Extraits des désorientés d'Amin Maalouf 1. « Tout homme a le droit de partir, c’est son pays qui doit le persuader de rester – quoi qu’en disent les politiques grandiloquents. « Ne te demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays. » Facile à dire quand tu es milliardaire, et que tu viens d’être élu, à quarante-trois ans, président des États-Unis d’Amérique ! Mais lorsque, dans ton pays, tu ne peux ni travailler, ni te soigner, ni te loger, ni t’instruire, ni voter librement, ni exprimer ton opinion, ni même circuler dans les rues à ta guise, que vaut l’adage de John F. Kennedy ? Pas grand-chose ! C’est d’abord à ton pays de tenir, envers toi, un certain nombre d’engagements. Que tu y sois considéré comme un citoyen à part entière, que tu n’y subisses ni oppression, ni discrimination, ni privations indues. Ton pays et ses dirigeants ont l’obligation de t’assurer cela ; sinon, tu ne leur dois rien. Ni attachement au sol ni salut au drapeau. Le pays où tu peux vivre la tête haute, tu lui donnes tout, tu lui sacrifies tout, même ta propre vie ; celui où tu dois vivre la tête basse, tu ne lui donnes rien. Qu’il s’agisse de ton pays d’accueil ou de ton pays d’origine. La magnanimité appelle la magnanimité, l’indifférence appelle l’indifférence, et le mépris appelle le mépris. Telle est la charte des êtres libres et, pour ma part, je n’en reconnais aucune autre. » 2. « Je ne juge pas ? Si, je juge, je passe mon temps à juger. Ils m'irritent profondément ceux qui vous demandent, les yeux faussement horrifiés : "Ne seriez-vous pas en train de me juger?" Si, bien sûr, je vous juge, je n'arrête pas de vous juger. Tout être doté d'une conscience à l'obligation de juger. Mais les sentences que je prononce n'affectent pas l'existence des "prévenus". J'accorde mon estime ou je la retire, je dose mon affabilité, je suspends mon amitié en attendant un complément de preuves, je m'éloigne, je me rapproche, je me détourne, j'accorde un sursis, je passe l'éponge - ou je fais semblant. La plupart des intéressés ne s'en rendent même pas compte. Je ne communique pas mes jugements, je ne suis pas un donneur de leçons, l'observation du monde ne suscite chez moi qu'un dialogue intérieur, un interminable dialogue avec moi-même. » 3. « Attila, c’est l’archétype de l’immigré. Si on lui avait dit :‘Tu es désormais un citoyen romain !’, il se serait enveloppé dans une toge, se serait mis à parler le latin et serait devenu le bras armé de l’Empire. Mais on lui a dit :‘Tu n’es qu’un barbare et un infidèle !’, et il n’a plus rêvé que de dévaster le pays… (...) L’Europe est pleine d’Attila qui rêvent d’être citoyens romains et qui finiront par se muer en envahisseurs barbares. Si tu m’ouvres les bras, je suis prêt à mourir pour toi. Si tu me refermes ta porte au nez, ça me donne envie de démolir ta porte et ta maison. » 4. « Au XXe siècle, il y a eu deux calamités majeures : le communisme et l’anticommunisme ; au XXIe, il y aura aussi deux calamités : l’islamisme radical et l’anti-islamisme radical » 5. «Que le monde d'hier s'estompe est dans l'ordre des choses. Que l'on éprouve à son endroit une certaine nostalgie est également dans l'ordre des choses. De la disparition du passé, on se console facilement ; c'est de la disparition de l'avenir qu'on ne se remet pas. Le pays dont l'absence m'attriste et m'obsède, ce n'est pas celui que j'ai connu dans ma jeunesse, c'est celui dont j'ai rêvé, et qui n'a jamais pu voir le jour. » 6. « Mieux vaut se tromper dans l'espoir, qu'avoir raison dans le désespoir. » 7. « Ce que tu portes dans ton cœur ne me regarde pas. Ce que tu portes à l’extérieur est une affirmation publique à l'intention des tiers, et par conséquent, ça me regarde. J'ai le droit d'approuver comme de désapprouver. J'ai le droit d'être réconforté, comme j'ai le droit d'être mal à l'aise. » 8. « Aucune amertume. Quitter son pays est dans l'ordre des choses ; quelquefois, les événements l'imposent ; sinon, il faut s'inventer un prétexte. Je suis né sur une planète, pas dans un pays. Si, bien sûr, je suis né aussi dans un pays, dans une ville, dans une communauté, dans une famille, dans une maternité, dans un lit... Mais la seule chose importante, pour moi comme pour tous les humains, c'est d’être venu au monde. Au monde ! Naître, c'est venir au monde, pas dans tel ou tel pays, pas dans telle ou telle maison. » 9. « Quand les gens refusent de s'intégrer, c'est aussi parce que la société où ils vivent est incapable de les intégrer. A cause de leur nom, de leur religion, de leur allure, de leur accent... »