Créolisations dans la Caraibe et les Amériques L'objet de ces quatre conferences apparaítra complexe et erratique, et il est probable qu'au cours des exposes je reviendrai sur des themes qui s'entrelaceront, qui se reprendront: c'est ma maniére de travailler. La premiére approche que j'ai eue de ce qu'on a pu appeler les Amériques, la premiére experience que j'en ai faite, fut du paysage, avant méme d'avoir eu conscience des drames humains collectifs ou privés qui s'y étaient accumulés. Le pays américain m'a toujours paru — et je parle du pays des Amériques — trěs particulier par rapport á ce que j'ai pu connaitre par exemple des paysages euro-péens. Ceux-ci m'ont semblé étre un ensemble trěs regie, minuté, en relation avec une espěce de rythme ritualisé des saisons. Chaque fois que je reviens dans les Amériques, que ce soit dans une ile comme la Martinique, qui est le pays oú je suis né, ou sur le continent américain, je suis frappé par 1'ouvertuře de ce paysage. Je dis que c'est un paysage « írrué » — c'est un mot que j'ai fabriqué bien évidemment -, il y a la de 1'irruption et de la ruade, de 1'eruption aussi, peut-étre beaucoup de réel et beaucoup ďirréel. Et il me semble que quand je suis dans les hauteurs 12 Introduction á une Poétique du Divers Créolisations dans la Caraibe et les Amériques 13 de Sainte-Marie au morne Bezaudin, lieu de ma naissance, et que je vois des cultures en espalier, presque verticales dans ces hauteurs de Bezaudin et d'un autre morne qui s'appelle Perou, et d'un autre encore qui s'appelle Reculée, je retrouve la méme sensation que dans un paysage beau-coup plus grand, beaucoup plus vaste, celui de Chávin au Perou. Chávin est le berceau des cultures pré-incaíques, oú j'ai vu ces mémes cultures en espalier, oú on se demande comment le paysan qui y travaille ne dégringole pas de ces trente centimetres de large oú il plaňte ses pieds. Dans ces espaces, l'ceil n'apprivoise pas les ruses et les finesses de la perspective ; le regard porte d'un seul élan á l'a-plat vertical et á un entassement rugueux du reel. Ce paysage américain qu'on retrouve dans une petite ile ou sur le continent me parait toujours aussi irrué. Et c'est de la que me vient probablement le sentiment que j'ai toujours eu ďune sortě ďunité-diversité, d'une part des pays de la Caraibe et d'autre part de l'ensemble des pays du continent américain. En ce sens, la Caraibe m'a aussi toujours paru étre une sorte de preface au continent. Aux xvie et xvne siécles, on appelait la mer Caraibe mer du Perou, alors que le Perou est de 1'autre coté du continent et qu'il n'y a la aucune relation possible. II y avait la une espéce d'introduction au continent, une espéce de liaison entre ce qu'il faut laisser derriére soi et ce qu'il faut entreprendre de connaitre. La Caraibe a été le lieu du premier débarquement des esclaves traités, des Africains traités — aprés quoi on les orientait soit vers l'Amerique du Nord, soit vers le Brésil, soit vers les iles de la region. Ces pays de la Caraibe m'ont toujours paru non pas exemplaires, je me méfie de la notion ďexemplarité, mais significatifs de l'univers américain. Et pourtant, ce sont děs pays qui pendant trěs long-temps ont été ignores — á part Haiti, premiére république noire dans l'histoire du monde et a part Cuba et la revolution cubaine. Ce que je voudrais entreprendre aujour-d'hui ce n'est pas de les vanter, mais de montrer qu'il y a la une reference a quelque chose qui se passe dans les Ameriques, avec bien des soubresauts, et que j'essaierai d'etudier avec vous. Je commencerai par definir ce que je crois etre, avec quelques autres, la caracteristique premiere des Ameriques, c'est-a-dire la repartition que l'Gn peut en faire — avec des chercheurs comme Darcy Ribeiro au Bresil et Emmanuel Bonfil Batalla au Mexique ou Rex Nettleford a la Jamaique — en trois sortes d'Ameriques : l'Amerique des peuples temoins, de ceux qui ont toujours ete la et 1 que Ton definit comme la Meso-Amerique, la Meso-America ; l'Amerique de ceux qui sont arrives en provenance Z. d'Europe et qui ont preserve sur le nouveau continent les us et coutumes ainsi que les traditions de leur pays d'ori-gine, que Ton pourrait appeler VEuro-America et qui comprend bien entendu le Quebec, le Canada, les Etats-Unis et une partie (culturelle) du Chili et de 1'Argentine ; l'Amerique que Ton pourrait appeler la Neo-America et qui est celle de la creolisation. Elle est constitute de la Caraibe, du nord-est du Bresil, des Guyanes et de Curacao, du sud des Etats-Unis, de la cote Caraibe du Venezuela et de la Colombie, et d'une grande partie de l'Amerique centrale et du Mexique. Cette partition ne comprend pas de frontieres ; il y a des imbrications de ces trois Ameriques. La Meso-America est presente au Quebec et au Canada de meme qu'aux Etats-Unis. Un pays comme le Venezuela et un pays comme la Colombie comportent une partie caraibe et une partie andine, c'est-a-dire une Neo-America et une Meso-America. Dans ces continents et dans ces iles, les heurts et les conflits entre ces trois sortes d'Ameriques se sont multiplies. Mais 14 Introduction a une Poétique du Divers Créolisations dans la Caraibe et les Amériques 15 aussi, ce qui predomine dans ce rapport, c'est que de plus en plus la Neo-America, c'est-a-dire l'Amerique de la creo-lisation, en meme temps qu'elle continue a emprunter a la Meso-Amenca et a VEuro-America, a tendance a influer sur ces deux formes de la partition americaine. Et ce qui est interessant dans le phenomene de creolisation, dans le phenomene qui constitue la Neo-America, c'est que le peu-plement de cette Neo-America est tres special. L'Afrique y prevaut. On peut dire qu'il y eut en gros trois sortes de « peu-plants » dans les Ameriques. Le « migrant arme », c'est-a-dire celui qui debarque du Mayflower ou qui remonte le fleuve Saint-Laurent. II vient avec ses bateaux, ses armes, etc., et il est le « migrant fondateur ». II y a ensuite le « migrant familial », domestique, celui qui vient avec sa cantine, son four, ses marmites, ses photos de famille et qui peuple une grande partie des Ameriques du Nord ou du Sud. Et enfin celui que j'appelle le « migrant nu », c'est-a-dire celui que Ton a transporte de force sur le continent et qui constitue la base de peuplement de cette espece de circularite fondamentale qu'est pour moi la Caraibe. Le terme « circularite » n'est pas negligeable car il s'agit bien d'une sorte de rayonnement, de spiralite, qui est deja loin de la « projection en fleche » qui marque toute colonisation. Je dis toujours que la mer Caraibe se differencie de la Mediterranee en ceci que c'est une mer ouverte, une mer qui diffracte, la ou la Mediterranee est une mer qui concentre. Si les civilisations et les grandes religions mono-theistes sont nees autour du bassin mediterraneen, c'est a cause de la puissance de cette mer a incliner, meme a travers des drames, des guerres et des conflits, la pensee de 1'homme vers une pensee de l'Un et de l'unite. Tandis que la mer Caraibe est une mer qui diffracte et qui porte á 1'émoi de la diversité. Non seulement est-ce une mer de transit et de passages, c'est aussi une mer de rencontres et d'implications. Ce qui se passe dans la Caraibe pendant trois siěcles, c'est littéralement ceci : une rencontre ďelements culturels venus d'horizons absolument divers et qui réellement se créolisent, qui réellement s'imbriquent et se confondent l'un dans 1'autre pour donner quelque chose d'absolument imprévisible, d'absolument nouveau et qui est la réalité Creole. La Neo-America - que ce soit au Brésil, sur les cotes de la Caraibe, dans les iles ou dans le sud des Etats-Unis — fait 1'experience réelle de la creolisation á travers l'esclavage, l'oppression, la dépossession par les systěmes esclavagistes divers, dont l'abolition s'etend sur une longue periodě (á peu pres de 1830 á 1868), et á travers ces dépossessions, ces oppressions et ces crimes realise une veritable conversion de 1'« etre ». Cette conversion de 1'etre, je voudrais 1'étudier avec vous au cours de ces quatre conferences. La these que je défendrai est la suivante : la creolisation qui se fait dans la Néo-Amérique, et la creolisation qui gagne les autres Amériques, est la měme qui opere dans le monde entier. La these que je défendrai auprěs de vous est que le monde se créolise, c'est-a-dire que les cultures du monde mises en contact de maniěre foudroyante et absolument consciente aujourďhui les unes avec les autres se changent en s'echan-geant á travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d'espoir qui permettent de dire — sans qu'on soit utopiste, ou plutót, en acceptant de 1'étre - que les humanités ďaujourďhui abandonnent difficilement quelque chose á quoi elles s'obs-tinaient depuis longtemps, á savoir que 1'identité ďun étre n'est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de 1'identité de tous les autres ětres possibles. Et c'est cette 16 Introduction a une Poétique du Divers Créolisations dans la Caraibe et les Amériques 17 mutation douloureuse de la pensée humaine que je vou-drais dépister avec vous. Qu'est-ce que la creolisation ? Je vous ai propose qu'il y a trois sortes de peuplements et que le peuplement par la traite africaine est celui qui a determine le plus de souf-france et de malheur dans les Ameriques — si on ne compte pas P extermination des peuples amerindiens au nord et au sud du continent ; et il faut la compter. II existe aujour-d'hui une quatrieme forme de peuplement, interne : celle des deplacements ha'itien et cubain par les boatpeople. C'est une forme critique du devenir des societes americaines. Mais si on examine les trois formes historiques de peuplement, on s'apercoit que la ou les peuples migrants d'Eu-rope comme les Ecossais, Irlandais, Italiens, Allemands, Francais, etc., arrivent avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, Pimage de leur dieu, etc., les Afri-cains, eux, arrivent depouilles de tout, de toutes possibi-lites, et meme depouilles de leur langue. Car Pantre du bateau negrier est Pendroit et le moment ou les langues africaines disparaissent, parce qu'on ne mettait jamais ensemble dans le bateau negrier, tout comme dans les plantations, des gens qui parlaient la meme langue. L'etre se retrouvait depouille de toutes sortes d' elements de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue. Qu'est-ce qui se passe pour ce migrant? II recompose par traces une langue et des arts qu'on pourrait dire valables pour tous. La ou, par exemple, dans une communaute ethnique sur le continent americain on a conserve la memoire des chants d'enterrement, de manage, de bap-teme, de joie, de douleur, venus de Pancien pays, et qu'on les chante depuis cent ans et peut-etre plus dans diverses occasions de la vie familiale, l'Africain deporte n'a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes ďhéritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose ďimprévisible á partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c'est-a-dire des seules pensées de la trace, qui lui restaient : il a compose d'une part des langages Creoles et d'autre part des formes d'art valables pour tous, comme par exemple la musique de jazz qui est re-constituée á Paide d'instruments adoptés, mais á partir d'une trace de rythmes africains fondamentaux. Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d'il y a deux ou trois siěcles, il ré-instaure dans la Caraibe, au Brésil et en Amérique du Nord, par pensée de la trace, des formes d'art qu'il propose comme valables pour tous. La pensée de la trace me parait Stre une dimension nou-velle de ce qu'il faut opposer dans la situation actuelle du monde á ce que j'appelle les pensées de systéme ou les systěmes de pensée. Les pensées de systéme ou les systěmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieu-sement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s'appose aujourd'hui le plus valablement á la fausse universalitě des pensées de systéme. Les phénoměnes de créolisation sont des phénoměnes importants, parce qu'ils permettent de pratiquer une nou-velle approche de la dimension spirituelle des humanités. Une approche qui passe par une recomposition du paysage mental de ces humanités ďaujourd'hui. Car la créolisation suppose que les elements culturels mis en presence doivent obligatoirement étre «équivalents en valeur» pour que cette créolisation s'effectue réellement. C'est-á-dire que si dans des elements culturels mis en relation certains sont infériorisés par rapport á ďautres, la créolisation ne se fait pas vraiment. Elle se fait mais sur un mode bátard et sur un mode injuste. Dans des pays de créolisation comme la Caraibe ou le Brésil, oú des elements culturels ont été mis en presence par le mode de peuplement qu'a été la traite 18 Introduction a une Poetique du Divers Creolisations dans la Caraibe et les Ameriques 19 des Africains, les constituants culturels africains et noirs ont ete couramment inferiorises. La creolisation se pratique quand meme dans ces conditions-la, mais en laissant un residu amer, incontrolable. Et presque partout dans la Neo-Amerique il a fallu retablir l'equilibre entre les elements mis en presence, en premier lieu par une revalorisation de Pheritage africain, c'est ce que Pon a appele Pindigenisme haitien, la Renaissance de Harlem et enfin la negritude — la poetique de la negritude de Damas et de Cesaire qui a rencontre la theorie de la negritude de Seng-hor. La creolisation en acte qui s'exerce dans le ventre de la plantation - Punivers le plus inique, le plus sinistre qui soit - se fait quand meme, mais elle laisse P« etre » battre d'une seule aile. Parce que l'« etre » est destabilise par la diminution qu'il porte en soi et qu'il affecte lui-meme de considerer comme telle, diminutionAqui est par exemple celle de sa valeur proprement africaine. Ceci se passe aussi aux Antilles et dans la Caraibe pour d'autres constituants. L'element hindou entre autres quand, apres 1848, les pays de la Caraibe sont partiellement peuples de ces migrants hindous a qui on a fait croire qu'ils y trouveraient du travail et qui ont ete purement et simplement traites comme des esclaves. II y a eu, la aussi, une deconsideration des valeurs venues de PInde et il a fallu longtemps pour qu'on recon-naisse, aujourd'hui, que les populations de descendance hindoue sont une part importante du phenomene de creolisation dans la Caraibe. A Trinidad, la descendance hindoue et la descendance africaine se partagent a peu de choses pres le peuplement de Pile. La creolisation exige que les elements heterogenes mis en relation « s'intervalorisent », c'est-a-dire qu'il n'y ait pas de degradation ou de diminution de Petre, soit de Pinte-rieur, soit de Pexterieur, dans ce contact et dans ce melange. Et pourquoi la creolisation et pas le metissage ? Parce que la creolisation est imprevisible alors que Pon pourrait cal-culer les effets d'un metissage. On peut calculer les effets d'un metissage de plantes par boutures ou d'animaux par croisements, on peut calculer que des pois rouges et des pois blancs melanges par greffe vous donneront a telle generation ceci, a telle generation cela. Mais la creolisation, c'est le metissage avec une valeur ajoutee qui est Pimprevisibilite. De meme etait-il absolument imprevisible que les pensees de la trace inclinent des populations dans les Ameriques a la creation de langues ou de formes d'art tellement inedites. La creolisation regit Pimprevisible par rapport au metissage ; elle cree dans les Ameriques des microclimats culturels et linguistiques absolument inatten-dus, des endroits ou les repercussions des langues les unes sur les autres ou des cultures les unes sur les autres sont abruptes. En Louisiane par exemple : la creation de la musique zydeco est une application a la musique cajun traditionnelle des rythmes et des pouvoirs du jazz et meme du rock. En Louisiane, on trouve des Black Indians, qui sont des tribus nees de melanges entre esclaves noirs enfuis et Indiens. J'ai assiste a La Nouvelle-Orleans au defile d'ethnies Black Indian, il y a la quelque chose d'absolument imprevisible et qui depasse le simple fait du metissage. Ces microclimats culturels et linguistiques que cree la creolisation dans les Ameriques sont decisifs parce que ce sont les signes memes de ce qui se passe reellement dans le monde. Et ce qui se passe reellement dans le monde, c'est qu'il s'y cree des micro- et des macroclimats d'interpene-tration culturelle et linguistique. Et quand cette interpe-netration culturelle et linguistique est tres forte, alors les vieux demons de la purete et de Panti-metissage resistent et allument ces points infernaux que Pon voit bruler a la surface de la terre. 20 Introduction ä une Poetique du Divers Creolisations dans la Caraibe et les Ameriques 21 Pourquoi ce terme de creolisation s'appliquant ä des chocs, ä des harmonies, ä des distorsions, ä des reculs, ä des repoussements, ä des attractions entre elements de culture? J'ai dejä dit pourquoi on renonce ici au mot « metissage ». Le mot « creolisation » vient bien entendu du terme creole et de la realite des langues Creoles. Et qu'est-ce qu'une langue creole ? C'est une langue composite, nee de la mise en contact d'elements linguistiques absolument heterogenes les uns par rapport aux autres. Les Creoles francophones de la Caraibe sont nes de la mise en contact de parlers bretons et normands du xvn' siecle avec une syntaxe dont on ne sait pas bien ce qu'elle est, mais dont on croit pressentir qu'elle est une espece de Synthese des syntaxes des langues de l'Afrique noire sub-saharienne de l'Ouest. Autrement dit le lecique, le voca-bulaire, le parier normand n'a rien ä voir avec la syntaxe qui est peut-etre une « synthese-de-syntaxe » de ces langues africaines. La combinaison des deux, qui commence d'ail-leurs quoi qu'on en dise sous forme de petit negre, parce qu'il s'agit alors de regier les problemes du travail dans les iles de la Cara'ibe, cette combinaison est imprevisible. II etait absolument imprevisible qu'en deux siecles, une communaute asservie ait pu produire une langue ä partir d'elements aussi heterogenes. J'appelle langue creole une langue dont les elements de constitution sont heterogenes les uns aux autres. Je n'appellerai pas langue creole par exemple la süperbe langue des poetes jama'icains de la dub poetry, comme Michael Smith et Linton K wesi Johnson ou plus pres Edward Kamau Braithwaite. On dit que c'est un creole jama'icain — peut-etre qu'il faut inventer un mot — mais je ne l'appellerai pas creole parce qu'il s'agit de la geniale et agressive deformation d'une langue, la langue anglaise, ä 1'interieur de cette langue, par des pratiquants subversifs de cette langue. Je ne fais lä aucune hierarchic Est-ce un pidgin ? Mais « pidgin » est tellement negatif et pejoratif que Ton ne peut pas appliquer ce mot a une telle langue. Mes amis jama'icains m'ont dit que cette langue-la ne peut pas etre un pidgin, que c'est un creole. Je ne crois pas que ce soit un creole et il faut trouver un autre mot parce qu'un creole est au moins bifide, c'est-a-dire qu'il a au moins deux elements de constitution, que ce soit pour le criolo du Cap-Vert, le crio du Senegal, le papiamento a Curacao, que ce soit pour les Creoles martiniquais, ha'i-tien, guadeloupeen ou reunionnais ou sainte-lucien ou encore de Pile de la Dominique. Les Creoles proviennent du heurt, de la consomption, de la consumation reciproque d'elements linguistiques absolument heterogenes au depart les uns aux autres, avec une resultante imprevisible. Un creole ce n'est done ni le resultat de cette superbe operation que pratiquent volontairement et de maniere deci-dee les poetes jama'icains sur la langue anglaise, ni un pidgin, ni un dialecte. C'est quelque chose de nouveau, dont on prend conscience, mais dont on ne peut dire si c'est la une operation originale, car quand on etudie rai-sonnablement les origines de toutes langues donnees, y compris de la langue francaise, on s'apercoit (ou on devine) que presque toute langue a ses origines est une langue creole. En ce qui concerne les Creoles francophones de la Caraibe et de P ocean Indien, mes hypotheses sont que : — Les parlers francais, bretons et normands furent assez « derives » pour permettre P apparition du phe-nomene creole (creolisation linguistique), la ou Pes-pagnol et Panglais, deja fortement« organiques » et 22 Introduction ä une Poetique du Divers Creolisations dans la Caraibe et les Ameriques 23 consumes, resisterent presque partout ä la creolisa-tion. _ -II est probable que la creolisation linguistique opere mieux sur des territoires exigus et bien deli-mites : des iles, organisees ou non en archipels (Cara'ibe, ocean Indien, iles du Cap-Vert). En quelque sorte, des laboratoires. Ces hypotheses ne portent pas credit de la creolisation ä la langue francaise, comme on a voulu le croire ou me le faire supposer. C'est pour ces raisons que je pense que le terme de creolisation s'applique ä la situation actuelle du monde, c'est-ä-dire ä la situation ou une « totalite terre » enfin realisee permet qu'ä l'interieur de cette totalite (ou il n'est plus aucune autorite « organique » et oü tout est archipel) les elements culturels les plus eloignes et les plus heterogenes s'il se trouve puissent etre mis en relation. Cela produit des resultantes imprevisibles. Cette perception de ce qui se passe dans le monde repose sur la definition, qui nous devient obligatoire, entre deux formes generiques de cultures. Des formes de cultures que j'appellerai ataviques, dont la creolisation s'est operee il y a tres longtemps, et dont nous etudierons plus loin la nature — et des formes de cultures que j'appellerai composites, dont la creolisation se fait pratiquement sous nos yeux. Les pays de la Cara'ibe et les pays de cette circularite eclatee dont j'ai parle font partie de ces cultures composites. On s'apercoit que les cultures composites tendent ä devenir ataviques, c'est-ä-dire ä pretendre ä une sorte de perdurabilite, d'honorabilite du temps qui semblerait necessaire ä toute culture pour qu'elle soit sure d'elle-meme et pour qu'elle ait l'audace de s'affirmer. Les cultures ataviques tendent ä se creoliser, c'est-ä-dire ä remettre en question ou a defendre de maniere souvent dramatique — voir la Yougoslavie, le Liban, etc. — le statut de l'identite comme racine unique. Car en fait c'est de cela qu'il s'agit : d'une conception sublime et mortelle que les peuples d'Eu-rope et les cultures occidentales ont vehiculee dans le monde, a savoir que toute identite est une identite a racine unique et exclusive de l'autre. Cette vue de l'identite s'op-pose a la notion aujourd'hui « reelle », dans ces cultures composites, de l'identite comme facteur et comme resultat d'une creolisation, c'est-a-dire de l'identite comme rhizome, de l'identite non plus comme racine unique mais comme racine allant a la rencontre d'autres racines. Aus-sitot ceci formule, les problemes se revelent inquietants, parce que lorsqu'on parle d'identite racine allant a la rencontre d'autres identites, on a l'impression d'une menace de dilution : nous fonctionnons toujours sur l'ancien modele et je me dis que si je vais a la rencontre de l'autre alors je ne suis plus moi-meme, et que si je ne suis plus moi-meme alors je suis perdu 1 Dans le panorama actuel du monde, une grande question est celle-ci : comment etre soi sans se fermer a l'autre, et comment s'ouvrir a l'autre sans se perdre soi-meme ? C'est la question que posent et qu'illustrent les cultures composites dans le monde des Ameriques. Ou est le point de tangence entre ces cultures composites qui tendent a l'atavisme et ces cultures ataviques qui commencent a se creoliser ? II faut absolument traiter cette question si on veut, par un detour, echapper aux oppositions mortelles, sanglantes, qui animent et qui agitent en ce moment le desordre du monde. Si on ne se pose pas cette question : faut-il renon-cer a la spiritualite, a la mentalite et a l'imaginaire mus par la conception d'une identite racine unique qui tue tout 24 Introduction ä une Poetique du Divers Creolisations dans la Caraibe et les Ameriques 25 autour d'elle, pour entrer dans la difficile complexion d'une identite relation, d'une identite qui comporte une ouver-ture a T autre, sans danger de dilution ? — si on ne se pose pas ce genre de question, il me semble qu'on n'est pas en symbiose, en relation avec la situation reelle du monde, la situation reelle de ce qui se passe dans le monde. Et il me semble que c'est seulement une poetique de la Relation, c'est-a-dire un imaginaire, qui nous permettra de « comprendre » ces phases et ces implications des situations des peuples dans le monde d'aujourd'hui, qui nous auto-risera s'il se trouve a essayer de sortir de Tenfermement auquel nous sommes reduits. II me semble qu'il y a des lieux du monde ou cette espece de defi, cette espece d'im-possible se jouent, par exemple en Afrique du Sud. L'un des grands objectifs de TANC et de Nelson Mandela est bien sur de regler les questions de survie economique pour toute cette partie de la population qui a ete si longtemps maintenue dans la misere et Tesclavage par le regime de Tapartheid. Mais il me semble qu'il y a un autre enjeu qui engage le xxie siecle : si TANC et Neslon Mandela n'arrivent pas a faire vivre ensemble les Zoulous, les Noirs, les Metis, les Indiens et les Blancs dans le contexte de TAfrique du Sud, il y a quelque chose de notre xxi' siecle, de notre avenir, avenir des humanites que nous represen-tons, qui visiblement sera menace et visiblement sera perdu. Dans son autobiographic, Nelson Mandela pose cette question a la fin, et a peu pres en ces termes : « Tout le chemin que j'ai fait jusqu'ici [de 1912 a 1994], toutes ces luttes, ce n'est rien a cote de ce qui nous reste a faire, parce que ce qui nous reste a faire c'est le plus important, c'est de faire vivre ensemble toutes ces populations. » Je dis que c'est la sortir de Tidentite racine unique et entrer dans la verite de la creolisation du monde. Je crois qu'il faudra nous rapprocher de la pensee de la trace, d'un non-systeme de pensee qui ne sera ni dominateur, ni systematique, ni imposant, mais qui sera peut-etre un non-systeme de pen-see intuitif, fragile, ambigu, qui conviendra le mieux a T extraordinaire complexite et a T extraordinaire dimension de multiplicite du monde dans lequel nous vivons. Traverse et soutenu par la trace, le paysage cesse d'etre un decor convenable et devient un personnage du drama de la Relation. Ce n'est plus Tenveloppe passive du tout-puissant Recit, mais la dimension changeante et perdurable de tout changement et de tout echange. Cet imaginaire d'une pensee de la trace nous est consubstantiel quand nous vivons une poetique de la Relation dans le monde actuel. La Diversite s'elargit de toutes les apparitions inatten-dues, minorites hier encore insoupconnees et accablees sous la chape d'une pensee monolithique, manifestations fractales des sensibilites qui se reforment et se regroupent de maniere inedite. Tous les possibles, toutes les contradictions sont inscrits dans ce divers du monde. En Martinique par exemple, on ne peut qu'etre sensible ä une sorte de participation ä la vivacite de la Caraibe, vivacite naissante qui rapproche enfin les Caraibes hispanophone, anglophone, francophone et les autres (creolophones), et en meme temps, dans le meme pays de Martinique, ä un deferlement de modes (en musique, alimentation, arts de Thabillement) qui soumettent passivement les Martiniquais ä des flux « planetaires » sans aucun doute alienants, parce que adoptes sans critique. 26 Introduction á une Poétique du Divers Créolisations dans la Caraibe et les Amériques 27 QUESTIONS Robert Melangon. — Je vais commencer par une question de detail : j 'ai note au vol la definition que vous avez donnée de la créolisation, et je vais essayer de la citer avec exactitude et de ne pas vous trahir : « Les elements hétérogěnes les plus éloignés sont mis en presence et produisent un résultat imprévisible. »II me semble que la force et l 'imprévisibilité du résultat tenaient á l 'éloignement des elements mis en presence. II me semble que cela évoque irrésistiblement la definition de I 'image poétique par Bre-ton-Reverdy, qui rapproche deux elements aussi éloignés que possible I'un de Vautre, et c'est de cet éloignement et dy choc que nait quelque chose ďimprévisible qui s 'appelle Vimage. C'est une premiére question : Est-ce que vous acceptez ce rapprochement ? Edouard Glissant. — Absolument. Cela confírmerait que l'acte poétique est un element de connaissance du reel. R. M. — Ma deuxiéme question est beaucoup plus large. Vous avez décrit de fiaqon trés convaincante un processus de créolisation du monde qui est en cours actuellement, et vous avez évoqué, rapidement mais suffisammentpour qu'on vous suive, la créolisation antérieure, par exemple du monde antique par l 'arrivée du christianisme et de ces peuples nouveaux qu 'on a appelés « barbares ». Et done, est-ce qu 'on peut redéfinir la créolisation comme un état de turbulence de systémes qui sont mis en presence et est-ce qu 'on n 'est pas amené á penser qu 'au bout d 'une assez longue periodě de turbulences, il se produise fatalement une stase — vous avez dit vous-méme que toutes les langues, si on creusait un peu lews racines, étaient Creoles á I 'origine ? La créolisation du monde se produisant aujourd'hui á un moment oil la terre est enfiin une, n 'aboutira-t-elle pas á un état d 'unification qui arréterait complétement le mouvement, parce qu 'il n 'y await pas ďelements extérieurs, ďelements étrangers ? E. G. - Pour ce qui est de la premiere remarque, je suis entierement d'accord sur la definition de l'image poetique, specialement par Reverdy — je crois qu'il est alle plus precisement a la chose que Breton. En ce qui concerne le phenomene de creolisation : une dimension est importante dans la creolisation contempo-raine, c'est son caractere foudroyant, et son caractere de conscience. Les contacts culturels ont toujours eu lieu, mais ils s'etendaient sur de telles plages temporelles qu'ils ne parvenaient pas a la conscience. C'est-a-dire qu'un Gallo-Romain du vme siecle — il y en avait encore — n'avait pas conscience qu'il etait un «combine» de la Gaule et de Rome. II croyait qu'il etait pour toujours un citoyen romain. Le resultat culturel n'etait pas parvenu a la conscience parce qu'il allait de soi. Ce qu'il y a de fantastique dans la creolisation moderne c'est que, de maniere foudroyante, elle entre dans les consciences. Quand je vois a la television un tremblement de terre quelque part dans un pays, de maniere foudroyante non seulement j'ai conscience du tremblement de terre, mais je suis presque impregne de la langue des gens qui ont subi ce tremblement de terre, de leur maniere de vivre, de ce qui a ete perdu, etc. Je pense immediatement au tremblement de terre qui sur-viendra dans mon pays. Je suis impregne de tout cela et c'est pourquoi je dis souvent que l'ecrivain contemporain, l'ecrivain moderne, n'est pas monolingue, meme s'il ne connait qu'une langue, parce qu'il ecrit en presence de toutes les langues du monde. Maintenant, est-ce que ce processus — car la creolisation est un processus — parvien-drait a un etat, a une phase finale ? Je ne le crois pas parce que c'est la conscience qui reactive le processus et c'est la non-science, la non-connaissance, qui le stabiliserait en une identite definie. Je crois que nous sommes arrives a un moment de la vie des humanites ou l'etre humain 28 Introduction ä une Poetique du Divers Creolisations dans la Caraibe et les Ameriques 29 commence d'accepter Pidee que lui-meme est en perpetuel processus, qu'il n'est pas de Petre, mais de P etant, et que comme tout etant, il change. Et je crois que c'est une des grosses permutations intellectuelles, spirituelles et mentales de notre epoque, qui fait que nous avons tous peur. Nous avons tous peur de cette idee qu'un jour nous allons admettre que nous ne sommes pas une entite absolue, mais un etant changeant. Et je crois que cette notion de conscience et de rapidite foudroyante fait que desormais on n'arrivera pas ä une nouvelle stase, ä une nouvelle phase disons de fixation. A moins qu'ä cette totalite terre enfin realisee s'oppose un autre absolu. Par exemple s'il survient des extraterrestres. Ce serf Pautre absolu qui s'opposera ä Pidentite terre. Et ä ce moment-lä ce processus risque en effet de se fixer dans une nouvelle identite-terre-unique qui s'opposera ä Pautre absolu, absolument etrange. Mais ä part ce cas, je ne crois pas que la creolisation puisse s'arreter et se fixer. Q. — A mon sens, le Creole est une chose assez * locale », et meme si le processus que vous decrivez globalement est identique, on ne peut pas extrapoler de la situation particuliere Creole ä la situation du monde. E. G. — Je ne suis pas tout ä fait d'accord. Effectivement on appelle langues Creoles des langues qui sont aujourd'hui locales, mais comme je Pai dit, je crois que toute langue ä son origine est une langue Creole. Seulement les locuteurs des langues voulaient tout de suite, quand ils en avaient conscience, que leur langue ne soit plus Creole mais qu'elle soit specifique. Le reve de toute humanite, c'est que sa langue lui ait ete dictee par un dieu, c'est-ä-dire que sa langue soit la langue de Pidentite exclusive. J'ai discute il y a un an ä Strasbourg avec deux romanciers japonais qui m'ont dit : « II y a un grand debat, un grand enjeu au Japon. Les fascistes pretendent que la langue japonaise est pure, dictee par les dieux. Et nous, nous pretendons que la langue japonaise est une langue Creole. Et qu'il y a eu des emprunts (ils parlent meme de la langue basque, des langues indonesiennes, coreennes...). » II y a un enjeu. L'un des ecrivains de ce meme groupe, et qui est mort il y a deux ans, a ecrit un livre non encore traduit en francais qui s' appelle Creolismes. Autrement dit le phenomene que je decris n'a rien de local ; c'est un enjeu beaucoup plus generalise. Et si je prends le terme de creolisation, ce n'est pas par reference a mon clocher ou aux Antilles ou a la Caraibe, etc. C'est parce que rien ne donne mieux Pimage de ce qui se passe dans le monde que cette realisation imprevisible a partir d'elements heterogenes. Cette question-la est une question qui a Pheure actuelle se pose au monde entier, parce que c'est la situation du monde. Quand je dis « creolisation », ce n'est pas du tout par reference a la langue Creole, c'est par reference au phenomene qui a structure les langues Creoles, ce qui n'est pas la meme chose. Q. - Est-ce que vous voyez dans ce processus de creolisation la constitution d'un « danger », dans la mesure oil la creolisation pourrait entrainer une certaine relativisation de la terre natale ? E. G. - Le rapport est intense entre la necessite et la realite incontournables de la creolisation et la necessite et la realite incontournables du lieu, c'est-a-dire du lieu d'ou Pon emet la parole humaine. On n'emet pas de paroles en Pair, en diffusion dans Pair. Le lieu d'ou on emet la parole, d'ou on emet le texte, d'ou on emet la voix, d'ou on emet le cri, ce lieu-la est immense. Mais ce lieu on peut le fermer, et on peut s'enfermer dedans. L'aire d'ou Pon emet le cri, on peut la constituer en territoire, c'est-a-dire la fermer par des murs, des murailles spirituelles, ideologiques, etc. Elle cesse d'etre « aire ». L'important aujourd'hui est pre-cisement de savoir discuter d'une poetique de la Relation 30 Introduction á une Poétique du Divers Créolisations dans la Caraibe et les Amériques 31 telle qu'on puisse, sans défaire le lieu, sans diluer le lieu, l'ouvrir. Est-ce que nous avons les moyens de le faire ? Est-ce que c'est realisable par rhomme, par le genre humain, par l'etre humain ? Ou est-ce que nous devons considérer une fois pour toutes que pour preserver le lieu il nous faut preserver l'exclusif du lieu ? Je n'ai pas nié qu'il y a la une question. Mais j'ai dit que si on ne pose pas la question, on perpétue les enfermements aveugles, et que les enfer-mements aveugles ca donne les Bosnie, Croatie, Ser-bie, etc. Aucune solution, ni politique, ni économique, ni militaire, ni sociologique, ne résoudra de tels problémes tant que la spiritualitě, la mentalitě, rintellectualité de l'etre humain n'auront pas bascule et n'auront pas posé cette vraie question. Et on perpétuera les guerres impossibles, les morts inutiles et les massacres generalises. Je n'ai pas nié qu'il y a un probléme, mais j'ai dit que c'est ce problěme-lá qu'il faut poser. Q. — Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par la < Relation », par une poétique de la « Relation » ? É. G. — Dans les cultures occidentales, on dit que 1'ab-solu est l'absolu de l'etre et que 1'étre ne peut pas étre sans se concevoir comme absolu. Pourtant déjá chez les présocratiques, la pensée prévalait que 1'étre est relation, c'est-á-dire que 1'étre n'est pas un absolu, que 1'étre est relation á l'autre, relation au monde, relation au cosmos. Cest la pensée présocratique, á laquelle on a tendance á revenir aujourďhui. De maniěre beaucoup plus laíque, quand certains écologistes dans le monde se battent pour leur ideal, qu'est-ce qu'ils disent ? Ils disent : « Si tu tues la riviéře, si tu tues 1'arbre, si tu tues le ciel, si tu tues la terre, tu tues 1'homme. » Autrement dit ils établissent un réseau de relations entre 1'étre humain et son environ-nement. Ce que je dis c'est que la notion d'etre et ďabsolu de 1'étre est liée á la notion ďidentité « racine unique » et ďexclusive de 1'identité, et que si on concoit une identité rhizome, c'est-á-dire racine, mais allant á la rencontre des autres racines, alors ce qui devient important n'est pas tellement un prétendu absolu de chaque racine, mais le mode, la maniěre dont eile entre en contact avec ďautres racines : la Relation. Une poétique de la Relation me parait plus evidente et plus « prenante » aujourďhui qu'une poétique de 1'étre. Q. — Comment la Martinique a-t-elle vécu la créolisation ? É. G. - La créolisation ne se confond en rien avec une politique du « sang mélé » : ce serait la un point de vue bien littéral et á courte vue. Nous avons vécu la créolisation sous deux aspects : l'aspect négatif de l'esclavage et de l'asservissement et aujourďhui un autre aspect négatif qui est 1'assimilation á la culture francaise. II y a un effort trěs puissant ďassimilation de la culture francaise á la Martinique et en Guadeloupe. Mais ce que je dois dire c'est que la créolisation, quand elle se pratique de maniěre negative, continue d'avancer quand méme. Et « á 1'intérieur » de la créolisation, il s'est présenté bien des moyens ďéchapper á la négativité. Cest pour cela que, si vous 1'avez remarqué, les Antillais qui vivent la créolisation sont toujours portés vers Tailleurs : Marcus Garvey vers les Noirs des États-Unis ; Fanon vers 1'Algérie ; les textes de Césaire sur toute l'Afrique noire. Le conseiller de NKrumah en Afrique, Padmore, était un Trinidadien, etc. II y a toujours lá une espěce de dilatation. Comme si, ne pouvant peut-étre pas résoudre les problémes chez eux, les gens de la Caraíbe étaient portés á aider les autres, dans un ailleurs qui serait toujours 1'ici. Cest le positif : une maniěre douloureuse de vivre la créolisation, mais une maniěre réelle, qui prefigure les solidarités futures. De s'etre développées dans un temps ou la regle de 1'identité était bien la racine unique, les sociétés Creoles 82 Introduction á une Poétique du Divers de la Cara'ibe, et plus particuliérement celles des Antilles francophones (oú les processus ď assimilation étaient á l'ceuvre avec une visibilité désolante), ont pu apparaitre comme une variante de la légéreté, une suspension de rétre, sans intensitě. Cest ce qu'il a semblé á deux errants, en quéte d'une essence, ďune vérité primordiale, qui ont abordé á la Martinique au debut de ce siécle : Lafcadio Hearn et Paul Gauguin. L'extreme jouissance et souf-france de leurs mutations quasi alchimiques, Hearn en Japonais, Gauguin en Océanien, méme s'ils eurent conscience de ne faire que roder aux limites d'une altérité qu'ils désiraient de convaincre (d'accommoder, d'adopter), fut le signe méme de ce qu'ils n'auraient pu vivre ni accepter la jouissance et la souffrance de la créolisation, qui leur sembla peut-étre générer 1'afféterie, le délabré, la perte d'essence. Cest pourquoi Hearn et Gauguin s'en furent chercher des lieux plus lourds, des traditions millénaires, une source, une permanence. Ce que font aussi les Rastas, qui trouvent force dans la mystique rastafari éthiopienne sans quitter pourtant l'entour cara'ibe. Tout comme les plus généreux ou les plus lucides des Antillais cherchérent en leur temps, Frantz Fanon l'absolu de la revoltě du Tiers-Monde, Aimé Césaire 1'essentialité de la négritude. Le temps n'etait pas venu de peser á vif « ce qui change en s'echangeant. » Langues et langages Je voudrais placer cette meditation en votre compagnie sous deux auspices. Affirmer d'abord que Ton peut repeter les choses. Je crois que la repetition est une des formes de la connaissance dans notre monde ; c'est en repetant qu'on commence a voir le petit bout d'une nouveaute, qui appa-rait. La deuxieme consideration, c'est celle du lieu commun. Pour moi les lieux communs ne sont pas des idees recues, ce sont litteralement des lieux ou une pensee du monde rencontre une pensee du monde. II nous arrive d'ecrire, d'enoncer ou de mediter une idee que nous retrouvons, dans un journal italien ou bresilien, sous une autre forme, produite dans un contexte different par quelqu'un avec qui nous n'avons rien a voir. Ce sont des lieux communs. Cest-a-dire, les lieux ou une pensee du monde confirme une pensee du monde. L'objet le plus haut de litterature qui puisse se proposer est ce que j'appelle le « chaos-monde » et nous allons voir comment, pour moi, cette verite s'articule. II est tout a fait certain que meme quand elle exploitait ou explorait les replis les plus secretement preserves de l'etre humain et que par consequent elle negligeait ce rapport au monde