62 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE France, au xvie siecle, les valets des imperialistes, les «negres blancs d'Amerique»? N'ont-ils pas, tout comme les Noirs americains, ete importes pour servir de main-d'ceuvre a bon marche dans le Nouveau Monde? Ce qui les differencie: uniquement la couleur de la peau et le continent d'origine. Apres trois siecles, leur condition est demeuree la meme. lis constituent toujours un reservoir de main-d'ceuvre a bon marche que les detenteurs de ca-pitaux ont toute liberte de faire travailler ou de reduire au chomage, au gre de leurs interets financiers, qu'ils ont toute liberte de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu'ils ont toute liberte, selon la loi, de faire matra-quer par la police et emprisonner par les juges «dans l'in-teret public», quand leurs profits semblent en danger. 1. C'etait vrai en I960, ce ne Test plus aujourd'hui. (N. d. A.) 1 Nos ancetres sont venus ici dans l'espoir de com-mencer une vie nouvelle. lis etaient, pour la plupart, sol-dats ou journaliers. Les soldats sont venus, longtemps apres Champlain, pour combattre les Anglais, et ils de-meurerent en Nouvelle-France parce qu'ils n'avaient pas 1'argent necessaire pour retourner dans la metropole. Pour subsister, ils se firent trafiquants, artisans ou cou-reurs des bois. Les autres sont venus comme engages, surtout sous 1'administration Talon, un siecle environ avant la conquete anglaise. C etaient des ouvriers non specialises, qui, dans la France de Colbert, ne trouvaient ni travail ni raison de vivre. Ils faisaient partie du lot de plus en plus considerable de chomeurs et de vagabonds qui remplissaient les villes de la France mercantile. Ces engages devaient, dans l'esprit de Talon, s'ajouter aux soldats-chomeurs pour servir de main-d'oeuvre locale et permanente. Maries de force, des leur arrivee en Nouvelle-France, a des orphelines importees de Paris, ces engages etaient charges par Talon de jeter les fondements d'une societe independante. Ils devaient travailler a l'edification d'une industrie autochtone et au developpement de l'agri-culture et faire le plus d'enfants possible pour accroitre rapidement la main-d'ceuvre et le marche. Ceux qui refu- 64 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 65 saient d'obeir aux directives de l'lntendant etaient empri-sonnes ou renvoyes en France. Plusieurs colons prefere-rent se faire coureurs des bois plutot que d'etre contraints d'epouser une femme qu'ils ne connaissaient pas et dont souvent ils ne voulaient pas, parce qu'elle avait mauvais caractere, etait laide ou stupide. Les colons ou les habitants — comme on devait, par la suite, les appeler —, furent ainsi mis au service des ambitieux projets du protege de Colbert. Mais ces hommes, qui etaient expedies de France par centaines, n'avaient appris aucun metier dans la metropole. Ils ne possedaient aucune connaissance technique et n'avaient que leurs muscles, leur bonne volonte et leur gout de l'aventure a offrir a Talon. Dans la metropole, ils fai-saient partie de cette masse inemployee de travailleurs que le developpement des manufactures, la concentration des capitaux dans les villes et la surpopulation avaient chasses des campagnes et reduits au chomage et au vagabondage. Dans les villes de France, ils constituaient cette classe de plus en plus importante et menasante de parias qui ne pouvaient trouver a survivre qu'en se livrant au brigandage. Le roi avait mis le brigandage et le vagabondage hors-la-loi, mais cette loi ne servait qu'a faire em-prisonner et tuer un nombre considerable d'innocents, car l'Etat, dont les revenus etaient consacres a financer des guerres incessantes et le faste de la cour, etait incapable de fournir du travail au nombre croissant des affames. Les classes dirigeantes possedaient trois moyens de se debarrasser de cet encombrant fardeau: l'armee, la prison, les colonies. Des dizaines de milliers de ces «indi-gents» — comme les appelaient les aristocrates — furent done envoyes sur les champs de bataille d'Europe, d'Amerique, d'Asie et du Moyen-Orient. Des dizaines de milliers d'autres moururent en prison, furent egorges, pendus ou decapites. Le reste fut abandonne ä son sort ou exporte, comme du betail, aux colonies, pour y servir de main-d'eeuvre ou de chair ä canon. Quand les prisons de la metropole etaient surpeuplees et que le peuple s'agitait un peu trop, on exilait souvent les «fortes tetes» aux colonies au lieu de les pendre: e'etait plus humain. Periodi-quement, on liberait les plus gaillards des prisonniers pour en faire des mercenaires ou des colons. La meme politique etait appliquee par les classes dirigeantes an-glaises, particulierement vis-ä-vis de ces bätards (English dixit) d'Irlandais et d'Ecossais. De plus, la France et 1'Angleterre se livraient alors sans restrictions au lucratif commerce des esclaves noirs. Les pirates (la pegre de l'epoque) faisaient des affaires d'or en secondant les classes dirigeantes d'Europe dans leur oeuvre de «civilisa-tion» et d'«evangelisation»! Talon ne reussit guere ä doter la colonie d'une economic independante. Non seulement il manquait de main-d'oeuvre qualifiee, mais aussi de capitaux. Les marchands francais n'etaient pas du tout interesses ä sacrifier leur monopole pour le developpement d'une economie independante qui, tot ou tard, nuirait aux interets de la metropole, c'est-ä-dire limiterait de plus en plus leur liberte de commerce et leurs profits. Pour ces marchands, la colonisation au sens ou l'entendait Talon ne meritait pas d'etre encouragee. La Nouvelle-France devait demeurer un comptoir commercial, une source de matieres premieres et de profits pour la France. La theocratie que tentait d'etablir M§r de Laval, les industries de Talon, 1'augmen-tation rapide du nombre des immigrants, les irritaient. L'argent englouti dans la colonisation et l'evangelisation ne rapportait rien ä la France. Et tous ces engages qui prenaient racine en Nouvelle-France leur apparaissaient comme autant de concurrents et d'ennemis en puissance. 66 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 67 Decidement, ce Talon etait devenu leur principal ennemi. Us exigerent du roi son retour en France. Ce qui fut fait en 1672. Aucun intendant n'osa poursuivre l'ceuvre de Talon. Les engages, demunis, de§us, prisonniers de leur pauvrete, se resignerent ä ddfricher un sol ingrat sur les seigneuries concedees par le roi de France; ils durent se faire chasseurs, pecheurs, trappeurs et bücherons pour etre en me-sure de nourrir leurs nombreux enfants. En 1689, la Nouvelle-France comptait dix mille Canadiens fran^ais1. Le commerce des fourrures etait monopolise par quelques marchands frangais: les «Francais de France», comme commengaient dejä de les appeler les habitants, qui les hai'ssaient. Tous les profits s'en allaient dans la metropole. Le peu d'argent (maintes fois devalue) qui de-meurait dans la colonie etait concentre dans les mains d'une minorite de speculateurs. Le peuple vivait dans la plus extreme misere, sous l'ceil amuse des Bigot de l'ad-ministration. Parfois, les habitants etaient appeles sous les drapeaux pour la defense des possessions du roi de France en Amerique, tandis que leurs femmes defri-chaient le sol, s'occupaient des semailles et des recoltes, tout en elevant leur marmaille. Parfois meme elles de-vaient s'armer d'un fusil et affronter, seules ou en groupe, les guerillas iroquoises, pendant qu'au loin leurs maris combattaient les Anglais au nom du roi. A chaque guerre, arrivaient des renforts de France. Et, apres chaque traite, les soldats demobilises et sans argent venaient grossir le nombre des habitants dont ils epousaient les filles et perpetuaient la rude existence. Quelques officiers seulement avaient 1'insigne honneur d'etre admis dans la societe des nobles. Bientot, les seigneuries furent surpeuplees. Laissees ä l'abandon par les seigneurs qui s'occupaient davantage de speculation et de commerce que d'agriculture, les ter-res s'appauvrissaient et la misere des habitants etait deve-nue insupportable. Un grand nombre d'entre eux aban-donnerent leurs champs en maudissant Dieu de les avoir conduits dans ce pays de forets, de roches et d'eau ou l'homme s'usait en vain a essayer de se construire une vie conforme a ses reves de liberte, de bonheur et de paix2. Les villes de la colonie, comme celles de la metro-pole, se gonflerent de chomeurs et d'affames. Quelques annees avant la conquete anglaise, eclaterent un peu par-tout ces «emeutes de la faim» auxquelles Bigot repondit par un edit ordonnant a tous les chomeurs de retourner sur leurs terres. «Debarrassez-nous de votre faim, leur dit Bigot. Nous ne savons qu'en faire. Au lieu de paresser dans les villes et de nous empester de votre pauvrete, allez cultiver la terre, besognez davantage. II n'y a pas de travail ici pour vous. Mais toutes les terres vous appar-tiennent. Allez ou bon vous semble!» Les habitants ne pouvaient toutefois pas faire des miracles et changer les roches en terre cultivable. De plus, ce n'&aient pas toutes les terres qui leur appartenaient, comme le pretendait Bigot. Les meilleures terres, depuis longtemps, etaient re-servees a la poignee de marchands et de nobles qui avaient obtenu le controle du commerce du ble3. Les emeutes reprirent de plus belle et meme sous l'intendance du saint homme Hocquart, les habitants se firent de plus en plus mena§ants. La derniere guerre franco-anglaise, qui allait donner la Nouvelle-France aux Anglais, permit a la classe diri-geante d'enroler les emeutiers dans l'armee du roi. Plu-sieurs habitants moururent au combat et, une fois la guerre finie, le peuple, fatigue, se replia a nouveau dans les seigneuries. 68 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE Les marchands anglais prirent la releve des mar-chands francais qui, avant de livrer la colonie aux Anglais, avaient eu le temps d'effectuer quelques fructueu-ses ventes d'armes. Les conquerants se gagnerent sans peine la collaboration du clerge et des seigneurs sans fortune qui etaient demeures dans la colonie malgre la de-faite. Ensemble, ils se partagerent le pouvoir: les Anglais monopoliserent les affaires economiques et le pouvoir executif, le clerge put continuer ä contröler l'education et ä percevoir la dime, les seigneurs conserverent la pro-priete de leurs terres et obtinrent le droit d'exercer certai-nes charges administratives. Rien ne changea dans la vie frugale et monotone des habitants. Iis etaient toujours des betes de somme, meprisees dans un pays hostile. Mais, Dieu soit loue, le clerge re§ut 1'ordre du Ciel de faire de cette collectivite resignee et muette une nation devouee ä l'Eglise. Enfin, cette vie d'esclavage prendrait un sens en devenant redemption. Ce peuple, plante en Amerique par un hasard de l'histoire, se voyait soudain investi d'une vocation «surnaturelle». Sa täche, dans le monde pai'en des sauvages et des Anglais, serait de sauver des ämes en supportant patiemment la pauvrete, les travaux penibles et Fisolement... Le clerge organisa la nation embryon-naire en paroisses, crea des ecoles et des colleges, s'arro-gea le droit de regier la vie des individus et des groupes et definit 1'ideologic qui devait servir ä faconner une vision du monde conforme aux interets de l'Eglise. Le haut clerge devint la veritable classe dirigeante, la noblesse se decomposant, chaque jour davantage, dans la fatuite. La population continua d'augmenter ä un rythme tres eleve. Les terres, dejä insuffisantes et appauvries, deve-naient moins productives et surpeuplees. Les jeunes quit-taient la Campagne pour tenter leur chance en ville, oü le nombre des chömeurs ne cessait d'augmenter. Entre- ■ NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 69 £ \ temps, le clergé formait dans ses colleges classiques une I petite bourgeoisie autochtqne composée principalement I d'avocats, de notaires, de médecins et de journalistes. Vers \ la fin du xvme siěcle, cette petite bourgeoisie commenca á \ développer une conscience de classe propre et s'opposa, au I nom de la nation, á la fois au clergé, á l'aristocratie déca-dente et aux Anglais. En instituant comme pour le Haut-Canada (1'Ontario) une Assemblée legislative pour le Bas-Canada (le Quebec), l'Angleterre donna á cette petite bourgeoisie une tribune dont elle profita amplement pour identifier ses intéréts de classe á ceux du «peuple» tout en-tier. Aprěs quelques années d'apprentissage, les politiciens canadiens-fran§ais, imités par ceux du Haut-Canada, entrě-rent en rebellion ouverte contre les maitres de l'economie, les Anglais, et contre leurs allies, le haut clergé et les seigneurs. Les habitants, dépossédés de tout, furent hypnotises par la fougue des Patriotes et, malgré 1'opposition du haut clergé, manifestěrent de plus en plus violemment leur volonté de renverser les classes dirigeantes. Papineau, plus que tout autre, enflamma 1'imagination des habitants et devint presque un dieu pour eux. Néanmoins, certains habitants, sceptiques ou découragés, commencaient déjá á prendre le chemin de l'exil, en quéte d'une terre plus hos-pitaliěre. En 1820, commenca 1'exode de nombreuses families canadiennes-frangaises vers les Etats-Unis. Cet exode devait durer un siěcle. La chrétienté canadienne-frangaise se transforma soudain en une vaste insurrection, qui fit trembler l'Eglise tout autant que les vainqueurs de 1760. La population canadienne-frangaise du Bas-Canada avait atteint cinq cent mille habitants et connaissait un taux d'accrois-sement démographique extrémement élevé. Depuis plusieurs mois, 1'agitation ne cessait de se répandre á travers le pays4. En 1837 et 1838, le peuple se souleva sans ř 70 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE en demander au chef la permission. Le chef, Papineau, s'enfuit aux États-Unis avec ses principaux collabora-teurs. Les habitants durent affronter seuls et pratiquement sans armes les soldats anglais. Aprěs avoir oppose á la farouche contre-offensive anglaise une resistance héroíque et désespérée, ils furent écrasés et massacres. Les Patriotes, les petits-bourgeois dirigés par Papineau, n'avaient pas voulu la revolution populaire. Ils avaient cherché uniquement, en mobilisant le peuple, á faire pression sur les Anglais en vue ďobtenir par eux, pour leur classe — et non pour les habitants —, un nouveau partage des pouvoirs qui leur aurait procure certains revenus additionnels et permis de participer dans une plus large mesure aux avantages économiques du systéme. Ainsi, ils réclamaient le contróle du commerce du blé et des biens de consommation domestique dans le Bas-Canada. Ils voulaient participer aux activités finan-ciěres jusque-lá réservées aux Anglais et reprendre á ces derniers des droits qu'ils affirmaient leur étre dus depuis longtemps. Mais ils ne voulaient ni bouleverser le systéme ni chasser les Anglais. Ils ne réclamaient rien de plus qu'un réajustement des privileges entre eux et les Anglais. Ils voulaient étre reconnus comme classe diri-geante par les vainqueurs de 1760 et devenir des partenai-res égaux, au sein des mémes institutions politiques, du méme systéme économique, de la méme organisation sociále. Le mécontentement des habitants n'avait été ex-ploité que comme moyen de pression. Le peuple, mystifié par 1'eloquence de Papineau et exaspéré par ses difficul-tés économiques, s'etait laissé avoir. La revolution populaire prit les Patriotes par surprise. Elle dérangea leurs plans. Car les Anglais étaient main-tenant justifies, ďun point de vue capitaliste, de ne faire aucune concession aux Canadiens francais. Pire, les Anglais NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 71 avaient toujours l'appui du clerge qui, partout, se mettait ä precher l'obeissance ä l'autorite etablie et la soumission au «juste chätiment» qu'avaient attire sur le peuple le rationa-lisme, l'atheisme et l'esprit de revolte des Patriotes! Les defaites de 1837-1838, la defection de Papineau, les multiples excommunications du haut clerge porterent un dur coup aux espoirs des habitants, qui se refugierent, comme leurs ancetres, dans l'amertume et la resignation ä la volonte de Dieu. L'exode des Canadiens francais vers les Etats-Unis s'amplifia. Pour la petite bourgeoisie, une fois passee l'hysterie anglo-saxonne qui suivit la rebellion, la defaite se mua rapidement en un nouveau compromis. Le soulevement populaire avait effraye les plus conscients des Anglais. Ils jugerent que le temps etait venu d'integrer la petite bourgeoisie dans leur Systeme de collaboration de classes et de donner satisfaction ä certaines des revendications des Patriotes. Lafontaine et Baldwin furent les instruments de ce compromis. La petite bourgeoisie canadienne-francaise renonca ä Voltaire comme les Chretiens renoncent ä Satan, «ä ses ceuvres et ä ses pompes», et se reconcilia avec le haut clerge. Meme Papineau fit amende honorable, avant d'etre rehabilite officiellement et de devenir seigneur de Montebello (belle carriere de revolutionnaire!). L'Angle-terre accorda au Quebec et ä 1'Ontario «le gouvernement responsable» et les petits-bourgeois canadiens-francais, ä quelques exceptions pres, furent tout heureux, quelques annees apres la rebellion, d'etre invites paternellement par Londres ä jouer aux hommes d'Etat et ä se faire anglais. Mais les affaires demeurerent sous le controle exclusif des Britanniques. Depuis 1760, les Britanniques et leurs agents canadiens-anglais monopolisaient le commerce des four-rures et celui du ble et etaient les seuls beneficiaires de la 72 NĚGRES BLANCS D'AMÉRIQUE NĚGRES BLANCS D'AMÉRIQUE 73 vente des produits anglais sur le marché canadien (Ontario et Quebec) en méme temps que de l'exportation vers l'Angleterre, via les ports du Quebec, des matieres premieres canadiennes (fourrures, bois, blé). Ces capita-listes, soucieux de preserver la paix sociale reconquise, commencěrent ä acheter les services de quelques avocats québécois et ä les coopter ä des postes prestigieux dans leurs compagnies et dans les partis politiques dont, depuis le debut, ils contrölaient la machine. Cest ainsi qu'apres le depart de Lafontaine, Georges-Étienne Carrier devint une figure dominante, ä la fois comme avocat du Grand Tronc, la plus puissante institution financiere du pays (controlée par des intéréts britanniques), et comme leader national du Parti tory. Le Grand Tronc l'utilisa comme propagandiste en chef du projet confédératif qui devait, en 1867, recevoir l'approbation de Londres5. Les petits-bourgeois avaient réussi ä s'en tirer, mais la classe ouvriěre du Quebec ne s'en portait pas mieux. Le clergé commencait ä s'inquieter de 1'exode des Cana-diens francais vers les États-Unis. La petite bourgeoisie, qui contrölait souvent le commerce dans les campagnes, s'enervait, eile aussi. Si les campagnes continuaient ä se dépeupler, ä se vider de leurs elements les plus jeunes et les plus dynamiques, le clergé et la petite bourgeoisie ne perdraient-ils pas la base de leur pouvoir et de leurs profits? Montreal était alors une ville plus anglaise que franchise et le milieu rural représentait, aux yeux de 1'elite canadienne-francaise, la vraie nation, le vrai peuple. Mais si le peuple refusait de vivre dans ce milieu rural, la nation (c'est-a-dire la petite bourgeoisie et le clergé) ne dis-paraítrait-elle pas, ä plus ou moins brěve échéance? Que deviendraient l'Eglise et la petite industrie familiale? C'est alors que l'instinct de conservation inspira au clergé et ä la petite bourgeoisie 1'ideologie du retour ä la terre et de la colonisation des vastes regions inexploitées du Québec. Cette trouvaille inattendue fut accueillie fa-vorablement par les Anglo-Canadiens et la bourgeoisie canadienne-francaise des villes qui y virent le moyen le plus pratique et le plus économique de regier le probléme du chômage urbain provoqué par l'exode rural. Les milieux d'affaires et le gouvernement s'empresserent de fi-nancer les projets de colonisation et toute une littérature commenca ä circuler, invitant les Canadiens fran?ais ä se souvenir de leur passe «glorieux», falsifiant délibérément ľhistoire afin d'idéaliser la vie des habitants sous le regime francais, faisant des synonymes des mots rural, ca-tholique etfrangais et préchant la croisade du retour ä la terre comme ľ unique solution aux graves problémes so-ciaux de la nation canadienne-francaise. Des milliers de chômeurs furent expédiés avec leurs families au Saguenay—Lac-Saint-Jean, dans les Lauren-tides, dans la Haute-Mauricie, dans certains coins reculés des Cantons de l'Est, dans la region de Portneuf, vers ľintérieur de la péninsule gaspésienne. Plus tard, la colonisation devait gagner ľAbitibi et le nord de l'Ontario. On donna aux colons des lots ä défricher sans se préoccu-per de savoir si ces lots étaient réellement cultivables. Certains colons eurent la chance de se voir accorder des terres d'excellente qualité. Mais la majorite de ces «pion-niers» furent les victimes innocentes de l'entreprise la plus stupide, la plus antisociale et la plus inhumaine qui se puisse concevoir. Seuls un clergé et une petite bourgeoisie aussi arriérés que les nôtres pouvaient imaginer et appliquer pareille «reforme». Pendant des dizaines et des dizaines ďannées, des centaines de milliers de Québécois, laissés ä eux-mémes, allaient s'user comme des formats pour tenter de transformer en fermes productives et rentables des terres de roches. Le miracle ne s'opéra 74 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 75 jamais. Et de la colonisation resulta une misere plus grande encore que toutes celles que les travailleurs canadiens-frangais avaient connues jusque-lä. Mais, ä entendre les cures precher, Ton pouvait se consoler ä la divine pensee que tant de souffrances ne pouvaient faire autrement que de nous meriter le Ciel. N'etions-nous pas sur la terre pour expier nos peches et gagner une place au paradis? Cette philosophie absurde fut, ä nouveau, presentee au peuple comme etant 1'essence du plus parfait bonheur. L'histoire des peuples offre-t-elle d'autres exemples de masochisme collectif aussi tenace que la religion catholi-que quebecoise? Pendant que les Canadiens frangais se rongeaient les ongles en expiant des peches dont ils ne connaissaient pas la nature exacte, les hommes d'affaires de Montreal et de Toronto, conseilles et soutenus par ceux de Londres, or-ganisaient 1'infrastructure de leur enrichissement. Les compromis que Lafontaine et Cartier avaient conclus avec les millionnaires anglais avaient laisse les habitants totalement indifferents. Depuis les insurrections de 1837-1838, ils n'avaient plus que du mepris pour les politiciens professionnels. Les politiciens n'oserent pas troubler l'in-difference des masses en soumettant le projet confederatif au verdict populaire. La Confederation fut instituee comme on vote une loi en Chambre, au mepris de 1'opinion publique. La Confederation de 1867 institutionnalisa la domination des milieux d'affaires sur l'ensemble de la vie eco-nomique, politique et sociale canadienne from coast to coast. Nous connaissons aujourd'hui les veritables motifs qui guiderent les Peres de la Confederation et les dessous economiques des discours sentimentaux sur 1'unite des deux «races fondatrices» du Canada. La Confederation canadienne n'a ete rien de plus qu'une vaste transaction financiere operee par la bourgeoisie sur le dos des travailleurs du pays, et plus particulierement des travailleurs du Quebec. En effet, a l'epoque de la Confederation, les compagnies de chemins de fer, qui avaient investi des ca-pitaux considerables et qui avaient beaucoup de difficul-tes a contrer la concurrence des reseaux americains (en particulier celui de la Western Union), se trouvaient au bord de la faillite. Les hommes d'affaires de Montreal craignaient de perdre le monopole du commerce anglo-canadien dont une grande partie commengait a passer par New York plutot que par Montreal. Comme les chemins de fer etaient considered a l'epoque comme les princi-paux agents economiques du progres, les hommes d'affaires de Montreal en conclurent qu'il fallait investir le plus de capitaux possible dans la construction d'un chemin de fer qui relierait l'Atlantique au Pacifique, Toronto a New York et Quebec, via Montreal, et l'Ouest a la metropole commerciale du Canada, Montreal. Pour li-miter les risques de l'entreprise privee, on jugea qu'il fal-lait prendre cet argent dans les coffres de l'Etat, c'est-a-dire dans les poches des contribuables, du plus grand nombre possible de citoyens. Comme les chefs du gou-vernement canadien, en particulier Cartier et Gait, etaient en meme temps administrateurs du Grand Tronc, la plus importante des compagnies de chemins de fer, l'operation fut relativement facile a realiser sur le plan juridique. Les Maritimes (a 1'exception de Terre-Neuve), le Quebec et 1'Ontario furent inondes de discours romantiques sur 1'unite canadienne et sur la prosperite que cette unite ne manquerait pas d'apporter aux habitants privilegies de cet immense pays. Une fois la Confederation votee en Chambre et sanc-tionnee a Londres, au mepris de 1'opinion populaire, le Quebec, qui trente ans plus tot avait reve de devenir une 76 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 77 republique sous l'influence des Patriotes, etait de facto place en minorite par les disciples de ces memes Patriotes dans la Active nation canadienne, biculturelle et bilingue. Le Quebec s'organisa un gouvernement de broche ä foin avec les quelques juridictions abandonnees aux provinces par le federal dans les domaines de 1'education, de la securite sociale et des richesses naturelles (tres peu exploiters ä l'epoque). Le federal retint le controle sur la monnaie, les banques, le commerce, les douanes, l'immi-gration, la politique exterieure, etc., et pratiqua des le debut une politique centralisatrice au profit des milieux financiers concentres ä Montreal et ä Toronto. Les capitaux rassembles par l'union des provinces furent investis dans les compagnies privees de chemins de fer, qui connurent alors une expansion sans precedent. Aussitöt nee, la Confederation s'acheminait vers sa premiere banqueroute, sa premiere crise economique, dont les travailleurs de-vraient, comme toujours, payer la note. Dejä en 1840, les Anglo-Saxons, qui possedent un sens aigu de leurs interets, avaient profite du climat d'hys-terie provoque par la rebellion canadienne-francaise pour proclamer provisoirement 1'Union des deux Canadas (Ontario et Quebec) et fusionner les dettes des deux provinces, faisant ainsi payer par le Quebec (plus populeux et sans dettes, les classes dirigeantes n'ayant rien investi pour le developpement d'une infrastructure) le deficit considerable occasionne par la construction de nombreux et coüteux canaux dans l'Ontario des Loyalistes6. En 1867, la Confederation realisait une fusion semblable, sous des apparences plus attrayantes. Le Quebec et les Maritimes furent asservis aux interets economiques de la bourgeoisie anglo-saxonne de Montreal et surtout de l'Ontario. Une fois cette conquete terminee, les Peres de la Confederation entreprirent d'annexer 1'Quest. Le chemin de fer, accom- pagne de l'armee, fit la conquete de chacune des provinces de l'Ouest et ecrasa dans le sang les moindres manifestations de resistance des populations locales, en particulier des Metis (peuple forme du croisement d'ln-diens et de Canadiens francais originaires du Quebec). L'ecrasement des Metis eut pour resultat de faire l'unite de toutes les classes du Quebec contre la Confederation, le pouvoir central et le Canada anglais, quelques annees seu-lement apres l'union des provinces. Les Quebecois se tournerent vers leur Etat a eux, l'Etat du Quebec, et tente-rent de tirer le meilleur parti possible de leur annexion forcee au reste du Canada. Le federal, de son cote, leur ac-corda des subventions pour eviter une recrudescence du nationalisme. Les premiers ministres du Quebec, surtout Honore Mercier, cultiverent ce nationalisme.et en firent un instrument de chantage qui agaca toujours profonde-ment le federal. Daniel Johnson, comme Lesage, comme Duplessis, ne font que repeter Mercier. Le nationalisme canadien-fran§ais ne faisait pas ne-cessairement vivre son homme. La petite bourgeoisie, cer-tes, en profita largement (tout en faisant des combines avec les Canadiens anglais et les Americains dans le dos du peuple). Mais la condition des travailleurs ne s'amelio-rait guere, meme si Honore Mercier faisait tout son possible pour leur faire croire en la grandeur de leur mission francaise et catholique en Amerique du Nord. On estime a au moins sept cent mille le nombre des travailleurs canadiens-frangais qui durent s'exiler de 1820 a la fin de la Premiere Guerre mondiale. Car le peuple accepte difficilement de crever de faim... meme par patriotisme! Aujourd'hui, on trouve les descendants de ces habitants en Louisiane, en Nouvelle-Angleterre, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, au Manitoba et jusqu'en Colombie-Britannique. (Meme a l'heure de la revolution tran- 78 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE quille» et de l'Expo 67, des travailleurs quebecois aban-donnent la patrie pour aller bucher les pins de la Colombie-Britannique ou s'enterrer vivants dans les mines du nord de FOntario et du Manitoba: indice certain que, depuis Honore Mercier, les nationalistes petits-bourgeois de l'Etat du Quebec n'ont pas encore trouve de solutions aux angoissants problemes de la classe ouvriere canadienne-francaise. Les travailleurs du Quebec sont ecoeures des discours, des drapeaux, des hymnes et des defiles. lis veu-lent des industries a eux, le controle de la vente et de la consommation de leurs produits, le pouvoir politique et la securite economique, le privilege d'etudier et de participer aux decouvertes de la science, etc. lis ne veulent plus de-meurer assis comme des queteux, de chaque cote de la rue Sherbrooke, chaque 24 juin, pour contempler, avec une joie de circonstance, les chars allegoriques d'une fierte nationale factice, achetee a credit chez Household ou Niagara Finance. Le peuple va se lever debout, defiler lui-meme dans les rues et faire de ce pays autre chose qu'une mascarade medievale dirigee par des epiciers dont 1'horizon depasse a peine les frontieres de leur paroisse...) Si la Confederation n'apporta aucun changement im-mediat a la vie traditionnelle des Quebecois, ruraux, ca-tholiques et frangais, elle crea toutefois les conditions economiques et politiques de F invasion du Quebec et du reste du Canada par les entrepreneurs et les financiers americains. La vraie conquete se preparait dans les bureaux vernis des conseils d'administration de New York, en contact permanent avec Londres, au service desquels toute une armee de valets a Toronto, a Montreal, a Quebec et a Halifax travaillaient febrilement a acheter les po-liticiens et les hommes d'affaires locaux a coups de millions et a endormir les masses avec la complicity des eveques et des journalistes. Deja, les imperialistes britan- NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 79 niques controlaient un large secteur de Feconomie cana-dienne. Mais les Etats-Unis entamaient, chaque annee, une part touiours plus grande de leurs pouvoirs et privileges. Ce transfert progressif aux Americains de Fhegemo-nie financiere, industrielle, commerciale et politique ne pouvait s'effectuer sans crises ni sans liberer (du moins provisoirement) des energies nouvelles, independantes, qui avaient Fillusion de pouvoir concurrencer Fimperia-lisme. C'est pourquoi, pour eviter des heurts inutiles (entre capitalistes) et dangereux politiquement — car ils pouvaient favoriser Femergence de revokes populai-res —, les businessmen anglo-americains se livraient a un gigantesque marchandage souterrain dont le peuple, et parfois meme la majorite des politiciens, ignorant la rea-lite economique, n'avaient pas du tout conscience. Laissant les imperialistes envahir silencieusement la patrie, Honore Mercier, par exemple, transforma la colonisation en une politique de salut national et, aide par le clerge, il fit du retour a la terre une veritable epopee mystique. Ce nationalisme absurde fut qualifie de «miracle chretien» et la misere fut arrosee d'eau benite. On decora les mansardes de rameaux, de Sacres-Cceurs effemines et de Vierges exsangues. «Bienheureux les pauvres, car le royaume de Dieu leur appartient.» La religion de Fabrutis-sement, du cercle vicieux, du sacrifice permanent et de la resignation au malheur devint «FImitation de Jesus-Christ^ Mais les forces de la vie ne se laisserent pas si fa-cilement contredire par les exigences du rachat des peches et du salut des ames du purgatoire. Meme dans cette societe vouee, malgre elle, aux in-terets de la sainte Eglise de Dieu et de ses pauvres servi-teurs, cardinaux, eveques et chanoines, les hommes demeuraient des hommes, les besoins essentiels demeu-raient des besoins essentiels, et Fargent demeurait une 80 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE necessite vitale; car les boulangeries, les ferronneries, les epiceries, les lingeries, les medecins, les avocats, les notaries, les marchands de grains, de poules et de bestiaux n'engraissaient pas leurs comptes en banque avec des indulgences. Meme les cures aimaient bien percevoir la dime... en especes sonnantes! Car il en fallait beaucoup pour construire cathedrales et presbyteres, ces pauvres maisons de Dieu, en marbre d'ltalie! II fallait done se procurer toujours plus d'argent, en travaillant, si possible. Ou encore en volant les autres. Ou finalement en se li-vrant, de desespoir, aux avares de chaque village, de chaque comte, qui ne demandaient pas mieux que de vous sortir du trou pour mieux vous egorger. Ainsi, sous le regard amuse de Dieu, une nouvelle categorie sociale gagna chaque jour en importance: les preteursd'argent. Ces Chretiens realistes (qui auraientfait d'excellents calvinistes) mirent en circulation l'argent qui devait permettre a la petite bourgeoisie (professionnels, marchands et clercs) de prosperer, en cette fin de xixe sie-cle qui marqua 1'apogee de notre misere collective, de nos vertus d'esclaves baptises, de notre impuissance sublimee par le catholicisme. La petite bourgeoisie canadienne-frangaise (sans doute moins chretienne que nous, pauvres bienheureux) profita largement de notre docilite, d'abord en developpant le commerce des biens de consommation courante, surtout dans les campagnes, puis plus tard, en creant ces milliers de petites manufactures familiales si justement celebres pour les bas salaires qu'on y a toujours payes et qu'on y paye encore... au nom du patriotisme. Vers la fin du xixe siecle, les capitalistes anglais, americains et canadiens prirent conscience de tous les avantages et profits qu'ils pourraient tirer de la chretiente quebecoise. NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 81 Dejä, pour construire leurs chemins de fer, ils avaient commence d'acheter plusieurs seigneuries et d'en chasser les fermiers. Peu de temps apres, ils reclamerent 1'abolition du regime seigneurial qui limitait leur liberie de tracer des routes, de s'adonner ä la speculation fonciere et d'ex-ploiter, en vue de l'exportation, les riches forets du Quebec. (On sait qu'ä cette epoque les forets anglaises avaient ete devastees et que la demande britannique en bois ne cessait d'augmenter.) Ils obtinrent aussitot satisfaction, malgre l'opposition de certains seigneurs canadiens-fran£ais, dont le «revolutionnaire» Louis-Joseph Papi-neau, alors seigneur de Montebello! Les businessmen, voyant l'abondance du cheap labor en chomage dans les villes, dans les banlieues et jusque dans les colonies les plus eloignees, se dirent qu'il fallait profiter de tous ces bras qui ne demandaient qu'ä tra-vailler pour exploiter ä bon compte les immenses ressour-ces forestieres, hydrauliques et minieres du Quebec, et, en meme temps, y developper certaines industries fon-dees sur l'exploitation de la main-d'eeuvre ä bon marche, comme 1 Industrie textile, tres florissante ä 1'epoque. De cette fa