Qu'est-ce que le populisme ? Author(s): Christian Godin Source: Cités, No. 49, Le populisme, contre les peuples? (2012), pp. 11-25 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41444803 Accessed: 19-03-2018 15:46 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cités This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Qu est-ce que le populisme ? Christian Godin Le spectre du populisme hante le monde, particulièrement le monde occidental1. Il n'est pas impossible que le populisme soit au xxie siècle ce que le totalitarisme aura été au xxe siècle : pour la démocratie le principal danger. Puisque la démocratie est essentiellement représentative, la crise de la démocratie représentative, dont le populisme est le symptôme manifeste, est une crise de la démocratie. Lorsqu'il s'agit de déterminer une notion, il existe, pour reprendre la distinction faite par Isaiah Berlin2, la méthode du hérisson, déductiviste, qui cherche à tout rapporter à un principe unique et la méthode du renard, inductiviste, qui explore les voies possibles. Si l'on suit la méthode du hérisson, on cherchera à déterminer l'essence du populisme, son idéaltype. Si l'on suit la méthode du renard, on se mettra en quête des variétés empiriques de ce qui est désigné sous le vocable de « populisme ». Nous pensons, comme Pierre-André Taguieff qui rapporte cette comparaison, qu'un mixte des deux méthodes est préférable3. 1. Vingt-sept partis populistes d'extrême droite sont présents dans 18 pays européens. Lors des élections européennes de 2009, ils ont dépassé les 10 % dans huit pays de l'Union européenne. 2. I. Berlin, Les Penseur russes , tr. fr., Paris, Albin Michel, 1995, p. 57-58. Isaiah Berlin parlait également du « complexe de Cendrillon » à propos du populisme : « Il existe une chaussure - le mot populisme - pour laquelle quelque part il existe un pied. Il y a toutes sortes de pieds auxquels elle convient, mais il ne faut pas être pris au piège par ces pieds qui s'adaptent plus ou moins bien. Le prince erre toujours à la recherche de la chaussure et, quelque part, on peut en être sûr, il y a un pied qui attend, qui se nomme le pur populisme » (cité par P. -A. Taguieff, L'Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l'âge démocratique , Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2007, p. 287). 3. Ibid., p. 164-165. 11 Qu'est-ce que le populisme ? Christian Godin Cités 49, Paris, puf, 2012 This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 12 Dossier Le populisme, contre les peuples À l'origine, le terme de « populisme », qui apparaît dans le champ littéraire en 19121, renvoyait à un courant de romanciers autodidactes cherchant à dépeindre de manière réaliste la vie des gens du peuple. Ce n'est que plus tard que « populisme », choisi pour traduire le russe narodnitchestvo entre dans le domaine politique pour désigner une idéologie particulière. Les populistes ( Narodniki ), au premier rang desquels figure Alexandre Herzen, le fondateur du mouvement, étaient des intellectuels slavophiles favorables à un socialisme d'esprit russe2. Par la suite, le populisme débordera le champ politique3. Il existe un populisme social4 et l'on parle désormais de populisme culturel. L'usage péjoratif du mot ne date que des années 1980. Cet usage est aujourd'hui dominant, du moins en France, même si certains (rares) responsables politiques assument et revendiquent la qualification de « populistes ». Le populisme est, pour reprendre la formule de Paul Ricœur, presque toujours le « discours de l'autre ». Tirant argument du caractère politiquement indéterminé de la notion, certains, comme Jacques Rancière, rejettent un terme qui, sous couvert de décrire et d'expliquer, ne fait que condamner, et dénoncent ceux qui dénoncent le populisme. Qualifier de « populiste » n'est pas décrire, mais disqualifier. « Le terme de "populisme" ne sert pas à caractériser une force politique définie. Il ne désigne pas une idéologie ni même un style politique 1 . Le Manifeste du populisme paraît dans L'Œuvre en 1 929. 2. Comme le populisme latino-américain qui viendra plus tard, le populisme russe entendait libérer le peuple sans passer par la lutte des classes. Le terrorisme qui lui a succédé sous la forme du nihilisme a signifié son arrêt de mort. 3. Stéphane Foucart a écrit un ouvrage intitulé Le Populisme climatique. Claude Allègre et C'e, enquête sur les ennemis de la science , Paris, Denoël, coll. « Impacts », 2010. 4. Est populiste, par exemple, celui qui part en guerre contre les directives de Bruxelles en matière de protection des espèces protégées pour permettre aux chasseurs de la baie de Somme et de Gironde de canarder à loisir, est populiste aussi celui qui s'insurge contre les dispositions prises en matière de sécurité routière pour s'opposer à l'enlèvement de panneaux avertisseurs de radars et permettre ainsi aux automobilistes de dépasser impunément la vitesse limite en dehors des tronçons de route contrôlés. Les réactions suscitées en France par le durcissement des dispositifs de contrôle de vitesse cristallisent un ensemble de griefs qui vont bien au-delà du seul débat sur la sécurité routière : rejet de mesures allant dans le sens de l'intérêt général assimilé au tout-répressif, mise en cause d'un « racket » organisé par l'État, critique des élites coupées de la réalité quotidienne... En France, la conduite automobile semble échapper, dans l'esprit de nombreux citoyens, au champ social ordinaire (Jean-Michel Normand, « La sécurité routière face au populisme automobile », Le Monde , 29-30 mai 201 1). On a parlé de « populisme pénal » à propos du projet de loi visant à introduire des jurés populaires dans les chambres correctionnelles comme si le peuple, inquiet pour sa sécurité, devait mieux juger que les juges (jugés trop laxistes) : voir Denis Salas, La Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal , Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms cohérent. Il sert simplement à dessiner l'image d'un certain peuple1. » À travers le rejet du populisme, c'est donc une certaine idée du peuple qui serait rejetée, et, par contrecoup, les élites qui seraient réconfortées dans leur irresponsabilité et leurs privilèges. Le fait qu'il existe un populisme « de droite », qui qualifie presque toujours l'extrême droite, et un populisme « de gauche », qui qualifie souvent l'extrême gauche, un populisme des classes dominantes et un populisme des classes dominées (pour reprendre la distinction d'Ernesto Laclau) semble plaider en faveur de l'inconsistance de la notion. L'hypothèse serait alors que si le populisme n'est pas une idéologie à la manière du libéralisme ou du socialisme, c'est parce qu'il renvoie davantage - du moins en première analyse, et contrairement à ce que suggère Jacques Rancière, qui ne lui accorde même pas cette dimension formelle - à un style qu'à un contenu politique. Le populisme se reconnaîtrait à des manières de parler et à des postures. Mais on peut, à l'inverse, plaider en faveur d'une consistance réelle, objective du concept de populisme, sans oublier pour autant les contradictions pouvant le traverser. Après tout, c'est le propre des concepts politiques que de voir leur sens varier au gré des contextes et des circonstances historiques - que l'on songe à ceux de nation ou de démocratie. Celui de totalitarisme a été l'objet de controverses analogues. !3 Quel crédit accorder à un terme qui renvoie aussi bien au communisme d'inspiration universaliste qu'au nazisme racialiste ? Pour les marxistes, le Qu'est-ce terme de totalitarisme permet des amalgames à la fois ineptes et scanda- que le populisme? leux. Et pourtant, il est arrivé plus d'une fois dans l'histoire récente que Christian Godm des positions politiques radicalement opposées sur certaines questions se rejoignent sur des points essentiels. La représentation traditionnelle des assemblées politiques sous la forme d'un hémisphère a pour effet de rendre topologiquement aberrant un voisinage des partis extrêmes. Mais si, à l'image traditionnelle du demicamembert on substitue, comme Jean-Pierre Faye l'a fait à propos des partis extrêmes de la République de Weimar, la figure du fer à cheval, alors la distance maximale est remplacée par une inédite proximité. Il peut exister dans l'espace politique, en vertu de circonstances historiques particulières, une courbure qui tend à rapprocher l'extrême droite et l'extrême gauche. Certes, il y a entre elles des différences spécifiques radicales et capitales, 1. J. Rancière, « Non, le peuple n'est pas une masse brutale et ignorante », Libération , 3 janvier 2011. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms mais aussi un genre prochain où se retrouvent nombre de caractéristiques communes. Différence spécifique : le populisme de droite est xénophobe1, le populisme de gauche ne l'est pas, mais le populisme de gauche est protectionniste tout comme le populisme de droite, les deux sont nationalistes, antieuropéens et antimondialistes2, ils pourfendent la classe politique et les élites presque dans les mêmes termes et pour des raisons analogues3. Comme souvent, l'idée et le fait précèdent de beaucoup le mot qui les désigne. Le populisme a une préhistoire qui remonte aux Grecs, inventeurs de la démocratie. Puisque ce type de régime repose sur l'usage public du langage, la démagogie ne peut naître que dans ce contexte. Si le pharaon d'Egypte pouvait prendre des mesures populaires, il est certain qu'il n'avait pas besoin de démagogie pour gouverner. Le « démagogue », qui avait à l'origine le sens neutre de « meneur de peuple », a pris au v* siècle avant notre ère le sens négatif qui est encore le sien. Dans La République *, Platon pourfend la démagogie, consubstantielle selon lui à la démocratie. Séducteur de peuple5, le démagogue est aussi un tyran. La démocratie est un régime qui finit par basculer dans son contraire - la tyrannie. Son envers devrait-on dire, plutôt que son contraire, car il y a selon Platon une tyrannie du peuple. La liberté du peuple est un chaos d'où ne peut 14 sortir qu'un ordre intempérant. Aristo te (qui n'avait pas les préventions de Platon contre la démocratie) fait remarquer que là où les lois ne domiDossier nent pas, les démagogues apparaissent, et il établit un parallèle entre les Lepopulisme, courtisans qui flattent les tyrans et les démagogues qui flattent le peuple. contre h peuples. d£mag0gUes sont }es courtisans du peuple-roi. Aristo te voit bien le 1 . Il existe d'autres divisions, qui multiplient les espèces. Ainsi trouve-t-on en Europe du Nord des partis populistes favorables à la mondialisation mais pas à l'immigration, ou bien favorables à l'immigration, à condition qu'elle ne soit pas musulmane. 2. Le populisme est allé jusqu'à faire de « cosmopolite », cette bête noire déjà commune à Hitler et à Staline, une injure. En France, la dénonciation des « droits-de-l'hommisme » comme faux nez de l'impérialisme est partagée par l'extrême droite et la gauche extrême. Cela étant, de ce qu'il existe un populisme de droite et un populisme de gauche, il ne s'ensuit pas, comme certains le font, que le populisme surmonte l'opposition entre gauche et droite. 3. Il est à noter que le populisme de gauche suscite en Europe beaucoup moins d'hostilité que le populisme de droite, même de la part des gouvernements libéraux. L'entrée au Gouvernement autrichien de plusieurs membres du parti de Jörg Haider en 2000 suscita un tollé, tandis que le parti Samoobrona (autodéfense), violemment antieuropéen, et qui participa au Gouvernement polonais en 2006 et en 2007, laissa l'Europe inerte. 4. Livre VI. 5. Dans Gorgias , Platon traite les démagogues de « pâtissiers » qui gavent le peuple de biens matériels. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms lien indéfectible entre le démagogue et la démocratie : il s'agit de séduire le peuple en dénonçant une partie de la population et en faisant des promesses faciles à l'adresse des indigents. Le démagogue est indifférent aux conséquences d'une telle attitude : la sédition, la rupture du lien social sont des risques pour la démocratie, mais il n'en a cure1. Si le terme de populisme a aujourd'hui supplanté celui de démagogie, c'est parce qu'il recouvre une réalité plus large, tout en reprenant la totalité de son sens, lequel a vu du coup se rétrécir son domaine d'application. La démagogie, en effet, est une pratique qui peut se cantonner à un domaine étroit de la vie politique et sociale. On dira que la promesse d'une hausse du pouvoir d'achat est démagogique. Si le populisme englobe la démagogie puisqu'il prétend contradictoirement suivre et mener le peuple, il ne s'y réduit pas. Il est à la fois une forme (un style) et l'expression d'un ensemble de valeurs dont il s'agit de repérer les liens de dérivation ou d'inversion par rapport à celles de la démocratie2. A la différence des idéologies qui ont traversé l'histoire et les sociétés depuis deux siècles, nul n'a jamais constitué une théorie du populisme. Le populisme est moins une idéologie qu'une rhétorique3. Il existe une manière populiste, reconnaissable entre toutes, et qui transcende les clivages politiques et nationaux classiques. Cette manière est littéralement !5 ignoble, c'est-à-dire non noble. Depuis les années 1980, nombre de responsables politiques occidentaux n'ont eu de cesse de se présenter comme des Qu'est-ce hommes du commun, ni des génies ni des héros, et fiers de leur inculture quel* populisme? (voir Ronald Reagan). Mais dans la recherche démagogique pour toujours n 0 in plus de simplicité sauvage, ils ont trouvé plus forts qu'eux. Il ne suffit pas de s'encanailler pour être, ni même pour paraître, un homme du peuple. Le leader populiste, qui ne représente pas mais incarne , prend le peuple au 1 . Aristote, Les Politiques , livre V. 2. Voir Yves Mény et Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et les démocraties , Paris, Fayard, 2000. Le populisme est un événement intérieur à la vie démocratique, écrit Francesco Saverio Trincia, il a besoin des institutions, des procédures et de l'ethos démocratiques pour « dévorer la démocratie et la transformer en quelque chose de différent sans pourtant détruire son image extérieure » (Francesco Saverio Trincia, « Le dilemme de la démocratie : populisme, souveraineté populaire et crise de l'État démocratique », in Repenser la démocratie , ouvrage collectif dirigé par Yves Charles Zarka, Paris, Armand Colin, 2010, p. 28). 3. Pierre-André Taguieff ne distingue pas moins de six formes de populismes : le populismemouvement, le populisme-régime, le populisme-idéologie, le populisme-attitude, le populismerhétorique, et le populisme-type de légitimation (P. -A. Taguieff, « Le populisme et la science politique », in Les Populismes , ouvrage collectif dirigé par Jean-Pierre Rioux, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2007, p. 31-34), mais il est clair que ces formes se chevauchent. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms mot. Face au verbe hautain du technocrate, il va parler haut1. Tout comme la démocratie directe, le style direct participe du rejet des élites. Certes, on ne peut parler de « culte du chef » comme pour les fascismes, car les démocraties l'ont neutralisé et affadi en vedettariat, toujours est-il qu'il n'y a pas de populisme sans leaders. Le chef populiste est, pour reprendre les termes de la tripartition de Max Weber, charismatique, c'est-à-dire ni électif ni bureaucratique. Le parler dru de ces leaders, qui usent volontiers de tours familiers et de tournures argotiques, ravale l'idiolecte des professionnels et des experts de la politique au rang de moyen cynique de dissimulation et de mensonge. Le populisme fait mouvoir des ressorts inconscients : levée des refoulements, désublimation. C'est pourquoi il donne matière à jouir. « Pour séduire, il faut réduire », disait Baltasar Graciân. Et pour réduire, rien de tel que l'émotion, qui est la chose du monde la mieux partagée. L'affect est simplificateur et bipolaire. Si la démocratie d'opinion est déjà une forme exsangue de démocratie, que dire de la démocratie d'affect ? Le leader populiste entraîne à la manière d'un animateur de télévision ou d'un disc-jockey. Il n'a plus besoin, comme jadis, d'être un orateur, même si, à l'occasion, il l'est. Il est un animateur, et même, dans une société qui présente des signes d'exténuation, un réanimateur. Sur le plan formel, 16 le populisme est moins la trahison de la démocratie que sa caricature. Il exhibe l'affect jusqu'à l'outrance comique2. Dossier Le populisme a une structure de quadrilatère. Il croise l'opposition ceux Le populisme, en haut/ceux d'en bas avec l'opposition ceux d'ici/ceux d'en face. Sur le contre les peuples? ^ contenu, plusieurs traits caractérisent le populisme actuel, qu'il soit de gauche ou de droite : a) la condamnation sans appel des élites3 ; b) la défense d'une identité nationale menacée ; c) le rejet des forces étrangères menaçant cette identité. 1. Voir Discours populistes , ouvrage collectif dirigé par Gabriel Périès et P. -A. Taguieff, Paris, Presses de Sciences Po, 1998. A titre d'illustration de parler dru, voir la sortie passablement grotesque de Jean-Luc Mélenchon en acteur shakespearien le 21 novembre 2010 : « Je suis le bruit et la fureur, le tumulte et le fracas. » 2. Les ennemis d'Eva Perön (l'épouse du président argentin suscitait un engouement quasi mystique auprès du peuple) lui avaient reproché, pour la discréditer, ses visons et ses bijoux. Lors d'un meeting, elle ne nia ni les fourrures ni les pierres précieuses, qu'elle exhibait, bien au contraire. Elle déclara alors : « Est-ce que nous, les pauvres, nous n'aurions pas autant que les riches le droit de porter des manteaux de fourrure et des colliers de perles ? » La foule éclata en longs et vifs applaudissements. Fait rapporté par Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes , Paris, Gallimard, 1967, p. 239. 3. Voir Qu'ils s'en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne , de Jean-Luc Mélenchon, Flammarion, 2010. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Jacob Burkhardt disait de la modernité qu'elle est « l'ère des simplifications sauvages ». Alors que les mécanismes sociaux sont de plus en plus complexes, et que seuls les spécialistes en sciences humaines peuvent tâcher d'en prendre la mesure, les relations sociales dans lesquelles les individus sont engagés quotidiennement sont de plus en plus pauvres. Ce qui veut dire que les citoyens sont de moins en moins à même de comprendre le monde dans lequel ils vivent. Ce que Hannah Arendt et Günter Anders disaient du monde technique se trouve vérifié au niveau du monde social : les hommes ne sont plus en position de savoir ce qu'ils font. Le populisme offre ce précieux avantage de traiter le monde compliqué avec des idées simples. Il croit encore à l'opposition univoque du vrai et du faux. Il s'imagine que le monde politique se divise en deux camps : ceux qui mentent et ceux qui disent la vérité. Le populisme répugne à la délibération, il n'a que des certitudes. La dualité nous/les autres gouverne tout un ensemble de dichotomies : familier/ étranger, bienveillant/hostile, sécurisant/inquiétant. Est populiste celui qui fait croire au peuple que tout ce qui lui est inaccessible lui a été interdit . Campant en deçà de la critique constructive, le populisme oscille entre la recherche du bouc émissaire et le déni. Il nie que les difficultés économiques du pays viennent de lui-même, comme il nie l'existence du dopage systématique des champions et des vedettes qu'il continue à admirer. A 17 la différence du discours révolutionnaire, le discours populiste vise moins à la transformation de la réalité qu'à sa disparition. En ce sens, il participe Qu'est-ce d'une pensée véritablement magique. Mais, et en cela le populisme reste bien i ' / i ' Avec a la i démocratie, / c est le i peuple ' (dem voir. Mais alors que le démagogue condu le Duce conduisaient les masses, le chef individus. Mais cela n'interdit pas, bien un essentialisme : il croit qu'il existe un p et transcendant l'histoire. Le peuple est fo attaché à l'idée de nation, à laquelle, just élites ne croit plus. Le populisme est un n 1 . Il existe dans le Venezuela de Hugo Chavez un mi 2. En diffusant massivement une conception relativist intellectuels n'auront pas contribué pour peu au discréd 3. Bernard Stiegler parle de « populisme industriel » à analogiques ont engendré un nouveau populisme », Lib ( op. cit.) fait remarquer que les leaders populistes sont la télévision ménage. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms nationalisme. Il joue Xethnos , et même Xochlosx contre le demos . D'autant que le concept de peuple, adossé au mythe révolutionnaire (Michelet, Hugo) a connu une crise radicale et sans doute irréversible. Tant du point de vue sociologique que du politique, il n'est pas sûr que le peuple existe encore. Il est aussi introuvable que « les cultures », elles aussi en voie de disparition, et elles aussi rituellement invoquées par compensation. De même que la culture dite populaire n'est pas produite par le peuple (simplement, ce ne sont pas les mêmes élites qui sont en action)2, le populisme, qui ne cesse d'invoquer le génie du peuple3, n'est jamais venu du peuple lui-même4. Il est venu à lui, lorsqu'il ne s'est pas imposé à lui. Le populisme n'est populaire qu'après coup, en aval, pas en amont. A l'heure de l'individualisme de masse, il n'y a plus ni peuple, ni masse, ni foule. Seulement un collectif d'individus. Ainsi la plaisanterie de Brecht (dissoudre le peuple) est-elle en passe de devenir la réalité. Le peuple du populisme n'est pas un organisme (le « corps politique » des théories et républiques classiques), mais un agrégat : l'addition d'une multitude d'individus pour lesquels, comme dit Dominique Reynié, « la classe sociale ne constitue plus un univers d'appartenance ni même de représentation »5. Le « peuple » du populisme n'a ni un sens ethnique, ni un sens politique, ni un sens social. Il ne se définit pas pour, mais contre : contre les élites et les étrangers. Si bien que nous 23 avons affaire à cette configuration paradoxale d'un populisme sans peuple, bien différent de celui auquel les histoires passées (celles de la Russie, des Qu'est-ce Etats-Unis à la fin du xixe siècle, de l'Amérique latine, de la France entre que le populisme? les deux guerres) nous avaient habitués. Avec le populisme, l'amour des Christian Godm « petites patries » (la formule est de Jaurès), le « narcissisme des petites différences » (la formule est de Freud) se donnent libre cours. Les populistes russes6 et sud- américains étaient des progressistes, ce que ne sont pas les néopopulistes européens actuels. Ceux-ci n'espèrent rien de 1 . La populace, en grec. Polybe voyait dans « l'ochlocratie » (terme forgé par lui) la dégénérescence de la démocratie. 2. L'idéologie médiatique entretient la fiction de la « fête populaire » autour de quelques grandes rencontres sportives (Tour de France cycliste, Coupe du monde de football, Jeux olympiques...). 3. À rebours du projet républicain d'instruire et d'éduquer le peuple (Proudhon parlait de « démopédie »), le populisme considère que le peuple en sait déjà bien assez, qu'il sait déjà tout ce qu'il importe de savoir. 4. C'est vrai de tous les populismes, social et politique, littéraire ou culturel. 5. D. Reynié, Populismes : la pente fatale , op. cit , p. 132. 6. Le populisme russe est plus ambigu que le populisme sud-américain. Il se réclamait du socialisme, mais reposait largement sur le mythe de la commune paysanne originelle. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms l'avenir et en redoutent tout. La valeur de l'Histoire s'est inversée pour eux : alors que durant les trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale les changements étaient vécus comme des progrès, désormais ils sont perçus comme inquiétants. « Tout ce qui peut être anéanti doit l'être », disaient les nihilistes du xixe siècle. Tout ce qui existe peut disparaître, pensent les pessimistes d'aujourd'hui, qui n'ont pas forcément tort. Le populisme est d'autant plus triste qu'il ne dispose même plus de l'élan poétique de la nostalgie. Très moderne à cet égard, il n'a plus de rapports profonds au passé historique et culturel. C'est pourquoi la qualification de « réactionnaire » est en porte-à-faux à son sujet. Le populisme ne critique pas, il rejette. Il voit avec tristesse la communauté {Gemeinschaß) se dissoudre en société (Gesellschaft) , au sens que Ferdinand Tönnies accordait à ces termes. On comprend pourquoi le populisme d'aujourd'hui ne peut avoir la dynamique de ceux du passé. C'est une formation réactionnelle - analogue en cela à l'islamisme, la violence en moins. De même que l'intégrisme est un signe de déclin et non de regain du religieux, le populisme signale non pas le retour du peuple sur le devant de la scène politique, mais son effacement. Il sait plus ou moins obscurément que la partie est désormais perdue pour lui. D'où sa tristesse et son ressentiment. 24 D'où également les inquiétudes du côté de ses adversaires. Historiquement, le populisme a pu précéder la démocratie, lui succ Dossier ou l'accompagner. Il pourrait bien aussi en signaler la fin. Alain T Le populisme, a qualifié le populisme de « maladie infantile de la démocratie contre les r peuples r i i. r j • 11 1*111. r r le populisme sous sa rorme dominant sénile. De plus en plus d'« experts » cratie est une forme (une formule) lisme désormais mondialisé. Inquiét que le populisme que l'on voit aujou mine les pays occidentaux d'abord, une « post-démocratie » qui fermer à Athènes pour laisser place, toute et de consommation sécurisé1. Le ges politiques traditionnels, à comm droite. En fait, il se trouve déport rait dire infrapolitique. « Ni progr 1. Est-il besoin de préciser qu'il s'agit là d'un normal du système. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms franche utopie », dit Jean-Pierre Rioux1. L'absence de détermination des moyens pratiques, le caractère franchement irréaliste de ses revendications (qui pourrait croire à une sortie de la France hors du monde ?) font du populisme une sorte d'utopie à l'envers, où la crainte aurait remplacé l'espoir. Le populisme voit avec tristesse et rage disparaître son monde familier sans pouvoir empêcher la venue d'un monde nouveau2. Mais sa faiblesse et même son inconsistance programmatique, loin de lui nuire, contribuent à lui faire gagner un nombre croissant de suffrages. L'opposition droite/gauche est concurrentielle, elle rend possible l'alternance politique. L'opposition peuple/élites, gouvernés/gouvernants est beaucoup plus conflictuelle, dotée d'une forte charge de violence symbolique. S'il est douteux que les partis populistes s'emparent du pouvoir central dans un grand pays, à l'échelon local en revanche, ils peuvent conquérir des positions importantes. Par ailleurs, là où le scrutin proportionnel est de règle, comme c'est le cas dans la plupart des pays européens, les partis populistes sont en mesure d'avoir un poids considérable. Enfin, la virulence de l'antipopulisme a presque toujours pour effet pervers de renforcer le populisme dans ses certitudes et dans ses craintes. Le spectre qui hante le monde n'est pas celui d'une prise de pouvoir démocratique par des partis qui ne le seraient pas, mais celui d'une évacuation du poli- 25 tique3 dans des pays guettés par le déclassement et le vieillissement. Qu'est-ce que le populisme ? Christian Godin 1. J.-P. Rioux, « Le peuple à l'inconditionnel », in Les Populismes , dir. J.-P. Rioux, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2007, p. 13. 2. D. Reynié, Populismes : la pente fatale , op. cit., p. 134. 3. Le cercle est connu : l'impression que le politique n'a plus de pouvoir pousse à le mépriser, ce qui a pour effet de l'affaiblir. Ainsi le populisme enferme-t-il le politique dans un processus d'auto- invalidation. This content downloaded from 147.251.6.77 on Mon, 19 Mar 2018 15:46:40 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms