3 i6 * Pamphile Lemay ce le jeune homme superbe qui s'en va avec le soufflet du mort sur la joue ? L'eglise retentit de lamentations, les cloches sonnerent un glas funebre; le pretre, depouillant ses vetements pompeux, mit sur ses epaules la chasuble noire et dit la messe pour le repos de l'äme de Jean-Paul Duvallon. II n'y avait plus qu'un petit servant. Ainsi finit la noce, ainsi finit mon histoire. Pamphile Lemay, Contes vrais, Fides, (coll. «Nenuphar), 1973. Le loup-garou Si je mens, c'est d'apres Genevieve Jambette. II y a «beau temps passe» depuis qu'elle nous faisait ses recits de loups-garous, de feux follets et de chasse-galerie. J'al-lais alors a «l'ecole de l'eglise», et je n'etais qu'un gamin es-piegle qui faisait des niches a la destinee. A F entree de l'exis-tence ou je me trouvais place, je regardais la vie par le gros bout de la lunette. Elle se perdait dans un lointain mysterieux. O la douce illusion! Je n'ai fait qu'un pas de l'enfance a la vieillesse. Le temps d'esperer en vain! d'aimer en fou, de rever en poete et de souffrir en martyr. C'est tout. Mais il ne faut pas que je m'oublie a parler de moi; c'est du loup-garou a Genevieve Jambette que je dois vous entretenir aujourd'hui. Pauvre Genevieve, elle etait vieille deja quand elle nous racontait ses histoires si vraies! Satanpiette! disait-elle, c'est la pure verite. Demandez a Firmin. Firmin, c'etait son frere. Elle demeurait a deux lieues de l'eglise, et pour ne pas manquer la messe, elle arrivait la veille des fetes et des diman-ches. Combien, dans nos campagnes brulantes de foi, font ainsi toujours! 3 18 • Pamphile Lemay Le loup-garou • 319 Et toujours nos maisons hospitalieres s'ouvrent avec plai-sir pour les recevoir. C'etait chez le pere Amable Beaudet qu'elle descendait; et c'est la que je l'ai bien des fois ecoutee. Elle est morte depuis longtemps la vieille conteuse naive, et bien peu se souviennent d'elle aujourd'hui. La posterite n'existe pas pour elle, car dans son amour de la vertu, elle aurait pu dire comme la Vierge a l'ange: « Quomodo fiet istud quoniam virum non cognosco ? » Et ceux qui n'ont pas d'enfants meurent plus profonde-ment que les autres. — Le loup-garou! le loup-garou! me criez-vous, en-nuyes ou curieux. Franchement, je ne sais pas trop si je vais me rappeler la chose. Ah! bon! Genevieve commencait ainsi: — Mes petits enfants, il faut aller a confesse et faire ses paques. Celui qui est sept ans sans faire ses paques « court» le loup-garou. — Mais est-ce qu'il y a des chretiens qui restent sept ans sans communier a Paques? disions-nous etonnes. — Oui, il y en a malheureusement. lis sont rares, mais il y en a. Et si le monde continue comme il est parti, dans cinqante ans, ca ne sera pas drole. On ne rencontrera que des loups-garous, la nuit. — Est-ce que c'est malin, un loup-garou? C'est ce pauvre Hubert Beaudet, mort a l'autel, qui de-mandait cela d'un ton gouailleur. Et la vieille repondait: — C'est effrayant. Ca ressemble a un autre loup, mais ce n'est pas pareil. Les yeux sont comme des charbons ardents, les poils sont raides, les oreilles se dressent comme des comes, la queue est longue. lis rodent, cherchant qui les delivrera. — Les delivrer? Comment? — II faut leur tirer du sang. Une goutte sufRrait. — Et si on tuait le loup-garou ? — On tuerait le chretien. — Pendant le jour, ou se cachent-ils, les loups-garous? fit Elisee, le frere d'Hubert. — Le jour, ils reprennent leur forme humaine. On ne les distingue point des autres hommes. Au premier coup de mi-nuit la metamorphose commence, et elle dure jusqu'a la premiere blancheur de la «barre» du jour. Ici, la conteuse credule toussait, humait une prise, depliait son mouchoir de poche a grands carreaux et nous enveloppait d'un regard vainqueur. Puis elle reprenait sur un ton confiden-tiel: — Firmin, mon frere, en a delivre un. II y a plusieurs annees de cela. II a failli perdre connaissance. II ne s'y attendait pas, et il croyait avoir devant lui un vrai loup des bois qui voulait le devorer. — Non! Pas possible! Vous vous moquez de nous! — Satanpiette! c'est la pure verite. Demandez a Firmin. Vous ne croyez peut-etre pas aujourd'hui, car vous etes jeu-nes; mais vous grandirez, et alors vous comprendrez mieux les chatiments du ciel. Voici done l'histoire du loup-garou delivre par Firmin, le frere de Genevieve. II Misael Longneau, du Cap-Sante, et Catherine Miquelon, de chez nous, allaient contracter mariage. Le troisieme ban venait d'etre publie. Une connaissance qui s'etait faite l'hiver precedent, ä l'epoque du carnaval. Les Miquelon etaient alles voir un de leurs parents, au Cap-Sante, et les jeunes gens s'etaient 320 • Pamphile Lemay Le loup-garou • 321 rencontres la, en soiree. lis avaient danse ensemble, ensemble ils s'etaient assis a la table pour le reveillon. Elle avait croque, de ses belles dents blanches, la croute doree d'un pate; il avait rempli son verre plus d'une fois, le gaillard, car il etait noceur en diable. Quand le pere Miquelon attela pour s'en revenir, le lundi gras dans la relevee, Misael, qui etait fier de montrer son jeune cheval, son harnais blanc et sa carriole vernie de frais, proposa a Catherine de la reconduire chez elle. La jeune fille n'eut garde de refuser. Le «pont» etait pris. Une glace vive et miroitante couvrait toute la largeur du fleuve, depuis la riviere Portneuf jusqu'a la Ferme. II fallait entendre le trot rapide des chevaux, et le chant des «lisses» d'acier sur la route sonore. Les «balises» de sapin fuyaient, deux par deux, comme si elles eussent ete emportees par un torrent. Mais les jeunes gens ne regardaient guere la plaine nouvelle, et n'ecoutaient guere la sonnerie des grelots de cuivre. Ils se regardaient a travers le frimas leger qu'une buee froide attachait a leurs cils; ils ecoutaient la voix suave qui montait du fond de leurs cceurs. Le voyage ne leur parut pas long. Ils avaient perdu l'idee de la distance et du temps. Ainsi font les heureux. Ceux qui souffrent eprouvent le contraire: le temps leur dure et le che-min n'a plus de bout. Misael «enterra» le mardi gras aupres de sa jeune amie. Un enterrement joyeux, celui-la. Pas de tombe noire ni de cierges melancoliques; pas de psaumes lugubres ni de fosse beante ou s'entassent, avec un bruit sinistre, les pelletees de terre benite; mais une table chargee de mets appetissants, des bougies petillantes, des refrains egrillards, des verres profonds ou tombaient, avec un gai murmure, les gouttes d'or de la vieille «jamaique». Les depouilles mortelles, c'etaient toutes les aimables folies auxquelles on disait adieu. Ill Les amours fideles de Catherine et de Misael duraient depuis un an, et le manage devait avoir lieu apres le careme. En ce temps-la le careme etait rude: l'abstinence et le jeune recommencaient chaque jour. Nos peres etaient de grands pecheurs ou de grands penitents. Ils etaient plus forts que nous, a cause de la vie des champs et de l'arome des bois. Nous, leurs fils degeneres, nous respirons trop l'air impur des villes, et nous devastons trop nos campagnes. Retournons a la charrue et plantons des arbres autour de nos demeures, et nos fils, plus forts et plus vertueux que nous, feront, pendant de longs caremes, penitence pour nos peches... Done, le troisieme ban venait d'etre publie. Le «marie» etait arrive chez sa future, avec son garcon d'honneur, son pere et plusieurs de ses amis. Chacun se disputait le plaisir de les heberger. C'etait la veille du mariage, et il fallait feter la «mariee». Les invites se rendirent, le violonneux en tete, chez le pere Miquelon. Ils venaient dire un tendre adieu a la jeune fille qui s'appretait a soulever un coin du voile mysteneux, derriere lequel se derobent les femmes graves et les matrones prudentes. Ils venaient lui faire des souhaits qui jetteraient un peu de trouble dans son ame inexperimentee. Les noces allaient etre joyeuses; elles commencaient si bien. Les violons vibraient sous le crin rude des archets; les danses faisaient entendre au loin leurs mouvements rythmes; les pieds retombaient en mesure comme les fleaux des batteurs de grain. Or, pendant que le rire s'epanouissait comme un rayonnement sur les figures animees, et que les refrains allegres se croisaient comme des fusees dans l'atmosphere chaude, le premier coup de minuit sonna. Le «marie» s'esquiva sournoi-sement. II sortit. 322 • Pamphile Lemay Lc loup-garou • 323 Minuit, c'etait l'heure marquee pour le depart. Les vio-lons detendirent leurs cordes melodieuses et ne chanterent plus. Le garcon d'honneur s'avanca alors dans la foule agitee par le plaisir et demanda: — Le marie est-il ici ? II faut qu'il me suive; il est encore mon prisonnier. Demain une jolie fille le delivrera. Ce fut d'abord un eclat de rire. Puis, apres un moment, l'un des convives dit qu'il l'avait vu sortir, au coup de minuit, par la porte de derriere. II etait nu-tete. On attendit quelques instants, le garcon d'honneur en-trouvrit la porte et jeta un coup d'ceil au dehors. II ne vit personne. II sortit. Au bout d'un quart d'heure il rentra: il etait seul. — C'est singulier, remarqua-t-il. — L'avez-vous appele ? — Oui, mais inutilement. Catherine, la fiancee, devenait inquiete. — II va rentrer, disait-on; il ne peut rien lui arriver de facheux. — Qui sait, encore?... Un etourdissement, une chute... Tous les hommes se mirent ä chercher. lis chercherent dans la grange, sur le foin, dans la «tasserie», ä l'ecurie et ä l'etable, dans les «pares» des chevaux et des betes a cornes, dans les creches, partout. Une heure sonna et Misael n'etait pas revenu. Des fem-mes se mirent ä pleurer. Catherine etait pale ä la lumiere des bougies, et une horrible angoisse lui serrait le cceur. Elle souf-frait beaucoup. Quand deux heures sonnerent, la plupart des hommes etaient rentres. Iis causaient ä voix basse, comme aupres d'un mourant. Tout ä coup la porte s'ouvrit et le « marie » parut. II etait livide. Cependant ses yeux etincelaient encore. Du sang coulait le long de son bras, et tombait goutte a. goutte du bout de ses doigts glaces. Firmin le suivait, presque bleme, et l'air hebete d'un homme qui ne sait s'il dort ou s'il veille, s'll a fait un reve affreux ou un acte atroce. — D'ou viens-tu, Misael? que t'est-il done arrive? demanda le garcon d'honneur. II expliqua assez gauchement qu'il avait eprouve un singulier malaise tout ä coup, et qu'il etait sorti, pensant bien que Fair froid le remettrait... qu'il etait tombe sur la glace et s'etait fait une blessure ä l'epaule... II avait marche sans savoir ou il allait, ayant probablement perdu connaissance. Firmin le regardait avec de grands yeux animes. II aurait bien voulu parier, c'etait visible; et il laissait voir qu'il en connaissait long, par ses signes de tete et ses haussements d'epaules. Cependant il ne dit rien. La blessure fut pansee. On aurait dit un coup de couteau. II y a des glacons qui tranchent ou percent comme un poignard. La gaiete revint. On but une derniere rasade, et, le len-demain matin, la cloche carillonna l'heureux mariage de Catherine avec Misael. —Et le loup-garou ? Attendez une minute. Avant la messe, Misael entra au confessionnal. II y resta longtemps. Firmin recommenca ses gestes et ses signes de la veille, mais avec une nuance approbative. II ne dit pas un mot cependant, car il avait promis de ne point parier. Or, voici ce qui etait arrive dans la nuit. Chacun cher-chait de son cote le marie si etrangement disparu. Firmin pensa qu'il pouvait etre alle ä l'ecurie od se trouvait son jeune che-val. Pourtant, nu-tete, ca n'avait guere de bon sens. N'im-porte, il s'y rendit. Comme il levait le crochet de fer qui tenait la porte fermee, il entendit marcher sur la neige, derriere lui. II crut d'abord que c'etait quelqu'un de la noce. Un autre pouvait avoir comme lui l'idee de venir ici. II se retourna. Une 324 • Pamphile Lemay Le loup-garou '325 béte de la taille ďun gros chien, mais plus élancée, venait par le sentier qui reliait la grange á la maison. Elle était noire avec des yeux rouges; des yeux flamboyants qui éclairaient comme des lanternes. II eut peur, tellement peur qu'il resta la, sans ouvrir, immobile, incapable de faire un pas. L'animal s'avancait vers lui et le regardait. II crut qu'il allait étre dévoré. L'instinct de la conservation lui revint alors, il fit sauter le crochet de fer et se précipita dans Fécurie. La béte redoutable entra avec lui. II fit le signe de la croix, tira son couteau de poche et s'appreta á défendre sa vie. II pensait bien que c'etait un loup veritable. L'animal se dressa, lui mit sans facon sur les épaules, ses pattes velues, et allongea, comme pour le mordre ou le lécher, son museau pointu ďoú s'exhalait un souffle brúlant. Firmin frappa. Le couteau atteignit l'epaule et fit couler le sang. Aussitót le loup disparut, et un homme blessé á l'epaule surgit on ne sait d'ou. — Vous m'avez délivré, merci, fit cet homme. — Comment, Misaél, c'est vous ? — Oh! n'en dites rien, s'il vous plait! — Vous «courez» le loup-garou?... Mon Dieu! qui aurait pense cela?... II y a done sept ans que vous n'avez pas fait vos paques ? — Sept ans; mais ne parlez pas de cela, je vous en prie. Je vais aller á confesse demain matin, et je serai bon chrétien á 1'avenir. — Le jurez-vous ? — Je le jure! — Je serai á 1'église, et si vous ne tenez point votre parole, je dirai tout. Le manage sera manqué. — Cest entendu. La voila finie, cette histoire. Genevieve Jambette avait le soin d'ajouter: — Firmin, mon frere, n'a jamais souffle mot de cela, et la chose n'a jamais ete connue. Ca finissait par un eclat de rire. Vous allez me dire, peut-etre, que vous ne croyez pas un mot de cela... Eh bien! moi non plus. (Contes vrais, 1907; parut d'abord sous le titre «Un loup-garou », dans la Revue canadienne, avril 1896)