Jean de Meung Roman de la rose La vraie noblesse C’est NATURE qui parle : « Les princes ne méritent pas Qu’un astre annonce leur trépas Plutôt que la mort d’un autre homme : Leur corps ne vaut pas une pomme De plus qu’un corps de charretier, Qu’un corps de clerc ou d’écuyer. Je les fais pareillement nus, Forts ou faibles, gros ou menus, Tous égaux sans exception Par leur humaine condition. Fortune donne le restant, Qui ne saurait durer qu’un temps, Et ses biens à son plaisir donne, Sans faire acception de personne, Et tout reprend et reprendra Sitôt que bon lui semblera. Si quelqu’un, me contredisant, Et de sa race se targuant, Vient dire que le gentilhomme (Puisqu’ainsi le peuple les nomme) Est de meilleure condition Par son sang et son extraction Que ceux qui la terre cultivent Et du labeur de leurs mains vivent, Je réponds que nul n’est racé S’il n’est aux vertus exercé, Nul vilain, sauf par ses défauts Qui le font arrogant et sot. Noblesse, c’est cœur bien placé, Car gentillesse de lignée N’est que gentillesse de rien Si un grand cœur ne s’y adjoint. Il faut donc imiter au mieux Les faits d’armes de se aïeux Qui avaient conquis leur noblesse Par leurs hauts faits et leur prouesse ; Mais, quand de ce monde ils passèrent, Toutes leurs vertus emportèrent, Laissant derrière eux leur avoir : C’est tout ce qu’il reste à leurs hoirs ; Rien d’autre, hors l’avoir, n’est leur, Ni gentillesse ni valeur, A moins qu’à noblesse ils n’accèdent Par sens ou vertu qu’ils possèdent. Au clerc il est bien plus aisé D’être courtois, noble, avisé (Je vous en dirai la raison), Qu’aux princes et aux rois qui n’ont De lettres la moindre teinture ; Car le clerc trouve, en écriture, Grâce aux sciences éprouvées, Raisonnables et démontrées, Tous maux dont il faut se défaire Et tout le bien que l’on peut faire : Choses du monde il voit écrites Comme elles sont faites et dites. Il lit dans les récits anciens Les vilenies de tous vilains Et les hauts faits des héros morts, De courtoisie un vrai trésor. Bref il peut voir, écrit en livre, Tout ce que l’on doit faire ou suivre ; Aussi tout clerc, disciple ou maître, Est noble, ou bien le devrait être ; Le sachent ceux qui ne le sont : C’est que le cœur trop mauvais ont, Car ils sont plus favorisés Que tel qui court cerfs encornés. Quiconque vise à la noblesse D’orgueil se garde et de paresse S’exerce aux armes, à l’étude, Dépouille toute turpitude. Humble cœur ait, courtois et doux, En toute occasion, pour tous, Sauf envers ses seuls ennemis, Quand l’accord ne peut être mis. Dames honore et demoiselles, Mais point ne se fie trop à elles, Car il pourrait s’en repentir : Combien a-t-on vu en souffrir ! Louange, estime à pareille âme, Jamais ni critique ni blâme, Et de noblesse le renom Qu’elle mérite ; aux autres, non. Chevaliers aux armes hardis, Preux en faits et courtois en dits, Comme fut messire Gauvain, Qui n’avait rien d’un être vain, Ou le comte d’Artois Robert, Qui, dès qu’il eut quitté le bers, Pratiqua toujours dans sa vie Noblesse, honneur, chevalerie, Jamais oisif ne demeurant, Et devint homme avant le temps. Ces chevaliers preux et vaillants, Larges, courtois, fiers combattants, Qu’ils soient partout très bienvenus, Loués, aimés, et chers tenus. De même l’on doit honorer Clerc qui aux arts veut s’exercer Et bien pratiquer la vertu, Comme dans son livre il l’a lu. Et l’on faisait ainsi jadis. (…) Maint exemple le prouverait : Tels naquirent de bas lignange Et eurent plus noble courage Que maints fils de roi ou de comte Dont je ne veux faire le compte, Et pour nobles furent tenus. Mais hélas des temps sont venus, Où les bons, qui toute leur vie Etudient la philosophie, S’en vont en pays étranger Pour sens et valeur rechercher Et souffrent grande pauvreté, Comme mendiants et endettés ; Ils sont sans souliers, sans habit, Nul ne les aime, ou les chérit ; Les rois les prisent moins que pomme, Eux qui pourtant sont gentilshommes (Dieu me garde d’avoir les fièvres !). Plus que ceux qui chassent les lièvres Ou que ceux qui sont coutumiers De hanter les palais princiers. (…) D’autre part la honte est bien pire, Pour un fils de roi d’être vain, De méfaits et vices tout plein, Que pour un fils de charretier, De porcher ou de savetier. Il serait bien plus honorable Pour Gauvain, héros admirable, De descendre d’un vil peureux Qui ne se plaît qu’au coin du feu, Que d’être issu de Rainouard, Si lui-même n’était qu’un couard. »