Conte populaire Paris ne s'est pas fait en un jour, Terrebonne non plus. Or, done, Terrebonne qui est aujourd'hui un beau et grand village, étendu de tout son long sur la côte de la riviére Jesus, n'était, au dernier siécle, qu'un tout petit enfant qui s'essayait en jouant ä grimper sur la côte. II y avait dans ce petit village une petite maison, dont l'emplacement se trouve aujourd'hui au pied de la côte, au beau milieu de Terrebonne. Cette maison se trouvait ä la fourche de quatre chemins, circonstance impor-tante quand on sait que e'est toujours lá que se fait cet ef-frayant contrat: la vente de la poule noire. Le ciel était beau mais la terre bien triste. Ľautomne ľavait jonchée de feuilles mortes, et les pluies ľavaient recouverte d'une hideuse couche de boue. Pourtant, il n'y a pas de mauvais temps, quand il s'agit de chômer une de ces fetes canadiennes aussi vieilles que la premiére croix plantée sur notre sol. Or, c'était la Sainte-Catherine, ce jour de réjouissances nationales; c'était la fete de cette sainte dont le nom seul apporte le sourire sur les lévres des Canadiens. Terrebonne était alors, comme il ľest encore, essentiellement francais, de sorte que tout ce qu'il y avait de gai s'était donne rendez-vous ä la fourche des quatre chemins. La toilette était au grand complet; de beaux grands garcons ä la tournure cavaliére, et des jeunes filles charmantes (comme il y en a encore ä Terrebonne). 78 • Charles Laberge Conte populairc • 79 Quand tout ce jeune monde fut dispose dans un local de vingt pieds carres, c'etait charmant ä voir: toutes ces tetes qui s'agitaient, ces pieds qui trepignaient, ces sourires, ces ceillades, ces petits mots jetes negligemment dans l'oreille d'une voisine en passant, tout cela formait le plus joli coup d'ceil. Apres qu'on se fut donne force poignees de main, et peut-etre quelques baisers, ... ce dont la chronique toujours discrete ne dit rien; ... quand les jeunes filles eurent bien babille, et se furent debarrassees de leurs manteaux, quelque chose frappa d'abord tous les jeunes gens ä leur en faire venir l'eau ä la bouche: une forte odeur de sucre etait repandue dans la maison. Dans un coin, il y avait une cheminee que rechauf-fait un bon feu; sur ce feu, etaient disposees methodiquement deux grandes poeles a frire, qui contenaient, ce que tout le monde a devine, de la melasse; car que faire ä la Sainte-Catherine, si Ton ne fait pas de la tire? La liqueur s'elevait a gros bouillons au-dessus des poeles, pour annoncer que tout serait bientot pret. Tous les yeux etincelerent de joie. Apres quelques minutes d'attente, employees ä se premunir contre les dangers qu'allait courir la toilette, le sucre fut apporte dans l'appartement. II n'y a pas besoin de dire que ce fut une fureur; tout le monde se jetait dessus, en arrachait les mor-ceaux des mains de ses voisins, avec des eclats de rire fous; tout l'appartement fut metamorphose en une manufacture de tire. II y en avait partout, au plancher d'en haut comme ä celui d'en bas; l'appartement en etait sature. Puis, les lignes se for-merent, on joua a la seine avec de longues cordes de tire qui pechaient les gens par le visage, chacun se permettait de dorer la figure de son voisin; tout le monde etait sucre, barbouille, tatoue, de la facon la plus pittoresque. C'etait un brouhaha dans la maison ä ne plus entendre, un tintamarre ä devenir sourd. Une seule chose pouvait ralentir l'entrain et, pour un instant du moins, donner un peu de repit, c'etait la musique, ce charme qui entraine tous les etres vivants, quelque grossiers que soient ses accords. Mais ici le roi des instruments venait de resonner. Un jeune blondin, ä figure pretentieuse, assis dans un coin, promenait a tour de bras son archet sur son violon, en battant la mesure a grands coups de pied. Tout le monde se mit ä fredonner et ä sautiller: la tire etait vaincue. Les souliers völent d'un bout ä l'autre de la chambre sans qu'on les voit partir, les gilets en font autant: c'etait un enchantement, un sort. Deux couples entrent en danse, et entament une gigue furieuse, chacun de leur cote. Les sauts, les gambades, les saluts, les demi-tours ä droite et ä gauche, c'etait un vrai tour-billon, c'etait comme la chanson: sens dessus dessous, sens devant derriere. A la gigue succederent la contredanse, la plongeuse, le triomphe, toutes danses animees, vives et gaies. Tout le monde etait transports. Danseurs et danseuses, hors d'eux-memes, sautaient, frottaient, pietinaient ä en perdre la tete. Au moment ou la danse etait le plus animee, on entend tout ä coup frapper a la porte: ta, ta, ta. — Ouvrez, dit un des danseurs. Un monsieur, vetu en noir des pieds jusqu'a la tete, a la figure belle et interessante, ä la tournure distinguee, entre dans la maison. Chacun des assistants, avec cette politesse hospita-liere, caractere national des Canadiens, s'empresse autour du nouveau venu; mille politesses lui sont prodiguees, et on lui presente un siege qu'il accepte. Les gens furent un peu surpris; mais la politesse, l'hospitalite vraie et cordiale est si naturelle chez nos habitants, fait tellement partie de leurs mceurs, que 1'etonnement fut de courte duree. La danse recommenca comme de plus belle. L'etranger emerveille regardait avec in-teret cette gaite franche, si naive, si expansive. Apres quelques minutes, le monsieur etranger fut poliment invite a danser; il ne se le fit pas repeter et accepta l'offre de la meilleure grace du monde. II choisit parmi les jeunes filles une des plus jolies, et la promena tambour battant dans tout l'appartement. Tout le 8o • Charles Laberge Conte populairc • 81 mode admirait les graces et la bonhomie de l'etranger, quand tout a coup la danseuse pousse un cri qui fait tressaillir tous les assistants et s'evanouit. La main de son partner avait violem-ment presse la sienne. On la transporte dans une chambre, ou les soins lui sont prodigues. La danse fut interrompue, tous les assistants commencerent a regarder le monsieur avec soupcon. Le plaisir avait fait place a l'inquietude. Un des jeunes gens s'avance vers l'etranger et lui demande son nom. Pas de re-ponse. Tout le monde se regarde avec etonnement: quel est cet homme singulier? La demande reiteree ne recoit pas plus de reponse, meme mutisme. L'etranger paraissait cloue a son siege, sans mouvement aucun; seulement, ses yeux commen-caient a devenir plus brillants. Les jeunes gens tinrent conseil, et on resolut de le faire sortir. L'un d'eux lui dit tranquille-ment: monsieur, nommez-vous, ou sortez. — Pas de reponse. Les jeunes filles effrayees se retirerent dans un coin de l'appar-tement, attendant avec anxiete le denouement de cette scene extraordinaire. Nommez-vous, ou sortez, repeta un des jeunes gens. — Pas de reponse. Un silence morne regna pendant quelques secondes. Tous restaient indecis, presque terrifies, en voyant cet homme impassible qui ne bougeait pas. Un des plus resolus dit aux autres: c'est la derniere fois, il faut qu'il sorte. Chacun hesite a s'approcher le premier. L'etranger ne bouge pas davantage; seulement ses yeux deviennent de plus en plus brillants et lancent des eclairs; tous les assistants en sont eblouis; personne ne peut soutenir son regard de feu. — Sortez, sortez. — Pas de reponse. — Eh bien! il faut le sortir, dit Fun d'entre eux. Plusieurs s'approchent de lui en meme temps, et le saisissent, l'un par les bras, l'autre par les revers de son habit. lis font un violent mais inutile effort; il reste ferme et mebranlable sur sa chaise, comme une masse de plomb. Ses yeux deviennent plus ardents, toute sa figure s'enflamme gra-duellement; en meme temps une violente commotion se fait sentir, la maison tremble. — C'est le diable! crie d'une voix percante le joueur de violon, qui lance son instrument sur le parquet. C'est le diable! c'est le diable! repete tout le monde. Impossible de peindre la frayeur, le trouble, la confusion; portes, chassis, tout vole en eclats sous les coups des fuyards; des ens dechirants se font entendre de tous cotes. [1 n'y a pas assez d'ouvertures pour recevoir ä la fois tout ce monde qui se heurte, se presse, s'etouffe. Les lambeaux de gilets et de robes restent accroches aux portes et aux chassis. Les blessures, les meurtrissures font pousser des gemissements. A droite, ä gauche, les jeunes filles tombent evanouies. Les plus alertes fuient ä toutes jambes, en criant partout: le diable! le diable! et reveillent tout le village avec ces lugubres mots. Tous les habitants se levent; on sort, on s'informe. Quand le fort de la terreur fut passe, que quelques-uns eurent recouvre leurs es-prits, ils racontent ce qu'ils ont vu. — Allons trouver M. le cure, dit une voix; — allons le trouver, repetent les autres. Iis arnvent au presbytere, et trouvent le cure debout sur le seuil de sa porte, pale, defait, ne sachant que penser. On lui raconte l'effrayant evenement dans tous ses details; c'est le diable, lui dit-on, c'est le diable. Quand le cure eut bien pris ses informations: —J'y vais aller, dit-il, attendez-moi un instant. Le cure rentre dans son presbytere, se dirige vers sa bibliotheque, et y prend un petit livre ä reliure rouge, le petit livre mysterieux, le Petit-Albert. II revient apres quelques minutes, et tous se dirigent vers la maison, non sans trembler. Le cure s'arrete ä quelques pas, et fait signe a ses gens de ne plus avancer. Une clarte eblouissante etait repandue dans la maison, on eüt dit que l'incendie y exercait ses ravages. Le cure regarde dans la maison, et apercoit un homme de feu assis sur une chaise toujours a la meme place, immobile. Surmon-tant la frayeur qui le gagnait malgre lui, il ouvre le Petit-Albert et en lit ä haute voix quelques passages... l'homme de feu ne bouge pas. II recommence ä lire, accompagnant sa lecture de 82 • Charles Laberge signes mystérieux, l'homme de feu s'agite violemment sur son siege. Le cure lit encore quelques mots, puis il dit á haute et intelligible voix: Au nom du Christ sortez d'ici! Tout á coup la maison recoit une violente secousse, le sol tremble sous leurs pas. Un tourbillon de feu passa á travers un pignon de la maison. Tous s'enfuirent en poussant des cris efFrayants. Le diable était parti, emportant avec lui un des pans de la maison, que Ton n'a jamais pu retrouver. Le cure s'en retourna tranquillement á son presbytere, le Petit-Albert sous le bras. (L'Avenir, févner 1848) Paul Stevens Paul Stevens, ne a Namur (Belgique) le 1" mai 1830, est le fils de Jacques-Joseph Stevens, chef de bureau au ministere de la Guerre a Bruxelles, et d'Adelaide-Rosa-Josetha Wautier. Arrive au Canada avant juillet 1854, il se fixe d'abord a Berthier ou il epouse, le 10 mai 1855, Marie Valier dit Leveille. Collaborateur au Pays, a L'Ordre, au National et a L'Avenir, puis redacteur de La Patrie en 1857, il devient, a I'automne de la meme annee, professeur de francais et plus tard principal du College de Chambly. A partir de septembre 1858, il donne des cours de francais et de dessin a Montreal et, en i860, fonde avec Edouard Sempe et Charles-Waugh Sabatier, L'Artiste, journal litteraire et artistique qui disparait apres le deuxieme numero. II participe activement aux travaux du Cabinet de lecture paroissial et y prononce, des 1858, plusieurs conferences. II accepte le poste de precepteur des families Chaussegros de Lery ct Saveuse de Beaujeu, a Coteau-du-Lac. C'est la qu'il meurt le 29 octobre 1881. II a publie ses Fables en 1857 et ses Contes populaires en 1867 1. Pour une biographie plus fouillee, on consulter.i notre article dans le Dictionnaire biographique du Canada, vol. XI, de 1881 a. 1890, p. 943-944.