Un episode de résurrectionnistes i II y a de cela quelques années, j'etais á Montreal, finissant mon cours de médecine á I'Universite***. Or, il arriva qu'un hiver, nous manquámes absolument de sujets pour la dissection. Le professeur ďanatomie avait inuti-lement épuisé toutes les ressources legales pour en fournir nos Salles: c'est ä peine si trois ou quatre pauvres cadavres d'indi-vidus, morts ä l'hopital ou en prison, s'ofFraient á nos scalpels avides. Que faire ? Fallait-il, lorsque tant de nos compatriotes dormaient leur dernier sommeil dans les charniers environnants, abandonner nos fructueuses etudes et rengainer dans leurs étuis nos instruments vierges? devions-nous plier le cou sous la fatalitě et renoncer a chercher dans la mort le secret de la vie? Ou bien, la circonstance était-elle assez grave pour humilier notre or-gueil national jusqu'au point de recourir ä 1'étranger, de faire venir nos morts des États-Unis et de promener nos scalpels royalistes dans des chairs républicaines? Plutöt faire de l'anatomie comparée, plutöt declarer la guerre aux chiens errants et aux chats de gouttiěres, que d'en venir ä une si déshonorante extremitě! 214 * Wenceslas-Eugene Dick Un episode de rcsurrectionnistcs • 215 Et, pourtant, il fallait des sujets, coute que coute! En face d'une aussi imperieuse necessite, nous convoqua-mes le ban et l'arriere-ban de l'ecole de medecine et nous tinmes un conseil de guerre... a la mort. La reunion fut nombreuse et bruyante. Jamais les murs de la grande salle de l'ecole, habitues cependant aux savantes dissertations de nos professeurs, n'avaient repercute d'aussi sonores eclats de voix, entendu d'aussi eloquents discours; jamais les boiseries de son plafond n'avaient retenti d'aussi ameres protestations contre la salubrite du climat montrealais et la gredinerie de la mort! Telle, aux grands jours de peril de la republique, dut retentir autrefois, aux accents patriotiques des senateurs remains, la voute du capitole! Enfin, les circonstances du cas ayant ete exposees sous toutes leurs faces, nous en vinmes a une decision formidable. Ce fut d'aller EN RESURRECTION! coups de fusil dans le dos, ou plus bas, sans plus de ceremonie que si vous etiez des corbeaux. Combien de mes honorables confreres portent encore, dans quelque partie bien charnue de leur grassouillette indivi-dualite, les preuves evidentes de ce deplorable penchant qu'ont certains bedeaux a tirer sur les «voleurs de morts»! Je ne parle pas des chiens de garde. Ces quadrupedes-la ont plus mange de «fonds de culottes» medicaux qu'ils n'ont ronge de gigots de mouton. Le plus singulier, c'est qu'ils n'en sont pas morts et que leur race abhorree continue a se propager d'une facon tout a fait desastreuse pour l'avancement de la science medicale. II faudra recourir aux boulettes. Ill II En terme de rapin, aller en resurrection sigmfie aller enlever des cadavres, soit dans les charniers, en hiver, soit dans les cime-tieres en ete. Ce n'est pas gai, je vous assure. A part la salutaire frayeur qu'inspirent toujours ces lieux d'eternel repos, il y a encore une foule de petits desagrements avec lesquels le resurrectioniste doit compter; et, parmi ces derniers, le moindre n'est pas la vigilance des bedeaux, je vous prie de le croire. L'on serait porte ä se representor tous les bedeaux comme gens de paix et bons enfants. Que Ton se detrompe. II y en a de ternbles, il y en a de feroces... qui vous flanquent des Done, les etudiants en medecine de mon Universite, reunis en assemblee solennelle, avaient decrete d'urgence la resurrection. II n'y avait plus a regimber et il fallait s'executer sous le plus court delai. Je fus designe, avec un de mes amis du nom de Georges, pour operer dans une paroisse des environs, a plusieurs lieues de la ville. C'etait justement la place natale de mon compagnon. II en connaissait, par consequent, toutes les arcanes, et nous n'etions pas exposes a revenir bredouille. Nous partimes en carriole, par une nuit sombre de Janvier. II n'y avait pas de lune, ce qui etait une circonstance favorable, et une neige large, morte, tombant en flocons serres, augmen-tait encore l'obscurite, deja fort epaisse, de l'atmosphere. Le trajet se fit gaiement. Nous devisions de choses et d'autres, comme deux bons camarades qui se rendent a une 2i6 • Wenceslas-Eugéne Dick Un episode de rcsurrcctionnistcs • 217 partie de plaisir. Georges me racontait ses amours avec une jeune fille de sa paroisse, du nom de Louise, qu'il devait épou-ser dans quelques mois, aussitót aprěs avoir recu son diplome de médecin. Moi, je lui parlais des charmantes Québecquoises' que j'avais laissées au depart et dont le souvenir me trottait toujours dans la téte... Bref, le temps passa assez agréablement, et je vous assure que nous n'avions aucunement la mine de deux résurrec-tionnistes en Campagne. II serait peut-étre juste d'ajouter qu'il y avait probablement une legere dose d'affectation dans notre gaieté, et qu'elle ressemblait singuliěrement au chant énervé d'un homme qui marche seul, la nuit, ayant la peur aux talons. Ce qui pourrait justifier cette hypothěse, e'est que la conversation alia décroissant ä mesure que nous approchions, pour tomber tout ä fait ä notre entrée dans la paroisse. Quoi qu'il en soit, nous ne tardämes pas ä arriver en vue de 1'église. Tout dormait dans le village. Pas une lumiere ne brillait aux fenétres soigneusement closes. Seule, la veilleuse du sanctuaire scintillait faiblement dans le brouillard. Nous cachámes notre voiture derriěre un bouquet de sapins; puis, munis de nos outils, entre autres d'une fausse-clé que Georges s'etait procurée je ne sais trop comment, nous nous acheminämes silencieusement vers le charnier. IV — Ne crains rien: e'est la creme de la profession — une nature lymphatique portee au sommeil. — Brave homme! a-t-il un chien ? —11 deteste tous les animaux a quatre pattes. — Excellent cceur!... Tu as la lanterne sourde, au moins? — Oui, la voici. — Tout est bien. Ouvre-moi cette grosse porte: Je te suis.» Nous etions arrives. Georges introduisit sa fausse-cle dans la serrure du charnier, fit jouer la lourde penne, donna un vigoureux coup d'epaule et s'engouffra bravement dans l'ouverture beante. J'en fis autant, et la porte se referma dernere nous. II etait alors deux heures du matin. Vous etes-vous jamais trouves dans un charnier, au beau milieu de la nuit, entoures de cercueils que vous heurtiez a chaque pas et aspirant a plein nez cette acre odeur de cadavre qui y sature l'atmosphere ? J'espere que non. Eh bien! e'est une position assez terri-fiante, je vous le certifie. Les braves y eprouvent une forte emotion, et les peureux y sentent leur coiffure se soulever sous la poussee des cheveux qui se herissent. Mais, nous, nous etions trop presses pour nous amuser a analyser ces facheuses sensations. Georges ouvrit la lanterne sourde, et une pale clarte se repandit aussitot dans le caveau mortuaire. «Oú demeure votre bedeau? demandai-je á voix basse. — Tiens, lá, á un arpent environ du presbytere, répondit Georges. — Cest un bon garcon, qui ne s'amuse pas a veiller quand les autres dorment? I. Au xix1- siěcle, les résidantes de la ville de Quebec. II y avait la une dizaine de tombes: des grandes, des petkes, les unes en humble bois de sapins, les autres en chene vernisse, avec des clous d'argent. 2i8 • Wenceslas-Eugene Dick Un episode dc rcsurrcctionnistcs • 219 L'egalite n'existe pas meme dans la mort — pour les cadavres, s'entend. Nous attaquames la tombe la plus proche. C'etait un de ces beaux cercueils en chene, ornementes d'argent, dont je viens de parler. Pendant que je tenais la lampe, Georges enlevait les vis et faisait sauter le couvercle avec un ciseau. Mon digne camarade semblait avoir beaucoup d'expe-nence en ces sortes d'operations, car, en cinq minutes, ce fut fait. II souleva alors le suaire blanc et se mit en devoir de tirer le cadavre a lui, en le prenant par la tete. J'approchai la lanterne pour constater sur quel espece de sujet nous etions tombes; mais Georges poussa aussitot un grand cri: «Louise!» lacha la tete et se renversa en arriere. Au meme moment, le cadavre se redressa lentement et, s'aidant des mains, se mit sur son seant. La jeune fille — car e'en etait une — fixa un instant ses yeux eteints sur la physionomie bouleversee de Fetudiant, murmura le nom de Georges, puis, promenant autour d'elle un regard terrifie, elle parut soudain avoir conscience de sa position. Alors, un rictus effrayant enspa sa figure marmo-reenne... Elle essaya de joindre les mains et retomba lourde-ment dans son cercueil! Georges, fou de douleur et d'effroi, se precipita sur la tombe ouverte, couvrit de baisers delirants le visage glace de la jeune fille et Fappela des noms les plus tendres... Inutiles demonstrations! la fiancee de Georges etait bien morte, cette fois, morte apres s'etre reveillee un instant d'un long sommeil lethargique et avoir vu son amant en train de profaner sa tombe!... VI Qu'on n'aille pas croire que je fais ici de l'hornble a froid et pour le seul plaisir de causer une bonne peur a mes lectnces. Pas du tout. Les enterrements prematures sont trop frequents, malheu-reusement, et les exemples de sommeil cataleptique ressem-blant a la mort trop souvent rapportes, pour que mon histoire ne soit pas au moins vraisemblable, si Ton me refuse l'honneur de la croire vraie. Mais je reprends mon recit, pour le terminer en deux mots. Glaces d'horreur, Georges et moi, nous replacames tant bien que mal le couvercle de la tombe de Louise; puis, apres avoir ferme la porte du charnier, nous courumes a notre voi-ture et reprimes a toute vitesse le chemin de la ville. En arrivant a la pension, Georges trouva sur sa table une lettre en deuil a son adresse. II l'ouvrit fievreusement... C'etait l'annonce de la mort de Louise, sa fiancee, arrivee deux jours auparavant. Un malentendu insignifiant avait empeche que cette lettre lui fut remise avant son depart, et cause l'effroyable aven-ture qui venait de nous arriver. Nous rimes alors la promesse solennelle de ne plus jamais aller en rcsurrection\ (L'Opinion publiquc, 11 mai 1876)