La Martinique : l’histoire d’une société créole Bohdana Librová (Université Nice Sophia Antipolis) Cliquez sur la carte et découvrez les petites Antilles avec le guide www.sailpilot.com 7 Quelques données géo-politiques •1128 km² •DOM depuis 1946 •CTM (= Collectivité Territoriale de Martinique) depuis 2016 •Autres noms : Madinina, Madiana « île aux Fleurs », Jouanacaera « île aux igouanes » •Capitale = Fort-de-France (ancien Fort-Royal, « Foyal ») • La capitale Fort-de-France Fort-de-France Fort-de-France, rue principale Quartiers Trénelle et Terres-Sainville Le canal Levassor Saint-Pierre Côte nord-ouest La côte nord-ouest Les pitons du Carbet La côte nord-ouest Le sud-ouest : Anses d’Arlet - plage Anses d’Arlet - village Côte sud-ouest : Anse Dufour Anse Noire Le sud – Sainte Anne Pointe du bout Histoire de la colonisation •Peuplement amérindien au moment de l’arrivée des européens : •Caraïbes (Calinagos) et Arawaks (Taïnos) •Premiers contacts avec les européens (flibustiers, boucaniers…) : 2e moitié 16e-début 17e s. •1635 : début de la colonisation de la Martinique : Pierre Belain d’Esnambuc (Louis XIII, Richelieu, « Compagnie des Isles d’Amérique ») •arrivée des engagés http://www.aedev.org/IMG/jpg/doc-212.jpg La théorie de la créolisation de Robert Chaudenson Le terme de « créole » •créole < port. crioulo (forgé sur la racine de criar « élever ») (peut-être par l’intermédiaire de l’esp. criollo), 1)« esclave né dans la maison de son maître », puis 2)« tout être né dans les colonies (noir créole et blanc créole VS noir africain, « bossale » - et blanc européen) », et plus tard 3)« relatif aux îles colonisées et à leur mode de vie » 1ère phase de la colonisation : la société de l’habitation •Cultures : tabac, indigo, coton, café, cacao, canne à sucre •Nombre comparable des esclaves et des colons blancs ; cohabitation étroite avec les esclaves : assimilation linguistique de ces derniers. 2e phase de la colonisation •La plantation : le développement des cultures de la canne à sucre •→ Importation massive des esclaves •Les esclaves « créoles » et les « bossales » De la société d’habitation à la société de plantation Caraïbes Noirs (population servile) Blancs et libres de couleur 1635 1 500 ( ?) 50 100 1660 200 ( ?) 2 720 2 587 1664 150 ( ?) 2 660 2 722 1682 9 364 4 505 1699 100 ( ?) 13 799 6 522 Conditions de la créolisation •Mise au contact de plusieurs langues •Le statut dominant de l’une de ces langues, devenant « langue cible » pour les allophones •L’urgence communicative •L’accès limité des apprenants à la langue cible Conditions de la créolisation •Conditions réunies lors de la 2e phase de la colonisation : la société de plantation (Chaudenson) •Approximations d’une langue cible déjà elle-même « approximative » (Chaudenson) •D’où transformations structurelles profondes Les créoles – langues typologiquement différentes de la langue cible •Langues isolantes •Invariabilité des unités lexicales; absence de genre grammatical •Présence de morphèmes isolés indiquant les catégories grammaticales •Incapacité, pour les apprenants, à isoler des morphèmes grammaticaux français (d’où agglutination grammème + lexème : lanmou, difé : an difé, difé-a) Le français et ses dialectes = les principaux systèmes linguistiques ayant concouru à la formation lexicale des créoles à base française • •Une prédominance nette du français dans le domaine du lexique (jusqu’à 95% du lexique créole est d’origine française) •Influence d’autres langues des populations mises au contact, en particulier de langues africaines d’Ouest. • • Les registres diastratiques et diatopiques du français employé par les colons 1. 1.Différents systèmes linguistiques employés par les colons (français commun, populaire, régional de l’Ouest, voire dialectes) • 2.Théories ayant préconisé une prédominance de l’élément dialectal : •- Jules FAINE (1936) : créole haïtien < dialecte normand : • l'haïtien « s'est formé, des trois quarts pour le moins, du dialecte normand des seizième et dix-septième siècle qu'il a conservé très pur ». • •3. Jean-Paul Chauveau (2009, 2012) montre que les dialectalismes purs sont rares, et qu’il s’agit plus souvent de régionalismes. • Exemples de traits phonétiques créoles hérités du français Traits phonétiques hérités du français du 17e s. •Suppression de « r » en fin de mot : •Fini, vini < finir, venir, lanmou < l’amour, bò < bord (lotbò « outre-mer »), lanmè < la mer, jou < jour •Le groupe [wè] •Nwè < noir, léswè < le soir, mwen < moi, wè < voir (prononciation du 17e siècle) ; mais lespwa, netwayé (autre prononciation du 17e siècle, typiquement populaire) • Traits phonétiques hérités du français du 17e siècle •Nasalisation régressive : -manman (deux voyelles nasales contrairement au fr. « maman ») (G, M), enmé (G,M) -[H] aspiré (notamment créole guadeloupéen) •- hapé « aboyer » ; hélé « crier, appeler en criant », haler « traîner », ahak « rien » • Traits phonétiques hérités du fr. régional de l’Ouest •Articulation de consonnes finales non articulées en français standard •chat, rat, sourit « souris », isit « ici » •La prononciation vélaire de [k] dans des mots d’origine normande •kanni < canu (fr. chenu); kaloj « cage pour lapins/oiseaux » < norm. caloge, “cage à lapins, cabane à lapins”; koké “faire l’amour” < le normand coquer, “couvrir une poule (à propos d’un coq)”, variante normande de chauchier, attesté depuis l’AF, et de côcher •La palatalisation martiniquaise (?) •tjenbé (M) x kenbé (G) < tiens bien, « tenir » ; poutji (M) x pouki (G) < pour qui, « pourquoi » ; matjé (M) x maké (G) < marquer, « écrire » ; tjé (M) x ké (G) « cœur » •Suppression de « r » devant consonne : •palé < parler, Chal < Charles, pati < partir • • • • Quelques traits phonétiques non hérités du français •Nasalisation progressive (surtout en martiniquais) : •moi > mwen, fanm-lan, pon-an, aimer > enmen, tourner > tounen •Délabialisation: •ké « cœur »; sel « seul » ; jen « jeune »; brital « brutal » ; difé « feu », misié « monsieur » ; vié « vieux », lizin « usine » •Suppression de la vibrante [R] dans l’entourage vélaire et labial (o, u, ü, oe, m, n, p, b, v, f…) : •roue > wou roue, roche > woch, roro > wowo (« crécelle ») • • Exemples de traits morphologiques créoles hérités du français Morphologie verbale •I ka palé « Il parle /est en train de parler » < Il est à parler + Il n’est qu’à parler •I ké palé « Il parlera » ; ké < ka + alé •I té palé « Il avait parlé »; té < était ou été •I té ka palé « Il parlait » •I té ké palé « Il parlerait » •I sé palé « Il parlerait » sé < serait • (Le morphème aspectuel AP (créole haïtien)) •Expression de l’aspect duratif (progressif) : •M’ap pale « Je parle », « Je suis en train de parler ». • •Origine : la locution être après faire qqc « être en train de faire qqch » du français parlé (régional) du 17e siècle •- Fur (1690) : « On dit, il est après faire telle chose, pour dire qu’il y travaille actuellement » •- Le tour reste fréquent dans des français d’Amérique, en particulier au Québec : • on était après étendre du linge (Thibault 2009 : 91). • Morphologie nominale •►Le déterminant •lékol-la « l’école » < l’école là (l’adverbe là) •sé lékol-la « les écoles » < ces…l •an lékol « une école » •lékol-mwen « mon école » (< pronom personnel postposé) •lékol-tala « cette école » < prob. (est + la) • Pronoms personnels •P1 tonique : mwen < “moi”, prononcé [mwę] au 17e s. •P2 atone : ou (norm./Ouest P5 ous (os), ou (o), forme attestée depuis l’AF : forme réduite de vous (vos) après voyelle : « …M’amie, souffrez vous, n’ous faites plus proier… » (Zink, Morphologie, 100) •P3 atone : i < il, couramment prononcé [i] en au 17e s. •P3 tonique : li (< norm. li ; en fr. standard, l’AF li remplacé par lui dès le 15e s.) •P4 : nou •P5 : zot < (vou)s autres, dialectes, notamment de l’Ouest, le normand; louis. et québec. : vous aut’ •P6 : yo (< picard, et plus largement Nord et Est, iaus) Quelques procédés de formation lexicale typiques des créoles (non hérités du français) •►Agglutination de l’article (du z de liaison) -Lékol, lanmè « mer », lanmou « amour », lari « rue », monpè « curé », dlo « eau », zozyo, etc. -an lari « une rue », lari-a « la rue » •► Aphérèse •- Ecouter > kouté, arriver > rivé, entendre > tann •► Conversion •Manjé « manger » > manjé “repas” • « L’Afrogénèse » : théorie de la relexification •Position « substratiste » •Suzanne COMHAIRE-SYLVAIN 1936 (Le créole haïtien): •« Nous sommes en présence d’un français coulé dans le moule de la syntaxe africaine ou…d’une langue éwé à vocabulaire français » •(cf. Claire LEFEBVRE) • • • La théorie de « relexification » : contre-exemples dialectaux •Myèl « abeille » (Dom, Ste-Lucie, G); mouch a myel mart. •Myèl « miel » (partout) •Fon : wiîn = « abeille » ET « miel » •Or, myèl « abeille » s’explique parfaitement à partir de mouche à miel, lexie dialectale La théorie de la relexification : contre-exemples dialectaux • lapli-a ka tonbé (mart.) = ji jà (fon) : •mais ALPA 28 montre que il choit/il tombe/il fait/il donne de l’eau ou de la pluie est courant au Nord-Ouest et en Bretagne Différenciation géo-linguistique de la région des Petites Antilles •Exemple de l’ALPA, mouche a miel. La différenciation du créole; le contact français – créole et la diglossie •Continuum basilecte (créole « basilectal ») – acrolecte (français) – mésolecte (créole francisé VS français créolisé) (D. Bickerton) •Exemple : en créole rural (+/-« basilecte »), [ž] > [h] : janmé > hanmé, lajan > lahan… -larivié > laviyé…(ex: Laviyè Pilote = Rivière-Pilote) •La diglossie L’interlecte •Pour Lambert-Félix Prudent : •La diglossie ne serait plus d’actualité •On serait en présence d’une « macro-langue martiniquaise » Quelques grammaires et dictionnaires •Pierre PINALIE, Dictionnaire élémentaire français – créole, L’Harmattan, © 2009 •Raphaël CONFIANT, Dictionnaire créole martiniquais – français, Matoury, Ibis Rouge, 2007 •Jean Bernabé, Fondal-natal, grammaire basilectale approchée des créoles guadéloupéen et martiniquais, 3 vols, Paris, L’Harmattan, 1983 •Le site Potomitan (R. Confiant) : http://www.potomitan.info/ La créolisation culturelle •L’héritage culturel africain •L’héritage culturel indien : arrivé d’engagés indiens après l’abolition de l’esclavage en 1848 •L’héritage amérindien •Une forte influence de la culture européenne Héritage de la magie africaine – le quimbois (Ducos, élections municipales, 2014) Le quimbois/tjenbwa •Tjen bwa < « tiens bois », « tiens! bois! » •Kimbwa < kikongo « connaissance » •Pratique magico-religieuse, généralement considérée comme maléfique : •Le tjenbwazè = sorcier, « moun gajé », pactisant avec le diable •Syncrétisme de pratiques africaines, catholiques et amérindiennes Le quimbois à Ducos (élections municipales, 2014) • •« Une poule attachée sur une chaise neuve, est bien visible depuis la fin de la semaine dernière, au beau milieu de la zone artisanale de Champigny à Ducos. "J'ai l'habitude de voir cela un peu partout dans les croisées, mais dans une zone industrielle, c'est assez étonnant", déclare un des passants. (https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/2014/02/18/scenes-de-quimbois-ducos-123511.html) Héritage religieux indien : temple hindou à Basse-Pointe Héritage religieux indien : temple hindou à Basse-Pointe La créolisation culturelle – exemple de la musique créole •Un système de danses héritées d’Afrique, le bèlè : •https://www.youtube.com/watch?v=jY5ZqK03SmU •https://www.youtube.com/watch?v=eQnF4gg_rDY La biguine •2min10 : https://www.youtube.com/watch?v=HI_XbGnaQg0 •Josiane et Tirolien : https://www.youtube.com/watch?v=piJz1Nqs8Mw •Rony Théophile : https://www.youtube.com/watch?v=No2N2jSe7HI&list=RDNo2N2jSe7HI&t=5 •https://www.youtube.com/watch?v=D4xoHEPaGdQ •Biguine de St Pierre : https://www.youtube.com/watch?v=8uqVtlo_ay8 •Josiane et Tirolien : https://www.youtube.com/watch?v=piJz1Nqs8Mw La mazurka créole •https://www.youtube.com/watch?v=l-gRjTBk4e8 • •- Collégiens : •https://www.youtube.com/watch?v=0OsQi_j4erQ • • Le quadrille – la haute taille • •https://www.youtube.com/watch?v=lWYqs9gY0xM • •https://www.youtube.com/watch?v=SxXCzVQJvX8 – haute taille au Malécon La valse créole •https://www.youtube.com/watch?v=GrzMfLdyQHI (2min20) L’architecture •Saint-Pierre (la capitale prospère avant l’éruption de la Montagne Pelée 1902) • La ville de Saint-Pierre avant l’éruption de 1902 Saint-Pierre avant l’éruption de 1902 Saint-Pierre avant l’éruption de 1902 Saint-Pierre avant l’éruption de 1902 Saint-Pierre avant l’éruption de 1902 Théâtre de Saint-Pierre (construit en 1786) Vestiges du théâtre de Saint-Pierre Habitation Clément (fin 18e – début 19e s.) Habitation Clément Le fort Saint-Louis Le fort Saint-Louis Le fort Saint-Louis Bibliothèque Schoelcher (architecte Henri Picq; fin 19e s.) Cathédrale Saint-Louis (Fort-de-France, arch. Henri Picq; fin 19e s.) Cases traditionnelles Une rue de Fort-de-France La Savane et Joséphine sans tête La littérature créole (et la cause créole) •Premiers textes : évangélisation, imitation, parodie •- années 1720-1760 (La passion selon saint Jean en Langage Nègre) -Lisette quitté la plaine (1757) -Fables de La Fontaine (Marbot, 1846) • • Le projet idéologique •Aimé Césaire et la négritude (Cahier d’un retour au pays natal, 1939) : -Revendication de l’héritage culturel africain - Refus de l’assimilation culturelle et réhabilitation des peuples noirs Aimé Césaire : Cahier d’un retour au pays natal •Eia pour le Kaïlcédrat royal! •Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé •Pour ceux qui n’ont jamais rien exploré •Pour ceux qui n’ont jamais rien dompté •Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose •Ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose •Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde L’antillanité et la créolité •Edouard Glissant : l’antillanité: •« Le projet n’était pas seulement d’abandonner les hypnoses d’Europe et d’Afrique. Il fallait aussi garder en éveil la claire conscience des apports de l’une et de l’autre : en leurs spécificités, leurs dosages, leurs équilibres, sans rien oblitérer ni oublier des autres sources, elles mêlées. Plonger donc le regard dans le chaos de cette humanité nouvelle que nous sommes. Comprendre ce qu’est l’Antillais.» (Eloge de la créolité) • J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, L’éloge de la créolité, 1989 •La créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol. Pendant trois siècles, les îles et les pans de continent que ce phénomène a affectés, ont été de véritables forgeries d’une humanité nouvelle, celles où langues, races, religions, coutumes, manières d’être de toutes les faces du monde, se trouvèrent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinventer la vie. Notre créolité est donc née de ce formidable « migan »…. La créolité •Notre Histoire est une tresse d’histoires. Nous avons goûté à toutes les langues, à toutes les parlures. Craignant cet inconfortable magma, nous avons vainement tenté de le figer dans des ailleurs mythiques (regard extérieur, Afrique, Europe, aujourd’hui encore, Inde ou Amérique), de chercher refuge dans la normalité close des cultures millénaires, sans savoir que nous étions l’anticipation du contact des cultures, du monde futur qui s’annonce déjà. La créolité et la question de la langue créole •La créolité n’est pas monolingue. Elle n’est pas non plus d’un multilinguisme à compartiments étanches. … Le jeu entre plusieurs langues (leurs lieux de frottements et d’interactions) est un vertige polysémique. •…. Garder une totale disponibilité vis-à-vis de tout l’éventail linguistique qu’offre la palette sociale, tel est l’état d’esprit avec lequel nous avons abordé la problématique de l’interlangue, appelée plus savamment « interlecte ». • L’écriture de la créolité •Raphaël Confiant, Le Morne Pichevin : • Bien qu’elle eût perdu six marmailles en couches, rien n’aurait pu abattre la manman d’Homère. Radio-bois-patate prétendait qu’on lui avait jeté un sort à cause de sa langue trop bien pendue. Il faut dire que dans la campagne où elle vivait, elle ne se laissait damer le pion par personne, qui homme, qui femme. Raphaël Confiant, Morne-Pichevin • Même le Béké de Morne-Carabin, propriétaire d’une bonne centaine d’hectares de terres fertiles, n’adoptait pas avec elle cette attitude m’en-fous-ben qui était la sienne face à ses employés. Souvent, elle lançait à Homère : • « Ma matrice ne peut plus conserver d’enfant, mais je sais manier la fourche, va! » Raphaël Confiant, Morne-Pichevin • Elle avait jadis besogné sur un bon nombre d’habitations plantées en canne à sucre, du côté de Basse-Pointe et de Macouba où différents hommes l’avaient engrossée. Le papa de Servius était forgeron à Hauteur-Bourdon. C’était un bon bougre, seulement il était marié. Et marié à une femme au caractère bien trempé qui n’hésitait pas à invectiver ses rivales potentielles en pleine rue. • • Martinique%2BSt%2BPierre%2B%282%29