sit* 6^ ^ Comment Ic Canadien de la salle pourrait-il murmurer, en méme temps que lui et du méme coeur que lui, les paroles ďun auteur étranger, méme si cet auteur est frangais? Car, pas plus au theatre qu'ailleurs, nous ne saurions compter sur la littérature de France pour nous représentcr. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Étienne Gilson: «11 est certain, écrivait-il récemment dans le périodique Une semaine dans le Monde, que le Canada, ou Ton parle le francais, n'est pas la France. L'etroite parenté des langues est ici pour l'observateur la source d'une illusion difficilement évi-table, mais qui n'en est pas moins une illusion. Lorsqu'un Canadien parle ou écrit en francais, il est le porte-parole d'un peuple dont l'histoire n'est pas la nótre, et dont la vie differe aussi profondément de la nótre que son pays diffěre du paysage ou nous vivons. «Officiellement séparés depuis deux siěcles, distincts depuis plus longtemps encore, le Canadien et le Francais n'ont ni le méme passé ni le méme avenir. lis n'ont done pas le méme present, la méme durée, la méme vie, le méme étre. Et c'est pourquoi, méme s'ils usent de la méme langue, ils créent deux littératures distinctes dont chacune peut mettre a profit les techniques de 1'autre tout en jaillissant de son propre fond.» [...] je soutiens que, á valeur dramatique non seulement égale mais encore fort inférieure aux grands chefs-d'eeuvres du theatre étranger, passé ou contemporain, une piece ďinspiration et d'expression canadiennes bouleversera toujours davan-tage notre public Cette anomálie troublante, pour injuste qu'elle semble de prime abord, j'en ai vérifié 1'existence en passant depuis de la théorie á la pratique. Je n'entends pas nier ici tout intérét á un theatre étranger. Un public qui ne s'y verra pas directement représenté pourra l'apprecier, mais pour des raisons moins essentielles, moins pures, qui relěveront par exemple de la nouveauté, de l'exo-tisme ou de la littérature. Ce qui review ä affirmer que, contratrement á la musique et ä la peinture, le theatre sera toujours ď abord et avant tout national, puisqu'il est fotcément limite par sa langue. Si, accidentellement, a cause de sa transcendance humaine et dramatique, il atteint a I'universel, la traduction méme la plus fiděle lui enlěvera toujours un peu de sa valeur intrin-sěque [...]. Ce besoin ďindépendance purement théátrale n'a rien á voir avec le nationalisme politique et on serait malvenu d'y trouver l'expression d'une crise de francophobie. Nous sommes d'ascendance francaise, oui, et c'est dans le génie francais que notre personnalité collective a puisé ses caractéristiques les plus evidentes, mais on ne saurait nous taxer ď ingratitude si nous voulons maintenant vivre notre propre vie intellectuelle, selon nos aptitudes et nos moyens ä nous15.