FJ0B732 Francouzská milostná poezie renesance a baroka Bibliographie voir les informations sur les pages web plus François Rigolot, Poésie et Renaissance, Paris, Seuil 2002 Yvonne Bellenger, Le sonnet à la Renaissance, Paris, Aux amateurs de livres 1988 Gilbert Gadoffre, Ronsard par lui-même, Paris, Seuil 1960 Josiane Rieux, Du Bellay: Antiquité et nouveaux mondes dans les recueils romains, Actes du colloque de Nice, Nice, Université de Nice Sopia-Antipolis 1995 André Gendre, Ronsard, poète de la conquête amoureuse, Neuchâtel, Faculté des Lettres 1970 André Gendre, Ronsard, colloque de Neuchâtel, Neuchâtel, Faculté des Lettres 1987 Julien Tiersot, Ronsard et la musique de son temps: oeuvres musicales de Certon, Goudimel, Jannequin, Muret, Maudit, etc., Leipzig, Breitkopf & Hartl 1903 Notation: épreuve écrite – analyse détaillée d’un poème avec commentaire Cadre général du cours 1. La place privilégiée de la poésie amoureuse dans la tradition lyrique européenne 2. Amour - tradition courtoise, dolce stil nuovo, pétrarquisme, néoplatonisme 3. Voix de la poésie : oralité et musique. 4. Poésie et arts plastiques 5. Poésie et rhétorique; poétrie et antipoétrie 6. Formes de la poésie amoureuse: dizain, ode, sonnet 7. Émergence du poète-auteur 8. École lyonnaise 9. Pléiade 10. Héritiers et négateurs de la Renaissance – poètes baroques Objectif du cours : donner une base notionnelle à la lecture des textes de la Renaissance (et du baroque) I. La place privilégiée de la poésie amoureuse dans la tradition lyrique européenne Il semblerait évident de considérer la poésie amoureuse comme une dominante naturelle de la poésie lyrique, voire de la poésie tout court. Or, il est nécessaire de se poser la question s’il en a toujours été ainsi. Autrement dit – et pour rester dans le vocabulaire de la Renaissance - il faut tenter de départager la nature et la coutume qui, selon Montaigne, est une seconde nature. Un rapide regard jeté sur la poésie grecque et latine de l’Antiquité nous montre que si la thématique amoureuse y a toujours existé, la place de la mélique grecque ou de l’élégie amoureuse romaine y était réduite par rapport à d’autres thèmes et genres de poésie, estimés comme les „grands genres“ : épopée, hymne homérique, dithyrambe et chant choral, poésie dramatique, poésie didactique, satirique. La poésie amoureuse y tenait une place congrue due, somme toute à une thématique mineure, intime. Quel contraste avec le 12^e et le 13^e siècles européens qui voient la thématique amoureuse occuper la place privilégiée aussi bien dans la poésie lyrique que dans le roman courtois où le face-à-face de la Dame et du Chevalier devient le noyau et la sensibilité lyrique ou de l’intrigue. Il ne s’agit pas seulement des préférences thématiques ou des effets de mode d’une époque donnée. La raison profonde réside dans le nouveau statut éthique et noétique que l’Amour et la Dame acquièrent dans le cadre de la culture et du code courtois et, au sens plus large, dans la sensibilité culturelle, imprégnée de l’idéalisme chrétien. La poésie courtoise a installé l’amour au sommet de la poésie, en haut de l’échelle des valeurs où il restera au cours des siècles ultérieurs jusqu’à l’époque moderne. Cette longue durée est due non seulement à la force et la qualité de l’impulsion initiale qu’est la poésie des troubadours, mais aussi aux implications structurelles: l’amour et la poésie amoureuse sont insérés dans un code culturel – celui de la courtoisie – et par là dans les sous-codes qui en font partie – comportemental, vestimentaire, social, langagier. La courtoisie déploie une échelle des valeurs qui serviront d’auxiliaire dans la sélection sociale entre nobles et non-nobles, entre bien-nés et roturiers, entre cultivés et ignorants. Une sélection qui est en même temps un mécanisme de reconnaissance sociale et culturelle. La poésie amoureuse est ainsi insérée dans un tissu de rapports multiples de valeurs. En plus d’être l’expression (codée) d’un sentiment, elle est aussi une connaissance (de soi et de l’autre), une voie d’ascension éthique vers l’amélioration de soi (purification par l’amour), une épreuve sentimentale, morale et poétique qui mène à la reconnaissance au sens large, y compris le statut social – la noblesse du coeur étant la condition de toutes autres implications. La thématique amoureuse se retrouve ainsi parmi les „moteurs“ de la vie poétique, de la recherche d’innovations, des nouvelles voies – et cela jusqu’à Charles Baudelaire ou Paul Verlaine. Notre propos ne sera pas de traiter l’émergence et les différents aspects de la courtoisie. Le but de notre cours exige de limiter l’intérêt à deux problèmes : celui de la spécificité ontologique et noétique de l’amour courtois et celui du fonctionnement sélectif de l’amour au sein du code culturel au sens large, lié à la thématique du coeur bien né. II. Amour - tradition courtoise, dolce stil nuovo, pétrarquisme, néoplatonisme Amour courtois : amour passion La culture courtoise et l’esprit courtois (cortezia) sont impensables sans la nouvelle conception de l’amour, toute différente de ce qu’avait connu l’antiquité grecque et romaine. Cette transformation de la sensibilité est due en grande partie à l’apport de la religion chrétienne qui remplace l’Éros du paganisme par l’Agapé chrétienne. Doctrine Application théorique Réalisation historique Paganisme Union mystique, essentielle et directe (amour divin heureux) Amour humain malheureux Hédonisme, passion rare et méprisée: „desinas ineptire“ de Catulle Christianisme Communion (pas d’union essentielle directe) Amour du prochain (mariage heureux) Conflits douloureux, passion exaltée À la différence du paganisme antique qui aspirait à une union immédiate et essentielle avec la divinité, le rapport entre le croyant et Dieu dans le christianisme n’est pas immédiat, mais passe par l’intermédiaire institutionnel du Corps mystique du Christ, c’est-à-dire par l’Église (l’ensemble des croyants - ekklesia). La recherche d’un rapport immédiat par les mystiques chrétiens se heurte à un obstacle, car elle refait, sous l’influence du néoplatonisme et de l’orphisme, le cheminement des mystiques païens. Ainsi, comme l’accès direct à Dieu reste dénié, l’élan mystique est détourné et se porte non plus sur la divinité, mais sur le désir de ce rapport: ce n’est plus le rapport lui-même qui est valorisé, mais le désir et l’amour de ce désir - la passion. Ce que l’antiquité considérait tout au plus comme une maladie („Miser Catulle, desinas ineptire“), une folie dangereuse dont il convient de se débarrasser au plus vite, devient une des valeurs essentielles de la culture européenne. C’est l’amabam amare de saint Augustin. Cette combinaison de l’agapé et de l’éros qu’est la passion acquerra son aspect sublimé dans l’érotique religieuse, dont les débuts se situent à l’époque de Radegonde et de Fortunat, et elle deviendra, à partir de la poésie et de l’épique courtoises celle de l’érotique européenne, placée sous le signe de Tristan et Iseult, celui d’un amour impossible, socialement interdit, contraire au mariage; c’est l’amour pour l’amour, tragique, sanctionné par la mort (union n’étant possible que dans un au-delà). La spécificité ontologique et noétique de ce modèle est patente. La Dame – est une émanation du principe divin, la connaissance de la Dame ouvre la voie vers voie de l’ascension morale, l’ennoblissement de l’âme. Cette conception de l’amour doit être située dans le contexte du développement du culte marial, du renouveau de la foi et de l’Église, y compris les tendances mystiques (Pistis Sophia). En effet, l'époque concernée est dominée par le thème de la Dame lequel n’apparaît pas seulement dans la poésie courtoise. Le culte de la Dame se projette dans le culte de la Vierge Marie, de Notre-Dame, Reine des Cieux, qui intercède auprès de son Fils. Lorsque, en 1140, à Lyon, les chanoines établissent la fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame, saint Bernard de Clairvaux proteste contre „cette fête nouvelle que l’usage de l’Église ignore, que la raison n’approuve pas, que la tradition n’autorise point ... et qui introduit la nouveauté, soeur de la superstition, fille de l’inconstance“. Et saint Thomas d’Aquin d’ajouter cent ans plus tard: „Si Marie eűt été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin d’être rachetée par Jésus-Christ.“ Un détail encore, pour illustrer l’ambiance de l’époque. Le jeu d’échecs, récemment importé par les croisés, subit au 12^e siècle une transformation caractéristique: la bataille de quatre armées, menées chacune par son roi et alliées à raison de deux par deux, devient la bataille de deux armées seulement, grâce à la transformation de deux de ces rois en dames, figures les plus précieuses, puisque dotées des pouvoirs bien supérieurs à ceux de toutes les autres figures. Modèle et contestation du modèle La conception de l’amour est liée à la notion du coeur noble, du coeur bien né et de l’idéal aristocratique. Celui-ci est l’un des enjeux d’une oeuvre particulière, du 13^e siècle – Le Roman de la Rose qui présente un double aspect. Alors que la première partie, oeuvre Guillaume de Lorris (1200? Orléans? – 1230?) qu’il a composée à 25 ans, vers 1230 (en 4.000 octosyllabes) est une affirmation de l’idéal aristocratique, la seconde partie, conçue vers 1275 par Jean Chopinel (Clopinel), alias Jean de Meung (1240 Meung - vers 1305) en 18.000 autre vers, conteste la conception du coeur bien né en la remplaçant par une vision „bourgeoise“ de la vertu acquise, fondée sur le mérite. Ainsi l’aventure de la passion de la première partie située dans un „ailleurs“ symbolique, où les personnages sont des incarnations allégoriques et où l’épisation du lyrique transforme les sentiments en récit (voyage, conquête, aventure: cf. la Carte de Tendre des salons précieux baroques), est suivie par l’aventure de la raison connaissante et qui raisonne p. ex. sur l’origine de l’État, sur l’inégalité des biens, sur la vraie nature de la noblesse, sur le rapport entre la nature et l’art, etc. Nous assistons à la transformation de l’allégorie et à son insertion dans une perspective „bourgeoise“: la vraie aventure est celle de la connaissance, d’où le didactisme accentué de l’allégorie. Il s’agit en fait d’une sorte d’encyclopédie, résumant en grande partie l’idéologie bourgeoise de l’époque, accordant une place importante à la raison, à la nature comme principe primordial déterminant les rapports humains (égalité sociale naturelle, inégalité ne se méritant que par l’action ou par l’instruction). On parle du „naturalisme médiéval“. En même temps, une interprétation scolastique (en thèse, antithèse, synthèse) de l’action et du récit se dessine: a) Amant refuse de se faire conduire par la raison; b) Amant s’adresse à Faux-Semblant pour conquérir la Rose (=la Joie); c) Amant se laisse persuader par la Nature, ce n’est qu’avec son aide qu’il accède à la Joie. Cf. Analyse du Roman de la Rose. Synthèse toscane La poésie courtoise a servi de modèle au développement des lettres en Europe – notamment en Espagne, Italie, Angleterre, Allemagne. En ce qui concerne les nouvelles impulsions du développement de la sensibilité lyrique, la place de l’Italie est particulièrement importante. Après les poètes siciliens, réunis à la cour de l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) – Giacomo da Lentini, Rinaldo d’Aquino, Giacomino Pugliese, Guido delle Colonne, etc. – la nouvelle poésie se répand dans le nord, en Toscane et en Émilie-Romagne, où elle s’implante dans un milieu social différent. La force économique et sociale des villes toscanes et émiliennes – Florence, Pise, Lucques, Sienne, Bologne – aboutit à l’intégration forcée, exigée par la loi (statuts des villes) de l’aristocratie campagnarde à l’intérieur des villes. Une redistribution des rapports économiques et sociaux – dans le sens de l’intégration des élites - mène à une redéfinition de la noblesse qui n’est plus fondée sur la naissance, mais qui reste le principe élitiste, sélectif. Dans le domaine de la poésie, cette nouvelle noblesse du coeur s’accompagne de l’intellectualisation, de la spiritualisation. Le processus commence déjà à la cour de Frédéric II, une cour centralisée, dominée par la personnalité forte de l’empereur. La joy d’amor des poètes occitans – dont la poésie se développe dans un milieu moins hiérarchisé et où la Dame reste, somme toute accessible - s’y heurte à des interdits qui favorisent l’intellectualisation des sentiments tout en transformant l’effort poétique en une force auto-stimulante et l’amour en un domaine de l’ailleurs. et de l’au-delà (Cf. Pierre Blanc, „Sonnet des origines, origine du sonnet : Giacomo da Lentini“, Le sonnet à la Renaissance; exemples : sonnets de Giacomo da Lentini „Or come poté si gran donna entrare“, „A l’aire claro ò vista ploggia dare“). Cette intellectualisation subit une rationalisation et une systémisation dues aux poètes-notaires de l’„école toscane“ (Guittone d’Arezzo), hommes cultivés, imprégnés des principes philosophiques de la scolastique. L’étape suivante sera il dolce stil nuovo représenté par Guido Guinizelli, Guido Cavalcanti, Lapo Gianni, Dante Alighieri – que l’élitisme aristocratique conduit à conjuguer le récit de l’aventure amoureuse avec la purification intérieure, et le récit de la vie individuelle avec l’introspection qui est une connaissance de soi, une aspiration, sinon une ascension vers une existence meilleure, purifiée. La grande nouveauté est l’intégration de la dimension existentielle, intellectuelle et poétique où la Dame est à la fois objet de la quête amoureuse et celle qui guide, montre la voie dans la mesure où elle n’est pas seulement un être humain en chair et os, mais aussi l’incarnation des principes supérieurs. Dans ce contexte, le sentiment amoureux s’affirme d’autant mieux en l’absence de la bien-aimée. La mort fonctionne comme un facteur de sublimation. La mort de Béatrice et la mort de Laure intensifient l’effort poétique, orientent l’errance amoureuse vers l’au-delà. Les cas de Dante (La Divine comédie) et de Pétrarque (Chansonnier, Triomphes) en sont la preuve. Exemples : Guido Guinizelli : „Al cor gentil rempaira sempre amore“; Dante Alighieri : Vita nuova, „Guido, i’vorrei che tu Lapo ed io“, „Tanto gentile e tanto onesta pare“, „Donna pietosa e di novella etate“, „Un dí si venne a me Malinconia“. À souligner: transformation du sentiment amoureux, par rapport au Roman de la Rose; élaboration des formes futures de la poésie amoureuse : notamment le sonnet; développement des thèmes-topoi – rencontre amoureuse, naissance de l’amour, hiérarchie des sentiments, amour-voyage, amour-quête, mélancolie. Le modèle stilnoviste couronné par l’oeuvre de Dante est repris par Francesco Petrarca. L’impulsion que représente son Canzoniere consiste sans doute dans le nouveau modèle de la quête amoureuse – une quête dynamique, instable où la progression et la régression alternent. Il Canzoniere se présente comme une sorte de journal intime qui suit les étapes de l’aventure amoureuse. Tout en gardant l’axe vertical de la quête amoureuse, souligné par Dante, Pétrarque développe l’axe horizontal, celui de l’errance à travers le monde („Benedetto sia ’l giorno, e’ l mese, e l’anno“, „Amor m’ posto come segno a strale“, „In qual parte del Ciel, i qual ydea“, Per mezz’ i boschi inhospiti e selvaggi“). La poésie de Pétrarque, mieux que les visions eschatologiques de Dante, correspondait à la sensibilité culturelle des cours aristocratiques qui se sont imposées en Italie durant le 14^e et le 15^e siècles (Florence, Milan, Naples, Ferrare), il a eu aussi un successeur et propagateur en la personne de Pietro Bembo (1470-1547). Le modèle italien a pénétré en France qui a imité, en même temps que le genre de sonnet (Clément Marot), l’inspiration pétrarquiste (Vasquin Philieul publie la traduction du Canzoniere de Pétrarque en 1555). La mode pétrarquiste a été de plus renforcée par les nouveaux courants de pensée liés à la découverte du monde grec et de la philosophie de Platon. La diffusion de la nouvelle pensée est liée aux contacts qui, au moment du danger turc, s’établissent entre l’Orient chrétien et l’occident. à la faveur de deux conciles – de Ferrare (1438) et de Florence (1439-42) où une délégation de 700 représentants de l’Église orthodoxe vient demander, moyennant l’union avec l’Église de Rome, l’aide contre les Turcs. La délégation comprend Jean VIII le Paléologue (1425-1448) et surtout le patriarche Bessarion (plus tard cardinal) qui lèguera son énorme bibliothèque à la ville de Venise. Après la prise de Constantinople par des Turcs, en 1453, l’Italie assiste à l’arrivée d’une forte vague d’érudits grecs qui apportent des manuscrits grecs et qui lancent l’étude du grec en Italie (Accademia Fiorentina, Accademia Pontiana). La connaissance du grec se répand en Europe, de même que celle de l’hébreu. En France, le Collège des lecteurs royaux (aujourd’hui Collège de France) est fondé par François I^er en 1530 pour qu’on y enseigne le latin, le grec et l’hébreu (Guillaume Budé, Petrus Ramus - Pierre de la Ramée, Lefèvre d’Étaples et d’autres érudits). Les professeurs de ce concurrent de la Sorbonne sont payés sur la cassette royale. D’autre part, le roi ouvre aux érudits sa bibliothèque royale, qu’il enrichit de précieux manuscrits. Une tentative importante a été réalisée par Marsilio Ficino qui cherche à intégrer la philosophie de Platon dans la théologie chrétienne, notamment dans la Theologia platonica de immortalitate animarum (1482). Les oeuvres de Platon sont traduites (par Marsilio Ficino) en latin, mieux accessible au public érudit plus large, ensuite en langues nationales (Antoine Héroët, L’Androgyne, publié en 1542 à Lyon par Étienne Dolet; traductions de Platon par Louis le Roy en 1551). En France, Jacques Lefèvre d’Étaples (qui a rencontré Ficino et Pico della Mirandola en Italie, en 1486) est un grand propagateur des conceptions platonisantes. Le néoplatonisme a eu deux conséquences sur la poésie, pertinentes dans le cadre du présent cours. Il a redéfini la position de l’amour dans le cadre de la poésie et des arts en général, il a aussi redéfini la position du poète et de l’inspiration poétique. Quant au premier point, il importe de souligner deux éléments : l’adaptation de la doctrine néoplatonicienne des hypostases à la théologie chrétienne et l’idée unitaire des arts, susceptibles de participer à l’harmonia mundi. (Voir l’illustration, Gadoffre, Ronsard, pp. 97, 28 et 76) La stratification des sphères célestes correspond à la disposition des neuf Muses et des arts, unis dans l’effort ascensionnel conduisant de la Terre au Ciel. La poésie répond à la musique, aux mathématiques, à l’astronomie. Les sciences et les arts se retrouvent réunis au sein de la notion commune d’ars, à la fois savoir théorique et savoir-faire. La poésie est donc aussi une science, mais aussi une voie morale, l’éthique et l’esthétique se touchent. L’amour, dans cette vision du monde, a une fonction d’harmonisation. En ce sens la conception néoplatonicienne touche la néopythagoricienne et s’oppose à la conception dionysiaque, bachique, elle aussi présente dans les débats sur la poésie, à l’époque de la Renaissance (cf. Louise Labé). La Dame apparaît, dans cette conception comme une hypostase du monde idéal, l’incarnation de la Beauté et du Bien absolus, ou bien, sous l’influence de la religion chrétienne, opposant l’âme à la chair, et sous celle de la mythologie gréco-romaine, comme l’inversion maligne de l’idéal. La conception de l’amour platonique se rattache au mythe platonicien de la chute des âmes, de la réincarnation et de l’anamnèse, complétés par le mythe de l’androgyne primitif. Le texte de référence étant le dialogue Phèdre (Phaidros) (voir le texte). Le (néo)platonisme n’est pas la seule doctrine qui affirme la présence du principe divin sur Terre. Les érudits de la Renaissance trouvaient un appui, également, chez les stoïciens, tel Sénèque, qui ont influencé la sensibilité de l’époque (voir Epistulae ad Lucilium, XLI). Notons que les tragédies de Sénèque, plus que celle des auteurs grecs, ont servi de modèle à la constitution du nouveau théâtre régulier et que la tragédie était considérée, avec l’épopée comme le sommet de la poésie. Le pétrarquisme et le (néo)platonisme apportent beaucoup plus qu’une nouvelle religion de la poésie et de la femme ou une nouvelle définition de l’élitisme poétique et intellectuel. La transformation de la poésie implique une conception différente de l’image poétique: dans la relation entre le monde tangible des sens et le monde idéal, l’image assume le rôle de médiateur de la connaissance. Cette dimension noétique de l’image poétique est le nouvel avatar de l’allégorie médiévale et le précurseur des correspondances baudelairiennes et du symbolisme (voir Maurice Scève, Délie). Ainsi conçue, la poésie n’échappe pas au mystère et à l’hermétisme, car ce type de connaissance (et d’images) a tendance à se refermer sur lui-même, en créant l’illusion d’un monde spirituel clos, autonome et autosuffisant. La nouvelle conception redonne à la poésie son caractère sacré. L’écriture redevient un sacerdoce. La poésie retrouve ainsi son statut d’activité prestigieuse que les poètes lyonnais et ceux de la Pléiade développeront pleinement. La deuxième conséquence du renouveau du (néo)platonisme à l’époque de la Renaissance est complémentaire du statut de la poésie : il s’agit du positionnement du poète et de l’idée qui sous-tend l’inspiration. En effet le poète est doué d’un caractère sacré et divin, il transpose la volonté divine. Cette conception de la création poétique traduit l’influence théorique du (néo)platonisme conjugué à l’institution culturelle qu’est devenue la cour: Car comme dit le grand Platon, ce sage, Quatre fureurs brulent nostre courage: Bacchus, Amour, les Muses, Apollon, Qui dans nos coeurs laissent un aiguillon Comme freslons, et d’une ardeur secrète Font soudain l’homme et Poëte et Prophète. (Ronsard, la Lyre) „Il y a autant de différence entre un poète et un versificateur qu’entre un bidet [= âne] et un généreux coursier de Naples, et pour mieux les accomparer, entre un vénérable prophète et un charlatan vendeur de triacles.“ (Ronsard, préface de la Franciade) „Je suis le trafiqueur des Muses Et de leurs biens, maistres du temps...“ (Ronsard, Ode à Bertrand Bergier) „Cérès n’a pas esté Deesse renommée Pour avoir de son bled nostre terre semée, Ny Pallas pour avoir monstré l’art de filer, Escarder les toisons, ou l’huile distiller: Les livres seulement, de mortelles Princesses, Et non pas leurs mestiers, les ont faites Deesses.“ (Ronsard, Ode à la Reine Régente) Le poète doit rechercher la gloire (cf. Pétrarque, I Trionfi) qui le met sur un pied d’égalité avec les poètes célèbres et qui l’immortalise et le fait triompher du temps. Il y arrive au prix d’un travail assidu, dur, en maîtrisant la technique poétique. Une dose d’humilité est cependant nécessaire: il faut savoir s’incliner devant les maîtres du passé gréco-romain et se mettre à leur école, il y a aussi le respect dû aux contemporains. Conclusion La poésie française de la Renaissance est d’une part héritière de la riche tradition de la poésie du moyen âge, d’autre part elle est fortement influencée par la culture italienne qui sert tant de modèle que de repoussoir et qui constitue une sorte de défi. L’esthétique de la Renaissance, loin d’être univoque et simple, comporte un certain nombre de contradictions inhérentes qu’une lecture attentive permet de saisir. III. Voix de la poésie: oralité et musique On sait que la langue se compose de sons et de bruits, qu’elle a sa mélodie, son rythme. On sait aussi que la poésie peur profiter de la composante musicale de la langue, qu’elle peut la mettre en valeur. La parole poétique a été, dès l’origine liée au chant – monodique, choral – elle était en fait chantée ou psalmodiée, accompagnée d’un instrument. L’étymologie et les significations du mot latin carmen est éloquente : „chant“, „poème“, „incantation“, „charme“ bénéfique ou maléfique. La poésie grecque, par exemple, liait les différents genres poétiques à certains types de gammes (dorique, aïolienne, ionienne, lydique, mixo-lydique) et de mélodies. Les chansons de geste étaient psalmodiée, la poésie des troubadours chantée. La composante musicale met en relief la présence de la voix. La conscience d’une voix différente, nécessitée par la poésie et par la prose, a été, à l’époque de la Renaissance, et longtemps après, exprimée par une typographie différente, en italique, des oeuvres poétiques imprimées. L’évolution de la poésie à l’époque de la Renaissance se trouve à la cheville du passage entre l’oralité et l’imprimerie. En examinant ce mouvement, il faut tenir compte de plusieurs aspects. Il s’agit, en premier lieu, du passage entre le lien personnel, individuel qu’avait l’auteur – poète, scribe, jongleur – au texte et une situation où ce lien physique (contact entre le corps, la plume, le parchemin – pièce unique) se résout en relation envers un objet fabriqué par une machine – la presse d’imprimerie. La présence physique s’estompe, également, lors de la réception du texte : le contact direct entre le jongleur récitant et le public est remplacé par le livre imprimé. Le second aspect dont il faut tenir compte est la complexité du rapport entre la musique et la poésie. Il serait erroné d’imaginer leur divorce comme un mouvement progressif, „linéaire“. Si Guillaume de Machaut est encore le représentant d’une poésie étroitement liée à la musique, son successeur et disciple Eustache Deschamps distingue dans son Art de dictier entre „musique artificielle“ (celle des instruments) et „musique naturelle“ (celle de la voix, non accompagnée). Les Grands Rhétoriqueurs chercheront à développer l’autonomie musicale du langage. Jean Molinet définit, dans son Art de rhétorique vulgaire (1493), la rhétorique comme „une espèce de musique appelée rithmique“ (c’est-à-dire rimée et rythmée). Cette tendance à l’autonomie musicale de la langue poétique est critiquée et abandonnée par les poètes lyonnais et par la Pléiade. L’influence du (néo)platonisme et, partiellement, celle du pythagorisme ont en effet actualisé l’idée de l’harmonia mundi : dans la conception métaphysique de la Renaissance la poésie se devait d’harmoniser les éléments de l’univers, rechercher les „célestes accords“ (Maurice Scève) qui caractérisent les proportions arithmétiques entre les parties du cosmos (un mot synonyme, en grec de l’harmonie, justement). Ce rôle de la poésie sera théorisé par Pontus de Tyard, notamment, dans le Solitaire second, ou Prose de la musique (1555). Un autre membre de la Pléiade – Jean Antoine de Baïf – fondera, avec Joachim Thibaut de Courville, l’Académie de poésie de musique, sous l’égide du roi Charles IX (1570). Joachim du Bellay exhorte les poètes dans La Défense et Illustration (1549) : Chante-moi ces odes, inconnues encore de la Muse Françoise, d’un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine; et qu’il n’y ait vers où n’apparaisse quelque vestige de rare et antique érudition. (II, 4) La poésie de la Renaissance a donc partie liée avec la musique. Si du Bellay insiste sur la continuité entre l’Antiquité et la nouvelle poésie de son temps (instruments emblématiques : lyre – luth), la création poétique englobera en plus dans cet héritage le renouveau de la foi et le retour aux sources de la chrétienté – l’Ancien et le Nouveau Testament. L’imitation de l’ode pindarique ou anacréontique sera accompagnée de l’intérêt renouvelé pour les psaumes et les cantiques. La collaboration entre les poètes et les musiciens. Le Psautier de David (Ancien Testament), traduit par Clément Marot (1539) et Théodore de Bèze (1562) attirera une quarantaine de musiciens dont le plus important est Claude Goudimel. En 1562, on imprime à Genève plus de 27.000 exemplaires du Psautier qui servira de source et de modèle à d’autres versions et remaniements, tant protestants que catholiques (Philippe Desportes). Clément Marot compose une quarantaine de chansons qui assureront sa gloire. Le succès des Amours et des Odes de Ronsard est dû, entre autres, à l’art des musiciens de génie – Pierre Certon, Claude Goudimel, Marc-Antoine de Muret, Clément Jannequin – qui ont composé des mélodies permettant de chanter les textes (Suppléments; 1552). Ils seront suivis plus de deux douzaines d’autres musiciens. Maurice Scève est lui-même musicien, Louise Labé excelle au luth. Un des facteurs qui a contribué à la régularisation de la versification, y compris l’alternance des rimes masculines et féminines, qui s’impose à cette période, a été l’influence de la mélodie. À Preuve Ronsard : À mon imitation, tu feras tes vers masculins et féminins tant qu’il te sera possible, pour être plus propres à la Musique et accord des instruments, en faveurs desquels il semble que la poésie soit née. (Art poétique) Le rêve humaniste, soutenu par le mythe d’Orphée (voir plus loin) se heurte toutefois au problème de l’incompatibilité de l’expression musicale et langagière. En effet, l’élocution musicale, avec ses paramètres mélodiques, rythmiques, harmoniques, contrapunctiques, exige une autre syntaxe, une autre organisation des phrases. Aussi la mise en musique équilibrée, tenant compte des deux composantes – musique et parole, n’est-elle pas aisée. À côté du chant, un autre procédé s’impose – selon la mode italienne – à savoir la déclamation chantée accompagnée du luth. La sensibilité musicale et l’attention à la voix sont le souci du poète. Dans la première préface de La Franciade (1572), Ronsard insiste sur la nécessité d’une déclamation juste : Je te supplierai seulement d’une chose, lecteur, de vouloir bien prononcer mes vers et accommoder ta voix à leur passion [...]. Et je te supplie encore derechef où tu verras cette marque ! vouloir un peu élever ta voix pour donner grâce à ce que tu liras. L’alliance de la poésie et de la musique semble indiscutable : La Poésie sans instruments, ou sans la grâce d’une seule ou plusieurs voix, n’est nullement agréable, non plus que les instruments, sans être animés de la mélodie d’une plaisante voix. (Ronsard, Abrégé de l’art poétique, 1565) Cependant, la musique – et la poésie, notamment l’idée d’une poésie élevée – peut présenter un danger, celui de créer l’illusion, d’éveiller les impressions ou les passions qui masquent la réalité et qui sont contraires à la vérité (voir plus loin la problématique de la „poètrie“, du pétrarquisme et de l’antipétrarquisme). En effet, la poésie peut être perçue comme un artifice, un leurre. Où chercher l’antidote à l’envoûtement de la poésie déclamée ou chantée? La Renaissance le cherchait dans le Vérité de la Parole – Verbum Dei (Lefèvre d’Étaples : „Verbum Dei sufficit“). Voilà une autre raison en faveur de la présence de la voix. Car la parole (verbum) est douée d’une force de persuasion et de vérité (virtus orationis) qui peut provoquer l’adhésion du coeur (pectus). La doctrine chrétienne rejoint, sur ce point, l’enseignement des Anciens (Aristote, Cicéron, Quintilien) qui voient dans cette union du verbum et du pectus le fondement de la rhétorique de l’enargeia (évidence aristotélicienne, voir plus loin). La poésie de Ronsard, de du Bellay et de bien d’autres présente souvent deux aspects opposés, mais complémentaires. À côté de l’effort poétique sublime – la grande poésie pétrarquiste, héroïque, il y a une volonté intentionnelle de s’y opposer en recourant à un style volontairement „prosaïque“, mais qui porte les marques du ton intime, de la sincérité, de l’intériorité. C’est le cas, par exemple, des Amours de Marie (1555-56) qui diffèrent des Amours de Cassandre et qui suivent le ton altiloque des Hymnes, Odes ou Discours. C’est aussi le cas des Regrets de du Bellay, composés après L’Olive et Les Antiquités de Rome : Un plus savant que moy (Paschal) ira songer Aveques l’Ascrean dessus la double cyme, Et pour estre de ceulx dont on fait plus d’estime, Dedans l’onde au cheval tout nud s’ira plonger. Quant à moy, je ne veulx pour un vers allonger, M’accoursir le cerveau, ny pour polir ma ryme, Me consumer l’esprit d’une songneuse lime, Frapper dessus ma table ou mes ongles ronger. Aussi veulx-je (Paschal) que ce que je compose Soit une prose en ryme, ou une ryme en prose, Et ne veulx pour cela le laurier meriter. Et peult estre que tel se pense bien habile, Qui trouvant de mes vers la ryme si facile, En vain travaillera, me voulant imiter. Cependant, comme on le voit, le sermo pedestris de du Bellay est toujours encore un art bien subtile. Il le constate lui-même en conclusion de son sonnet. En fin de compte, dans la relation entre la poésie et la musique, une tension persiste entre la voix et la musique. Une tension analogue peut être perçue, également, dans l’approche et les interprétations d’un des mythes „fondateurs“ de la poésie de la Renaissance (telle la chute des âmes, l’androgyne, Pygmalion) – celui d’Orphée, chanteur et poète, amant malheureux d’Eurydice qu’il tente en vain d’arracher à la mort et aux enfers. L’importance de la figure d’Orphée dépasse la poésie : il est l’exemple même de la parole créatrice qui traverse des siècles, résiste au temps. À preuve le Quart Livre de Rabelais (chapitre 55) où Pantagruel et ses compagnons abordent les régions polaires : dans les glaces de la banquise la tête et la lyre du poète restent conservées. Le passage est analogue à celui de „paroles gelées“ qui tombent sur le pont du navire, fondent et reviennent à la vie : Nous serions bien ébahis si c’étaient les tête et lyre de Orpheus. Car, après que les femmes Threisses eurent Orpheus mis en pièces, elles jetèrent sa tête et sa lyre dans le fleuve Hebrus. Icelles par ce fleuve descendirent en la mer Pontique jusques en l’île de Lesbos, toujours ensemble sur mer nageantes. Et de la tête continuellement sortait un chant lugubre, comme lamentant la mort de Orpheus; la lyre, à l’impulsion des vents mouvant les cordes, accordait harmonieusement avec le chant. Or, la figure d’Orphée, érigé, à la Renaissance, en type de poète et d’amoureux souffrant, est ambivalente. Les Métamorphoses d’Ovide (livres X, XI), un des ouvrages qui on servi de référence, permettent de l’interpréter sous deux aspects : celui du poète-musicien qui crée l’harmonie du monde (harmonia mundi, concordia mundi) – et en ce sens Orphée est repris par le modèle (néo)platonicien de la Renaissance; et celui de l’hybris, de l’excès amoureux qui conduit à la folie qui bouleverse l’ordre du monde. En effet, la descente aux enfers suspend la justice des dieux (Tantale, Ixion), nie l’irrévocabilité de la mort (Eurydice). Une fois privé d’Eurydice, Orphée est impliqué dans différentes anormalités: il se désintéresse des femmes, il semble être un des instigateurs de l’homosexualité et de la pédophilie, les récits qu’Ovide lui assigne sont ceux de l’excès érotique (Ganymède, Hyacinthe, Pygmalion, Myrrhe, Adonis). Enfin, il est mis à mort par les femmes thraces subjuguées par la folie bachique. Sa tête et sa lyre sont jetées dans le fleuve Ebre (Hebrus) qui les porte sur les rivages de l’île Lesbos, berceau de la poésie mélique (poésie lyrique monodique) et pays de Sappho, la poétesse. Ce visage double d’Orphée est thématisée diversement par les poètes de la Renaissance. Voyons en deux : Maurice Scève et Louise Labé. Quant au premier, l’identification semble naturelle: Chantant, Orphée, au doux son de sa lyre, Tira Pitié du Royaume impiteux, Et du tourment apaisa toute l’ire, Qui pour sa peine est en soi dépiteux. En mon travail, moi, misérable, honteux Sans obtenir tant soi petite grâce, N’ai pu tirer de sa bénigne face, Ni de ses yeux une larme épuiser, Qui sur mon feu eusse vive efficace, Ou de l’éteindre, ou bien de l’attiser (Dizain 316) Ainsi qu’Amour en la face au plus beau, Propice objet à nos yeux agréable, Haut colloqua le reluisant flambeau Qui nous éclaire à tout bien désirable, Afin qu’à tous son feu soit admirable, Sans à l’honneur faire aucun préjudice, Ainsi veut-il, par plus louable indice, Que mon Orphée, hautement anobli, Malgré la mort, tire son Eurydice Hors des Enfers de l’éternel oubli. (Dizain 445) Les deux dizains scéviens montrent clairement l’identification du poète avec le personnage mythique. Eurydice, la morte, est ici identifiée à la Dame insensible, déjà un être quasi infernal qui, „par sa bénigne face“, fait subir à son amant le supplice de l’indifférence. Mais ce supplice permet au poète d’effectuer un renversement : c’est lui qui vaincra par sa poésie, tirera son Eurydice de l’oubli grâce à son chant. La figure d’Orphée attire également Louise Labé. Son attitude pourrait sembler paradoxale. Femme, elle devrait s’identifier à Eurydice, mais en l’acceptant, elle se condamnerait au silence. Comment donc devenir poète et rester femme, comment devenir Orphée. Louise Labé aborde la question dans un long exposé (une centaine de pages) du Débat de Folie et d’Amour (1555) qui en six „Discours“ met en scène le procès intenté par Amour à Folie devant le tribunal olympien présidé par Jupiter. Le modèle antique de Lucien (Lukianos) a été repris par Érasme de Rotterdam dans l’Éloge de la Folie , publié à Lyon par Sébastien Gryphe (1511), et en version française chez Galiot du Pré (1520). Dans son Débat Louise Labé attire l’attention sur les deux aspects mentionnés de l’amour : amour (néo)platonicien qui travaille à l’harmonie du monde et amour-passion qui renverse tout sur son passage. Le personnage d’Amour se plaint des ravages de Folie qui le poursuit sans cesse, il veut que les dieux le séparent d’elle. En cela il est soutenu par Apollon, alors que Folie l’est par Mercure. Jupiter tranche en faveur de Folie, car elle est la source du nouveau, de la fantaisie, de l’inspiration. Sans Folie, l’homme de ne serait pas homme, la poésie n’existerait pas. Les deux conceptions du personnage d’Orphée sont impliquées dans le débat. Mais Louise Labé fait encore plus : elle indique, même si ce n’est qu’indirectement et non verbis expressis, son identification avec Orphée. Elle se sert du subterfuge grammatical – la terminaison –ée du mon du poète qui ressemble à une terminaison féminine : Mais qui fait tant de Poètes au monde en toutes langues? n’est-ce pas Amour lequel semble être le sujet duquel tous les poètes veulent parler [...]. Et ceux qui ont été excellents Poètes en ont rempli leurs livres [...] : Orphée, Musée, Homère, Linos, Alcée, Sappho [...]. La poétesse de Lesbos féminise l’énumération où le –e „féminin“ domine. Louise Labé mettra sa poésie sous le signe antiplatonique de la folie amoureuse, de la passion en se réclamant d’Orphée. Elle fera du luth son instrument emblématique : Lut, compagnon de ma calamité, de mes soupirs témoin irréprochable De mes ennuis controlleurs véritable Tu as souvent avec moy lamenté : (Sonnet XII)^ C’est l’exemple du pétraquisme antiplatonique – un curieux divorce. (Voir les photocopies du Débat et des Sonnets de Louise Labé;, illustration du joueur du luth in Gadoffre, Ronsard) Conclusion Il est évident que sous la doctrine commune aux poètes de la Renaissance qui proclame le rapprochement de la musique et de la parole, il est possible de découvrir des contradictions qui relèvent des qualités intrinsèques, différentes, des deux domaines d’activités et que les poètes soulignent ou exploitent en fonction de leur vision individuelle de la poésie. IV. Poésie et arts plastiques Sous le terme d’arts plastiques seront traités, ici, tous les arts qui ont trait à la vue – notamment la peinture, la sculpture et l’architecture. La relation de ces arts à la poésie revêt des aspects multiples, souvent contradictoires, comme dans le cas des aspects vocal et musical. La conception (néo)platonicienne vise, comme on l’a vu, la complémentarité de tous les arts dans l’effort noétique, éthique et esthétique d’élever l’homme et son âme afin de le ramener à l’idéal – le Beau et le Vrai qui émanent de Dieu. Elle a donc, sur la poésie, un effet intégrateur. S’y ajoutent plusieurs autres facteurs. L’un des plus importants est le rôle privilégié accordé à la vue dans la hiérarchie des cinq sens. En effet, la vue est jugée supérieure, plus proche de la vérité, elle est le sens noble par excellence. La parenté étymologique entre idée (idea), image (eidos) et les verbes voir (idein en grec, videre en latin) et savoir (oida en grec je sais est le parfait de idein) – et qui se ramènent aux altenances du radical indo-européen veid-void-vid - semble confirmer cette opinion. Le fait est soutenu, de plus par la tradition de la poésie amoureuse, dès la courtoisie: les yeux ont la fonction privilégiée, ils sont le miroir de l’âme, la beauté des yeux est la preuve de la présence divine, les yeux sont aussi l’arme par laquelle on s’empare de l’autre, c’est aussi la voie par laquelle l’amour pénètre à l’intérieur de l’homme avant de dominer le coeur. La vue est aussi la composante de la représentation – mimésis – qui est la notion centrale de l’art. Toutefois c’est là qu’une première faille semble se préciser et qui oppose Platon à Aristote. En parlant d’Homère, Platon distingue entre la narration directe des faits assumée par le poète (diégésis) et la situation où le poète „représente“ les paroles de l’autre en recourant au discours rapporté, désigné comme mimésis (Politeia, 393b). Cette conception „vocale“ est modifiée substantiellement par Aristote (Poétique, 1448a) qui distingue entre la narration des faits – diégésis - dans la poésie épique et la représentation des faits au théâtre – mimésis. L’un et l’autre cependant indiquent la complexité de la „représentation“ de la poésie qui embrasse aussi bien la voix que la vue. L’aspect visuel de la poésie sera par la suite mis en relief par les références théoriques dont se servira aussi bien l’Antiquité que, plus tard, la Renaissance. Selon le mot d’Horace (Art poétique ; Ad Pisones, Epistulae, II) – ut pictura poesis – la poésie devait imiter la peinture, ou du moins se rapprocher de la peinture en devenant l’art des images. Pline l’Ancien dont la Naturalis Historia était considérée par la Renaissance comme une source fondamentale du savoir, montre les progrès de la peinture qui – grâce à Zeuxis et a Apelles – est arrivée à imiter la nature avec une telle perfection qu’elle pouvait s’y substituer en trompant l’observateur (chapitres XXXV, XXXVI): des oiseaux tentent de picorer les raisins peints par Zeuxis, des chiens aboient devant les chevreuils d’Apelles. La Theologia platonica de immortalitate animarum de Marsilio Ficino reprendra les exemples de Pline l’Ancien. Ajoutons que la découverte, par les peintres italiens, de la perspective, le développement de la peinture ainsi que des traités théoriques – tels Il Trattato della Pittura de Leonardo da Vinci ou Della pittura de Leon Battista Alberti (1435) – confèrent à cet art un grand prestige. Toutefois la représentation de la réalité en tant qu’illusion parfaite éveille des soupçons. Ainsi la vue, si elle au centre de la mimésis, devient suspecte. Une contradiction s’installe au sein de l’esthétique de la Renaissance qu’elle se rattache au (néo)platonisme, qu’elle absorbe des influences stoïciennes ou qu’elle se rappelle la doctrine chrétienne. Pour représenter l’idéal, la représentation figurée est nécessaire, mais en même temps la représentation figurée peut conduire à l’illusion pure – aux phantasmata – images mentales illusoires. Marsilio Ficino, comme d’autres, ne manque pas de signaler le danger. Le mépris de Platon devant la nature mensongère, illusoire de l’art n’est pas loin et rejoint la méfiance léguée par le christianisme et que le „Verbum Dei sufficit“ de Lefèvre d’Étaples résume. L’exemple, celui de la puissance évocatrice, illusoire et trompeuse, de l’art, mais aussi de l’art victorieux de la réalité a une référence mythique – la figure de Pygmalion – sculpteur tombé amoureux de la beauté féminine qu’il a créée et qu’Aphrodite anime en donnant au sculpteur son épouse Galathée. Serait-ce un hasard qu’Ovide insère le mythe dans le cycle d’Orphée (Métamorphoses, X)? Le thème attirera les artistes et les poètes dès le 16^e siècle. Le christianisme a su trouver une issue pour justifier – noétiquement et éthiquement - la fiction poétique qui, pour rester dans la vérité, doit viser l’allégorie (alla agoreuein – dire autre chose), c’est-à-dire désigner, à travers l’image la réalité divine, un sens supérieur - altior sensus. C’est cette justification que les poétiques de la Renaissance incluront dans leur triple devise résumant la mission de l’art : delectare, movere, docere – ou plutôt delectare afin de movere et movere afin de docere. Le terrain de l’art se trouve ainsi entre l’évidence de la vue et le danger de la fiction trompeuse. La théorisation de l’évidence de la vue remonte à Aristote qui, dans sa Rhétorique (III, XI,3) se réfère à la puissance évocatrice d’Homère dont il loue la capacité de „créer la réalité“ – „enargeian poiein“. Plus tard, Cicéron (De partitione oratoria, VI, 20) et Quintilien (Institutio oratoria, VI,II,32) confonderont deux termes séparés à l’origine – enargeia et energia – autrement dit evidentia et actio. Cette conception renforce l’idée de la puissance et de l’efficacité de l’image que la Renaissance developpera en mettant à l’honneur des procédés rhétoriques de l’hypotyposis (tableau vivant), de l’ecphrasis (description imagée). L’image devient ainsi le point nodal de l’énonciation poétique qui doit viser un altior sensus – une réalité supérieure. L’image et la parole correspondent. Le texte évoque l’image, mais aussi l’image peut évoquer le texte. Sur ce point, il faut envisager, entre autres, l’influence des doctrines secrètes, officiellement rejetées (Orphica, Hermetica, Kabbale), mais dont l’attrait persiste. Il est d’ailleurs souvent impossible de distinguer nettement la limite qui sépare la symbolique licite, chrétienne, de l’illicite. Plusieurs formes d’expression synthétiques s’imposent dont la plus courante est sans doute l’emblème créé par Andrea Alciato (1492-1550, Emblemata, 1531, traduction française 1584). De manière accomplie, les emblèmes ont été intégrés dans la poésie par Maurice Scève. Sa Délie combine de plus les emblèmes avec la représentation des figures géométriques fondamentales : carré, rectangle, triangle, cercle, ellipse. Une autre forme de l’intégration de l’aspect visuel et linguistique sont les poèmes figurés (carmen figuratum; voir Giambattista Palatino in Yvonne Bellenger, Le sonnet à la Renaissance) ou les sonnets-rébus (Rigolot, Poésie et Renaissance). L’image et la construction spatiale de ces poèmes rapproche la poésie de l’architecture qui est un autre point d’appui de l’imaginaire de la Renaissance : Jean Robertet (Les Douze Dames de la Rhétorique, 1464) utilise la métaphore architecturale en façonnant ses poèmes en forme de portes et de fenêtres qui donnent accès aux faits mémorables des aïeux; Joachim du Bellay alterne ses sonnets décasyllabiques et dodécasyllabiques de manière à rendre, par leur disposition sur la page, l’image des colonnes – plus épaisses en bas, plus graciles en haut, afin d’imiter l’architecture dont il parle dans les Antiquités de Rome. Exemple : Gadoffre, Ronsard, p. 29 – grammaire, langue comme une construction – tour. Conclusion La vue - comme la musique et la voix – est un élément indispensable à la lecture de la poésie de la Renaissance. Sa présence est contradictoire – elle est aussi bien l’évidence, le principe même de la représentation véridique de la réalité et le moyen le plus sûr de l’efficacité (movere, docere) de l’expression poétique. Mais elle est aussi le danger de l’illusion, du mensonge. Ces deux aspects s’impriment dans l’attitude face à la „poétrie“ et à la rhétorique (voir plus loin). V. Poésie et rhétorique; poétrie et antipoétrie La Renaissance a reformulé ses principes poétiques sur la base de la rhétorique. L’exemple est donné par la littérature néolatine qui profite de la redécouverte du texte complet de l’ouvrage de Quintilien (Marcus Fabius Quintilianus) Institutio oratoria par Poggio Bracciolini à l’abbaye de Saint-Gall (1416). Cette impulsion a fortifié et corrigé les héritages fragmentaires que le Moyen Âge avait recueillis et développés et qui avaient servi de modèles aux réflexions linguistiques et littéraires : De vulgari eloquentia de Dante, Art de dictier d’Eustache Deschamps (1392), Art de rhétorique vulgaire de Jean Molinet (1493) Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique de Pierre Fabri (1521), L’Art poétique françois de Thomas Sébillet (1548), L’Art poétique d’Horace traduit en vers françois de Jacques Pelletier du Mans (1545) L’Art poétique du même (1555), La Défense et illustration de la langue Française, signée par Joachim du Bellay (1549), etc. Au modèle théorique de Quintilien s’ajoutait, comme le montre la traduction de Jacques Pelletier du Mans, celui d’Horace et d’Aristote. On distinguait „la rhétorique prosaïque“ de la „rhétorique métrifiée“. En pratique, toutefois, les principes de l’une contaminaient l’autre et la poésie, elle aussi devenait l’art de persuasion par l’élocution. L’influence de la rhétorique est multiple: elle détermine non seulement les „règles de l’art“ et les stratégies et la finalité de l’élocution poétique, mais aussi l’éthique et l’idée que la Renaissance se fait des qualités et du rôle du poète. La rhétorique est considérée comme une science comme le montre Antoine Vérard, un des premiers grands imprimeurs parisiens: Rhétorique est science exquise Enseignant à bien procéder En beaux termes, qui est requise Prudemment pour persuader Ou aussi pour dissuader, Qui pour bien parler est acquise Dont grand honneur peut succéder Quand notablement est permise. Rhétorique est une raison Qui enseigne à bien dire en droit Aux gens résolus bien à droit, Qui par la décoration Nécessaire est en maint endroit Pour noble collocution. (Antoine Vérard, Le Jardin de Plaisance et fleur de rhétorique, 1501) L’aspect éthique de la rhétorique n’est en aucun cas secondaire, comme le montre Vérard („gens résolus bien à droit“). En plus de la religion chrétienne, elle trouve sa justification dans le traité de Cicéron De Oratore où le bon orateur (vir bonus ac dicendi peritus) conjugue l’art de la parole au savoir et à la morale, chapeautés par l’instruction philosophique. La rhétorique ne peut se passer de l’étude de la sagesse. Dans sa Genealogia deorum gentilium (1365; 15 livres) Giovanni Boccaccio tente de rattacher la mythologie antique, païenne, à la théologie chrétienne en les présentant comme des récits contenant en germes les vérités universelles cachées, celles que le christianisme révélera pleinement. Selon Boccaccio, les mythes antiques ont donc une valeur prophétique et théologique. C’est cette idée qui sera reprise par les théoriciens et les poètes de la Renaissance : La Poésie n’était au premier âge qu’une Théologie allégorique pour faire entrer au cerveau des hommes grossiers, par fables plaisantes et colorées, les secrets qu’ils ne pouvaient comprendre quand, trop ouvertement, on découvrait la vérité. (Ronsard, Abrégé d’art poétique, 1565) Le poète est un théologien - poeta theologus, il est prophète – poeta vates. Comme tel, il doit satisfaire aux exigences morales, être disposé à la vertu: Le trait qui fuit de ma main, Sitôt par l’air ne chemine Comme la fureur divine Vole dans le coeur humain, Pourvu qu’il soit préparé, Pur de vice, et réparé De la vertu précieuse. Jamais les dieux qui sont bons Ne répandent leurs saints dons En une âme vicieuse. [...] Mais par-sur tout prenez bien garde, Gardez-vous bien de n’employer Mes présents dans un coeur qui garde Son péché sans le nettoyer. Ains, devant que de lui répandre, Purgez-le de votre douce eau, Afin que bien net puisse prendre Un beau don dans un beau vaisseau. Et lui, purgé, à l’heure à l’heure, Tout ravi d’esprit chantera Un vers en fureur qui fera Au coeur des hommes sa demeure (Ronsard, „Ode à Michel de L’Hospital“, Odes, V, 1552, épode de la strophe 13 et antistrophe 14) Il est aisé de repérer les mots clés : vertu - à la fois au sens chrétien et celui de la force mâle et énergie du vocabulaire romain et que la Renaissance a réintroduit dans son répertoire; purification, coeur, fureur poétique – inspiration. Au rôle éthique de la poésie et du poète s’ajoute parfois la dimension thérapeutique. En effet, la poésie – et la musique - sont appelées à guérir la mélancolie : [The Poetry is] a sovereing remedy against Despair and Melancholy, and will drive away the Devil himself. (Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, 1624; cité d’après Françaois Rigolot, Poésie et Renaissance) Toutefois la fureur divine du poeta theologus apporte d’autres vérités ou plutôt les vérités d’un autre ordre que les autres sciences ou domaines du savoir. La vérité poétique n’est pas celle du chroniqueur ou de l’historien comme le montre la lettre de Ronsard à Sainte-Marthe (voir Gadoffre, Ronsard). Car selon l’adage des Disticha Catonis (livre III) : „Nam miranda canunt, sed non credenda poetae“ ; ou, dans la traduction du poète Jean Bouchet (1476-1550): „Les poètes chantent chose d’admiration mais non pas à croire“. La poésie se doit avant tout d’inspirer enthousiasme, admiration, énergie morale qui oriente l’homme, à l’instar des mythes et des fables des Anciens. La théorie de la Renaissance complète la notion de rhétorique par celle de la poétrie (poetria, voir le terme anglais Poetry). Le point de départ de la réflexion se trouve dans le traité latin du moine augustin Jacques Legrand (1360/70 – 1422/25) Sophilogium – traité de la sagesse – qui a été traduit en français comme Archiloge Sophie (1407, 1^ère partie) et le Livre des bonnes moeurs (1410, 2^e et 3^e parties) : Poétrie ne apprend point à arguer, laquelle chose fait logique; poétrie aussi ne montre point la science de versifier, car telle science appartient en partie à grammaire et en partie à rhétorique. Et pout tant, à mon avis, la fin et intention de poétrie si est de feindre histoires ou autres choses selon le propos duquel on veut parler, et de fait son nom se démontre, car poétrie n’est autre chose à dire ne mais (=sinon) science qui apprend à feindre. Le mot „feindre“ renvoie, ici, à la fiction et à l’imagination. La poétrie désigne le savoir qui puise dans la somme des thèmes que la tradition littéraire, y compris la mythologie, a accumulés, mais aussi l’invention originale qui enrichit cette tradition: Les Poètes ne cherchent que le possible; puis, d’une petite scintille font naître un grand brasier et d’une petite casine font un magnifique Palais qu’ils enrichissent, dorent et embellissent. (Ronsard, „Préface posthume“ de la Franciade) Ici encore, on le voit, une contradiction surgit, comme dans le cas du rapport entre la poésie, la musique et les arts plastiques. Car comment concilier la mission théologique du poeta vates, tenu à énoncer les vérités suprêmes, et la fiction? Où est la limite entre la vérité poétique et le mensonge? On retrouve le dilemme éternel du rapport entre la littérature et la réalité. Pourtant, la dimension éthique de la poésie et de la rhétorique doit être prise en compte. Elle fournit une justification à l’existence de la poésie, elle apporte l’argument en faveur de la poésie qui figure dans maintes préfaces, comme par exemple dans „l’Épître dédicatoire“ de Louise Labé : Je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d’élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux, et s’employer à faire entendre au monde que, si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons-nous être dédaignées pour compagnes, tant aux affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir. [...] Et, outre la réputation que notre sexe recevra, nous aurons valu au public que les hommes mettront plus de peine et d’étude aux sciences vertueuses, de peur qu’ils n’aient honte de voir précéder celles desquelles ils ont prétendu être toujours supérieurs quasi en tout. Ronsard (ci-dessus) entame la longue discussion sur la vraisemblance („le possible“) qui veut concilier la fiction et la réalité au nom d’une vérité poétique, plus profonde, Le néoplatonisme vient, encore une fois, secourir les poètes : le langage poétique doit dépasser les apparences contingentes de la réalité pour accéder à un sens caché, d’un autre ordre (altior sensus). C’est pourquoi le poète est tenu aux études – studium, à l’effort et au travail, comme le montre du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française : Qu’on ne m’allègue point que les poètes naissent [...]. Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doit longuement demeurer dans sa chambre; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité doit, comme mort en soi-même, suer et trembler mainte fois [...]. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. (II, 4) En plus de l’éthique et de la thématique (poéterie), la rhétorique confère à la poésie les règles de la stratégie d’énonciation (inventio, dispositio, elocutio, actio) ainsi que sa finalité première – la persuasion: Mignonne, allons voir si la rose... Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avait déclose Sa robe de pourpre au soleil, A point perdu cette vesprée Les plis de sa robe pourprée, Et son teint au vôtre pareil. Las! voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place Las! las! ses beautés laissé choir! Ô vraiment marâtre Nature, Puisqu’une telle fleur ne dure Que du matin jusques au soir! Donc, si vous me croyez mignonne, Tandis que votre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse : Comme â cette fleur la vieillesse Fera ternir votre beauté. (Ronsard) Quand vous serez bien vieille… Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant, Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! » Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant, Bénissant votre nom de louange immortelle. Je serai sous la terre, et, fantôme sans os, Par les ombres myrteux je prendrai mon repos : Vous serez au foyer une vieille accroupie, Regrettant mon amour et votre fier dédain. Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain ; Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. (Ronsard) L’idée Si notre vie est moins qu’une journée En l’éternel, si l’an qui fait le tour Chasse nos jours sans espoir de retour, Si périssable est toute chose née, Que songes-tu, mon âme emprisonnée ? Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour, Si, pour voler en un plus clair séjour, Tu as au dos l’aile bien empennée ? Là est le bien que tout esprit désire, Là le repos où tout le monde aspire, Là est l’amour, là le plaisir encore. Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, Tu y pourras reconnaître l’Idée, De la beauté, qu’en ce monde j’adore. (du Bellay) Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché… Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché, Qui pour son ornement quelque trophée porte, Lever encore au ciel sa vieille tête morte, Dont le pied fermement n’est en terre fiché, Mais qui, dessus le champ plus qu’à demi penché, Montre ses bras tout nus et sa racine torte, Et, sans feuille, ombrageux, de son poids se supporte Sur un tronc nouailleux en cent lieux ébranché, Et, bien qu’au premier vent il doive sa ruine Et maint jeune à l’entour ait ferme la racine, Du dévot populaire être seul révéré : Qui tel chêne a pu voir, qu’il imagine encore Comme entre les cités qui plus florissent ore Ce vieil honneur poudreux est le plus honoré. (du Bellay) Comme le champ semé… Comme le champ semé en verdure foisonne, De verdure se hausse en tuyau verdissant, Du tuyau se hérisse en épi florissant, D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne ; Et comme en la saison le rustique moissonne Les ondoyants cheveux du sillon blondissant, Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissant Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne : Ainsi de peu à peu crût l’empire romain, Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main, Qui ne laissa de lui que ces marques antiques Que chacun va pillant, comme on voit le glaneur, Cheminant pas à pas, recueillir les reliques De ce qui va tombant après le moissonneur. (du Bellay) VI. Formes de la poésie amoureuse: dizain, ode, sonnet La nouvelle poésie s’exprime dans de nouveaux habits que sont les formes poétiques. Les poètes de la Renaissance, notamment ceux de la Pléiade, considèrent comme épiceries les formes poétiques des Grands Rhétoriqueurs et des poètes du Moyen Âge. Il fallait, selon la Défense et illustration de la langue française, imiter ou les Anciens ou les Italiens. En ce qui concerne la poésie amoureuse, les auteurs grecs et romains offraient une grande quantité de formes strophiques (strophe saphique, alcaïque, anacréontique, etc.) que les poètes de la Renaissance ont pourtant écartées. Ce fut sans doute pour deux raisons : 1^o ces types de strophes, par leur régularité contraignante, rappelaient les formes fixes médiévales; 2^o les modèles italiens par excellence – le sonnet et la canzona – constituaient des formes plus libres, plus ouvertes et qui correspondaient à la nouvelle sensibilité poétique. L’exigence de l’ouverture a restreint le choix de la Renaissance à deux genres de la poésie antique – l’élégie et l’ode, la première étant une forme stichique en rimes suivie, l’autre présentant une forme plus complexe, notamment dans l’agencement des strophes. L’ode est un poème isostrophique, chacune des trois strophes combinant les rimes embrassées et suivies : le plus important est toutefois l’ordre dialectique des strophes qui reflète l’ancien rite – la danse chorale, accompagnée de chant, autour de la statue ou de l’autel de la divinité : strophe (le choeur fait le premier tour de la statue), antistrophe (le choeur refait le tour en sens contraire), stasis ou epodos (le choeur s’arrête devant la statue ou l’autel). Le sonnet est un genre importé d’Italie. Cependant la différence entre le sonnet italien et le sonnet français traduit une évolution qui montre qu’il ne s’agit point d’une reprise ou imitation simple. Car il faut encore envisager l’influence de la tradition française (pourtant) niée. Les formes fixes, élaborées au cours des 14^e et 15^e siècles – notamment rondeau et ballade – sont construites sur une répétition ou reprise qui se traduit non seulement dans le système des rimes (le rondeau met en place deux rimes), dans le refrain ou l’envoi qui reprend les vers identiques, mais aussi dans la thématique qui – à cause du retour des rimes et vers – tourne autour du même sujet. Cette fermeture est contraire à la nouvelle sensibilité conçue comme une dynamique, un effort tendu vers l’ailleurs, le nouveau. Le besoin de l’ouverture se traduit d’une part par le souci de la variété des rimes (dans les tercets des sonnets, il y a trois rimes en six vers!) et par la tendance à l’ouverture de la strophe (dans les tercets, justement). Or, le sonnet français apparaît néanmoins comme un compromis de l’ancien système et de la nouvelle sensibilité. Le signe est sans doute la différence majeure qui sépare le sonnet italien du français. Il s’agit moins de l’agencement des rimes dans les tercets que de la cheville qui sépare les quatrains des tercets. Voyons le sonnet italien : ABBA ABBA/ CDE CDE ou CDC EDE, ou bien même CDC DCD (sur deux rimes) – avec une cheville en croisure. Le sonnet français est reconnaissable à l’attaque des tercets par les rimes suivies : ABBA ABBA CCD EED (Marot), CCD EDE (Pelletier du Mans). Les rimes suivies, dans la tradition française, servaient à marquer les frontières entre les formes „simples“ qui entraient en composition pour donner une strophe complexe (dizain, douzain quatorzain des Grands Rhétoriqueurs) : ABABB CCDCD (dizain de Maurice Scève), AABAAABB CCDCCDD (quatorzain de Marguerite de Navarre). Dans le sonnet, la frontière sépare les quatrains qui par leur fermeture et le schéma des rimes répétitif représentent donc, à leur façon, l’ancien système, et l’ouverture des tercets. Ce contraste se reflète souvent aussi dans la thématique (dispositio). Le dizain, utilisé surtout par Maurice Scève, est une sorte de compromis entre le rondeau – genre ancien basé sur la répétition – et le sonnet italien ouvert : le dizain est un genre fermé, mais non répétitif. L’analyse des poèmes de Scève montre un usage subtile de la forme strophique opposée à l’agencement thématique varié et qui instaure une tension dialectique. La Pléiade n’a pas oublié de théoriser la différentiation stylistique des types de vers: - vers sublime: le décasyllabe (4//6) devait convenir au style altiloque, au ton sublime, aux sujets héroïques et graves; autour de 1550, et pour la Franciade de Ronsard même plus tard, il est considéré comme le vers poétique par excellence, alors que l’alexandrin est jugé „prosaïque“. Encore en 1565 Ronsard met en garde contre ceux qui recourent à l’alexandrin et riment donc „de la prose en vers“ (Ronsard, Abrégé de l’art poétique). Joachim du Bellay, au contraire décide recourt à l’alexandrin pour « prosaïser » ses Regrets. Toutefois, le décasyllabe est de plus en plus remplacé, dans la fonction du vers sublime, par l’alexandrin (12 syllabes masculin, 13 syllabes féminin, selon la définition de Ronsard; coupe à l’hémistiche); - vers commun: peu à peu, la place est réservée au décasyllabe, notamment pour les sujets amoureux; - autres: l’octosyllabe et autres vers lyriques sont destinés souvent à la mise en musique et correspondent donc à la „mélique“ grecque. La conception de la poésie de la Pléiade et le modèle qu’elle propose reflètent non seulement l’évolution de la sensibilité esthétique, mais aussi celle de la langue française qui, au 16^e siècle, justement, traverse une phase évolutive décisive: - constitution du système des trois articles; usage obligatoire du pronom personnel devant le verbe; - importance croissante des prépositions (fin du système de déclinaison cas sujet/cas objet); - syntaxe rigoureuse (N-V-C.d’ob.); - adoption de nombreux latinismes, grécismes, italianismes qui d’une part enrichissent le vocabulaire, mais aussi allongent la longueur moyenne du mot. C’est sur ce fond de l’évolution linguistique qu’il convient d’observer le remplacement du décasyllabe par l’alexandrin, comme vers universel de la poésie française (aujourd’hui 50% de tous les vers; 25% reviennent à l’octosyllabe). Si la langue „se rallonge“, le vers, pour pouvoir dire le même contenu, „se rallonge“ aussi. D’autre part, il ne faut pas oublier non plus qu’à ce moment même, la poésie française est fascinée par l’exemple de la rhétorique latine (voir ci-dessus) et par l’art de la syntaxe latine (symétries, balancement rythmique, équilibre du débit rythmique des „colons“). L’alexandrin est un vers symétrique par excellence aussi bien pour le compte des syllabes, mais aussi par le fait qu’il se prête à une syntaxe de la phrase à la fois complète et équilibrée: 3/3//2/4; 2/4//3/3, etc. dans une situation où le mot moyen est de 2,6 syllabes et où une phrase courante comporte 4 composantes: sujet, verbe, deux compléments; ou sujet, verbe, complément épithète (4 temps forts, 4 accents). C’est donc à l’époque de la Pléiade et en grande partie grâce à son concours que se profile le caractère de la versification française moderne avec ses règles de versification, mais aussi son interaction entre la syntaxe de la phrase, le rythme et la rime. VII. Émergence du poète-auteur Entre barde, jongleur, rimailleur, clerc, copiste d’une part et d’autre part poète et auteur il y a une évolution complexe du statut de créateur d’une oeuvre d’art. Il s’agit moins de la subjectivité dont l’émergence est patente déjà au Moyen Âge (Christine de Pisan, Charles d’Orléans, François Villon) que des nouveaux rapports que l’imprimerie et l’émergence d’un nouveau public, celui des lecteurs imposent à la vie littéraire. Le terme d’auteur est lié à celui d’autorité, qualité que l’on mérite par son étude (clergie, studium) et par son art. Mais la revendication de l’autorité, c’est-à-dire du droit de diposition, que l’on entend exercer prend des formes différentes et ne ce n’est que progressivement qu’elle aboutit au droit exclusif de propriété intellectuelle et à l’institution du privilège d’imprimerie. En effet, tant que le poète reste lié à la vie de cour et dépend des mécènes princiers et royaux, la propriété littéraire est une notion vague et qui ne s’impose qu’à mesure des intérêts et avantages économiques que procure l’imprimerie. C’est aussi l’imprimerie qui commence à assurer la notoriété publique – la gloire. L’émergence de cette nouvelle conscience d’auteur est perceptible dans la différence qui sépare le grand rhétoriqueur Jehan Marot, poète favori de Louis XII, de son fils Clément Marot. Si le père se range encore, modestement, au nombre de rimeurs („Clerc ne suis, mais seulement ai l’art/ De rimoyer“; poème Voyage de Venise), Clément Marot, lui témoigne de la transformation du statut. Il suffit de comparer deux extraits : En m’ébattant je fais rondeaux en rime Et en rimant bien souvent je m’enrime. Bref, c’est pitié d’entre nous, Rimailleurs, Car vous trouvez assez de rime ailleurs. Et, quand vous plaît, mieux que mois rimassez Des biens avez et de la rime assez. Quant au surnom, aussi vrai qu’Évangile, Il tire à cil du Poète Virgile, Jadis chéri de Mécènas à Rome » Maro s’appelle et Marot je me nomme, Marot je suis et Maro ne suis pas, Il n’en fut onc depuis le sien trépas. (Clément Marot, „Enfer“) Si dans le premier badinage marotique, destiné à l’amusement de François I^er, le poète se réclame encore, tout en l’ironisant, de l’héritage de la Grand’ Rhétorique (voir les rimes équivoquées), le second extrait est une affirmation de l’originalité patronée par le grand poète romain. Bien qu’affirmée sur le ton plaisant, l’association de Maro (Publius Vergilius Maro) et de Marot est bien la manifestation d’une nouvelle conscience qui met l’accent à la fois sur la singularité du créateur et sur son appartenance à la société de poètes reconnus, à une lignée de la grandeur. Clément Marot a exprimé cette nouvelle situation du poète de plusieurs manières. On le voit, par exemple, dans l’édition, entreprise par Marot, des oeuvres complètes de François Villon (1533). Non seulement il tente de donner à l’ensemble des poèmes de son prédécesseur admiré une cohérence, il cherche à restituer le texte original, correct, celui qu’il faut respecter, il tente de donner une logique à l’ensemble des textes. Dans sa préface, il constate que les endroits obscurs de la poésie de Villon, imputables au milieu et à l’époque, nécessiteraient une explication afin que la compréhension en soit meilleure. Et en même temps il en conclut que tout poète, pour être compris de tout temps, doit viser – à la différence de Villon – à dépasser son époque, à viser l’universel : „Pour cette cause, qui voudra faire une oeuvre de longue durée, ne prenne son sujet sur telles choses basses et particulières“ À l’époque de la Renaissance, les auteurs soignent la publication de leurs oeuvres qu’ils font précéder de préfaces, postfaces ou de commentaires. En effet, la face publique est désormais importante, on est auteur livré à une masse de lecteurs. La lecture des préfaces, incipits ou avertissements au lecteur est éclairante. Voyons encore Marot: Je ne sais (mes très chères Frères) qui m’a plus incité à mettre ces miennes petites jeunesses en lumière, ou vos continuelles prières ou le déplaisir que j’ai eu d’en ouïr crier et publier par les rues une grande partie toute incorrecte, mal imprimée et plus au profit du libraire qu’à l’honneur de l’auteur. (Marot, Préface de l’Adolescence clémentine) Le tort que vous m’avez fait, vous autres qui par ci-devant avez imprimé mes Oeuvres, est ci grand et si outrageux qu’il a touché mon honneur et mis en danger ma personne; car par avare convoitise de vendre plus cher et plus tôt ce qui se vendait assez, avez ajouté à icelles miennes oeuvres plusieurs autres qui ne me sont rien. (Marot, Préface des Oeuvres complètes) Notons, bien sûr, le problème des intérêts économiques, mais aussi, et surtout, la question de l’intégrité créatrice : quand on est auteur, on tient à une image de soi, à son honneur. Le poète de la Renaissance se dégage de sa position subalterne de serviteur. Marot proteste contre son emprisonnement, il proteste contre la saisie de ses papiers et de ses livres, il réclame la liberté de création : Ô juge sacrilège, Qui t’a donné ni loi ni privilège D’aller toucher et faire tes massacres Au cabinet des saintes Muses sacres? Bien il est vrai que livres de défense On y trouva; mais cela n’est offense À un Poète à qui on doit lâcher La bride longue et rien ne lui cacher, Soit d’Art magic, nigromance ou caballe. Et n’est doctrine écrite ni verbale, Qu’un vrai Poète au chef ne dût avoir, Pour faire bien d’écrire son devoir. (Marot, Épître au Roi, du temps de son exil à Ferrare) Les préfaces de du Bellay ou de Ronsard aussi bien que la présentation graphique des éditions sont éloquentes. Le soin que les poètes y prêtent est significatif. (Voir les photocopies) Pourtant, il serait erroné de ne voir que le côté individualiste. Les poètes ne peuvent pas exister isolément, il leur faut un soutien, ils tendent à grouper autour d’eux une compagnie, une confrérie, une sorte d’école. C’est cette confrérie (sodalitas) que François Villon réclame dans le Lais et le Testament et que Clément Marot mentionne dans l’Adolescence clémentine (voir ci-dessus). Un autre exemple d’un tel regroupement est sans aucun doute la brigata des étudiants du Collège Coqueret autour de Jean Dorat qui deviendra la Pléiade (Voir Pierre Gadoffre : extrait du poème de Ronsard sur la sortie de la compagnie à Arcueil; voir aussi l’histoire de la représentation de Cléopâtre captive de Jodelle au collège Boncourt). C’est une sodalitas que Joachim du Bellay reconstitue au moyen des „envois-adresses“ des sonnets dans ses Regrets. Au delà de la confrérie des compagnons, il y a bien sûr la société des grands poètes à laquelle on aspire pour acquérir la gloire, s’assurer l’immortalité. Marot a son Vergilius Maro (voir ci-dessus), Ronsard évoquera Horace et d’autres poètes de l’Antiquité grecque et romaine pour marquer la rupture d’avec la poésie française de la période précédente et pour imposer sa singularité, appuyée sur des „étrangers“: L’imitation des nôtres [poètes] m’est tant odieuse [...] que pour cette raison je me suis éloigné d’eux, prenant style à part, sens à part, oeuvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur. [...] Donc désirant m’approprier quelque louange, [...] et ne voyant en nos Poètes François chose qui fût suffisante d’imiter, j’allai voir les étrangers, et me rendis familier d’Horace, contrefaisant sa naïve douceur [...]. Et osai le premier des nôtres enrichir ma langue. [...] Je puis bien dire (et certes sans vanterie) ce que lui-même modestement témoigne de lui : Libera per vacuum posui vestigia princeps,/ Non aliena meo pressi pede. (Ronsard, Préface des Odes, 1550) Pour ses autres oeuvres le poète français négociera l’appui (préfaces, vers liminaires en grec) de Marc-Antoine Muret, de Jean Dorat (Amours, 1553), de Rémy Belleau (Continuation des Amours; 1555). On peut constater la même chose en abordant la lecture de la Défense et illustration de la langue française, signée par du Bellay. Il ne s’agit pas seulement d’accentuer la supériorité du poeta vates (voir le frontispice de l’édition originale des Amours de Ronsard, 1552). mais souvent aussi de chercher les sympathies du public (captatio benevolentiae). L’oeuvre singulière veut ainsi s’inscrire dans une relation d’amitié qui tend, en réalité, à créer une sodalitas publique. Ainsi, Louise Labé fait précéder ses Oeuvres par une lettre dédicatoire à Mademoiselle Clémence de Bourges, Lyonnaise : A. M. C. D. B. L. Étant le temps venu, Mademoiselle, que les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et disciplines, il me semble que celles qui [en] ont la commodité doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, à icelles apprendre et montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisaient en nous privant du bien et de l’honneur qui nous en pouvait venir. La nouvelle individualité d’auteur doit donc être comprise dans un réseau de relations que le poète tisse pour se présenter au public. D’autre part, l’individualisme de la Renaissance est „corrigé“, sinon contrarié par l’évangélisme de la première moitié du siècle qui exige que le moi individualiste s’efface devant la présence de la parole divine, exigence qui tend à vider le moi de son soutenu, ne laissant qu’une personne purement grammaticale et instrument de la voix divine, supérieure. Le poète ne s’affirmerait pleinement, justement qu’en devenant le lieu de passage, témoin de Dieu : Ô l’heureux don, qui fait l’homme Dieu être, Et posséder son tant désirable Être. Hélas! jamais nul ne peut entendre Si par ce don n’a plu à Dieu le prendre. Et grand’raison a celui d’en douter, Si Dieu au coeur ne lui a fait goûter. (Marguerite de Navarre, Marguerites de la Marguerite des princesses, 1547) Là encore, la foi chrétienne rejoint les conceptions néoplatoniciennes, tout en maintenant une tension entre la conscience individualiste et l’humilité du moi. VIII. École lyonnaise L’école lyonnaise ne fut pas un groupe compact au sens de mouvement ou d’école poétiques, il fut non plus le groupe combatif comme la Brigade devenue la Pléiade qui voulut se démarquer de la poésie de la génération précédente, dépositaire de la tradition française regroupée autour de Clément Marot et Saint-Gelais. Ce fut un sodalitium lugdunense – un groupement libre de poètes, réunis par l’esprit commun émanant de l’ambiance culturelle de la ville au confluent du Rhône et de la Saône. À la différence de la Pléiade qui accentuera sa différence, les poètes lyonnais témoignent d’un esprit intégrateur. Certains d’entre eux, comme Pontus de Tyard se feront même adopter par la Pléiade, Olivier de Magny sera l’ami de du Bellay et de Ronsard, Guillaume Aubert publiera les poésies de du Bellay. Les représentants les plus connus du sodalitium lugdunense sont sans aucun doute Maurice Scève, Louise Labé, Pernette du Guillet, Antoine Héroët, Antoine des Autels, mais aussi Claude de Taillemont, Étienne Dolet (imprimeur et poète), Barthélemy Aneau, ami de Marot, Eustorg de Beaulieu, Nicolas Bourbon de Vandoeuvre, Jean de Vauzelles, Georges de Vauzelles et Mathieu de Vauzelles, beau-frère de Maurice Scève. L’esprit intégrateur de l’ambiance culturelle lyonnaise est la conséquence de plusieurs causes convergentes qui montrent l’importance que peut assumer, dans la dynamique d’une culture forte, la périphérie. La différence entre le centre et la périphérie est un facteur important de la structuration culturelle. Alors que le centre apparaît le plus souvent comme un lieu de concentration, de création, de légitimation des valeurs, un lieu d’identité stable et de continuité, caractérisé par une axiologie saturée, foretement hiérarchisée, la périphérie se manifeste plutôt comme un lieu de réception, de retard culturel, d’instabilité et de discontinuité, car dans certains cas la périphérie qui se trouve à limite de deux centres culturels, peut basculer dans une orbite culturelles différente, voire changer de centre identitaire. Elle constitue un espace de faible saturation axiologique où la structuration axiologique est moins hiérarchisée, moins contraignante et tend à procéder par juxtaposition. À certaines périodes et sous certaines conditions, la périphérie peut faire jouer ses avantages, ceux qu’offre le lieu d’ouverture et d’échanges. Il faut cependant qu’il s’agisse d’une périphérie forte qui sache absorber et transformer les influences sans se laisser subjuguer. Ce fut le cas de Lyon à la première moitié du 16^e siècle. Ville excentrée, mais dotée de privilèges royaux qui avaient assuré son essor au détriment de Genève comme centre bancaire et commercial, elle devient la porte d’Italie par laquelle affluent les capitaux florentins liés à la famille des Médicis. À Lyon s’établit une influente communauté italienne profitant de la situation de la ville : au carrefour des voies menant aussi bien vers le bassin de la Loire, où à ce moment siégeaient, de préférence, les rois de France, que vers Paris et l’Allemagne et les Pays-Bas, héritiers de la splendeur du duché de Bourgogne de Charles le Téméraire, où le port d’Anvers est devenu la nouvelle capitale économique du monde occidental. Les conditions géographiques, économiques et politiques avaient donné aux notables lyonnais une autonomie relative par rapport au pouvoir central (roi, Parlement de Paris, Sorbonne) et ont accentué son ouverture qui se manifeste par le cosmopolitisme et le pouvoir intégrateur des élites, leur éclectisme intelligent. S’y ajoutent une structuration sociale moins contraignante, favorable tant à la mise en valeur des femmes comme Louise Labé ou Pernette du Guillet qu’à la promiscuité culturelle de la bourgeoise et de la noblesse. La notion d’Art – savoir faire – s’appliquait aussi bien à l’artisan qu’à l’artiste. Louise Labé pouvait s’enorgueillir d’être la belle cordière, c’est-à-dire la femme de son mari cordier et chanvrier Ennemond Perrin. Les cordes de son luth qui figurent dans ses poésies sont autant d’expressions de l’altior sensus, de la matière artisanale transfigurée en art supérieur. Ce sont les salons qui réunissaient le monde des lettres, notamment celui de Madame de Perron (fille d’épiciers italiens et épouse d’Antoine de Gondi) et de Louise Labé: la musique et la poésie, mais aussi la philosophie y sont à l’honneur. Le salon de Louise Labé est fréquenté par Maurice Scève, Jacques Peletier du Mans, Mellin de Saint-Gelais, Pontus de Tyard, Antoine Fumée, Olivier de Magny, Jean de Vauzelles, par les Italiens Luigi Alamanni et Gabriele Simeoni. Comme Cologne, Bâle, Anvers ou Venise, Lyon est un grand centre d’imprimerie avec quelques 400 ateliers. Certains noms appartiennent à la gloire de l’imprimerie : Sébastien Gryphe (Sebastianus Gryphius) ou les deux « Imprimeurs du Roi » Jean I^er de Tournes (1504-1564; élève des frères Treschel et de Gryphe) et son fils Jean II^e de Tournes (1539-1615), Étienne Dolet. Jean I^er de Tournes publie certains ouvrages de marque : les Emblèmes d’Alciato, les travaux de Jacques Pelletier du Mans – L’Amour des Amours, L’Art poétique, Dialogue de l’orthographe, de Pontus de Tyard – Erreurs amoureuse, Solitaire second, de Pernette du Guillet – Rymes, de Marguerite de Navarre – Marguerites de la Marguerite des princesses, d’Antoine Héroët – La Parfaicte Amye, de Louise Labé – Evvres de Lovise Labé Lionnoize. C’est aussi Jean I^er de Tournes qui diffuse, dans les milieux lyonnais, la connaissance de Pétrarque par la publication des Rime sparse et Trionfi. En 1545 il publie Il Petrarca, une biographie et anthologie qui s’ouvrent sur une épître en italien, dédiée à Maurice Scève, où est retracée la découverte, par celui-ci, de la prétendue tombe de Laure dans la chapelle de Sainte-Croix du couvent Saint-François à Avignon. Cette publication a affirmé la position de Lyon comme haut lieu de pétrarquisme (et de culture). La découverte de Scève fut saluée par le roi François I^er dont le huitain fut inséré dans la réédition augmentée du livre, en 1547, sous le titre Vita di M. F. Petrarca : Questo è quell’Epitafio, ch’il Gran Re Francesco I fece di Madonna Laura En petit lieu compris vous pouvez voir Ce qui comprend beaucoup sa renommée. Plume, labeur, la langue et le devoir Furent vaincus par l’Aimant et l’Aimée. Ô gentill’Âme, étant tant estimée, Qui te pourra louer qu’en se taisant? Car la parole est toujours réprimée Quant le sujet surmonte le disant. La 3^e édition paraît en 1550. Pétrarque ajoute à la renommée de Maurice Scève, auteur du premier canzoniere français. Lieu prestigieux, Lyon est devenu objet d’une mythologisation. On rappelle sa position historique de capitale des Gaules, sous l’Empire Romain. Jean Lemaire de Belges renouvelle et rehausse son prestige dans son Illustration de Gaule et singularités de Troie (1512-13) : Lugdus XIII, roi de Gaule, lequel fonda la noble cité nommée Lugdunum. qu’on dit en langage françois Lyon sur le Rhône, cité très noble et très antique, aujourd’hui le second oeil de France, et de tous temps élevée en grand’prérogative, laquelle donna jadis le nom à toute la province lyonnaise. Dans son idée de la translatio imperii et translatio studii il rapproche Lyon d’Ilion, un autre nom de Troie. Lyon devient la continuation, plus prestigieuse que l’ancienne, de la cité grecque détruite : Là est le chef de la Gaule celtique, Refleurissant comme un autre Ilion Et surcroissant en sa valeur antique. (Jean Lemaise de Belges, « Concorde des deux langages ») Dans cette conception, les Français (par Gaulois interposés) seraient descendants des Grecs anciens d’Asie Mineure, le français serait une continuation du grec (cf. Henri Estienne, Thesaurus linguae graecae, 1572-73; Traité de la conformité du langage français avec le grec, 1565; cf. le poème liminaire de Jean Dorat dans la Défense et illustration de la langue française). La représentation de Lyon comme une nouvelle Ilion est reprises par d’autres. Témoin Clément Marot : C’est grand cas voir le mont Pélion (= mont de Thessalie) Ou d’avoir vu les ruines de Troie. Mais qui ne voit la Ville de Lyon, Aucun plaisir à ses yeux il n’octroie, Non qu’en Lyon si grand plaisir je croie, Mais bien en Une étant dedans garde : Car de la voir d’Esprit ainsi gaillarde, C’est bien plus vu, que de voir Illion. Et, de ce siècle, un miracle regarde, Pour ce qu’elle est seule entre un million. (Marot, « De Dame Jeanne Gaillarde Lyonnaise ») ^ Ville forte et riche, Lyon se prête à l’adage latin : Primam partem tollo, quoniam nominor leo. Le lion est représenté sur les armoiries : Peuple royal, portant coeur de lion, Y fait séjour, dont France est décorée. (Jean Lemaire de Belges, « Concorde des deux langages ») Adieu Lyon, qui ne mords point, Lyon plus doux que cent pucelles, Sinon quand l’ennemi te point : Alors ta fureurs point ne celles. (Marot, « Adieux à la ville de Lyon ») Ce symbolisme royal est toutefois accompagné, toujours dans la même visée, par celui du lieu d’amour, siège de Vénus. Jean Lemaire de Belges (« Concorde des deux langages ») place le Temple de Vénus sur la colline de Fourvières qui surplombe Lyon, en dérivant le nom non de Forum Vetus, comme c’est le cas, mais de Forum Veneris, afin de faire le lien avec Troie – Ilion, ville protégée par Aphrodite (Vénus). S’y joint la disposition topographique de la ville, située au confluent du fleuve mâle, froid, impétueux – le Rhône, et de la paisible, chaleureuse et lente rivière la Saône : Un temple y a, plus beau ne vit onc nul, Assis sur un roc, en lieu fort authentique, Au confluent d’Arar et Rhodanus. (Jean Lemaire de Belges, « Concorde des deux langages ») Dieu gard’la Saône au port bien fructueux Et son mari, le Rhône impétueux. (Jean Lemaire de Belges, « Épître 19 ») La topographie de Lyon. à la fois concrète et symbolique, se lit dans Délie, objet de plus haute vertu de Maurice Scève: Plutôt seront Rhône et Saône déjoints, Que d’avec toi mon coeur se désassemble. Plutôt seront l’un et l’autre Monts joints Qu’avecque nous aucun discord s’assemble. Plutôt verrons et toi et mois ensemble Le Rhône aller contremont lentement, Saône remonter très violentement, Que ce mien feu, tant soit peu, diminue, Ni que ma foi décroisse aucunement Car ferme amour sans eux est plus que nue. (Scève, Dizain 17) Je vois en moi être ce Mont Fourvière En mainte part pincé de mes pinceaux. À son pied court l’une et l’autre Rivière, Et jusqu’ aux miens descendent deux ruisseaux. Il est semé de marbre à maints morceaux; Moi, de glaçons; lui, auprès du Soleil, Se rend plus froid, et moi, près de ton oeil, Je me congèle, où loin d’ardeur je fume. Seule une nuit fut son feu nonpareil : Las! toujours j’ars et point ne me consume. (Scève, Dizain 26) Remarquons la complexité de l’image : l’incendie d’Ilion (Troie) se confond avec un des incendie qui a frappé Lyon, l’image de lion et de la force royale sont évoquées par l’allusion aux armoiries de François I^er et à sa salamandre, susceptible de brûler sans se consumer. La flamme qui envahit la ville et le coeur s’unissent : Non (comme on dit) par feu fatal fut arse Cette Cité sur le Mont Vénus, Mais la Déesse y mit flambe éparse Pour ce que maints par elle étaient venus À leur entente et ingrats devenus, Dont elle ardit avecque eux la Ville. Envers les siens ne soit donc incivile Pour n’irriter et le fils et la mère. Les Dieux, ayant ingratitude vile, Nous font sentir double vengeance amère. (Scève, Dizain 26) On comprend la fierté de Louise Labé qui, publiée à Lyon, n’hésite pas à joindre à son nom l’épithète Lyonnaise. Il ne s’agit pas d’une simple désignation d’origine, mais d’un privilège, marque de la poésie qui s’identifie au lieu consacré. Dante Guido, i' vorrei che tu e Lapo ed io Fossimo presi per incantamento E messi in un vasel, ch'ad ogni vento Per mare andasse al voler nostro e mio; si che fortuna od altro tempo rio non ci potesse dare impedimento, anzi, vivendo sempre in un talento di stare insieme crescesse 'l disio. E monna Vanna e monna Lagia poi con quella ch'e sul numer de le trenta con noi ponesse il buono incantatore: e quivi ragionar sempre d'amore, e ciascuna di lor fosse contenta, si come i' credo che saremmo noi. Pace non trovo, et non ho da far guerra Paix je ne trouve, et n'ay dont faire guerre : J'espere et crain, je brulle, et si suis glace Je vole au Ciel, et gis en basse place : J'embrasse tout, et rien je ne tien serre. Tel me tient clos, qui ne m'ouvre n'enserre, De moy n'a cure, et me tourne la face : Vif ne me veut, et l'ennuy ne m'efface Et ne m'occit Amour ny ne desserre. Je voy sans yeux, sans langue vais criant : Perir desire, et d'ayde j'ay envie : Je hay moymesme, autruy j'aime et caresse : De deuil me pais, je lamente en riant : Egalement me plaisent mort et vie : En cest estat suis pour vous ma maistresse. Jacques Pelletier du Mans (1517-1582)