Petr Kyloušek FJ0B762 Le fantastique dans la littérature canadienne française et québécoise Descriptif du cours Le cours semestriel, structuré en 13 unités de 2 heures, entend présenter un bref aperçu de la problématique du fantastique dans la littérature canadienne française et québécoise. Il comporte : 1^o la composante théorique, centrée sur la définition des termes fondamentaux et sur les méthodes d’analyse; 2^o la composante historique, consacrée à l’évolution du genre; 3^o la composante analytique centrée sur la pratique de l’analyse des textes choisis. Auteurs étudiés en cours ou proposés pour analyses (liste non exhaustive) Aubert de Gaspé, père : Les Anciens Canadiens (La Corriveau) Aubert de Gaspé, fils : L’influence d’un livre (L’homme de Labrador, L’étranger) Aude : Enfant migrateur Noël Audet : La Terre promise, Remember, L’ombre de l’épervier Yves Beauchemin : Matou François Barcelo : La Tribu, Agénor, Agénor, Agénor Honoré Beaugrand : La chasse-galerie André Carpentier : Rue Saint-Denis Wenceslas-Eugène Dick : Une histoire de loup-garou, Un épisode de résurrectionistes Yann Martel : Histoire de Pi Jacques Ferron : L’Amélanchier, La chaise du maréchal ferrant, Papa Boss, La Charrette, La Nuit, Le Salut de l’Irlande Louis-Honoré Fréchette : Coq Pomerleau, Le Revenant de Gentilly Charles Laberge : Un conte populaire Guillaume Lévesque : La Croix du Grand Calumet Joseph-Charles Taché : Ikès le jongleur Michel Tremblay : La cité dans l’œuf, Le Trou dans le mur David (Sabrina) Calvo : Toxoplasma Gérard Étienne: La Romance en do mineur de Maître Clo Émile Ollivier : Passages Dany Laferrière : L’Énigme du retour Dany Laferrière : Le Cri des oiseaux fous Christiane Vadnais : Faunes Mireille Gagné : Le Lièvre d’Amérique Bibliographie Ouvrages généraux Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury. Brno : Host, 2005. Histoire de la littérature québécoise. Edited by Michel Biron - François Dumont - Élisabeth Nardout-Lafarge - Martine. Montréal (Québec) : Boréal, 2007. Ouvrages spécialisés Todorov, Tzvetan. Úvod do fantastické literatury. Praha: Karolinum 2010. Šrámek, Jiří. Morfologie fantastické povídky. Brno: Masarykova univerzita, 1993. Lukavská, Eva. Had, který se kouše do ocasu. Brno: Host, 2008. Ouvrages recommandés Malrieu, Joël. Le fantastique. Paris: Hachette, 1999. Scheel, Charles W. Réalisme magique et réalisme merveilleux. Paris: L’Harmattan, 2005. Notation : analyse comparée d’un texte québécois (canadien français) et d’un texte soit hispano-américain, soit français (18.000 signes au minimum). Table des Matières I. Introduction historique II. Balayage terminologique III.Le réalisme magique et le réalisme merveilleux IV.–V. Approche morpho-sémantique et narratologique VI. Le fanatastique traditionnel et le fantastique du 20^e siècle VII. Aubert de Gaspé, fils : L’influence d’un livre, « L’étranger », « L’homme de Labrador » VIII. Aubert de Gaspé père: Les Anciens Canadiens, « La Corriveau » IX. Joseph-Charles Taché : « Ikès le jongleur » , Louis-Honoré Fréchette : « Coq Pomerleau » - la présence de la vie « sauvage ». X. Wenceslas-Eugène Dick : « Une histoire de loup-garou », Pamphile Lemay : « Le loup-garou » - les croyances populaires. XI. Noël Audet: La terre promise, Remember, la présence du conte merveilleux dans le roman historique XII. André Carpentier : Rue Saint-Denis, « La mappemonde venue du ciel », « Le Coffret de la Corriveau » XIII. Michel Tremblay: La cité dans l’oeuf – un exemple de roman fantastique. Introduction historique Le contexte historique de l’apparition, en France, du terme de fantastique et du genre conte fantastique traduit bien certaines parentés génériques. Les années 1820 sont marquées par les premières effervescences du romantisme qui se manifestent par la mode du mélodramme et du roman gothique, dit aussi roman noir. On lit des romans tels que Le Moine (The Monk,1796) de Matthew Gregory Lewis, Les Mystères d’Udolpho (The Mysteries of Udopho,1794) et L’Italien ou le Confessional des pénitents noirs (The Italian,1797) d’Ann Radcliff ou Melmoth (1816) de Charles Robert Maturin. En 1821 paraît la traduction de Frankenstein (1816) oeuvre de Mary Shelley, en 1829 Loève-Veimars introduit en France plusieurs récits de E.T.A Hoffmann sous le titre de Contes fantastiques. Le mouvement frénétique de la seconde génération romantique (Pétrus Borel, Philothée O’Neddy, Jules Janin, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, etc.) développe cet héritage. Le genre fantastique, comme le roman gothique et, plus tard, le roman policier, est un récit à mystère. Cette parenté thématique est doublée de la parenté morpho-sémantique. En effet, comme eux, les récits fantastique, gothique et policier gardent certaines marques typologiques communes, notamment une forte tendance à la schématisation de la configuration des personnages, des situations narratives, de la syntaxe narrative et de la composition. Il convient de rappeler que Hoffmann n’a jamais qualifié ses contes par le terme de fantastique. Tout au plus a-t-il réuni, sous le titre de Fantasiestücke plusieurs contes écrits entre 1808 et 1815. Le terme de conte fantastique est donc une fabrication du traducteur français Loève-Veimars qui, de plus, a fait précéder sa traduction de Hoffmann par une critique de Walter Scott « On the Supernatural in Fictious Composition and particulary on the Works of Ernest Theodor William Hoffmann », parue, d’abord, en traduction française de J.‑B. Defauconpret La Revue de Paris en 1827 sous le titre « Du merveilleux dans le roman » avant d’être reprise en guise de préface par Loève-Veimars, cette fois avec un changement de titre significatif « Sur Hoffmann et les compositions fantastiques ». Notons bien toutes ces proximités sémantiques qui vont nous accompagner sans cesse : « surnaturel » (« supernatural »), « merveilleux », « fictif » (« fictious »), « fantastique ». Ce dernier terme se voit consacré, dès 1830, par l’essai de Charles Nodier Du fantastique en littérature. Comment en est-on venu à ce glissement dans les termes? Et que voulait-on signifier par fantastique? Les Fantasiestücke de Hoffmann se référaient en effet à ce que le français désignait bien par fantaisie, terme emprunté au vocabulaire de la peinture et de la musique où il désignait un genre libéré des contraintes de la régularité : assemblage libre d’airs musicaux ou décorations fantasques. En ce sens, le fantastique se rapprochait du grotesque et de l’arabesque, termes également utilisés en littérature. Il traduit donc la volonté du romantisme d’échapper à la régularité, longtemps imposée par le classicisme. Ne nous embarrassons pas pour le moment de la contradiction patente entre les aspirations libératrices inscrites dans la désignation de fantastique et le caractère codé du genre, constaté plus haut. L’histoire littéraire n’en est pas là à son premier paradoxe. À l’époque, le conte fantastique était en effet perçu comme un genre subversif, inquiétant et cette caractéristique lui reste attaché même aujourd’hui. Que cette subversion, pour être perçue telle, doive obéir à des impératifs morpho-sémantiques, est une nécessité structurelle du genre. VI. Balayage terminologique Le mot fantastique vient du bas latin fantasticus, formé à partir de la racine grecque que l’on trouve dans le verbe φαινεσθαι (apparaître, paraître) et le substantif φαινομενον (phénomène). Au moyen âge, il était concurrencé par d’autres formes (fantasial, fantasieus, fantasique) et il était utilisé au sens de insensé, possédé. Il survit à ses concurrents pour revêtir, au 17^e siècle, un sens neutre de « imaginaire, qui n’a que l’apparence » (dictionnaire de Furetière) ou un sens plutôt péjoratif de « invraisemblable, bizarre, extravagant, qui est en dehors de la réalité ». Le Dictionnaire de l’Académie de 1831 le définit comme « chimérique, qui n’a que l’apparence d’un être corporel, sans réalité ». Or, dès cette époque le fantastique se mêle à d’autres mots. Duvergier de Hauranne, en 1829, parle à propos de Hoffmann de « merveilleux naturel » par opposition au « merveilleux mythologique », au « merveilleux allégorique » et « merveilleux mécanique » d’Ann Redcliff. En 1863 Littré définit le conte fantastique ainsi : « Se dit en général des contes de fées, des contes de revenants, et en particulier d’un genre de contes mis en vogue par l’Allemand Hoffmann où le surnaturel joue un grand rôle ». On le voit, le fantastique se rapproche ou s’oppose à plusieurs expressions qu’il s’agit d’élucider. Commençons par distinguer entre le fantastique, le réel et le fictif. D’abord quelle est la différence entre la fiction et la réalité et quel est le statut du réel dans un texte littéraire qui, par définition est une fiction? Le modèle communicationnel de Roman Jakobson qui fait la synthèse de celui de Karl Bühler et de Jan Mukařovský permet de cerner la différence entre la communication non-littéraire et la communication en littérature qui est d’ordre esthétique. En effet la domination de la fonction esthétique (poétique) non seulement provoque une redistribution dans la hiérarchie des fonctions (expressive, émotive, métalinguistique, conative, phatique, référentielle), mais aussi transforme leur nature. Ainsi, la fonction référentielle, définie comme la relation entre le message et la réalité extralinguistique change de caractère, notamment sous le rapport de véridicité. Alors que dans une communication courante, tout énoncé est évaluable et affirmé vrai ou faux en fonction de la réalité extralinguistique à laquelle il renvoie, en littérature, la fonction estétique (poétique), qui est autotélique, fait en sorte que le texte produit lui-même sa référence, sa réalité qui devient le critère de véridicité. Autrement dit, le réel d’une oeuvre littéraire est un réel fictif, surgi du texte. Cette constatation est importante, car, comme nous le verrons encore, le genre fantastique joue justement sur l’ambiguïté entre le réel, qui est vrai, et le fantastique, admis comme possible. Ce doute noétique ou existentiel ne peut se créer qu’au sein d’une énonciation littéraire, fictive. Autrement dit, le réel auquel on a affaire dans le genre fantastique est un réel fictionnel. Chemin faisant, nous avons déjà rencontré d’autres expressions récurrentes : surnaturel, merveilleux, mythologique. Ajoutons-y le religieux et le sacré. Tous ces termes, auxquels le fantastique s’associe, désignent un dépassement du réel tel qu’il est perçu en tant que réalité phénoménale, objective, perceptible et rationnellement explicable. Ils renvoient à ce qui échappe à la raison, ce qui est non-naturel, donc surnaturel, supra-humain ou infra-humain; ce qui s’impose à la réalité empirique perçue par les sens et la raison. Comme le merveilleux des contes de fées, le fantastique est le résultat de la trivialisation du sacré et du religieux. Pour expliquer cette trivilalisation, mais aussi pour faire la différence entre le merveilleux et le fantastique, il faut se référer à la notion d’épistémè, introduite par Michel Foucault (Les Mots et les Choses, 1966). Selon Foucault l’épistémè serait un réseau, un ensemble de dispositions des productions de la culture qui constituent, par rapport à cette culture, un savoir qu’il s’agit de révéler et qui se situerait en deçà des sciences et des philosophies. Ce sont les régularités discursives, les couches de savoirs constituants et historiques, les configurations souterraines qui délimitent ce qu'une époque peut ou non penser, de ce qui est possible de dire ou de voir. C'est une grille des savoirs qui va déterminer les pratiques et loger les différentes formes de connaissances empiriques. Pour les épistémès antérieures à l’âge moderne, initié par le rationalisme et l’âge des lumières, le surnaturel (le sacré, le religieux) faisait partie de la réalité admise. Les esprits, les dieux antiques ou Dieu intervenaient dans le cours des choses, se manifestaient sous différentes formes. Les héros des mythes grecs communiquaient avec leurs dieux, les saints du moyen âge produisaient des miracles, le sacré faisait partie du quotidien. L’univers des mythes, des légendes ou des contes merveilleux intégrait le naturel et le surnaturel en un tout, sans les séparer. Le merveilleux – païen ou chrétien – est justement la manifestation non conflictuelle du surnaturel dans le réel. C’est ce merveilleux, le plus souvent d’origine mythologique ou religieuse, qui sous forme trivialisée subsiste dans les contes de fées, dits aussi contes merveilleux. L’épistémè moderne a radicalement redéfini le réel en le réduisant au rationnel (cf. Hegel : « Ce qui est réel est rationnel, ce qui est rationnel est réel .») et en déniant au non-rationnel toute existence ou tout au plus en l’évacuant dans la sphère du non encore expliqué, du prévisible. Le sacré a été soumis à la laïcisation, le religieux a disparu du quotidien. En ce sens le fantastique peut être considéré comme une des premières révoltes contre le rationalisme de l’âge des lumières (cf. Lukavská, Had, který se kouše do ocasu), car il est une mise en question, justement, du réel rationnel. Ce qui le distingue du merveilleux sacré mythologique, païen ou chrétien, ou bien du merveilleux trivialisé des contes folkloriques, c’est la scission entre le réel (la raison) et le surnaturel. Alors que le merveilleux coexiste avec le réel au sein d’un même univers, le fantastique constitue un scandale pour la raison en opposant au réel rationnel un autre univers où la raison s’avère impuissante. De plus, le fantastique se présente, très souvent, comme une expérience personnelle, individuelle, subjective, qui contraste avec la doxa rationaliste et laïque commune. En ce sens il s’accorde non seulement à l’émergence de l’individualisme romantique, mais aussi à l’individualisme moderne, opposé à l’identité de masse, collective. Il est le domaine de la transgression et de la provocation sous différentes formes qui peuvent aller du scandale érotique (vampires, succubes, etc.) au scandale intellectuel (défi à la raison). Nous avons donc affaire à la transformation progressive, déterminée par l’expérience historique de la société européenne, de la relation entre le surnaturel et le réel. À la période de l’univers unifiant les deux au sein d’une représentation épistémique unitaire succède, dès le 18^e siècle, la réduction de la représentation du monde au réel rationnel qui nie le surnaturel. Ce dernier revêt, sous forme trivialisée, la semblance du fantastique, mais aussi du terrifiant, du mystérieux, du menaçant (cf. roman gothique, noir, roman policier) tout en survivant, dans le conte merveilleux, comme un résidu du passé révolu. VII. Le réalisme magique et le réalisme merveilleux Deux autres notions modernes risquent d’être confondues avec le fantastique, surtout si nous l’appliquons à une littérature américaine, en l’occurrence à la littérature canadienne française et québécoise. Quelles que soient leur origine et leur application, c’est la sphère hispano-américaine qui semble leur domaine privilégié. Recourons, pour mieux les cerner, au texte d’Eva Lukavská « ¿Lo real mágico o el realismo maravilloso? » (Etudes Romanes de Brno, 12, 1991, pp. 67-77) A diferencia del realismo mágico, lo «real maravilloso» no fue formulado por un crítico o teórico de literatura sino por un escritor. Alejo Carpentier (1904—1980) lo publicó en 1949, en «Prólogo» a su novela El reino de este mundo, basándolo en dos postulados: 1. la realidad americana está dotada de privilegios estéticos extraordinarios en comparación con la europea; 2. para ver lo «real maravilloso» americano el escritor debe creer en su existencia: «la sensación de lo maravilloso presupone una fe». Lo «real maravilloso» es para Carpentier el concepto clave que comprende como el único recurso de una literatura auténtica. Carpentier adoptó el concepto de lo maravilloso de la terminología surrealista, sin embargo, lo opuso a lo maravilloso literario europeo. Su «real maravilloso» americano presupone una actitud hacia la realidad basada en la fe. O sea, su «real maravilloso» comprende dos aspectos: 1. una cualidad estética extraordinaria de la realidad americana y 2. la capacidad del escritor de percibir esta cualidad, y, lo que es más importante, de transformarla en literatura. El postulado de la «fe», necesaria para ver lo «maravilloso», no implica instrucciones para crear una obra literaria. Carpentier no apela a las capacidades creadoras del escritor, sino a su creencia: sólo el artista «creyente» es el vidente, sólo la «fe» puede transformar aquel capital muerto (la realidad americana) en lo maravilloso literario. Lo que Carpentier llama la realidad maravillosa americana es para García Márquez sólo la «desmesura», es decir otra proporción o dimensión del continente americano: el problema, según García Márquez, consiste en el hecho de que el castellano (idioma europeo) no es capaz de expresar la realidad americana: «Nuestra realidad es desmesurada y con frecuencia nos plantea a los escritores problemas muy serios, que es el de la insuficiencia de las palabras. Cuando hablamos de un río, lo más grande que puede imaginar un lector europeo es el Danubio, que tiene 2.790 kilómetros de largo. Cómo podría imaginarse el Amazonas, que en ciertos puntos es tan ancho que desde una orilla no se divisa la otra? La palabra tempestad sugiere una cosa al lector europeo y otra a nosotros, y lo mismo ocurre con la palabra lluvia, que nada tiene que ver con los diluvios torrenciales del trópico. Los ríos de aguas hirvientes y las tormentas que hacen estremecer la tierra, y los ciclones que se llevan las casas por los aires, no son cosas inventadas, sino dimensiones de la naturaleza que existen en nuestro mundo». Desde luego, la literatura, según García Márquez, no puede ser fotografía de la realidad, al contrario tiene que ser su síntesis. Uno de los deberes del narrador es de encontrar los recursos adecuados para expresar esta síntesis. Fue la abuela de García Márquez quien le ayudó a solucionar este problema, al enseñarle el estilo de la narración popular, y Franz Kafka al mostrarle que la literatura se puede hacer de la misma manera de que una mujer del pueblo relata historias. ,,Para ella los mitos, las leyendas, las creencias de la gente, formaban parte, y de manera muy natural, de su vida cotidiana. Pensando en ella me di cuenta de pronto que no estaba inventando nada, sino simplemente captando y refiriendo un mundo de presagios, de terapias, de premoniciones, de supersticiones,(.. .) que era muy nuestro, muy latinoamericano. (...)... aquellos hombres que en nuestro país consiguen sacarle de la oreja los gusanos a una vacarezándole oraciones. Toda nuestra vida diaria, en América Latina, está llena de casos como éste.» Les deux notions ont en commun la négation et le dépassement du réalisme traditionnel. Dans le premier cas, celui du réalisme merveilleux de Carpentier, il s’agit d’une attitude « poétisante » face à la réalité, en réaction au surréalisme européen. Nous verrons que sous cet angle, aussi, le fantastique aura du mal à se démarquer, car le surréel est lui aussi un dépassement du réel et du rationnel. Dans le cas du réalisme magique, nous retrouvons tout simplement une vision unitaire, intégratrice, de la réalité et du surnaturel. La réflexion de García Márquez est importante encore sous un autre point de vue : le métissage culturel et la prise en compte de la présence de l’héritage africain, créole, indien et autre dans la culture latino-américaine. Nous verrons l’importance de cet aspect dans les théories postcoloniales. Un aperçu historique de l’usage des deux termes nous instruira sur leurs transformations progressives au cours du 20^e siècle : 1. 1925-1940 : L’expression magischer Realismus, qui remonte au romantique allemand Novalis, a été reprise par le critique d’art Franz Roh pour caractériser les courants post-expressionnistes, opposées à la neue Sachlichkeit. La traduction espagnole de l’essai de Roh, dans une revue madrilène, Revista de Occidente (1927) a popularisé le terme dans la sphère hispanophone. Vers 1927, également, l’écrivain italien Massimo Bontempelli lance le label realismo magico dans la revue ‘900 (Novecento) en désignant les courants opposés au réalisme traditionnel. Bontempelli utilise aussi les expressions realismo mistico ou realismo metafisico. 2. 1948-1973 : Plusieurs articles sur le magischer Realismus paraissent dans la revue Aufbau; en Belgique, Johan Daisne rédige des articles sur le Magisch-Realism flamand; Arturo Uslar Pietri, qui avait rencontré Botempelli en Italie, utilise le terme de realismo mágico pour caractériser la spécificité du conte venezuélain. En 1948, Alejo Carpentier lance son real maravilloso, suivi, en 1956, par le réalisme merveilleux des Haïtiens que présente Jacques Stephen Alexis. L’essai d’Angel Flores « Magical Realism in Spanish American Fiction », paru en 1955 aux États-Unis, et l’article de Luis Leal de 1967 « El realismo mágico en la literatura hispanoamericana » consacre l’usage du terme. 3. 1974-1987 : Les discussions terminologiques prolongées s’enchaînent autour du réalisme magique et du réel merveilleux. Irlemar Chiampi propose de les fondre en un seul terme realismo maravilloso; en même temps on tente d’étendre les termes aux auteurs les plus divers : Thomas mann, Henry James, Fraz Kafka, Italo Calvino, etc. 4. Depuis 1988, marqué par l’article du Canadien Stephen Slemon « Magic realism as Postcolonial Discourse », une nouvelle discussion est lancée qui élargit la notion aux littératures postcoloniales – africaines, indiennes, américaines. Le réalisme merveilleux devient ainsi une marque distinctive, identitaire, renvoyant à une vision différente de la réalité par laquelle les littératures postcoloniales entendent se distinguer de la tradition européenne. En ce qui concerne la distinction entre le fantastique et les notions mentionnées ci-dessus, reprenons la différence ontologique et noétique entre le fantastique et le merveilleux : la scission de l’univers en réel rationnel et surnaturel (non-naturel, donc inexistant) d’une part et la vision intégratrice du réel et du surnaturel d’autre part. IV.–V. Approche morpho-sémantique et narratologique L’introduction et le bref balayage terminologique ont indiqué plusieurs voies d’investigation du fantastique : historique, thématique, structurale. Pour bien saisir ce phénomène littéraire, il faut en effet prendre en considération plusieurs aspects simultanément. Même si la thématique semble dominer, elle ne suffit pas à elle seule à produire l’effet du fantastique que toute présence du lyrisme (cf. le surréalisme) ou au contraire de l’ironie ou de l’humour compromet. Et on se rend compte à quel point le fantastique est le produit de la construction du récit, de la typologie et de la configuration des personnages, de la syntaxe et de la perspective narratives. Car il faut, dans une fiction fantastique, maintenir l’ambiguïté entre le réel et la négation du réel, autrement dit le doute ontologique et noétique du lecteur. Tzvetan Todorov parle de l’hésitation. On voit donc, à quel point le fantastique est lié à la tradition réaliste, positiviste, voire scientiste, y compris les procédés descriptifs détaillés, précis, parfois même de caractère scientifique. Mais en même temps ce réalisme subvertit la perception de la réalité même. La construction du fantastique a été pertinemment analysée par Jiří Šrámek dans Morfologie fantastické povídky (1992) qui nous servira ici d’appui théorique. Šrámek base ses analyses sur un corpus de 80 récits fantastiques français du 19^e siècle. Son approche se situe dans la prolongation des analyses narratologiques structuralistes de Vladimir Propp et côtoie celles d’Algirdas Greimas, de Tzvetan Todorov ou de Daniela Hodrová. Structure du récit fantastique Malgré l’apparence, suscitée par la présence de l’ailleurs fantastique, ce n’est ni l’espace ni le temps, mais le personnage qui constitue le catégorie fondamentale. C’est à travers le héros et sa perception de la réalité que le fantastique s’introduit et se développe. La relation entre le protagoniste et le fantastique est régie par un modèle structurel strict, comportant 9 étapes : 1. Le signe avant-coureur ou annonciateur s’impose au protagoniste. 2. La tentation par l’étrange ou l’inhabituel que le protagoniste subit renforce l’effet du signe. 3. Suit l’initiation, réalisée ou par l’intermédiaire d’un personnage (l’initiateur) ou par un objet, un texte, un document. 4. La manifestation du fantastique achève la prise de conscience, par le héros, de l’existence du surnaturel. 5. Le doute du héros met en question la manifestation du fantastique. 6. La confirmation du fantastique finit par imposer l’idée de la présence du surnaturel. 7. Le héros choisit entre la lutte, si le fantastique le menace, ou l’acceptation, s’il y trouve son avantage. 8. Une explication peut intervenir si le héros découvre un fait qui puisse donner au fantastique un éclaircissement rationnel. 9. La victoire ou la défaite du héros face au fantastique termine le récit. Parmi les neuf étapes seules la quatrième – la manifestation du fantastique et la neuvième – la victoire/ la défaite sont obligatoires, c’est-à-dire sont présentes dans tous les récits fantastiques analysés par Šrámek. La distribution des autres obéit à la thématique choisie. Néanmoins l’ordre des étapes est obligatoire (si, par exemple, l’explication se trouvait au début du récit, tout effet du fantastique s’évanouirait). Toutes les étapes sont liées au protagoniste, mais celui-ci peut être secondé par d’autres personnages, notamment dans les étapes 2, 3, 4, 7 et 8. Quant à la composition, il faut noter l’importance de l’incipit car c’est là que le réel et le cours habituel des choses sont entamés pour céder, ensuite, à la manifestation du fantastique. Souvent on peut noter la motivation subjective – sentiments, passions, ambitions, peurs, mauvaise conscience qui prédisposent le héros au fantastique. Ou bien, il y a un objet étrange, un mystère à dévoiler. On remarque, dans les descriptions, l’importance de la perception visuelle, auditive, plus rarement olfactive et tactile. La quatrième étape – la manifestation du fantastique constitue le point culminant. Si, jusque-là, le réel l’emportait dans la description des choses et des événements, à partir de ce moment, le fantastique devient déterminant. Sa présence – éventuellement mise en doute par le protagoniste ou un tiers – est ensuite réaffirmée dans une orchestration compositionnelle analogue à la péripétie de la composition dramatique. Le récit fantastique peut ensuite soit tendre à une explication rationnelle (erreur, quiproquo, plaisanterie, tromperie, rêve, hallucination, drogue....) et l’intégration du scandale dans l’ordre du réel, soit à maintenir le doute ontologique et noétique qui compromet ou déstabilise le réel. La typologie et la configuration des personnages Il convient de distinguer, à l’instar de Greimas (et de Šrámek) entre actant et acteur. Alors que le premier terme désigne le personnage du point de vue fonctionnel, comme partie du modèle structurel du récit (code), le second renvoie à sa réalisation individualisée dans le texte. Le récit fantastique comporte 5 actants : 1. Le héros à travers lequel le fantastique est vécu et perçu et qui est présent surtout dans les fonctions 1, 2, 4, 5, 7, 8, et 9 (signe, tentation, manifestation du fantastique, doute, lutte/acceptation, explication, victoire/défaite). 2. L’initiateur qui peut se manifester à l’étape 2, mais surtout 3, parfois 7 (tentation, initiation, lutte/ acceptation) 3. L’être fantastique qui se présente à la phase 4, mais aussi 6 et 7 (manifestation du fantastique, confirmation du fantastique, lutte/ acceptation). 4. L’adjuvant qui seconde le héros notamment dans les étapes 7, 8, 9 (lutte/ acceptation, explication, victoire/ défaite). 5. L’opposant qui pose des obstacles de la phase 7 et 9 (lutte/ acceptation, victoire/ défaite). On voit bien que les personnages du récit fantastique obéissent à un codage typé, celui que Daniela Hodrová a désigné comme « personnage-définition », à la différence du « personnage-hypothèse ». Cette typologie, dérivée du roman initiatique, se rapproche d’ailleurs de celle des autres types de récits à mystère : le roman gothique où Hodrová distingue entre a) héritier-justicier (=adepte), b) serviteur ou moine (=initiateur), c) fille du seigneur-châtelain (=vierge), d) seigneur mystérieux ou son spectre (=être surnaturel) et le roman policier où on rencontre également une configuration fixe d’actants – détective, témoin, victime, assassin. C’est cette configuration d’actants qui agit dans le récit fantastique avec, au centre, le héros qui affronte les étapes du récit dans des situations successives soit directement, soit indirectement, par l’intermédiaire des autres actants. Comme pour les situations de la syntaxe narrative, il faut distinguer entre les actants obligatoirement présents (héros, être fantastique) et les facultatifs qui peuvent éventuellement faire défaut (adjuvant, opposant). L’initiateur, sans être obligatoire, apparaît fréquemment. C’est à partir de cette distribution actantielle que l’on peut développer la caractérologie des personnages, autrement dit leurs attributs indiciels (leur prosopographie). Pour paraître crédibles à la fois comme parties intégrantes de la logique du récit (bienséances externes, vraisemblances) et comme caractères (bienséances internes), ils obéissent à certains traits attributionnels. Ainsi le héros du conte fantastique doit correspondre à un type humain proche de la normalité (Šrámek parle du « degré zéro »), celui qui peut assurer l’ancrage du surnaturel dans le réel. Par contre l’initiateur comporte des traits étranges, mystérieux, de supériorité intellectuelle ou spirituelle, ou bien il possède des documents qui renvoient à l’ailleurs. L’être fantastique donne en plein dans le surnaturel, très souvent soit dans le supra-humain (divin, infernal; esprits, anges, diables, vampires, succubes), soit infra-humain (lycanthropes). La perspective narrative La perspective narrative constitue la clef de voûte du fantastique. En effet, s’il faut que l’ambiguïté réel/fantastique soit maintenue, une stratégie narrative s’impose. C’est le plus souvent celle d’un témoignage qui assure l’authenticité de la manifestation du surnaturel. Il s’agit très souvent soit du témoignage narré à la première personne par le héros ou bien par un témoin oculaire, qui rapporte l’histoire du héros. Peu importe alors que la narration soit à la première ou la troisième personne. Cet agencement narratif est souvent accompagné par l’enchâssement du récit fantastique dans un autre qui en consolide l’effet de réel. S’y ajoutent des indices spatio-temporels. Le narrataire peut être interpellé ou bien il est thématisé, présent comme personnage dans le récit, afin de mieux enclencher le passage entre la narration et la réflexion. VI. Le fantastique traditionnel et le fantastique du 20^e siècle La description du conte fantastique que nous venons d’esquisser sur la base de l’étude de Jiří Šrámek se rapporte surtout à la période par excellence du développement du genre qu’est le 19^e siècle. Pour certains, dont Tzvetan Todorov, ce genre aurait disparu après 1900. La raison en serait le changement de l’horizon épistémologique, en particulier la naissance de la psychanalyse. Car le fantastique aurait représenté, selon Todorov, la possibilité d’exprimer la face cachée menaçante du psychisme humain que les nouvelles méthodes psychologiques et psychanalytiques arrivent à expliquer, donc rationaliser. Certains mécanismes, telle l’hypnose, cessent alors de relever du surnaturel. Or, on peut constater, avec Eva Lukavská (Had, který se kouše do ocasu), que le fantastique non seulement n’a pas disparu, mais qu’il s’est transformé en investissant toujours la face cachée, inaccessible, menaçante de la réalité. En dépit des progrès immenses de la science et de la technique, la part mystérieuse de l’univers se révèle d’autant plus irréductible. La dimension ontologique et noétique du fantastique ne s’en trouve que confirmée, même si les explications et les approches critiques qui le caractérisent divergent. Hélène Cixous (1972) identifie « Das Unheimliche » de Freud comme la sphère du numineux qui provoque l’étonnement et l’angoisse. Irène Bessière caractérise le fantastique comme un « récit limite » qui, en frôlant » l’impossible relativise les normes acceptées et subvertit les tabous (Le récit fantastique. La poétique de l’incertain, 1974). Roger Bozzetto considère le fantastique comme l’intervention de l’innommable et du non-représentable dans le réel représentable, dicible. Le récit fantastique est selon lui la manière de thématiser l’impossibilité de donner forme à l’ailleurs par une stratégie que Bozzetto appelle stratégie métonymique. L’essai de Jaime Alazraki En busca del unicornio : los cuentos de Julio Cortázar; elementos para une poética de la neofantástico (1983) caractérise le néofantastique comme une métaphore épistémologique qui permet de représenter, derrière la réalité première, une autre réalité qui fait irruption dans la première à travers les failles de celle-ci. Comme le fantastique, le néofantastique joue la carte de l’ambiguïté ontologique et noétique. Le fantastique dans la littérature canadienne française et québécoise La thématique surnaturelle accompagne la littérature canadienne française et québécoise dès le premier roman que fut L’influence d’un livre (1837), de Philippe Aubert de Gaspé fils, jusqu’aux récents romans de Michel Tremblay, d’Aude ou Yann Martel. Ce qui est parfois difficile à cerner est la limite qui sépare le fantastique du merveilleux. Une des raisons en est la proximité du folklore qui rend parfois indécidable la distinction entre le récit fantastique et le récit merveilleux. Par là, la tradition canadienne française et québécoise aurait partie liée avec celle des cultures américaines, notamment hispano-américaines amérindiennes ou créoles. Nos analyses tenteront de circonscrire les manifestations du fantastique et/ou du merveilleux cas par cas. VII. Aubert de Gaspé, fils : L’influence d’un livre, « L’étranger », « L’homme de Labrador » La mise en situation des deux textes dans le contexte du roman (voir Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury. Brno : Host, 2005). Analyse : La typologie du surnaturel? Identifier les éléments de l’agencement narratologique : la configuration des personnages, les étapes du surgissement du surnaturel, l’importance de la perspective narrative. Comparaison avec Charles Laberge « Conte populaire ». VIII. Aubert de Gaspé père: Les Anciens Canadiens, « La Corriveau » La présentation du roman (voir Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury. Brno : Host, 2005). Analyse : Qui raconte? Quel type de personnage? Pourquoi? Quelle la conséquence sur l’éclairage que reçoit le surnaturel? Comparaison avec un autre type de récit populaire : Honoré Beaugrand « La Chasse-galerie » IX. Joseph-Charles Taché : « Ikès le jongleur » , Louis-Honoré Fréchette : « Coq Pomerleau » - la présence de la vie « sauvage ». L’information sur les auteurs (voir Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury. Brno : Host, 2005). Analyse : Quelle est la présentation du « sauvage » et de la « vie sauvage »? Quelle est la relation entre le fantastique et l’imaginaire «amérindien »? Qui détient la raison? Quel est l’effet du parler populaire sur l’effet « fantastique »? Montrez l’importance de la spatialité. Comparez les deux textes en prenant appui sur les points analysés. X. Wenceslas-Eugène Dick : « Une histoire de loup-garou », Pamphile Lemay : « Le loup-garou » - les croyances populaires. Comparaison des deux récits : Quelles sont la typologie et la configuration des personnages? Quelle est l’identité du narrateur? Que dire de la distribution des situations? S’agit-il du surnaturel merveilleux ou du fantastique? XI. Noël Audet: La terre promise, Remember, la présence du conte merveilleux dans le roman historique L’information sur l’auteur et le roman (voir Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury. Brno : Host, 2005). Cours magistral : présentation du merveilleux dans le roman historique. Noël Audet (1938-2005) est un romancier qui répugne à recycler les formules réussies.[1] Ses romans abondent en approches variées qui modulent une narration d’apparences traditionnelles. Sous un dehors générique faussement commun se cachent des jeux narratifs subversifs qui participent au renouveau de « l’ordre de la fiction », selon l’expression de l’auteur.[2] Deux de ses romans recourent au merveilleux – L’ombre de l’épervier (1988) et La Terre promise, Remember! (1998), toutefois chacun de manière différente. Si dans le premier le merveilleux investit une saga familiale en participant à la sémiose mythopoiétique du récit, La Terre promise, Remember! se présente comme un roman historique – en fait une récapitulation de l’histoire du Québec depuis le premier voyage de Jacques Cartier jusqu’au référendum sur la souveraineté de la province en 1995. L’imaginaire identitaire et la question identitaire se trouvent au centre du débat. Le roman – ne serait-ce que par sa date de publication (1998) – ne peut être perçu que comme une réponse à la souveraineté manquée de quelques milliers de voix seulement.[3] Le romancier a donc relevé le défi d’un roman historique engagé dans l’actualité politique - un roman-débat où, pourtant, l’idéologie et la politique ne doivent en rien empiéter sur la fiction romanesque afin de rester subordonnées à l’imaginaire. La question se pose, alors, de savoir quelles stratégies – notamment thématiques et narratives – l’auteur choisit pour procéder à l’investigation du réel (références historiques et politiques) par le moyen de la fiction. La présente étude se limitera aux trois points qui semblent révélateurs : (1) le merveilleux et son usage dans la fiction historique, (2) le cadre narratif et la polyphonie narrative, (3) la présentation de l’histoire. Le merveilleux dans le roman historique La présence du merveilleux dans le roman québécois n’est pas un fait nouveau. Dès les années 1960, notamment, il marque l’oeuvre romanesque de Jacques Ferron, mais aussi d’autres romanciers tels Michel Tremblay ou Yves Beauchemin. L’explication du phénomène nécessiterait une étude approfondie. Mentionnons, pour le moment, trois facteurs structurels qui semblent avoir favorisé la collusion du romanesque et du merveilleux: (1) une présence plus prononcée de l’oralité, issue du folklore, dans la tradition culturelle québécoise; (2) une assise ontologique spécifique du conte merveilleux canadien français et québécois qui, à la différence du conte merveilleux européen, tend à s’inscrire dans l’espace-temps historique, événementiel : il est alors difficile de tracer une ligne de démarcation précise entre le conte (récit) merveilleux, d’origine folklorique, et le conte fantastique; (3) l’expérimentation de certains écrivains québécois cherchant un positionnement spécifique, autonome, et de la langue littéraire et de la thématique; ces efforts modernistes, stimulés par la Révolution tranquille ont en partie exploité l’oralité et l’imaginaire véhiculé par le folklore et les traditions populaires, y compris le merveilleux.[4] Les trois facteurs se complètent, l’un soutenant l’autre. Le cadre merveilleux du roman historique de Noël Audet tient son modèle d’un des contes-types référentiel du folklore québécois « La Chasse-galerie » qui figure en tête du recueil éponyme d’Honoré Beaugrand (1900) : le groupe de bûcherons se déplace à bord d’un canoë volant afin de rendre visite à leurs bien-aimées au moment de la veillée de Noël. L’embarcation est portée par les forces diaboliques apprivoisées à condition de respecter l’interdiction de proférer des jurons et blasphèmes. Le roman d’Audet y fait une allusion dès l’incipit (TP 14). [5] Un thème analogue a été exploité par Jacques Ferron dans le roman La chaise du maréchal ferrant (1972) qui est une synthèse du conte merveilleux, du roman de l’éducation et du roman politico-historique. Si Ferron a choisi la chaise pour l’instrument volant, Noël Audet a opté pour un animal - un cochon, ou plutôt un verrat reproducteur, qui voyage non seulement dans l’espace, mais surtout à travers le temps. Il suffit de lui tourner la queue dans le sens contraire à celui des aiguilles de la montre. De plus, c’est un cochon qui parle, tant en prose qu’en rimes. Car il s’agit non pas d’un instrument, mais d’un animal-personnage qui fait partie, pour ainsi dire, de la famille du narrateur – les Doucet, paysans de génération en génération, spécialisés dans l’élevage porcin. Jusqu’à la Conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre, les Doucet appelaient leurs verrats reproducteurs Hector. Depuis 1760, ce fut la lignée de Remember, nom qui par delà le mot anglais « remember » se réfère à l’origine française : « Au fait sais-tu, tête fromagée, que le mot anglais "remember" vient du vieux mot français "remembrer" , qui signifiait remettre les membres ensemble, ou se souvenir? La remembrance, je trouve que ça te ressemble. » (TP 33; le narrateur Emmanuel s’adresse au verrat) Les connotations sont certes multiples : allusion ironique, par le biais de l’anglais, à la devise nationale de la province de Québec (« Je me souviens »), renvoi au métissage linguistique et aux influences réciproques entre le français et l’anglais, image de la reconstitution du passé comme d’un corps organique, image de la reconstruction, par le souvenir, d’une communauté de membres, qu’il s’agisse de la famille ou d’une communauté plus large. Bref, c’est tout un programme identitaire, contenu dans un mot et que le roman tente de réaliser. Les Remember portaient, marqué au dos, le chiffre rappelant leur année de naissance. Or le verrat voyageur s’enorgueillit de la date emblématique de 68 qui a vu la culmination de l’effervescence des années 1960 et, au Québec, le haut point de l’élan de la Révolution tranquille, matérialisée par la transformation du pays et par l’ouverture au monde au moment de l’Exposition universelle de 1967. Libertin, volage, jouisseur, mais déjà vieilli au moment où commence la narration, Remember 68 est menacé par la concurrence des jeunes. Cette sorte de marginalisation le lie au narrateur Emmanuel Doucet, le cadet de la famille, évincé de l’héritage, considéré comme une bouche inutile, car il est artiste et peintre. Il est déçu par la désunion politique des membres de sa famille au lendemain des élections de 1976 qui ont apporté la victoire au Parti Québécois et ouvert la voie au premier référendum sur la souveraineté-association du Québec. Il décide de comprendre les causes du présent par le voyage dans le passé en profitant de Remember 68 qui, lui, fuit le couteau du boucher en même temps qu’il veut retrouver les bons vieux temps de jadis. Si la jonction du projet merveilleux, matérialiste (la fuite du cochon parlant), et du projet historique, idéaliste (la quête identitaire), motive la narration, celle-ci nécessite, pour se réaliser, qu’un lien réunisse les éléments thématiques - historiques, politiques, imaginaires ou merveilleux – à l’acte créateur. La clef de voûte – notion centrale qui sert de liant et qui apparaît comme un des thèmes récurrents du roman audettien – est le rêve, avec près d’une soixantaine d’occurrences en 255 pages, soit un rêve toutes les cinq pages. Il est significatif que le thème soit introduit par le personnage-narrateur Emmanuel Doucet: Grand-père Doucet [...] disait : « On ne possède pas souvent les moyens de ses rêves, hein, les enfants? » [...] Je le soupçonne d’avoir confondu « rêve » avec richesse sonante et trébuchante, le vieux grippe-sous! Mais son dicton avait pour moi un tout autre sens. Qui peut se vanter en effet d’avoir réalisé la plus petite part de son rêve essentiel, celui qui loge à la frontière de l’improbable et du chimérique [...], rêve qui nous provoque, nous fait courir parce qu’il est plus grand que nous, du rêve qui nous touche presque la main, au moment de se dérober, et revient toujours sous la forme d’une hantise. Or moi, je vivais dans la hantise du temps. (TP13) Les connotations impliquées par le rêve concernent donc aussi bien le bonheur matériel que la vocation du narrateur. Mais le rêve a également une indéniable dimension historique. La première partie du titre du roman l’indique par sa polysémie : la Terre promise est non seulement cette terre d’Amérique où les populations européennes sont venues tenter de réaliser leurs rêves, c’est aussi ce pays des Québécois, sans cesse convoité, promis, mais jamais obtenu, car repoussé constamment vers l’avenir - un pays inaccompli qui reste, toujours, à créer.[6] Pour Emmanuel, un lien évident existe entre son rêve créateur, représenté par la métonymie de la peinture, et l’intentionnalité du narrateur de l’Histoire: Ah si j’avais mes pinceaux! Car je suis peintre à temps perdu, ça finit par compter. Je suis du genre moderne-ancien, je pratique une sorte de réalisme qui ne dédaigne pas le merveilleux à l’occasion. (TP 19) Il me semble que je peux, en trichant à peine, améliorer le monde, enfin! lui donner modestement ce qui lui manque, une direction, un sens peut-être [...]. (TP23) «Améliorer le monde », « donner un sens» en recourant, à l’occasion au «merveilleux » - la fiction et la politique, on le voit, se touchent en participant toutes les deux à l’imaginaire. Il est vrai que, chez Audet, le rêve est impliqué dans des contextes bien plus variés que nous ne saurions montrer ici : il marque l’élan créateur, l’euphorie de la découverte, la liberté et le mouvement non entravé, la possession de l’espace et du temps aussi bien que l’amour et la possession-connaissance de la beauté de l’autre. Dans La Terre promise, Remember !, il s’oriente toutefois clairement vers le projet historique. Le merveilleux y a sa place, car il fait partie de l’imaginaire – qu’il soit historique, identitaire collectif, identitaire individuel, ou qu’il relève de la création-écriture. La polysémie de la diaphore « rêve » est sans doute revélatrice: « Armé de ces réflexions, j’ai élaboré une stratégie de rêve [..] » (TP 26): rêve stratégie imparable, mais aussi comme vol imaginaire dans le temps, vol dont ne peut que rêver.[7] Le commentaire ironique que fait Remember sur le procès de l’intendant Bigot confirme cet ancrage de l’écriture : [...] notre détestable intendant avait, parmi les premiers en Amérique, défini le roman comme « système, rêves, inepties, fictions, fables », ce dont tu t’inspires encore aujourd’hui pour raconter cette histoire des plus véridiques. (TP 140) En effet, le rêve est lié, par delà l’imaginaire, à la fiction qui, selon Noël Audet, confère un sens que la réalité, informe par elle-même, est impuissante à se donner : [...] la fiction parle mieux du monde – et de l’écriture elle-même – que n’importe quel autre discours, car la fiction, contrairement au réel, est un système, une organisation qui intègre tous les éléments dans une unité supérieure et les fait signifier.[8] Le cadre narratif et la polyphonie narrative La polysémie et la dispersion connotative que nous avons pu remarquer, ci-dessus, à plusieurs reprises sont soulignées par les stratégies subjectivisantes de la narration. Les événements - historiques ou contemporains - sont vus et commentés par plusieurs personnages. La pluralité des points de vue est liée à la présence de la parole vive, proche de l’oralité, sous forme de dialogues ou de la narration à la première personne qui l’emporte sur la 3^e personne du narrarateur auctorial à peine l’incipit passé. Dans l’ensemble du texte, la narration repose sur le dédoublement du cadre narratif, défini par la présence de deux personnages-narrateurs qui dialoguent : le peintre Emmanuel Doucet et le verrat reproducteur Remember 68. Ils ne sont pas certes égaux. Il y a une hiérarchie, une « répartition des tâches » qu’Emmanuel explique à Remember qui lui a reproché d’arranger le récit des faits historiques selon ses propres partis pris : - Tu te trompes sur toute la ligne, grosse bête à soie! Mon récit n’est pas biaisé, il prend ce qui lui est nécessaire dans le passé pour comprendre le présent. C’est une question d’interprétation, alors que toi, tu te contentes d’emmagasiner, comme une poubelle. Tu te souviens de tout, mais tu es incapable de recoller les morceaux pour te trouver un sens. Poubelle de l’histoire, je te le répète et, je t’en prie, laisse-moi dériver à ma guise. (TP 251) En dépit de son incapacité à recoller les morceaux de l’histoire, ce qui contredit l’étymologie alléguée de son nom, Remember n’en assume pas moins le rôle de correcteur. En effet, le récit des événements est dédoublé : la version d’Emmanuel, qui mène le jeu, est mise en doute, discutée, voire subvertie par le commentaire de Remember. Ainsi « la poubelle de l’histoire », en rappelant des événements ou détails oubliés, relativise le sens de l’histoire : « Fais des voeux tant que tu peux, le morveux, dit Rimemmbeur, ton pays est fondé sur une menterie éhontée, mais ta route est bien balisée ! » (TP 39) La menterie en question est l’explication que Jacques Cartier donne aux Indiens (nécessité de mettre une balise sur le rivage) au moment de planter la croix qui signifie la prise de possession de la terre indienne par le roi de France. La fluctuation du sens est soulignée non seulement par ce dédoublement fondamental du cadre narratif, mais aussi par la relativisation de la hiérarchie entre les deux personnages. Car ce sont des compagnons de route, des égaux qui vivent des aventures parallèles. L’égalité se traduit par les jurons et les injures qu’ils échangent et par les sobriquets qu’ils se donnent réciproquement : Manuel Miguel Doucet, Manu-Manu, coquin d’Emmanuel, jeune malfrat, etc. ; Rimailleur, Rimemmbeur, Rimenlair, Rimencoeur, Rimensueur, Rimenpleur, etc. Le parallélisme de leurs aventures est lié à leur manière particulière de visiter l’histoire. Car ils ne se contentent pas de survoler, ils descendent sur terre et se mêlent à la vie : Elle était vraiment touchante mon aïeule [Madeleine Doucet], il me fallait trouver le moyen de m’introduire chez elle pour la peindre et rapporter ce souvenir dans ma famille. Tiens, je dirai que je suis un gueux, un peintre ambulant, ça conviendra parfaitement dans les circonstances. (TP 69) Alors que Emmanuel rend visite à ses ancêtres, Remember disparaît dans la porcherie pour élargir son potentiel génétique : Même si ces cochons-là ne parlent pas, ils m’ont clairement laissé entendre que j’étais le bienvenu à n’importe quel moment de l’histoire, en n’importe quel lieu de la terre ou du ciel, tu sais? (TP 105) Les deux narrateurs-survenants, selon le terme utilisé par Jacques Allard,[9] sont donc des compagnons que l’aventure et l’amitié rapprochent progressivement au point de bousculer, à la fin, la hiérarchie initiale. Remember finit par assumer, lui aussi, le récit des événements historiques (TP 220-221) ce qui lui attire le commentaire ironique d’Emmanuel : Remember! Je te ferai remarquer que tu racontes l’histoire à ma place. Et aussi mal qu’un tirebouchon. Si ce n’est pas trop te demander... ôte-toi de mon chemin, saint Croupion ! (TP 221) À la fin, toutefois, le renversement de la hiérarchie devient réalité. Remember tombe par accident entre les mains des ingénieurs généticiens qui utilisent la nouvelle porcherie robotisée et informatisée des Doucet comme laboratoire. Leurs essais consistent à introduire des gènes humains dans l’information génétique des porcs. Après un premier balbutiement (TP 347-348), Remember se coule dans la pensée humaine. Et lorsque Emmanuel, puni pour avoir abusé de jurons et blasphèmes, est emporté par le diable, comme l’exigent les règles des contes merveilleux, c’est Remember qui est chargé de terminer le récit et de trouver un éditeur pour le livre (TP 349-351). Ainsi la « poubelle de l’histoire » devient le narrateur principal. La polyphonie narrative ne se réduit pas au cadre formé par le couple des narrateurs, mais déborde cette armature en laissant transparaître ou en exprimant la vue des autres personnages. En plus de la prise de parole directe par les personnages, Audet recourt à des procédés moins voyants, mais efficaces qui introduisent une pluralité de vues dans la composition même du personnage-narrateur Emmanuel. Ainsi, une affinité existe entre ce dernier et son oncle Jean, lui aussi un marginal de la famille, amoureux de la vie, coureur de jupons et peintre raté, mais qui a su transformer ses tableaux en récits (TP 282), car il a préféré, plutôt que de peindre, donner ses pinceaux à Emmanuel (TP 283). Emmanuel est donc aussi oncle Jean, celui qui voit le monde par ses yeux. Or, la figure d’oncle Jean n’est pas simple, mais à son tour plurielle. Car dans chaque génération des Doucet, il y a eu un oncle Jean, marginal, rouspéteur ou révolté, que Emmanuel rencontre et qui module la vision que le narrateur peut avoir des événements. Enfin, un autre procédé relativisant et qui ajoute à la polyphonie est la distanciation « métanarrative » - là où éclate le contraste entre le récit des événements et l’instance narrative, comme dans le commentaire du dialogue entre le narrateur Emmanuel et Nicolas Doucet du 18^e siècle: « Dis-donc, Monsieur Emmanuel, veux-tu éclairer ma lanterne un brin? Par la Vierge indienne, chaque fois que tu réapparais à la ferme, j’ai un cochon de plus. Et chaque fois que tu disparais ... - Oui, je sais, il vous manque un cochon. Je vous expliquerai un jour. » Cela me donnait largement le temps de préparer ma défense, et Nicolas ne pouvait pas savoir qu’il me faudrait quelques siècles pour m’exécuter. (TP 138-139) La structure narrative du roman produit donc un croisement des points de vue à plusieurs niveaux : à la base du procédé qui est fournie par le cadre narratif dialogique à deux voix, à hiérarchie variable, s’ajoutent la voix et la présence des personnages du récit, acteurs de l’histoire, ainsi que la distanciation « métanarrative ». Il en résulte un récit historique qui pour affirmatif qu’il soit, comporte sa propre mise en question. Le sens du passé, s’il peut se construire, peut ne pas être ni sûr ni le seul vrai. Un autre procédé, subtile, au niveau de l’instance auctoriale, complique cette perception complexe du récit historique. À première vue, l’auteur ne semble pas intervenir dans le récit, car il se sert du truchement du couple des narrateurs pour présenter l’histoire. Cependant, il est possible de remarquer l’apparition discrète, dans le texte, de morceaux de phrases qui sont autant d’allusions métatextuelles aux citations et aux titres d’ouvrages littéraires et qui laissent transparaître l’auteur – Noël Audet, joueur émerveillé par la gratuité du plaisir ludique : Au pays du Québec, petit mec! rien ne changera jamais, assure Remember. (TP 27; allusion au roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine) [...] est-ce l’époque qui ne me revient pas, avec tous ces Sauvages autochtones et ces demi-civilisés qui les envahissent pour les transformer à leur image? (TP 43; titre du roman de Jean-Charles Harvey) Puis l’été vint, puis l’hiver de force, et roule le temps sans aucun obstacle contre lequel buter. (TP 209; le titre du roman de Réjean Ducharme) Ce cher Joseph proposait le refus global avant-la lettre, [...]. (TP 243; il s’agit du manifeste surréaliste de Paul-Émile Borduas) De tels cas sont fréquents, plus d’une vingtaine, qui, par le non-sérieux du ludique relativisent le sérieux du discours historique. C’est la voix de l’auteur qui se laisse entendre pour mettre à distance et ironiser, voire subvertir, la narration même, en multipliant les interprétations possibles. La présentation de l’histoire Le dispositif narratif complexe indique que le roman historique de Noël Audet ne se réduit pas à une simple présentation de l’histoire ou du discours national. Il y a, bien sûr, l’aspect objectif des faits et événements narrés et qui est garanti par de nombreuses citations tirées des sources historiques, littéraires ou d’actualité. La liste des ouvrages qui suit la « Table des matières » comporte quinze références bibliographiques allant des auteurs anciens (Jacques Cartier, Samuel Champlain, Gabriel Sagard) aux historiens modernes (Marcel Trudel, Jean Provencher). C’est le gage du sérieux et de la véridicité. À l’aspect objectif, général, se superpose le particulier : l’histoire vécue par la famille Doucet et ses membres. Cette reconstruction du passé est motivée par le désir du narrateur Emmanuel Doucet qui tente de comprendre les racines de la désunion politique au sein de sa famille en ce qui concerne la question cruciale de la souveraineté du Québec. Il est significatif que la narration est déclenchée en 1976, au moment où la prise du pouvoir par le Parti Québécois oriente la province vers le premier référendum, et qu’elle se clôt après l’échec du deuxième référendum de 1995. Le voyage dans le temps se réalise entre ces « incipit » et « explicit ». La famille Doucet, visitée par Emmanuel et Remember, se compose à chaque fois – à la fin du 17^e siècle, au 18^e siècle, sous le gouvernement de Maurice Duplessis, au moment de la Révolution tranquille et des référendums - des mêmes prénoms et qui correspondent à la fois à une position sociale et un tempérament : fondateur de la lignée et grand-père Nicolas, sa femme Madeleine, Xavier ou François-Xavier père, oncle Jean, soeur Rosalie, etc. Il s’agit d’une sorte de famille éternelle, construite, composée de personnages-types. Nicolas est un sédentaire, paysan conservateur qui n’a pas su réaliser son rêve d’aventures, oncle Jean par contre représente un coureur des bois qui part à la découverte de l’Amérique et des coeurs tendres. Rosalie est une hypersensible qui intériorise les contradictions de son époque et qui en souffre. Tout en restant attaché à la typologie de base, chacun des nombreux personnages de la grande famille québécoise varie en fonction de l’époque. Oncle Jean du 17^e siècle court les bois et les belles Indiennes, le Jean du 18^e siècle est un aventurier engagé dans les milices qui se bat courageusement contre les Anglais, celui de la période duplessiste est un anticlérical sournois qui subvertit l’ordre public, enfin le plus jeune des Jean, lui aussi coureur de jupons et voyageur, est le peintre manqué, proche du narrateur Emmanuel. Tous ces Jean ont des enfants illégitimes, semés aux quatre coins du monde : ainsi naîtront les métis – Jean Jacques, pendu pour vol, au 18^e siècle, en clamant son indianité, ou Jean Jacques qui, chassé de la réserve de Khanawake pour n’avoir pas suffisamment de sang indien, revient dans la famille Doucet peu avant le référendum de 1995. Si la première Rosalie est « une perle de sensibilité » (TP 62), la seconde a un don de prophétie qui lui attire l’accusation de sorcellerie : on l’appelle « la pendue » (TP 111-112), car elle a évité la potence de justesse. C’est elle qui manifeste sa canadianité en s’opposant aux Français et, plus tard, aux Anglais. La plus jeune Rosalie, née au moment de la Révolution tranquille, souffre de la déroute des idéaux et des valeurs : incapable de trouver un sens dans la vie, « la pendeuse » finit par réussir son suicide (TP 334-335). Il est clair que la typologie des personnages, censés historiques, obéit à une stratégie fictionnelle, artistique, dominée par le principe musical des variations sur un thème. Le fait est souligné par les motifs récurrents, comme dans le cas de Rosalie qui exprime sa révolte et son dégoût devant les événements par des exclamations typés : « Maudits Français! » (TP 111); « Maudits Anglais! Maudit évêque !» (TP 145); « Maudits immigrants [...] jamais contents. » (302); « Maudits Québécois! [...] Maudit Sauvage! » (TP 328). La logique du thème et des variations régit également, bien que de manière discrète, la représentation des événements. Le souci d’encadrer l’image du passé se traduit par la tournure imprimée au temps historique qui, vers la fin du roman, tend à être perçu comme une répétition cyclique : L’espace d’un été nous étions redevenus des Canadiens français catholiques, persuadés que l’histoire était cyclique et que nous étions rembarqués dans le carrousel éternel. [...] Plus on avance, plus on recule, dit oncle Jean. Avancer en arrière ! (TP 307) L’Amérique traversait une période ... de tendresse dans l’éducation des enfants. Il ne fallait plus les corriger, mais dicuter le coup avec eux, « Comme les Hurons du dix-septième siècle, si je me souviens bien, dit Remember. » [...] – De même il faut d’abord les laisser libres plutôt que de leur enseigner le long apprentissage de la liberté. – Comme les Indiens du dix-septième siècle! – Et il en va de même pour la maîtrise sexuelle... [...] Vous avez cru écraser les Indiens, mais vous finirez par vivre exactement comme eux, tiens! car une culture est toujours récupérée par une autre [...]. (TP 284-285) Cette perception du temps et des événements aussi bien que la représentation des personnages relèvent de la forme et du sens que la narration veut imprimer à l’histoire. En termes audettiens, comme nous l’avons signalé déjà, cette jonction de la forme et du sens s’appelle fiction.[10] C’est dans ce double volet – historique et fictionnel – que la narration suit l’émergence et les avatars – affirmations, ruptures, traumatismes, prises de position - de l’imaginaire historique québécois. À progresser dans le texte d’Audet, on est frappé par une évidence: en effet, l’imaginaire historique puise à la même source que la création artistique et l’écriture, à savoir dans le rêve. Même si des distinctions s’imposent et que les domaines respectifs restent distincts, les points communs sont indéniables. Nous avons déjà signalé que Noël Audet s’inscrit dans la problématique québécoise du « pays incertain », pays qui reste à créer ou pays de la création, comme la poésie (voir ci-dessus note 6). L’imaginaire poétique et l’écriture ont ainsi partie liée. Le rêve semble donc un des moteurs de l’histoire - dans les deux sens du mot : celle qu’on vit et celle qu’on écrit ou raconte. Dans La Terre promise, Remember!, le rêve qui entre dans la composition de l’imaginaire historique québécois oscille entre le pôle positif et le négatif, qui peut aller jusqu’au cauchemar. C’est sans aucun doute le rêve positif qui est fondateur, car il est l’expression de l’énergie humaine, du désir de la vie, de l’amour, de la création, de la découverte, du recommencement. C’est le rêve d’Amérique : - Étrange pays! On croirait assister à la naissance du monde. - Pourquoi dites-vous ça, Madeleine? - Mais pour tout! Pour le parfum de l’air, pour les arbres, pour les gens, pour le soleil, pour l’eau. - Dans votre bouche, Madeleine, ce continent ressemble au Paradis perdu. (TP 59) Le rêve d’Amérique prend différents aspects : possession de la terre pour les Doucet sédentaires; exploration du contient, conquête ou voyage pour les Doucet coureurs des bois. Mais chez tous, le rêve est lié à l’idée de liberté et d’indépendance. Or, comme le remarque Remember, « la seule journée où nous aurons été indépendants » (TP 162), fut la déclaration de l’éphémère République du Bas-Canada par les Patriotes insurgés, le 28 février 1838 : C’était un beau rêve, dit Remember. – En effet, un peu trop beau, mais rêvons quand même. Si le rêve se fût réalisé, cela nous eût épargné, entre autres maux, monseigneur Lartigue et la censure des chrétiens et des Patriotes, monseigneur Bourget et la censure de l’information, monseigneur Bruchési et la censure des livres... [...] La Crise d’Octobre 70... – La loi des mesures de guerre... (TP 163) Même entravé, le rêve resurgit à chaque occasion, telle la Révolution tranquille et l’Exposition universelle de 1967 : [Elle] nous tombait dessus comme une bénédiction, le symbole des fenêtres qui venaient de s’ouvrir [...] : never more, jamais plus on n’endiguerait nos désirs, jamais plus personne, fût-ce le père, la mère, le Saint-Esprit, ne se glisserait dans nos lits pour nous tirer les oreilles, ne brimerait notre liberté nouvelle [...]. (TP 251) On s’amusait ferme tout de même, parce qu’on rêvait de se retrouver peuple parmi les peuples, ni plus fin ni plus bête, avec quelque chose qui ressemble à la liberté de choisir son destin, son métier, son avenir, avec du répondant derrière. (TP 255) Le rêve culmine avec les référendums qui offrent l’occasion de se retrouver «au début d’un temps nouveau» avec «la Terre[...] à l’année zéro», au «temps d’un recommencement» (TP 258). Or, le rêve se heurte aux obstacles, à la nécessité historique traumatisante : la domination coloniale de la France, la Conquête et la domination coloniale anglaise, la connivence de l’Église catholique et du pouvoir établi, l’infériorité des francophones complexés par les anglophones, la « noirceur » cléricale de la période duplessiste, la décomposition de la société et le vide social produit par la modernité. Le rêve peut en être dénaturé : c’est le rêve passif, résigné des catholiques francophones, qui s’oppose à l’action positive des Anglo-Saxons (TP 217). Il peut être dévoyé vers la conquête par la foi et par l’évangélisation : les Doucet ont fourni 269 prêtres à l’Église catholique dont l’oncle Eucher, missionnaire qui rêve de pouvoir « convertir le monde entier » grâce à la radio (TP 198). Il peut aussi se transformer en cauchemar – celui de Rosalie qui, prophétique, pressent la catastrophe de la Conquête (TP 111-112), ou celui de Remember qui voit l’histoire transformée en gadgets touristiques, souvenirs commercialisés, vidés de sens, marques de la perte de l’identité (TP 297-298). La dure réalité, enfin, détruit les rêves si, déjà, elle ne les empêche pas. Le traumatisme majeur vient de la Conquête qui, dans le roman, est introduite par un trou de mémoire (avec une allusion significative au roman Trou de mémoire d’Hubert Aquin) : Le matin du 13 septembre 1759, nous n’étions pas sur les lieux, Remember et moi. Nous étions pourtant en plein vol, mais le Rimempeur avait été victime d’un terrible trou de mémoire. Il ne se souvenait plus de rien, pas même de son nom, et il m’entraînait à une allure folle vers le seizième siècle en criant : « Pas de quartier! Sus aux envahisseurs ! (TP 128; avec une lecture possible renvoyant à Jacques Cartier et aux Français, envahisseurs des Indiens; ce serait donc une tout autre histoire.) La présentation ludique, déjà signalée, n’en révèle pas moins la blessure historique dont l’ampleur se manifeste dans les divisions qui frappent une famille jusque-là unie. Au moment du rassemblement de la famille Doucet, après la Conquête, les « conquis contents » attentistes s’opposent à ceux qui sont résolument anti-anglais. C’est « le premier schisme dans la famille Doucet, la première alerte grave les obligeant à se poser la question de leur identité et à s’avouer leur incapacité à la résoudre » (TP 146; souligné par nous). Le changement est dû à la présence de l’Autre, comme le démontre Remember : « Vous autres, Emmanuel, votre problème, c’est que vous ressemblez trop aux Anglais. [...] Mais quand la différence est mince, il faut l’accentuer, c’est toute l’histoire des frères ennemis. » (TP 221) Voilà pourquoi les Québécois sont forcés à se sentir « plus Français que jamais [...], plus catholiques qu’ils ne l’eussent souhaité » (TP 146). La duplicité et l’incertidude sont l’envers du rêve québécois, contrarié par la duplicité de la réalité – la « bilocation », le « biculturalisme », la « double capitale », les « deux gouvernements » (TP 338). Il en résulte le « Oui-Non intégral » (TP 308) des Québécois « indépendentistes par intermittence, et surtout entre les élections » (TP 329), empêtrés dans une sorte de schizophrénie « étant à la fois du Canada sans en être et dans un Québec souverain sans y être » (TP 344). Conclusion La présentation de l’histoire canadienne française et québécoise, toute polémique et engagée qu’elle soit dans la situation postréférendaire de l’après 1995, est loin d’être univoque. Le voyage imaginaire à travers l’imaginaire historique met en relief l’ambiguïté, procède par l’affirmation et la négation qui expliquent une identité rêvée, mais jamais pleinement réalisée. La perception de l’histoire qui accentue l’importance de l’imaginaire associe l’écriture de l’histoire à la fiction qui est, selon Audet, une tentative de construire un sens. Le roman en question prouve, cependant, que la fiction est aussi un moyen de questionnement, un processus de la recherche d’un sens à travers la pluralité des vues. Si l’effort heuristique s’inscrit, en partie, dans la polysémie du lexique, il est surtout soutenu par le dispositif subjectivisant du cadre narratif qui ouvre la narration à la polyphonie des voix et permet d’envisager la lecture de l’histoire sous le jour des clichés de l’imaginaire national aussi bien que sous celui de leur mise en question. À un autre niveau, l’instance auctorielle indique, par des citations intertextuelles, une intentionnalité ludique qui permet de considérer l’ensemble du texte comme un jeu, une oeuvre d’art destinée à procurer le plaisir d’une lecture imaginative, mais où l’imagination « métadégétique » n’en prolonge pas moins l’intentionnalité heuristique sérieuse du texte. C’est dans cette perspective qu’il convient, à notre avis, d’envisager la fonction du merveilleux. La pénétration du merveilleux dans le romanesque n’est pas sans conséquences. Il serait sans doute inutile d’insister sur la différence qui sépare le merveilleux des contes folkloriques, rattaché à d’anciennes croyances en interventions naturelles du surnaturel dans le réel, de celui que les écrivains québécois introduisent dans leurs romans ou contes. Dans ce deuxième cas, il s’agit en effet de la reprise ou de l’imitation d’éléments folkloriques ou assimilés qui facilitent soit l’élargissement du champ de la fiction, avec des conséquences thématiques, soit l’enrichissement des procédés narratifs. C’est ce deuxième aspect qui domine dans La Terre promise, Remember! où, en plus de multiplier les possibilités de la fiction (voyage à travers le temps) et des significations impliquées par le texte (histoire envisagée sous forme de conte merveilleux), le merveilleux fonctionne comme un « multiplicateur » et un « subjectivisateur » de la perspective narrative. La fiction romanesque, en intégrant le merveilleux, parvient, dans la version de Noël Audet, à conjuguer l’unité d’une vue d’ensemble, synthétique, à la pluralité polémique, subjectivisante des visions particulières. Le merveilleux fait également partie du jeu littéraire où la stratégie ludique, outre sa finalité de plaisir esthétique, se prête à l’investigation et au questionnement de la réalité. Les considérations concernant le « réel merveilleux » de Carpentier, le « réalisme magique » de Gabriel Garcia Márquez ou bien les oeuvres d’auteurs américains et tiers-mondistes (Louise Edrich, Michael Dorris, Maryse Condé, Marie Ndiaye, Salman Rushdie, Mukul Kesavan, Ahmadou Kourouma),[11] insistent sur la co-présence de la problématique historique et de l’imaginaire identitaire. À la suite de Jacques Ferron et de sa Chaise du maréchal ferrant, le roman de Noël Audet prend la même direction, son but étant, comme il le dit dans une interview, la « démythification de l’histoire ».[12] XII. André Carpentier : Rue Saint-Denis, « La mappemonde venue du ciel », « Le Coffret de la Corriveau » Analyse des deux récits : Comparez la morphologie « canonique » du conte fantastique traditionnel (cf. Šrámek) avec le néofantastique de Carpentier. Quelles sont les concordances? Quelles sont les différences? Quelles sont les références scientifiques et littéraires que Carpentier utilis et comment les utilise-t-il? XIII. Michel Tremblay: La cité dans l’oeuf – un exemple de roman fantastique. L’information sur l’auteur et le roman (voir Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury. Brno : Host, 2005). Analyse détaillée de l’incipit et de l’excipit : Par quels procédés le fantastique est-il introduit? Quelle est la caractéristique des lieux? Quelle est le caractère du protagoniste? Conclusion méthodologique Quels sont les traits dominants communs des textes ananlysés? Thématiques? Morpho-sémantiques? Narratologiques? Y-a-til une spécificité du fantastique canadien? Laquelle? ________________________________ [1] Cf. « Noël Audet, ou les territoires du sens. Entrevue avec Francien Bordeleau », Lettres québécoises, n^o 99, automne 2000, p. 9. [2] Noël Audet, Écrire de la fiction au Québec, Montréal, XYZ 2005, p. 48. [3] Le référendum du 30 octobre 1995 a été décidé par une différence de 42.000 voix par lesquelles les partisans du non (50,6 %) l’ont emporté sur le oui des partisans de la souveraineté (49,4%). [4] Voir à ce sujet Petr Kyloušek, « L’oralité dans la littérature canadienne-française et québécoise », Verbum Analecta Neolatina, Budapest, Akadémiai Kiadó, 2006, VIII, 1, pp. 89-99. [5] La pagination renvoie à l’édition Noël Audet, La Terre promise, Remember!, Montréal, Québec Amérique 1998. [6] En cela Noël Audet s’inscrit dans la thématique du « pays incertain », présente chez Jacques Ferrron, Hubert Aquin, Jacques Godbout, etc., notamment dans les années 1960 et 1980. Voir Petr Kyloušek, « Le "pays incertain" de Jacques Ferron » In Place and Memory in Canada: Global Perspectives / Lieu et mémoire: perspectives globales, Kraków, Polska Akademia Umiejetnosci, pp. 249-258. [7] Chez Audet « rêve » est un thème récurrent. Le roman L’ombre de l’évervier comporte une quarantaine d’occurrences, Terre promise, Remember! en a une soixantaine. Le roman Frontières ou Tableaux d’Amérique thématise lui aussi le rêve (cf. Eva Le Grand, « Rêver l’Amérique : pour une lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique de Noël Audet », Voix et images, 82, volume XXVII, n^o 1, automne 2002, pp. 71-82). Le mot apparaît dans le titre se rapportant à la littérarure La Maison du rêve (Montréal. Éditions de l’Hexagone 2000). [8] Noël Audet, Écrire de la fiction au Québec, Montréal, XYZ 2005, pp. 152 et 126. [9] Cf. Jacques Allard, « Pour relire Noël Audet », Voix et images, 82, volume XXVII, n^o 1, automne 2002, pp. 51 et 53. Le terme, rapporté au roman L’ombre de l’épervier, convient également à La Terre promise, Remember!. Le mot canadien français renvoie à la tradition rurale de jadis qui réservait un banc et une place à table aux mendiants (les quêteux) et aux travailleurs saisonniers - les survenants. Emmanuel est celui, justement qui s’introduit dans les familles de ses ancêtres comme survenant. [10] Noël Audet, Écrire de la fiction au Québec, Montréal, XYZ 2005, p. 48 : « Il y a enfin les contenus qui relèvent de l’ordre de la fiction, comme les thématiques, les péripéties, les structures, qui ont déjà subi le travail de la forme, qui ont déjà passé l’épreuve de la mise en forme. » [11] Cf. Itinéraires et contacts de cultures, vol. 25. Le réalisme merveilleux, Paris, Université Paris 13 / L’Harmattan 1998. Voir notamment Pierre Soubias, « Interférence du récit magique et du récit historique : le cas de Mounnè, d’Ahmadou Kourouma » , pp. 91-104. Voir aussi Eva Lukavská, «¿Lo real mágico o el realismo maravilloso? », Études Romanes de Brno, vol. XXI, Masarykova univerzita, Brno 1991, pp. 67-77. L’auteur souligne la co-présence de l’histoire et du mythe. Or le mythe fait partie de l’imaginaire identitaire. [12] « Noël Audet, ou les territoires du sens. Entrevue avec Francien Bordeleau », Lettres québécoises, n^o 99, automne 2000, p.10.