Cela faisait longtemps que je revais d'aller au Rwanda. Non, "rever" n'est pas le mot. Cela faisait longtemps que je voulais exerciser le Rwanda. Me rendre a l'endroit meme ou ces images tele-visees avaient ete filmees. Ces images qui avaient traverse le monde en un eclair et laisse une marque d'horreur dans tous les esprits. Je ne voulais pas que le Rwanda reste un cauchemar eter-nel, une peur primaire. Je partais avec une hypothese : ce qui s'etait passe nous concernait tous. Ce n'etait pas uni-quement l'affaire d'un peuple perdu dans le coeur noir de l'Afrique. Oublier le Rwanda apres le bruit et la fureur signifiait devenir borgne, aphone, handicapee. C'etait marcher dans l'obs-curite, en tendant les bras pour ne pas entrer en collision avec le futur. Bien stir, je ne formulais pas les choses comme cela. Je voulais juste y aller parce qu'il fallait que j'y aille. Parfois, quelqu'un vous devoile un secret que vous n'avez pas sollicite. Vous etes alors ecrase par un savoir trop lourd. Je ne pouvais plus garder le Rwanda enfoui en moi. II fallait crever l'abces, denuder la plaie et la panser. Je ne suis pas medecin mais je pouvais quand meme essayer de rnadministrer les premiers soins. 11 qui démarre, la voisine qui appelle son enfant. Des silhouettes se découpent contre les fené-tres, spectacles d'ombres chinoises derriěre des rideaux tirés. La nuit ressemble á toutes les autres. La lune est un demi-cercle parfait. Les étoiles retiennent leurs secrets douloureux. Rien ne traverse 1'opacitě. II faut remonter la nuit de tous les temps, revenir á la grande frayeur, Lépoque oů les etres, face á leur destin, n'avaient pas encore décou-vert leur humanitě. Des terreurs obscures gui-daient leurs pas. II faut se rappeler la peur physique de l'Autre. Tes peurs sont-elles plus effrayantes que les miennes ? Dans ton abime, descends-tu plus loin que moi ? Quel sacrifice accepterais-tu de faire pour garder ton humanitě ? Es-tu prét pour ce rendez-vous inconcevable avec la mort dénaturée par la cruauté ? Car il faut bien un jour s'arreter net pour se regarder en face, partir á la recherche de ses propres frayeurs enfouies sous une apparente tranquillité. Que mes yeux voient, que mes oreilles enten-dent, que ma bouche parle. Je n'ai pas peur de savoir. Mais que mon esprit, au grand jamais, ne perde de vue ce qui doit grandir en nous : l'es-poir et le respect de la vie. Oui, porter aussi son attention sur la vie qui coule : gestes quotidiens, mots ordinaires. La vie de tous les jours telle qu'elle est. Tout comme dans certaines ties du Pacifique, les gens reviennent s'installer au pied des vol-cans éteints pour cultiver les terres fertiles, Kigali se dépouille de son passé et endosse les habits d'une nouvelle existence. La politesse des gens, leurs regards etonnes quand ils vous voient passer, leurs rires francs finissent par nous laisser sans reperes. Devant tant de tranquillite, comment concevoir la violence qui a parcouru ces memes rues, emprunte ces memes detours, investi ces memes lieux ? II faut beaucoup de temps pour accepter que des fruits aient pu murir sur les arbres plantes dans cette terre de douleurs. Les vestiges de la guerre sont rares dans la ville mais les memoires foisonnent d'images empoisonnees. Sans tambour ni trompette, la vaste majorite des etres porte sa dechimre dans lame et trouve encore l'incroyable force de vivre le temps ordinaire qui reprend : les montres ont ete remises a. l'heure, les calendriers raccroches aux murs, les livres ramasses dans la poussiere, les photos retrouvees et recollees, sorties du passe et de l'oubli. Des gestes sans importance mais qui ont une valeur si grande qu'ils impo-sent le respect a toutes les generations, La verite se trouve dans le regard des hommes. Les paroles ont si peu de valeur. II faut aller sous la peau des gens. Voir ce qu'il y a a l'interieur. Le Mai change de tactique et de champ de bataille. II surgit la ou nous avons baisse la garde. ÉGLISE DE N'YAMATA Site de genocide. + ou - 35 000 morts. La femme ligotée. Mukandori. Vingt-cinq ans. Exhumée en 1997. Lieu d'habitation : Nyamata centre. Mariée. Enfant ? 19 On lui a ligote les poignets, on les a attaches a ses chevilles. Elle a les jambes largement ecar-tees. Son corps est penche sur le cote. On dirait un enorme fcetus fossilise. Elle a ete deposee sur une couverture souillee, devant des cranes bien ranges et des ossements eparpilles sur une natte. Elle a ete violee. Un pic fut enfonce dans son vagin. Elle est morte d'un coup de machette a la nuque. On peut voir l'entaille que l'impact a laissee. Elle porte encore une couverture sur les epaules mais le tissu est maintenant incruste dans la peau. Elle est la pour 1'exemple, exhumee de la fosse oil elle etait tomb^e avec les autres corps. Exposee pour que personne n'oublie. Une momie du genocide. Des bouts de cheveux sont encore colles sur son crane. LES ARMES Grenades, fusils, marteaux, gourdins ä clous, haches, machettes, houes. Les machettes venaient de France et de Chine. Des mines dans la Campagne. Pour effacer les traces, les cranes pouvaient etre brüles. On dit aussi que lorsque les forces des Nations unies sont arrivees, les soldats ont ramasse les caclavres. Seuls les corps que Ton a pu identifier par la suite ont ete enterres selon les rites. Tous les autres sont la, pour temoigner, et n'auront pas de sepulture. Ce ne sont que des ossements. Les cranes de couleur noire sont ceux trouves dans les latrines uu enfouis dans le sol. Ceux qui sont blancs ont été trouvés dans la nature, entre les hautes herbes. Mais ces morts-la crient encore. Le chaos est toujours palpable. Les événements sont trop récents. Ce n'est pas un memorial mais la mort mise á nu, exposée á 1'état brut. L'horreur de la tene souillée et du temps qui passe en déposant des couches de poussiěre. Les os des squelettes-carcasses se désintěgrent sous nos yeux. La puanteur infecte les narines et s'installe dans les poumons, contamine les chairs, infiltre le cerveau. Méme plus tard, plus loin, cette odeur restera dans le coips et dans 1'esprit. Des gerbes de fleurs desséchées ornent les ossements. Vus á travers les trous laissés par des grenades dans les murs de féglise : tas ďos, cránes, véte-ments terreux, objets épars, brisés, meubles ren-versés. Cest le 15 avril 1994 de 7 h 30 du matin a 14 heures que le massacre s'est déroulé á Nya-mata. Plusieurs milliers de personnes avaient trouvé refuge dans 1'église et ses annexes. Des gens occupaient aussi le bureau du prétre et les locaux administratifs. Beaucoup dormaient á la belle étoile dans la cour, serrés les uns contre les autres. Non loin de lá, certains s'installerent dans une maternitě parmí les femmes enceintes et les nouveau-nés. Les autorités avaient demandé a la population de se regrouper ; "Rassemblez-vous dans les églises et les lieux publics, on va vous protéger." A la fin de la guerre, ce sont les rescapés qui ont ramassé les squelettes et les ossements 20 21 De quoi l'avenir sera-t-il fait ? Qui peut jurer que cela ne recommencera plus si la haine pos-sede encore les occurs ? I] faut desamorcer le cycle de la violence. Continuer a denoncer toute forme de massacre. Chaque jour, la mort tisse sa toile. QUARTIER MIGINA. PRES DU STADE D'AMAHORO A KIGALI Nelly. La petite maison a ere transformee en buvette. Les murs sont peints en bleu criard. Un artiste a dessine un gros bonhomme qui tient une femme par la taille devant des bouteilles de biere. Der-riere, un enorme preservatif jaune semble veiller sur eux. Nelly est assise k l'ombre de la terrasse. Elle porte un chapeau qui cache la moitie de son visage et une robe longue a fleurs. Son corps est trop mince, presque maigre. Des qu'elle nous apercoit, elle se leve et nous interpelle. Elle dit des choses incoherentes, elle gesticule. Sur son visage, on remarque de larges plaques comme une maladie de la peau. Elle l'a enduit d'une creme blanchatre qui lui donne un teint blafard. Elle sait qu'on ne voit que ca. Elle le lit dans nos yeux. Nous nous asseyons et commencons a boire les bieres et les Fanta qu'elle nous a servis. Mais elle ne reste pas avec nous. Elle nous observe de loin, en silence. Soudain, elle crie : "Venez voir ma famille !" et elle nous fait signe cl'entrer a l'interieur de la maison, Dans une petite chambre, il y a un grand lit avec un garcon, de six ans peut-etre, qui dort, 44 II y a des reductions de peine selon le type d'aveu : spontane ou apres detention. Avant de s'en aller, l'avocat conclut : "Finale-ment, il s'agit de gerer le chaos. Je suis opri-miste, les Rwandais s'en sortiront. II ne peut en etre autrement, sinon, pourquoi serais-je ici ?" Restee seule, je me souviens d'un article rela-tant une execution. Je 1'avais lu alors que je viva is encore au Kenya : Cela prit environ cinq minutes pour executer les condamnes ä mort attaches ä des poteaux, bras et jambes lies, chacun deux portant une cible sur la poitrine afin de permettre aux poli-ciers de mieux viser. Des gens ä pied et ä bicyclette avaient amene leurs enfants sur le lieu de 1'execution dans le Stade de Nyamata, non loin de l'eglise qui Cut Tun des grands sites de genocide. Les visages des detenus etaient caches par des cagoules noires. Les policiers, quant ä eux, ne pouvaient pas etre identifies grace aux visieres qu'ils portaient. A 11 h 02, ce matin du 24 avril 1998, le pelo-ton d'execution ouvrit le feu et continua ä tirer pendant quatre ä cinq minutes. La foule applau-dit mais l'atmosphere etait lourde. Certains corps bougeaient encore quand un docteur en tenue blanche vint verifier leur pouls. Un policier arme d'un pistolet acheva les condamnes. Puis les soldats detacherent les corps, les emballerent dans des couvertures grises et les empörterem. Dans differentes communes, le meme jour, dix-sept autres condamnes avaient etc executes. L'HOMME RENVBRSfi Cela fait longtemps deja qu'il vit en Afrique. II dit qu'il avail vingt-deux ans quand il a quitte la Normandie. Il dit que e'est en Afrique qu'il est ne. Veritablement ne. Avant, il n'existait pas. II ne ressentait rien. II ajoute : "La civilisation occidental ne m'interesse pas. Elle etouffe sous son confort. Elle est aseptisee, frigorifiee, repue. Et pourtant, elle vetit standardiser les peuples. C'est la rencontre avec 1'Afrique, cet autre monde, qui m'a bouleverse, qui m'a mis au monde. C'est le devoir de difference qu'il nous faut comprendre. Le devoir de difference." II se tait. 11 a l'air ennuye. On dirait qu'il se reproche deja d'etre sorti de ses pensees. Mais il reprend sur le meme ton comme s'il se parlait a lui-meme : "Je le sais, j'en suis temoin : la France a tout gache. Elle n'a pas tenu ses promesses. Elle a trahi ce peuple." II dit qu'il a essaye de dire, de mettre en garde contre les derapages, mais on ne la pas ecoute. Personne n'a voulu l'entendre. C'est un homme qui vit sur ses reves, sur le passe de cette premiere rencontre — de cette revelation, cet amour impossible pour une terre qui aujourd'hui le rejette. Il se sent ballotte, ecartele par des forces contraires ne lui permet-tant pas d'etre un homme, tout simplement. II ne peut plus se liberer de son pessimisme, du desespoir prenant racine dans son cceur. II a l'air perdu, deboussole comme un pietre matelot sur un bateau fou. II a le mal de mer, et ca s'entend dans sa voix sans conviction et ca se voit sur son visage qui porte des marques trop profondes, trop tot. Cela se voit meme dans la 35 LE DEUXIEME RETOUR Je ne suis pas guerie du Rwanda. On n'exorcise pas le Rwanda. Le danger est toujours la, tapi dans les memoires, tapi dans la brousse aux frontieres du pays. La violence est encore la, de tous les cotes. La mort et la cruaute. La mort est naturelle. Elle est l'autre face de la vie, II ne faut pas en avoir peur. Et pour s'ap-procher du Rwanda, il faut la mettre de cote. De toute facon, la mort n'est pas plus forte que la vie. La vie finit par reprendre le dessus. La violence des hommes a fait la mort caielle, hideuse. Monstre a tout jamais dans la memoire du temps. Comprendre. Dissequer les mecanismes de la haine. Les paroles qui divisent. Les actes qui scellent les trahisons. Les gestes qui enclenchent la terreur. Comprendre. Notre humanite en danger. Ill CM- bt Nous, les arbres. Nos racines plongent jusqu'au coeur de la terre dont nous sentons battre le pouls. Nous respirons son haleine. Goutons sa chair. Nous naissons et mourons au meme endroit sans jamais nous eloigner de notre territoire. A la fois prisonniers et vainqueurs du temps, figes et elances. Nous nous adaptons a la pluie et au beau temps, aux orages et aux vents d'harmattan. Nos cimes epousent les reves cotonneux du ciel. Nous sommes le lien qui unit les hommes au passe, au present et au futur incertain. Nous sommes ceux qui soufflent l'haleine fraiche du matin. Notre seve est force vitale. Notre ame centenaire. Nous voyons tout. Nous sentons tout. Notre memoire est indivisible. Notre conscience au-dela du temps et de l'espace. Nous avons connu les plus belles et les plus tristes histoires, et nous serons temoins 21 veronique tadjo d'autres cycles de vie. C'est ainsi que se joue le passage des jours. Nous etions ici pour durer. Nous etions ici pour etendre notre ombre au-dessus des con trees les plus reculees. Nous etions ici pour murmurer dans notre feuillage les secrets des quatre coins du monde. Mais les etres humains ont detruit nos espoirs. Partout oü ils se trouvent, ils s'attaquent ä la foret. Nos troncs s'ecrasent dans un bruit de tonnerre. Nos racines denudees pleurent la fin de nos reves. On ne decime pas la foret sans faire couler du sang. Les hommes d'aujourd'hui se croient tout permis, Iis se pensent les maitres, les architectes de la nature. Iis s'estiment seuls habitants legitimes de la planete alors que des millions d'autres especes la peuplent depuis des millönaires. Aveugles aux souffrances qu'ils infligent, ils sont muets devant leur propre indifference. Impossible d'arrdter leur voracity. Ils devorent encore davantage meme quand ils ont dejä tout. Et, lorsqu'ils sont repus, ils se tournent vers d'autres envies : denrees, argent, pacotilles. Ils gaspillent. Entre eux, ils s'arrachent les ressources naturelles. Iis creusent dans le ventre de la terre. Ils plongent dans les oceans. Ils iront jusqu'au bout. 22 en compagnie des hommes Ah, s'ils savaient combien notre peine est lourde ! L'energie s ecroule, la force se dissout. Nous, les arbres, abritons un univers á lui seul arc-en-ciel : oiseaux et insectes, lianes, fleurs, mousse et lichen viennent se réfugier dans nos bras, le long de notre écorce douce ou réche. D'autres creatures se reposent dans nos som-mets, y chassent ou y mangent. Bourgeons, fruits ou feuilles tendres. Notre respiration se répand dans lair assoiffé ďoxygěne. Je suis Baobab, arbre premier, arbre éter-nel, arbre symbole. Ma cime touche le ciel et offre une ombre rafraichissante au monde. Je cherche la lumiere douce, porteuse de vie. Afin quelle éclaire 1'humanité, illumine la pénombre et apaise 1'angoisse. Hélas, trop d'entre nous sont partis pour lais-ser place á des arbustes qui peinent á s'affirmer. Les plantes et les fleurs aussi perdent leurs plus beaux atours. Les animaux ne trouvent plus de refuge. Les hommes brúlent nos branches, saignent nos troncs. Pour atteindre et exploiter une zone ou s'elevent des arbres ďune grande sagesse, ils coupent sans pitié. lis ne voient en nous qu'une val eur d echange. Regardez comme nos sols s'effritent et perdent de leur substance ! L'humus riche et parfumé 23 v£ronique tadjo paroles du coeur. lis lui demandaient un dernier conseil. lis le touchaient, rearrangeaient ses habits d'apparat afin qu'il soit toujours beau. Cel6braient son passage sur terre. La mort faisait partie de leur quotidien, ils la tutoyaient. Elle leur 6tait familiere. Quand la vie battait son plein, j'etais leur confident. Celui a qui ils parlaient de leurs joies et de leurs peines. De la difficulte de vivre. Ils deposaient des offrandes a mes pieds et se reunissaient sous mon feuillage touffu. J'etais l'Arbre a palabres. Discussions lon-gues et complexes respectant les preseances. Quelqu'un demandait la parole, se levait et exprimait son opinion. II se rasseyait. Un autre se levait et continuait le fil de la pen-see. Ainsi, les decisions importantes etaient prises en commun. Si un conflit se pr^parait, les mediations se passaient autour de moi. Les conciliabules des chefs aussi. De longues deliberations ne pouvaient aboutir loin de ma frafcheur. J'encourageais l'apaisement. Les villageois se donnaient le temps d'ecouter, de desamorcer les querelles qui menacaient de les diviser. Bien souvent, apres avoir eva-lue les problemes, ils ecartaient la punition et cherchaient a reconstruire les liens rom-pus brusquement. La vie se decidait dans 30 le cocon de sances, funen r£coltes, secba ou admirable ^ jeune fille, pro contre la sored lages voisins. 1 affection. Ii y avait un vent me deman gris-gris puissai taient, autour d la poitrine, au.\ bebes en etaient sort. Les jeune: trouver l'amour sen procuraien de la foret. Derriere ce q monde parallel forces vitales s affirmait le son dompter pour e Neanmoins, i]. destructif de la : l'exigeaient. Ls imprevisible. en compagnie des hümmes le cocon de mon etreinte. Mariages, nais-sances, funerailles, bonnes ou mauvaises r£coltes, sexheresse, attitude reprehensible ou admirable d'un jeune homme ou d'une jeune fille, protection des dieux, protection contre la sorcellerie et alliances avec les villages voisins. Tout tournait autour de mon affection. Ii y avait un grand sorcier. II venait sou-vent me demander conseil avant de creer ses gris-gris puissants. Tous les villageois les por-taient, autour du cou, autour de la taille ou ä la poitrine, aux poignets ou aux chevilles. Les bebes en etaient pares pour eloigner le mauvais sort. Les jeunes filles les recherchaient pour trouver l'amour et la fecondite. Les chasseurs sen procuraient pour se proteger des dangers de la forSt. Derriere ce qui est visible se dissimule un monde parallele et souterrain dans lequel les forces vitales sont des energies £parpill£es, affirmait le sorcier. Ii etait celui qui savait les dompter pour en faire beneficier le village. Neanmoins, il pouvait aussi invoquer le cöte destructif de la nature quand les circonstances I'exigeaient. La vie devenait tourmentee et imprevisible. 31 XIV La voix glaciate d'Ebola claque dans le matin naissant. D'accord, c'est tres beau, c'est tres bien. Mais ce n'est pas de moi que les hommes devraitut avoir le plus peur. lis devraient avoir peur d'eux-memes ! Je suis un virus millenaire. J'appartiens ä la grande famille des Filoviridae. On ne me connait que depuis une quarantaine d'annees, pourtant j'e"tais la depuis longtemps, dans cette foret extraordinaire appel^e « primaire » et oü tout est reste en l'etat comme dans un temps immuable. J'ai cinq freres : Ebola Zaire, le plus virulent d'entre nous, Ebola Soudan, qui le suit de tres pres, Ebola Cote d'lvoire, tres discret, connu seu-lement des hommes en 1994 ä partir d'un seul malade qui ne mourut d'ailleurs pas, 141 VERONIQUE TADJO Ebola Bundibugyo qui habite, lui, en quiknaa Ouganda, ancetres. fc| Et, enfin, Ebola Reston qui s'est installe en etpredbMg Asie, oü il n'a pas encore fait ses preuves. J i£T\:rr i Je n'aime pas voyager. Je prefere rester regi par am au fin fond de la jungle intouchee, lä oü je exister. Je i suis le plus heureux. Sauf quand on vient organisrae i me deranger. Sauf quand on vient deranger de comproi mon höte. Car lorsque je sors brusquement de vivant et ye! mon sommeil, je vais dun animal ä l'autre. Je besoin de ■ choisis souvent les grands singes, gorilles ou amas de ck chimpanzes, mais aussi les antilopes dont les quelconque hommes sont friands. Les animaux de la foret creature hu se connaissent tous. lis se rassemblent dans vais. Un tel les memes endroits. Autour des points d'eau, comme une sous les arbres fruitiers que les chauves-souris araignee qu habitent. La suite est connue. Un homme pro- Ce que le> fane la nature, tire et tue une bete. 11 depece la que je n'ai carcasse. Le sang sur les mains. Le sang frais meurent tro sur les mains. Le sang rouge sur les mains. 11 mes objecti; depose l'animal sur ses epaules et le ramene pourquoi pa au village. 11 ne sait pas que je suis dejä entre cher. Ce sor dans son corps. Que je serai ä present dans sa Nous, les famille. Dans son clan. J'avance ä bas bruit, planete. Noi lentement tout d'abord, jusqu a I'apotheose, le l'air. Nous s feu, les flammes. ventons, aci Ce n'est pas moi qui ai change. Ce sont les nos multiplii hommes qui ont change de direction. La vie a nous cern en compagnie des hommes is pou-tinents et les personne :re aide, c ouperais empecher liiere et ieut m'eli-retraite on se pr6-savants vent pas i une equa-entre dans iguins afin la rate, le dande thy-ques jours, ma proie. ere tous les >n chemin! ■ sort, mais ■Is n'ont de |vent regar-s'infligent et qu'ils continuent ä s'infliger depuis qu'ils existent. Leur nature est plus destructrice que la mienne. Pourtant, ils refusent en toute connais-sance de cause de le reconnaitre. Iis preferent se bercer d'illusions, se croire au-dessus des autres creatures de la terre. Dominateurs, tyrans de la planete, leur pouvoir est absolu. L'arrogance leur a fait oublier toute limite. Pis, ils s'entre-tuent sans pitie\ inventant chaque jour des facons un peu plus cruelles de faire souffrir et de tuer. De nouvelles raisons de faire la guerre. Tu sais quelle est ma chanson preferee, Baobab ? C'est « Ancient combattant » de Zao. Elle illustre, mieux que tout discours, le grotesque des hommes et leur incurable maladie de destruction. Le musicien fait dans l'absurde, il a tout compris. Je peux te reciter les paroles de memoire : Marquer le pas, un, deux Ancien combattant Mundasukiri Marquer le pas, un, deux Ancien combattant Mundasukiri La guerre mondiaux Ce nest pas propre, ce n'est pas beau La guerre mondiaux 145 XV La voix de Chauve-Souris vient s'opposer á celle d'Ebola. Je ne suis liée ä Ebola par aucune obligation, si ce nest celle de preserver le bien-étre de la nature. Tout d'abord, il faut done rétablir la vérité : je ne suis pas responsable de cette tragédie. Cest malgré moi que tout cela est arrive. Je ne veux de mal ä personne. Chauve-souris, mi-mammifěre, mi-oiseau, crocs et gueule de renard, ailes translu-cides, je ne regrette qu'une chose : avoir laissé Ebola s'echapper de mon ventre. Ii dormait en moi avant que les hommes ne viennent gächer la splendeur de la forět. Je lui avais donné la chaleur de mon sang. Je lui avais donné la multitude de mon espěce. Nous sommes des creatures timides mais accueillantes, mangeuses de fruits mürs ou d'insectes, paeifistes et dormeuses la téte 153 en compagnie des hommes qu'ils menent aujourd'hui n'est plus celle des ancetres. Us sont devenus plus exigeants, avides et predateurs. Leurs envies n'ont pas de limite. J'ignore tout de leurs croyances. Je ne suis regi par aucune loi. Je ne suis la que pour exister. Je suis moi, un point c'est tout. Un organisme qui a besoin de se reproduire. Pas de compromis. Pas de negotiation. Je suis vivant et je ferai tout pour le rester. J'ai juste besoin de me nourrir et de me defendre. Un amas de chair me convient. Un receptacle quelconque, que ce soit un animal ou une creature humaine. Je ne suis ni bon ni raau-vais. Un tel jugement n'a aucun sens. Je suis comme une plante qui pousse, comme une araignee qui d6vore. Ce que les hommes n'ont pas compris, c'est que je n'ai pas de preference pour eux. lis meurent trap vite, trop mal. lis ne servent pas mes objectifs. S'ils passent dans mon sillage, pourquoi pas, autrement, je n'irai pas les cher-cher. Ce sont eux qui viennent a moi. Nous, les virus, avons reussi a conquerir la planete. Nous sommes dans les oceans, dans l'air. Nous sommes partout. Nous nous rein-ventons, accelerons nos mutations, operons nos multiplications. Les hommes n'arrivent pas a nous cerner. Les antibiotiques, leur grande 143