Trad ui re Revue frangaise de la traduction 232 I 2015 Intraduisible ? Vous voulez rire ! Noms humoristiques de personnages et traditions traductives nationales Dominique Faria Q revues.org Edition electronique URL: http://traduire.revues.org/702 DOI : 10.4000/traduire.702 ISSN : 2272-9992 Editeur Societe frangaise des traducteurs Edition imprimee Date de publication : 1 5 juin 201 5 Pagination: 99-105 ISSN : 0395-773X Reference electronique Dominique Faria, « Noms humoristiques de personnages et traditions traductives nationales », Traduire [En ligne], 232 | 2015, mis en ligne le 15 juin 2017, consulte le 23 juin 2017. URL : http:// traduire.revues.org/702 ; DOI: 10.4000/traduire.702 Noms humoristiques de personnages et traditions traductives nationales Les etudes sur la traduction ont tendance á comparer texte de depart et texte ďarrivée pour en signaler les disparités et les attribuer soit aux differences entre les deux langues et/ou cultures, soit aux choix individuels des traducteurs. Dans cet article on se propose de réfléchir sur un troisieme facteur, extralinguistique : la tradition de traduction nationale. La Routledge Encyclopedia of Translation Studies (deuxieme edition), consacre une section conséquenteO) á la presentation, par pays, de I'histoire de la traduction, de la formation des traducteurs, des grands théoriciens ou des traducteurs célěbres. Ce contexte dans lequel travaille le traducteur, bien que difficile á cerner, n'en joue pas moins un role essentiel dans sa conception de la traduction. Pour aborder cette thématique, on s'interrogera sur la traduction de I'humour linguistique. Selon Raphaelson-West (1989, 31), des trois types d'humour- linguistique, culturel et universel - le premier s'avere le plus difficile á traduire, étant donné les spécificités et les limitations de chaque langue nationale. Nous suggérons ici que la principále difficulté n'est précisément pas á rechercher dans les differences entre les langues. Nous nous arréterons sur la traduction ďun cas spécifique ďhumour linguistique, celui que produisent les noms de personnages, que nous étudierons á partir ďun corpus compose de deux romans anglais publiés á la fin du xxe siěcle et traduits en francais, portugais européen, portugais du Brésil et espagnol. Le choix de ces langues cible, issues du latin et possédant par consequent des ressources linguistiques similaires, permettra de mieux signaler les différentes approches traductives selon les pays. Le processus de traduction resultant d'une suite de prises de decision, sans pouvoir aboutir á une solution optimale (Levý, 2000), la premiere d'entre elles qui s'impose, dans le cas des noms de personnages, est traduire ou ne pas traduire. II existe une contradiction entre le (1)« Part II: History and Traditions », p. 313-550. 99 T Traduire n° 232, juin 2015 Dominique Faria besoin de creer un texte ä effet humoristique dans la langue d'arrivee et l'usage generale-ment accepte qui consiste ä ne pas traduire les noms propres(2). La traduction des noms propres ä effet humoristique permet de preserver la composante humoristique et ludique du texte. Les noms propres etant souvent utilises par l'auteur pour caracteriser les personnages, le lecteur de la traduction n'aura acces ä ces informations que si les noms sont traduits ou s'il connait (bien) la langue de depart. En revanche, ne pas traduire a l'avantage de garder le nom choisi par l'auteur, avec ses connotations nationales et ses sonorites, et de faciliter la communication sur le livre avec des lecteurs d'autres nationales. Cela permet aussi de souligner l'origine etrangere du texte et, par consequent, le fait qu'il s'agit d'une traduction, provoquant le fameux effet d'etrangete, ou d'etrangerete (Berman, 1984, Venuti, 1995). Traduire l'humour linguistique exige du traducteur qu'il soit, tout comme l'auteur, un habile humoriste et qu'il fasse preuve de creativite. Or, pour cela, il faut que la culture d'arrivee accepte ce genre d'intervention du traducteur sur le texte. On retrouve ici le sujet le plus debattu de la longue histoire des etudes sur la traduction - depuis Ciceron et Saint Jerome -et l'eternel choix entre fidelite (ä l'auteur, au texte) et liberie. La decision de traduire les noms des personnages correspond ä une conception creative de la traduction. Autrement dit, le traducteur aura tendance ä traduire les noms de personnages lorsque la tradition de traduction nationale dans/pour laquelle il travaille l'y autorise ou l'encourage ä le faire. La traduction des noms de personnages ä effet humoristique : quelques exemples Les premiers exemples sur lesquels nous nous arréterons portent sur le roman de l'ecrivain britannique Terry Pratchett, Wyrd Sisters, sixieme volume de la série Discworld. Ce roman, comme les autres de la série, appartient au genre fantasy. Publié en Angleterre en 1988, il a été traduit en France en 1995, au Portugal en 1991, au Brésil en 2003 et en Espagne en 1992(3). L'humour linguistique, caractéristique de l'ecriture de l'auteur, y est omnipresent. II est visible dans les noms des sorciěres : (Anglais) Nanny Ogg, Granny Weatherwax, Magrat Garlick, Goodie Whemper (Frangais) Nounou Ogg, Mémé Ciredutemps, Magrat Goussedail, Bobonne Pleurniche (Portugais - Portugal) Nanny Ogg, Granny Weatherwax, Magrat Garlick, Goodie Whemper (2) D'ailleurs, comme le souligne Lia Wyler (2003,15) ä propos de la traduction de la litterature jeunesse au Bresil, les contrats imposent souvent aux editeurs de garder les noms propres dans la langue de depart, ce qui prive les lecteurs de l'humour qu'ils recelent. (3) Pour les editions utilisees dans cette etude, voir la bibliographie. Traduire n° 232, juin 2015 100 ▼ Noms humoristiques de personnages et traditions traductives nationales (Portugais - Brésil) Tia Ogg, Vovó Cera do Tempo, Margrete Alho, Dona Lamória (Espagnol) Tata Ogg, Yaya Ceravieja, Magrat Ajostiernos, Abuela Whemper Ces noms sont formes de deux parties. La premiere partie - Nanny (nounou), Granny (merné) et Goodie (qui renvoie ä bon), mais on notera que Magrat, une jeune sorciěre, constitue une exception - joue, en ľinversant, sur la reputation maléfique des sorciěres. La seconde évoque le caractěre du personnage : Weatherwax (cire du temps), Garlick (ail) et Whemper (compose ä partir de«whimper», gémissement). Nanny Ogg, par exemple, a un grand nombre d'enfants et de petits-enfants dont elle doit s'occuper et Granny Weatherwax est ľune des personnes les plus ägées du pays, une autorite, respectée de tous. En examinant les solutions proposées par les traducteurs, on constate que la decision du traducteur portugais diffěre manifestement de celle de ses confreres. En effet, le nom de ces personnages a été traduit dans les autres langues, reproduisant les connotations associées aux noms et aux personnages dans la langue de depart!4). Les traducteurs ont done maintenu ľaspect humoristique et ludique du texte de depart, afin de produire sur le lecteur de la traduction un effet similaire ä celui de la version originále sur le lecteur anglais. Le traducteur portugais a, quant ä lui, produit un texte moins humoristique. On constate par ailleurs que, ä ľinverse des traducteurs des autres nationalités, il a souvent recours aux notes de traduction, généralement pour indiquer ľimpossibilité de traduire tel ou tel jeu de mots. Une de ces notes porte sur un jeu de mots filé. Le traducteur y avoue avoir produit un passage qui n'a pas de sens et explique sa decision de ne pas adapter le texte :«Aqui trata-se, porém, de T. Pratchett...»[II s'agit, cependant, de T. Pratchett]. La raison de la non-traduction n'est done point ľinexistence de ressources linguistiques correspondantes en portugais, mais plutôt le respect de ľauteur, qui empéche le traducteur de modifier le texte. La traduction est percue ici comme un texte-second par rapport ä ľoriginal. Arrétons-nous maintenant briěvement sur quelques noms des personnages tirés des fameux romans de la série Harry Potter, plus précisément de Harry Potter and the Philosopher's Stone. Comme dans le cas precedent, les jeux de langue, caractéristiques de ľécriture de J.K. Rowling, rendent son texte humoristique et ludique. Ainsi, les professeurs et les auteurs des livres étudiés ä ľécole de sorcellerie de Hogwarts ont des noms qui évoquent leur špecialite : le professeur de botanique s'appelle Sprout (pousse, mais aussi chou de Bruxelles), ľauteur ďun important livre de botanique s'appelle Spore (spore), celui d'un livre sur la transfiguration a pour nom Switch (modifier). Ces noms n'ont pas été traduits dans les langues avec lesquelles nous travaillons, ä une exception : dans la version francaise, ces personnages sont appelés respectivement Chourave, Augirole et Change. (4) Les menues differences entre les solutions trouvees peuvent etre attributes aux interpretations et preferences du traducteur ou aux connotations des mots dans chaque langue. 101 ▼ Traduire n° 232, juin 2015 Dominique Faria Les noms des deux chiens du geant Hagrid servent aussi a illustrer notre propos : Tun - Fluffy (pelucheux) - est un feroce chien a trois tetes, et Pautre - Fang (croc) - est tres gentil et peureux. Ces noms n'ont pas non plus ete traduits au Portugal et en Espagne. En France, ils sont devenus « Touffu » et« Crockdur» et au Bresil « Fofo » (pelucheux) et« Canino » (qui signifie «feroce » et/ou « dent»), des traductions qui reproduisent les connotations de la version anglaise. Sans la traduction, il devient difficile pour les jeunes lecteurs d'avoir acces a ces jeux de mots. Le cas de la serie Harry Potter est assez particulier, car un autre facteur extralinguistique a influence les choix de traduction : apres Pachat des droits cinematographiques par Warner Brothers, il a ete demande aux maisons d'edition de ne pas traduire les noms des personnages, ce qui explique qu'ils aient ete conserves en Espagne et (partiellement) au Bresil. Cette restriction ne fait que souligner la liberte dont ont joui les traducteurs francais, qui constituent, dans le cas present, une exception en Europe. Les traditions traductives nationales Bien que les cas presentes ne soient pas suffisamment nombreux pour en tirer des conclusions definitives, ils nous semblent representatifs des tendances de la traduction ä la fin du xxe siecle et au debut du xxie siecle dans ces quatre pays. Si on devait classer les traducteurs en function de leur degre d'intervention sur le texte et de leur degre de creativite, les Francais occuperaient un pole, les Portugais le pole oppose, les Espagnols et les Brasiliens se trouvant en position intermediate. Ainsi, les traducteurs francais ont tendance ä traduire les noms de personnages, ä etre plus creatifs, ä modifier le sens du texte au profit d'autres qualites jugees importantes. Un bon exemple en est la traduction de « Fang » par«Crockdur», sur la base du mot francais «croc» ou Pemploi de « Pleurniche » pour remplacer« Whemper »(5). Les traducteurs espagnols et bresiliens ne sont pas aussi creatifs, meme s'ils ont tendance ä traduire les noms des personnages et ä (re)creer Phumour linguistique. Les traducteurs portugais, en revanche, choisissent plus souvent de maintenir le nom des personnages dans la langue de depart. Or, il nous semble que ces tendances sont en partie determinees par la tradition traductive de chaque pays(6). Si on compare la tradition francaise et la tradition portugaise, on constate (5) D'ailleurs, le traducteur francais de Terry Pratchett, Patrick Couton, a recu le Grand Prix de I'lmaginaire en 1998 et le Prix Imaginales - Prix Special du Jury, en 2002, pour ses traductions des volumes du Discworld. (6) Evidemment, d'autres facteurs contribuent ä determiner les choix des traducteurs. On peut penser, pour les traducteurs francais, au role joue par la longue tradition litteraire francaise d'approche ludique de la langue (dont temoigne par exemple le mouvement de I'OuLiPo), qui rend traducteurs et lecteurs plus sensibles ä l'humour linguistique. Traduire n° 232, juin 2015 102 ▼ Noms humoristiques de personnages et traditions traductives nationales qu'en France un debat public autour de la traduction a lieu depuis plusieurs siecles, qu'un grand nombre de theoriciens incontournables etaient francais, que la formation de traduc-teurs est tres repandue et valorisee. Quant au Portugal, il suffit de dire qu'il ne fait pas partie des 31 pays dont la Routledge Encyclopedia of Translation Studies etudie les traditions de traduction. Notons en outre que la recherche sur la traduction y est assez recente, la formation des traducteurs egalement(7). Dans une etude datee de 2006, Jorge Pinho a entrepris une analyse systematique des discours des traducteurs portugais du xxe siecle, s'etant apercu que leur plus grand souci etait la fidelite ä I'auteur. Les traductions portugaises effectuees au cours du xxe siecle suivent done generalement une Strategie qui rend compte de l'alterite du texte-source, conservant un grand nombre de mots etrangers et de structures syntaxiques qui different de Celles du portugais(8). Pour ce qui est du Bresil, le fameux mouvement de I'anthropophagie, mene par Haroldo de Campos, y a joue un role crucial pour rendre aux traducteurs bresiliens la liberte d'intervenir dans le texte. En Espagne, les traducteurs beneficient aussi d'une marge de liberte bien plus grande qu'au Portugal. Selon Miguel Vega (2004, 567), la tendance du xxe siecle est ä la production de textes qui semblent avoir ete ecrits directement en espagnol. L'article de la Routledge Encyclopedia sur la traduction de tradition espagnole mentionne d'ailleurs la propension ä hispaniser les noms propres (Antony Pym, 2001, 559), laquelle perdure tout au long du xxe siecle. Sans trop vouloir nous etendre - notre propos n'etant pas de saisir chaque tradition nationale, mais plutot d'en signaler la place dans l'equation complexe de la traduction - soulignons que ce sont lä des tendances et des attentes que le traducteur doit prendre en consideration. En conclusion La traduction n'est done point une question strictement linguistique et le traducteur n'est pas toujours totalement libre de ses decisions. Outre les difficultes linguistiques provenant des differences entre les langues et meme de la capacite du traducteur ä identifier et ä (re)creer I'humour linguistique, des facteurs extralinguistiques comme les traditions traductives nationales determinent largement le choix des traducteurs. Seul un traducteur travaillant dans un environnement ou son intervention sur le texte, sa creativite et son autorite sont reconnues cherchera ä reproduire I'humour du texte de depart, lorsque celui-ci implique d'y apporter des modifications importantes au niveau du sens. dominiquefaria@uac.pt (7) Ä ce propos, voir Faria (2013). (8) Parmi les quatre pays mentionnes dans cet article, e'est aussi le seul ä proposer des programmes de television qui ne soient pas systematiquement doubles. En general, seuls les programmes pour enfants sont doubles au Portugal. 103 ▼ Traduire n° 232, juin 2015 Dominique Faria Bibliographie Corpus PRATCHETT Terry, 1988, Wyrd Sisters, London, Corgi. 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Elle est Docteur en litterature frangaise, avec une these surJean Echenoz, Eric Chevillard et Christian Gailly, et ses domaines de recherche sont le roman frangais contemporain et la traduction, sujets qui lui ont valu de participer a des colloques et de publier differents articles et chapitres de livres. Elle est sous-directrice de la revue Car nets et membre du comite scientifique et du comite de lecture de Fert'iles (Universite de Corse). 105 Traduire n° 232, juin 2015 T