Une histoire de loup-garou Cétait á Saint-Francois de 1'íle d'Orleans — 1'íle des Sorciers — un soir de novembre. Le jrxcoť était termine. Mais on ne se leva pas de table pour cela. L'inepuisable cruche fit encore une fois le recensement des convives, versant á chacun une derniěre rasade de rhum. Puis vinrent les histoires. D'abord anodines et ďune gaieté fortement épicée, elles ne tarděrent pas á prendre une tournure plus en rapport avec la predilection ordinaire des narrateurs et auditeurs. De drola-tiques, elles devinrent sérieuses, puis extraordinaires, puis tout á fait lugubres. Ce fut Antoine Bouet, l'huissier beau parleur, 1'avocat du village, qui les amena sensiblement sur ce terrain, oú il était chez lui. Ambroise Campagna venait de terminer une histoire dans laquelle un quéteux avait jeté un sort aux bétes á cornes de sou oncle, Baptisté Morency; et, comme il était quelque peu esprit fort, ce Campagna, il n'avait pas manqué ďajouter: — Vous en croirez ce que vous voudrez; mais, pour moi, je trouve que tous ces contes-lá, c'est des bétises. i. Festin oú sont conviés parents et amis á 1'occ.ision ďune fete de famille, ďune noce... 222 • Wenceslas-Eugene Dick Une histoire de loup-garou • 223 — Des betises! interrompit vivement Antoine ; tu en paries bien a ton aise, Ambroise Campagna. II pourrait bien t'en cuire, mon garcon, pour refuser ainsi de croire aux chatiments que le bon Dieu nous envoie par l'entremise de ses amis, les pauvres. II faut dire ici, entre parenthese, que ce finaud d'Ambroise avait toujours le nom de Dieu a la bouche, bien qu'il fut moins croyant que n'importe qui. — C'est vrai! murmura-t-on, Ambroise aura quequc chose. — Remarque, ami Ambroise, que je ne te le souhaite pas, au moins, reprit Antoine... Mais si jamais il t'arrivait comme a ce pauvre Jean Plante, de l'Argentenay... — Qu'est-ce qui est arrive a Jean Plante ? demanda-t-on avec une curiosite inquiete. — Voila! reprit solennellement Antoine, tout fier d'avoir mis la puce a l'oreille de son auditoire et, se placant a. califour-chon sur une chaise, dans l'attitude du conteur qui se dispose a produire de l'effet. — Si nous allumions avant de commencer! fit observer une voix. — Oui! oui! bourrons les pipes! repondit-on de partout. Antoine est beau parleur et en a pour longtemps. D'ailleurs, on goute mieux une histoire en tirant une louche. Pipes, calumets, brule-gueules et blagues a tabac sortirent simultanement de toutes les poches, et ce fut enveloppe, comme Jupiter tonnant, d'un nuage de fumee qu'Antoine Bouet, le beau parleur, commenca son recit. Jean Plante, de l'Argentenay, dit-il, etait comme Ambroise Campagna; il ne croyait pas aux loups-garous, il riait des re-venants, il se moquait des sorts. Quand on en parlait devant lui, il ne manquait jamais de dire avec un gros ncanement: «Je voudrais en rencontrer un de vos revenants ou de vos loups-garous : c'est moi qui vous 1'arrangerais de la belle maniere!» Propos inconvenants, vous l'avouerez, et qu'on ne devrait jamais entendre sortir de la bouche d'un chretien qui respecte les secrets du bon Dieu! — Ne va pas croire au moins, Ambroise, que je dis ca pour toi... je parle en general. II faut vous dire, mes amis, que Jean Plante vivait alors — il y a de ca une trentaine d'annees — dans un vieux moulin a farine situe en bas des cotes de l'Argentenay, a pas moins de vingt arpents de la plus proche habitation. Il avait avec lui, pendant le jour, son jeune frere Thomas, pour lui aider a faire le plus gros de l'ouvrage. Mais, la nuit, il couchait tout seul au second etage. C'est qu'il n'etait pas peureux, Jean Plante, et qu'on aurait bien couru toute l'ile d'Orleans pour trouver son pareil. II etait, en outre de cela, pas mal ivrogne et colere en diable, quand il se trouvait chaud1— ce qui lui amvait six jours sur huit. Dans cet etat, je vous assure qu'il ne faisait pas bon le regarder de travers ou lui dire un mot plus haut que l'autre: le mechant homme etait capable de vous flanquer des coups de la grande faux qu'on voyait toujours accrochee pres de son lit. Or, il arriva qu'un apres-midi ou Jean Plante avait leve le coude un nombre incalculable de fois, un queteux se presenta au moulin et demanda la chante pour l'amour du bon Dieu. — La charite! faineant!... Attends un peu, je te vas la faire, la charite! cria Jean, qui courut sur le pauvre homme et lui donna un grand coup de pied dans le derriere. Le queteux ne dit pas mot; mais il braqua sur le meumer une paire de z'yeux qui aurait du le faire reflechir. Puis il descendit lentement l'escalier et s'en alia. Au pied de la cote du moulin, il rencontra Thomas qui amvait avec une charge d'avoine. — La charite, pour l'amour du bon Dieu?... demanda-t-il poliment, en otant son vieux chapeau. 2. Ivre. 224 • Wenceslas-Eugéne Dick Una histoirc de loup-garou • 225 — Va au diable: j'ai pas le temps! répondit durement Thomas, qui se mít á fouetter ses boeufs. Comme tout ä l'heure, le quéteux ne souffla mot; mais il étendit sa main sěche du côté du moulm et disparut au milieu des arbres. Ici le narrateur fit une pause habile, pour exciter davantage la curiosite de son auditoire — lequel pourtant, suspendu aux levres d'Antome, n'avait certes pas besoin de cet aiguillon. Puis il secoua la cendre de sa pipe sur l'ongle de son pouce et reprit: — Le queteux n'avait pas plus tot fait ce geste que, eric! crac! le moulin s'arreta net. Jean lacha un juron et s'en fut voir ce qu'il y avait. Mais il eut beau examiner la grand'roue, les petites roues d'engre-nage, les courroies et tout le bataclan... il ne trouva nen. Tout paraissait en ordre. L'eau ne manquait pas, non plus. II appela son frere: — He! Thomas! — Ensuite ? — Le moulin est arrete. ■—Je le vols bien. — De quoi est-ce que ca depend? — J'en sais rien. — Comment!... T'en sais rien!... Mais e'est qu'il faut le savoir, mon gars. — C'est pas mon affaire, a moi. Regarde ce qu'il a, ton moulin. -—Ah! ah! c'est pas ton affaire!... On va voir ca, mon garcon. Rempoche-moi un peu d'avoine que tu viens de jeter dans la tremie: il y a des pierres dedans, je le gagerais. — Y a pas de cailloux dans mon avoine. Je les aurais vus, je suppose. — T'as pas la vue bonne aujourd'hui. Rempoche tout de suite, ou sinon... — Viens-y done pour voir! répliqua aigrement Thomas. Mais il n'eut pas plus tót regardé les yeux gris, tout pleins ďétincelles, de son frěrejean, qu'il se baissa immédiatement et : se mit en devoir de vider le grand entonnoir ou, comme vous savez, on jette le grain destine á étre moulu. La meule se trouva bientót á découvert. Jean se baissa á son tour, táta, palpa, fit toutes les sima-grées imaginables. Rien. — Cest pas mal dróle, tout de méme, cette affaire-lá... marmota-t-il entre ses dents: tout est correct, et cependant le moulin ne veut pas marcher. —Je sais ce que c'est! fit tout á coup Thomas, en se frappant le front. — Si tu le sais, dis-le done, imbecile. — C'est le maudit quéteux de tout á l'heure qui lui a jeté un sort. — Cré béte! tiens, voilá oú je les loge, moi, les sorts, ncana Jean Plaňte, en allongeant á son frěre un maitre coup de pied. Ce pauvre Thomas, il en souleva de terre et alla tomber sur les mains á dix pieds plus loin. Quand il se releva, il était bleu de colěre et il courut tout droit sur Jean. Mais le meumer, qui pouvait en rosser une demi-douzaine comme celui-lá, lui prit les poignets et 1'arréta court. — Halte-lá! mon gars, dit-il: on ne lěve pas la main sur Jean Plaňte, ou il en cuit. Thomas vit bien qu'il n'etait pas le plus fort. Pleurant de rage, il alia ramasser son chapeau. 226 • Wenccslas-Eugene Dick Unc histoirc de loup-garou • 227 Puis ll sortit, en montrant le poing a son frere et en lui! disant d'un ton de menace: — Quand tu me reverras!... Jean resta done seul. Tout le reste de l'apres-midi, il 1'employa a essayer de faire marcher son moulin. Mais, bernique! la grand'roue faisait un tour, puis, crac! la mecanique s'arretait net. — On verra demain ce qui 1'empeche d'aller, se dit a la fin Jean Plante. En attendant, fetons, puisqu'il n'y a pas autre chose a faire. Et notre homme installa sa cruche sur la table et se mit a boire, que e'etait un plaisir. Un verre de rhum n'attendait pas l'autre, si bien qu'a minuit il etait soul comme une bourrique. II songea alors a se coucher. C'est une chose facile a faire quand on est a jeun et qu'un bon lit nous attend; mais, quand les jambes refusent de nous porter, il faut s'y prendre a plusieurs fois pour reussir. Or, cette nuit-la, le meunier avait les pattes de dernere molles comme de la laine. II se cognait a tous les meubles et prenait des embardees qui l'eloignaient toujours de sa paillasse. Finalement il se facha. — Ah! ca! dit-il en se disposant a essayer une derniere fois, de ce coup-la, je me lance pour la mort ou pour la vie. Et il prit son elan, les bras en avant. Mais ce ne fut pas son grabat qu'il atteignit: ce fut la porte de l'escalier, restee entr'ouverte. Jean roula jusqu'en bas, comme un paquet de linge, et se trouva dehors, a la belle etoile. Essayer de remonter?... Impossible. II fallut done passer la nuit-la, au beau milieu du bois et avec la terre dure pour paillasse. Aussi, quoique soul, Jean ne put fermer l'ceil. II s'amusa I a compter les etoiles et a voir les nuages glisser sur la lune. Vers environ deux heures du matin, un grand vent du nord s'eleva, qui, s'engouffrant dans la cage de l'escalier, etei-giiit la chandelle restee allumee dans le moulin. — Merci, monsieur le vent, dit Jean Plante: vous etes plus menage que moi, vous soufflez ma chandelle. Et il se mit a ricaner. Mais son plaisir ne dura pas long-temps. La lumiere reparut au bout de cinq minutes, et, pendant une bonne heure, elle se promena d'une fenetre a l'autre, comme si une main invisible l'eut fait marcher. En meme temps, il arrivait de l'interieur du moulin des bruits de chaines, des gemissements, des cris etouffes, que e'etait a faire dresser les cheveux sur la tete et a croire que tous les diables d'enfer faisaient sabbat la-dedans. Puis, quand ce tapage effrayant eut cesse, ce fut autre chose. Des feux follets bleus, verts, livides, rouges, se mirent a danser sur le toit et a courir d'un pignon a l'autre. II y en eut meme qui vinrent efHeurer la figure du pauvre ivrogne au point qu'ils lui roussirent un peu la chevelure et la barbe. Enfin, pour combler la mesure, une espece de grand chien a poil roux, haut de trois pieds au moins, rodait au milieu des arbres, s'arretant parfois et dardant sur le meunier deux gros yeux qui brillaient comme des charbons enflammes. Jean Plante avait froid dans le dos et les cheveux herisses comme les poils d'un porc-epic. II essaya plusieurs fois de se relever, pour prendre sa course vers les maisons. Mais la terreur le paralysait autant que l'ivresse, et il ne put en venir a bout qu'au petit jour, alors que toutes les epouvantes de cette nuit terrible avaient disparu. Avec la clarte du soleil, Jean retrouva son courage et se moqua de ce qu'il avait vu. Pourtant il lui resta une certame 228 • Wenceslas-Eugéne Dick Une histoirc de loup-garou • 229 souleur', qui 1'empécha ďabord ďen rire bien franchement Mais i] n'eut pas aussitot lampé deux ou trois bons verres de rhum, qu'il redevint gouailleur comme la veille et se mít a défier tous les revenants et les loups-garous de 1'ile de venir lui faire peur. Cétait ä en devenir fou. De guerre lasse, Jean Plante regagna son lit et ramena les couvertures par-dessus sa téte: ce qui ne 1'empécha pas de grelotter de fiěvre tout le reste de la nuit. La journee se passa en essais inutiles pour faire repartir le moulin. II etait ensorcele tout de bon, car il n'y eut pas tant seulement moyen de lui faire faire de suite deux tours de roue. Jean vit approcher le soir avec une certaine apprehension. II avait beau se dire qu'il avait reve la nuit precedente, son esprit n'etait pas en repos. Mais, comme l'orgueil l'empechait de monter aux maisons, ou Ton n'aurait pas manque de le railler, il coucha bravement au moulin, — non toutefois sans avoir soigneusement ferme portes et fenetres. Tout alia bien jusqu'a minuit. Jean se flattait que la scene de la veille ne se renouvellerait plus et qu'il pouvait compter sur un bon somme. Mais... ding! ding! comme le douzieme tintement de l'horloge finissait de resonner, le tapage recommenca. V'lan! un coup de poing ici; bourn! un coup de pied la... Puis des lamentations!... puis des gemissements de chaines!... puis des eclats de rire,... des chuchotements,... des lueurs soudaines,... des souffles etranges qui se croisaient dans la chambre, — bref, un charivari a faire mourir de frayeur! Jean, lui, se facha blanc. II bondit sur sa grande faux et, jurant comme un possede, il fureta dans toutes les chambres du moulin, sans meme en excepter le grenier. Mais — chose curieuse — quand le meunier arrivait dans un endroit, le bruit y cessait aussitot pour se reproduire a la place qu'il venait de quitter. 3. Frayeur subite. Cela dura ainsi pendant toute une semaine. Le soir de la huitiěme journée — qui se trouvait étre le propre jour de la Toussaint — Jean veillait encore seul. II n'avait pas été ä la messe, sous pretexte qu'il faisait trop mauvais, aimant mieux passer son temps ä buvasser4 et braver le bon Dieu. II était pourtant bien change, le pauvre homme. Sa figure boufHe et ses yeux brillants de fiěvre disaient assez quelle af-freuse semaine d'insomnie il avait passée. Au dehors, le vent de nord-est faisait rage, fouettant les vitres avec une petite pluie fine, qui durait depuis le matin. Pas la moindre lune au firmament. Une nuit noire comme de l'encre! Jean était accoté sur la table, en face de son éternelle cruche, qu'il regardait d'un air hébété. La chandelle fumait, laissant retomber sur le suif son lu-mignon carbonise. II faisait noir dans la chambre. Tout ä coup, l'horloge sonna onze heures. Jean Plante tressaillit et fit mine de se lever. Mais l'orgueil le fit retomber sur sa chaise. — II ne sera pas dit que je céderai... murmura-t-il d'une voix farouche. Je n'ai pas peur, moi!... Non, non, je n'ai peur de rien! Et il se versa ä boire d'un air de défi. 4. Boire de l'eau-de-vie sans arret. 230 • Wenceslas-Eugene Dick Une histoire de loup-garou «231 Minuit arriva. L'horloge se mit a sonner lentement ses douze coups: ding! ding! ding!... Jean ne bougea pas. U comptait les coups et regardait partout, les yeux grands comme des verres de montres. Au dernier tintement, flac! une rafale de vent ouvrit vio-lemment la porte, et le grand chien roux de la premiere nuit apparut. II s'assit sur son derriere, pres du chambranle, et se mit tranquillement a regarder Jean Plante, sans detourner la vue une seule seconde. Pendant cinq bonnes minutes, le meunier et le chien se devisagerent comme ca, — le premier rempli d'epouvante et les cheveux droits sur la tete, le second calme et menacant. A la fin, Jean n'y put tenir. II se leva et voulut moucher la chandelle, pour mieux voir... La chandelle s'eteignit sous ses doigts. Jean chercha vite le paquet d'allumettes qui devait se trouver sur la table... Le paquet d'allumettes n'y etait plus. Alors il eut veritablement peur et se mit a reculer dans la direction de son lit, observant toujours 1'animal immobile. Celui-ci se leva lentement et se mit a se promener de long en large dans la chambre, se rapprochant peu a peu du lit. Ses yeux etaient devenus bnllants comme des globes de feu, et il les tenait toujours attaches sur le meunier. Quand il ne fut plus qu'a trois pas de Jean Plante, le pauvre homme perdit la tete et sauta sur sa faux. — C'est un loup-garou! cria-t-il d'une voix etranglee. Et, ramenant avec force son arme, il en frappa furieuse-ment Fanimal. Aussitot, il arriva une chose bien surprenante. Le moulin se prit a marcher comme un tonnerre, pendant qu'une lueur soudaine envahissait la chambre. Thomas Plante venait de surgir, tenant une allumette enflammee dans ses doigts. Le grand chien s'etait evanoui! Sans souffler mot, Thomas ralluma la chandelle. Puis, apercevant son frere qui tenait toujours sa faux: — Ah! ca! dit-il, que diable faisais-tu donc-la, a la noir-ceur? Deviendrais-tu fou, par hasard? Jean, livide et hagard, ne repondit pas. II regardait Thomas, a qui il manquait un bout de Foreille droite. — Qui t'a arrange Foreille comme ca ? demanda-t-il d'une voix qui n'etait plus qu'un souffle. — Tu le sais bien! repondit durement Thomas. Jean se baissa et ramassa par terre un bout d'oreille de chien, encore saignant. — C'etait done toi! murmura-t-il. Et, portant la main a son front, il eclata d'un rire lugubre. Jean Plante etait fou! (L'Opinion publiquc, 28 aout 1879)