenětre de votre appartement, l'espace m'engloutit; je fonds sous les soleils de minuit. J'aurais aimé trouver le langage qui convien-ne aux esprits tend us. Mon imagination se meut dans un épais brouillard. Mes passions se fanent. Votre race, voyez-vous, en est une d'enfants sous la protection des puissants de ce monde. Oui. Je me suis tue. La cohorte des esprits, elle aussi, s'est tue au milieu des temples vaudouesques, de méme qu'au pied des trois mats d'une caravelle nocturne. Vous m'en voulez, Monsieur, je n'ai rien ä voir dans vos souffrances. Mes pouvoirs sont limites. Les esprits ne peuvent pas defaire l'ouvrage du Grand MaTtre. Rien ne peut etre acquis sans sa permission. Sa volonte. Oui, Monsieur. Les choses bougent parfois. Parfois, elles refusent de changer. Vous ne pouvez pas empecher que la volonte du Grand MaTtre soit faite. Un negre, c'est un negre. Une femme blonde, c'est une femme blonde. J'aurais aime vous expliquer tout cela, droit dans les yeux, sans tricherie, sans philosophic, vous dire comment il est impossible d'agir en dehors des regies du droit naturel. Nul ne peut empecher que se realise la volonte du Grand MaTtre. Maintenant que s'ouvrent les portes de la ville pour precipiter mon depart, veuillez vous effacer du decor. L'avocat secoue la tete; il se frotte un bon moment les yeux. 11 souhaitait un franc dialogue, qui aurait ete une bonne explication sur un transfert de personnalite auquel il ne s'attendait pas, qui aurait ete une mise au point sur une espece de dedouble-ment lequel demeure pour lui un mystere. II sait qu'il ne reve pas, que la femme blonde qui le nargue, c'est bien maitresse Erzulie, deesse dans le pantheon vaudou, celle qu'il a bien epousee dans son pays. Parce que la deesse portee dans son coeur, dans ses reves, sous les mares de la conscience nebuleuse, a pris la forme de la femme blanche apercue ä la fenetre de son appartement des le premier matin de son debarquement dans la ville. Oui, un dialogue s'imposait entre deux creatures faites dans le moule du Grand MaTtre, l'une evoluant dans 1'espace qui se manifeste aux mor-tels par des crises de possession, l'autre evoluant 118 dans le monde des etres visibles, qui en partage les peches, la figure pleine de honte. Que non. Le dialogue n'a pas eu lieu. Plutot non. II s'est fait a distance dans un langage surreel, dans une langue incomprise des mortels. Bien sur, quelques grands pretres de la confrerie vaudou connaissent le sys-teme de symboles, de proverbes destines a trans-mettre une information. Ce n'est pas le cas de MaTtre Clo qui vient de recevoir les mots de la maitresse tels des signes discordants, noyes dans des images d'epouvante, sensuelles, intellectuelles, cependant a mille lieues du discours attendu qui permettrait de voir un peu plus clair dans son univers confus. Alors MaTtre Clo decide de declarer la guerre a la deesse de l'amour de la religion vaudou, a la deesse la plus respectee des vaudouisants puisqu'elle incarne, sinon la grace, du moins toutes les qualites de la vierge. Oui, la guerre a la deesse representee en chair et en os, en la personne de Mademoiselle Desmarais. Claudius n'ira pas par quatre chemins. 11 va utiliser les memes moyens que les Amazones de son pays quand elles decident de mettre hors d'etat de nuire un male temeraire, de I'avilir en le faisant passer pour le plus malpropre des malpropres. C'est une salope, dira-t-il aux fideles de I'Eglise qui ne demandent pas mieux qu'a pulveriser un ver qui les ronge de l'interieur et qui mine leur ferveur religieuse. C'est une delinquante, cette femme-la, confiera-t-il au cure Grand'Maison qui lui a donne l'absolution a Tissue d'une breve confession. Oui, cette femme dont le corps represente le plus bel objet artistique de la Metropole, qui descend en droite ligne des heros batisseurs du pays, cette beaute que les hommes n'osent approcher de peur 119 de la defigurer, cette femme inaccessible dans tout l'eclat de sa beautd, MaTtre Clo va la denigrer en la pointant du doigt. C'est bien eile, dira-t-il, tantöt sculpture implantee dans le flanc de la Caraibe, tantöt matiere volatile, tantöt esprit respecte, venere, tantöt manifestation convulsive de la conscience qui a fait avec lui l'amour sous l'ceil inquisiteur du Grand MaTtre, qui aurait do effacer ses maledictions par des baisers miraculeux. Alors, on rendra la sentence, sevfere, tranchante. Finie la demoiselle qui se plisse aux metamorphoses du temps. Elle se verra depouillee de sa vertu, pense MaTtre Clo. Les chemins du ciel lui seront interdits, de meme la rue Theoret oü eile se rend souvent aux Halles de la mode essayant les dernieres robes de bonne coupe des plus grands couturiers de la ville. L'avilis-sement de la femme blonde devient, pour MaTtre Clo, de plus en plus plausible dans un quartier oü eile fait la reine en decoupant l'univers selon ses caprices. L'avocat lance un premier cri dechirant. Sa bouche, ecumant de rage, lance un tas de mots sales, tel un crepitement de balles. L'index pointant en direction de la nef, il enumere les defauts de la femme blonde, depuis les premiers vagissements dans les bras d'un cretin jusqu'aux subtils precedes d'envoütement et de seduction. On entendait le cri dechirant de l'avocat ä des kilometres de distance. La voix de l'avocat, on dirait, se retrouve etouffee par les sons de l'orgue qui vibre pour amortir le criard tapage des enfants, heureux d'etre liberes de la messe. Leglise commence ä se vider, lentement, dans une discipline militaire. On fröle MaTtre Clo; on passe ä cöte de MaTtre Clo, front eleve, poitrine bombee. Quelque chose, pense l'avocat, sent ici le mystere. Un negre dans une foule de Blancs, cependant invisible, pense MaTtre Clo, parce qu'il ne represente rien, aucun signe qui temoigne d'une identite, d'une legitimite, d'une presence fabuleuse, parce que le monde blanc, pour lui, Pa toujours voulu ainsi, que s'efface le negre quand passent les veritables enfants de la Vierge, que piaffent sur un peuple de negres les bätisseurs de negriers, parce que le negre, c'est un point noir sur une bände de neige qu'il convient d'effacer afin de garder intacte la beaute du paysage. II aura beau crier que personne ne prete l'oreille ä ses lamentations, que personne ne daigne lui montrer la caravelle qui conduit ä la liberation des enfants de Cham. MaTtre Clo bondit vers la nef. Mademoiselle Desmarais se deplace rapidement. Plus l'avocat se rapproche d'elle, plus eile s'öloigne de son point d'attache. Plus l'avocat l'interpelle, plus elle demeure sourde aux cris plaintifs de l'epoux. La voilä qui sort de l'eglise. Alors s'engage une course effrenee : beau spectacle dans la vieille ville, un negre ä la poursuite d'une femme blonde. La foule aussi se met ä courir. Des voitures s'immobilisent. Enfin, un peu d'espoir : MaTtre Clo n'est qu'ä deux metres de Mademoiselle Desmarais. II va la prendre par les bras; il va lui baiser les mains en implorant ses graces, sa magnificence et sa generosite. II va lui dire qu'il l'aime en tombant ä genoux, la supplier de I'excuser pour tant d'effronteries, de jeremiades et de lächetes. Oui. II va prendre la resolution de ne plus la harceler, d'attendre le moment oü elle-meme decidera de le placer sous sa protection. Qu'ä cela ne tienne. La demarche de MaTtre Clo s'alourdit. On dirait un clown pris dans son propre 120 121 piěge. II aura beau secouer les jambes, se débar-rasser de sa vestě, de sa cravate, de ses souliers, une force continue de quadrupler la distance qui la séparé de la femme poursuivie. L'homme n'en peut plus. 11 est exactement midi quand, ä bout de souffle, il s'affaisse sur le trottoir, face au jardinet de Mademoiselle Desmarais. A six heures du soir, Adrienne avait les yeux fixes sur la porte ďentrée. Ca fait vingt-quatre heures qu'elle est aux aguets, vingt-quatre heures qu'elle est en proie aux émotions-chocs á chaque bruit de pas dans l'escalier qui ressemble á la demarche de MaTtre Clo. L'avocat disparu aprěs leur derniere conversation qui a tourné au vinaigre. Elle ne sait quoi faire devant les désagréments de la situation. Un coup de telephone á la police pourrait lacher contre son frěre une meute dagents de l'lmmigration. Bien sur, les amis de 1'usine, I'ingenieur Claude D'Allaire, le directeur Salomon Cohen pourraient, avec 1'équípe du jour, organiser une battue, pense Adrienne, dans la vieille ville sans attirer l'attention des autorités. Les HaTtiens, eux aussi, pourraient donner un coup de pouce, surtout ceux qui ont envers elle une dette de reconnaissance, ne serait-ce que pour l'argent donné réguliěrement aux organisations politiques. Seulement, elle préfěre manger sa rage, son désespoir, en attendant que son frěre decide de se montrer la face. Ce qui ajoute au déchirement dAdrienne, c'est qu'elle se sent, de plus en plus, dépassée par les événements. Peut-étre pour la premiere fois de sa 122 vie, elle s'en veut, terriblement. Moins pour la dégringolade de son frére jugé cinglé que pour sa propre santé mentale et physique. Elle vient de se regarder dans le miroir : traits fanés, délabrés, tirés, tendus, yeux pochés, rouges de sang. Sa position ä ľusine la tenaille également. Star des tra-vailleuses, ouvriére hors pair, elle jouit de l'estime de tout le personnel administratif. La voilä qui dégringole soudain de son piedestál. Déjä, une bonne dizaine d e journées de travail perdues ä cause du frére. Bien sur qu'elle peut encore miser sur la comprehension de ľingénieur Claude D'Allaire qui la ménage beaucoup, lui dont la franche amitié rappelle le charme des chanson-nettes berceuses de son enfance. Le patron, jusqu'ici, ne ľa pas décue, égal ä lui-méme, correct en amitié. Elle s'est merne demandé tout derniérement si le comportement de Claude ne cachait pas un pro-fond sentiment. Est-ce pourquoi elle s'en veut d'avoir trop attendu pour répondre ä son invitation d'aller prendre un pot dans un petit bistrot? II y a aussi Salomon, correct lui aussi, intégre lui aussi. MaTtre Clo, pense Adrienne, serait main-tenant le contremaTtre le plus respecté de ľusine si cela dépendait de Salomon. Si avenantes les maniéres du directeur, qu'il refuse de voir en MaTtre Clo un négre qui derange, malgré le flot de discours incohérents que ce dernier lui a assénés lors de leur derniére rencontre. Adrienne ne saurait nier ses élans vers le Juif, un type bien qui forme, d'aprés elle, avec Claude D'Allaire, le trait d'union de deux peuples aux valeurs religieuses différentes et qui défendent cependant le droit au respect de ľautre et ä ľacceptation de ľautre. Bref, Salomon, pense-t-elle, ne la laissera pas tomber, dut-il affron- 123