ha croix du Grand Calumet La riviere des Outaouais n'a pas sa pareille au monde; calme pres de la moitié de son cours, elle semble s'impatienter tout á coup de la lenteur de sa marche; le génie de ses eaux, de paisible qu'il était auparavant, est comme pris de rage, s'elance par sauts et par bonds jusqu'a ce qu'il ait rejoint cette autre divinité de notre pays, le génie des eaux vertes du grand fleuve. Mais ils ne sont pas amis; car les eaux des deux rivieres ne se mélent guěre avant de se confondre ensemble dans celles de l'ocean, et jusqu'au point ou s'avance la marée, une ligne tranchée les séparé tout en coulant dans le méme lit, l'ceil distinguant encore la teinte plus sombre de 1'Outaouais de la couleur plus limpide et á reflets verdátres du Saint-Laurent. II n'y a pas de pays plus pittoresque que celui que traverse la Brune Outaouais. Elle s'avance au milieu des sombres foréts qui couronnent ses rives escarpées, et des bancs d'immenses rochers la pressent comme des murs places par la nature pour la retenir et 1'empécher de franchir ses rives; tandis que son i. Joseph-Charles Tache a laisse une version de la legende de Cadieux dans ses Forestiers et voyagcurs. On pourra aussi consulter l'article de Conrad Laforte, «La complainte de Cadieux», dans le tome I du Dictiomiaire des ccuvrcs littcraircs du Quebec, sous la direction de Maurice Lemire et publie chez Fides en 1978, p. 133- et profonde au point d'etre nommée la riviere Creuse pendant 6o • Guillaume Levesque cours accidente et tumultueux donne a sa turbulence un air de grandeur et d'independance orgueilleuse, qui fait de cette riviere la reine des torrents. Jamais ses eaux ne sont longtemps paisibles. Le courant rapide les entraine bientot mugissantes et la cascade bondissante couvre les rochers d'ecume. Le not s'apaise encore, et le lac au mirage tranquille le retient un instant; mais le flot reprend sa marche bruyante, le long rapide gronde au milieu des cailloux etincelants; et l'ecume et les eaux agitees viennent encore se reposer dans un autre lac ou se refletent encore les grands arbres et les rochers de la cote elevee. Puis, plus bas, la face du lac se ride, le mirage danse pres des bords, et l'eau s'eleve encore en vagues boudeuses qui battent les greves; la rive fremit et un flocon d'ecume apparait deja tournant sur lui-meme; et a l'endroit ou les cotes se rapprochent, ou les rochers voudraient encore retenir entre leurs bras ses flots caressants, 1'Outaouais fait un bond et les rochers sont franchis. Des masses d'ecume annoncent 1'efFort des eaux. Des remous, des tourniquets sans nombre, des tour-billons de gerbes, des jets immenses se forment au passage des eaux en colere; et la lumiere refletee en mille couleurs par les pnsmes des flots, la cime des rochers enveloppee de vapeurs ou brille l'arc-en-ciel, les cailloux brillants qui scintillent a mesure qu'ils apparaissent ou disparaissent tour a tour, etonnent et saisissent d'admiration, tant ll y a de beaute et de grandeur dans les mouvements de la riviere et les accidents varies des rapides. Mais un bruit sourd, continu, se fait entendre, tou-jours semblable, mais sans monotonie — et la melancolie entre au cceur, — et au milieu de cette douce tristesse ou l'homme se complait en extase, devant les grands jeux de la nature, l'oeil ne se rassasie point de contempler, ni l'oreille d'entendre ces rapides de 1'Outaouais. La partie du cours de la riviere qui presente a la fois le plus de variete et de pittoresque, est sans contredit Tile du Grand Calumet et ses environs a quelques lieues en descen- La croix du Grand Calumet • 61 dant, et en remontant jusqu'aux Allumettes. C'est dans cet espace que se trouve le gracieux lac des Chats, puis le rapide du meme nom, puis les grands sauts de la Montagne, du Portage du Fort, le d'Argy, les Sept chutes du Grand Calumet, le chenal du Rocher Fendu, le lac Coulonge, et beaucoup d'autres lacs et rapides de la plus grande beaute. L'ile du Grand Calumet occupe a peu pres le milieu de cet espace. Deux bras de la riviere l'entourent de flots d'ecume, qui viennent se precipiter en cascades tumultueuses de la cote de la pomte inferieure de I'ile. La plus remarquable se trouve du cote nord. Elle porte le nom des Sept chutes, et est une des plus considerables de 1'Outaouais. Les canots qui descendent la riviere ne la sautent jamais, ils l'evitent par le Portage du Calumet qui se fait sur l'ile meme. Ils traversent ensuite la riviere pour prendre le portage du Fort, afin d'eviter egalement les rapides de d'Argy, de la Montagne, et du Fort qui se trouvent plus bas et se succedent de tres pres. C'est la, sur l'ile du Grand Calumet, pres des Sept chutes, que tous les voyageurs de 1'Outaouais, engages des Pays d'en haut, hivernants, hommes des chantiers, s'arretent et font hake en montant et en descendant. Fatigues du portage du Fort et de celui du Calumet qu'ils viennent de faire, ils campent et se reposent. Le feu s'allume, la marmite est accrochee au-dessus de la flamme qui petille; et en attendant la nuit qui doit amener le sommeil, le voyageur canadien, insouciant, mepri-sant les dangers qui l'attendent, comme ceux qui sont passes, fume sa pipe noircie, et raconte les accidents de la riviere, les aventures des pays hauts, ses amours dans sa paroisse, ou des contes ou des legendes; et par instants, des chansons vives ou melancoliques viennent dissiper ses ennuis, reveiller son esprit qui s'assoupit, ou l'animer a la danse, que le voyageur execute comme pour braver la fatigue et protester contre cet abatte-ment des forces par les travaux durs, dont les Canadiens ne veulent jamais convenir. 62 • Guillaume Leuesque La lune de ses rayons sereins eclaire des groupes nom-breux; et la flamme des buchers allumes colore de ses reflets rouges, la face brunie de ces hommes forts qui, assis en cercle apres leur repas du soir, reprennent le cours de leurs legendes ou de leurs chansons. Mais chacun des voyageurs se separe a son tour du groupe de ses camarades, et s'avance vers l'inte-rieur de File; on suit ses pas lents aux rayons de la lune. Sa figure se recueille a mesure qu'il s'eloigne du campement; et a la vue d'une croix plantee au haut de la cote, il ote sa tuque bleue et s'agenouille. II a rencontre la d'autres voyageurs ega-lement recueillis, et ils disent ensemble le chapelet; puis la priere dite, chacun d'eux s'en retourne vers ses camarades, et ils sont remplaces par d'autres. Si ces hommes forts et fiers vont prier a cette croix, c'est que tout Canadien a toujours et partout une priere en reserve au fond de son cceur, et que son instinct religieux se reveille aussitot a la vue du signe de la religion; mais s'ils semblent pleurer en priant a cette croix du Grand Calumet, c'est que la repose un homme dont ils venerent la memoire, le patron, le modele des voyageurs. En effet, c'est sous cette croix de bois, renouvelee de generation en generation, ou tous les voyageurs ont prie, que tous connaissent et dont ils ne parlent jamais sans attendrissement, qu'est enterre Cadieux, dont le souvenir ne perira pas chez le peuple canadien, parce qu'il etait un homme de cceur et un bon voyageur; et parce que ses malheurs et sa mort font le sujet d'une legende que je vais rapporter, comme je l'ai entendu raconter par des anciens et par de jeunes voyageurs de l'Outaouais. Du temps des Francais, il y a environ deux cents ans, nos grands-peres etaient en guerre avec les Iroquois. Ces sauvages etaient les plus braves et les meilleurs guerriers de toute l'Ame-rique; et ils avaient entrepris d'empecher les Francais de s'eta-blir dans ce pays. La colonie etait faible alors; mais quoiqu'il y eut peu de monde, les Canadiens avaient deja parcouru La croix du Grand Calumet '63 toutes les rivieres au Nord et au Sud, et lis s'etaient faits amis avec toutes les nations sauvages, pour faire le commerce des pelleteries. Rien n'arretait nos peres dans leurs courses, et les voyageurs apres avoir fait des mille lieues de pays, et avoir transports leurs canots depuis Lachine jusqu'au fond du lac Superieur, et parmi les nations des Sioux et des Assiniboels, et plus au Nord, parmi les Sauteux et les Cris, ils revenaient par la riviere des Outaouais, avec de bonnes charges de peaux de castor ou de bceufs du Nord, ou d'autres pelleteries qu'ils deposaient a. Montreal, pour les envoyer ensuite en France. Mais les Iroquois n'avaient jamais voulu faire alliance avec les Francais. Au contraire, apres avoir fait la guerre aux autres nations amies, et les avoir toutes battues, ils etaient devenus si puissants qu'ils s'etaient repandus hors de leur pays, situe au sud du fleuve et du lac Ontario, et guettaient sur toutes les rivieres les canots et les partis de voyageurs, qui montaient dans les Pays d'en haut, ou qui en revenaient; mais surtout lorsque les canots etaient charges de pelleteries pour les piller et les aller vendre au fort Chouguen. Dans ce temps-la, les Iroquois etaient les maitres sur la riviere des Outaouais; aucun parti de voyageurs ne pouvait y passer sans etre aussitot attaque, les hommes tues et brules vifs par les sauvages, et les marchandises enlevees. Ni les Hurons, ni les Algonquins n'osaient se montrer, pour secounr les voyageurs, tant ils avaient peur des Iroquois; et les Canadiens et les Francais du pays, apres avoir envoye bien des partis de guerre et des coureurs des bois, pour les chasser, avaient ete obliges d'y renoncer, sans avoir pu se defaire d'un ennemi qui empe-chait leur commerce de se faire. II y avait deja trois ans qu'aucun canot n'etait revenu d'en haut, et les bourgeois et les voyageurs, arretes au Sault Sainte-Marie en grand nombre, s'impatientaient d'attendre plus longtemps. Ils entreprirent done de se frayer un passage jusqu'a Montreal pour y rapporter leurs marchandises, quels que fus- 64 * Guillaume Levesque La croix du Grand Calumet "65 sent les dangers qu'ils auraient a rencontrer de la part des Iroquois. lis paraissaient bien decides; mais tous n'avaient pas le meme courage, et quand il fallut partir, la plupart n'oserent le faire. Du reste, les dangers etaient de nature a effrayer les plus braves. Cependant plusieurs canots partirent, mais presque tous s'arreterent en route, — les uns a Manitoulin, les autres a La Cloche, et ailleurs encore. Enfin, arrives au bout du Portage du lac Nipissingue, il ne restait plus que deux canots; et ici encore au moment ou les perils allaient commencer, les voyageurs delibererent s'ils devaient renoncer a leur entreprise, et s'en retourner comme les autres, afin d'attendre que les Iroquois se fussent retires des bords de la riviere des Outaouais, ou bien s'ils allaient continuer leur voyage et s'exposer a etre obliges de se defendre jusqu'a la mort, pour ne pas tomber vivants entre les mains d'ennemis aussi feroces, que ceux qu'ils s'attendaient a rencontrer. Presque tous etaient d'avis qu'il valait mieux reprendre le chemin du Sault Sainte-Marie. — Un seul homme eleva la voix contre ce projet, et voulut continuer la route et se rendre a Montreal. C'etait Cadieux, le guide de l'expedition. II exposa a ses compagnons combien il serait honteux de se decourager avant meme d'avoir vu le danger. — Et que diraient d'eux ceux qui les avaient vu continuer jusqu'ici en se moquant des autres qui restaient en ar-riere. II chercha a les persuader par tous les moyens possibles, mais tout ce qu'il pouvait leur dire ne produisait aucun effet sur eux, tant ils craignaient les Iroquois. Enfin, tentant un dernier effort et attaquant au coeur ces hommes si braves d'or-dinaire et qui perdaient courage pour la premiere fois de leur vie, il saisit son aviron, et s'ecria: que ceux qui sont malades s'en retournent — et que ceux qui ont du cceur me suivent — je les conduirai a la bonne etoile. — Ces mots suffirent, et les plus braves s'elancerent avec lui, dans le plus grand des deux canots. Ceux qui n'eurent pas le courage de le suivre, qu'il avait appeles malades, s'en retournerent rejoindre ceux qu'ils avaient semes sur la route. Cadieux etait le plus brave des coureurs des bois, en meme temps que le guide le plus habile parmi tous les voyageurs. II maniait le fusil et l'aviron avec la meme dexterite; et si, dans les combats, il savait frapper au cceur le chef des Iroquois, il savait egalement echapper a leurs bandes plus nom-breuses, a travers les passes les plus secretes des rivieres, et conduire son canot au milieu des rapides les plus difficiles a sauter. Aussi ceux de ses compagnons qui, animes de son exemple, s'etaient embarques avec lui dans le grand canot, s'elancerent sur les eaux de l'Outaouais, confiants dans leur chef et determines a mourir avec lui, en combattant les Iroquois, s'ils en rencontraient en chemin. — lis etaient tous bien armes. — Le canot voguait superbement, et s'elancait par bonds sur les eaux a chaque coup des avirons et la voix sonore du guide reglait leurs efforts, en repetant ces chansons a tour vif et hardi, qui raniment le courage et reposent le bras du voyageur; mais le plus souvent ils nageaient en silence, de peur que quelqu'Iroquois en sentinelle ne les decouvrit; ils allaient a force d'avirons nuit et jour; et a mesure qu'ils avancaient, les ennemis leur semblaient moins dangereux et moms nombreux, puisqu'aucun n'avait encore paru. Leur securite ne fut pas de longue duree. Un jour qu'ils faisaient du portage, portant leur canot et leurs marchandises a travers les rochers qui bordent la riviere, un des voyageurs, envoye aux ecoutes sur le haut de la cote, crut entendre un de ces cris aigus ressemblant au sifflement du serpent. Chacun s'arma a 1'instant, et se prepara au combat; en effet, une petite troupe d'Iroquois parut sur la rive opposee et allait mettre ses canots a l'eau. Une decharge de coups de fusils tiree par le parti de Cadieux, les dispersa aussitot. Mais une autre troupe sortant du milieu des arbres vint aussitot fondre 66 • Guillaume Lévesque sur les voyageurs. — Ceux-ci aprés un combat ou ils tuérent plusieurs sauvages eurent le temps de se rembarquer; ils for-cérent á nager pour s'éloigner des Iroquois qui les poursui-vaient, et ils gagnaient insensiblement sur ľennemi qui ne pouvait les atteindre. Mais il n'y avait pas seulement ceux qui les avaient déjä attaqués; les canots des Iroquois étaient éche-lonnés de distance en distance, ä chaque portage, dans toutes les anses de la riviére. Á chaque détour ďune pointe de terre ou ďun rocher, de nouvelles bandes de sauvages apparaissaient sur le rivage et, mettant leurs canots á flot, s'élancaient á la poursuite des voyageurs. Mais ils ne perdaient pas courage; le canot fendait les eaux, ses flancs résonnaient sous le choc des avirons; et Cadieux connaissait si bien la riviére qu'il les di-rigeait ä travers les passes les plus courtes et les plus difficiles oú les sauvages n'osaient les suivre, et ils sautaient presque tous les rapides; tellement qu'arrivés au chenal des Sept chutes, les Canadiens purent croíre qu'ils avaient laissé derriére eux tous les ennemis. Leurs bras fatigues ralentirent leurs efforts; ils essuyérent leurs fronts charges des sueurs ďune fuite de vingt lieues. Ils abordérent ä ľíle du Grand Calumet pour faire le portage. Debout ä la pince du canot, Cadieux avait examine ľile attentivement. Aucune fumée ne s'élevait au milieu des arbres; nul bruit autre que le sifflement du vent dans les branches ou des eaux dans les rapides; ľorignal broutait sur le bord de la côte; tout indiquait une paix profonde dans cette íle déserte et faisait croire que depuis longtemps sa solitude n'avait pas été troublée par le bruit des pas des sauvages ou la presence des chasseurs. II n'y avait done pas d'Iroquois dans ľíle, et les voyageurs, heureux d'avoir échappé ä tous les dangers, tou-chaient le rivage. Cadieux sauta ä terre le premier; et les voyageurs, ne croyant plus ä ľennemi, halaient lentement le canot pour faire le portage; quand tout á coup des Iroquois places en embuseade s'élancérent sur eux, le casse-téte ä la La croix du Grand Calumet • 67 main, en poussant des cris afFreux. Les Canadiens, atterres par cette attaque soudaine et effrayes par le nombre, se rembarque-rent a la hate et pousserent au large. Mais la encore etait la mort; le saut des Sept chutes; le plus terrible des rapides de l'Outaouais, le plus afFreux a voir les attendait pour les englou-tir dans ses abimes. Cependant, le casse-tete des Iroquois brillait sur la rive, et ces sauvages dans la joie feroce du triom-phe qu'ils croyaient remporter, allumaient deja les buchers ou ils allaient bruler les malheureux voyageurs. Ils prefererent done sauter ce terrible rapide qu'aucun canot n'avait encore franchi. Ils dirigerent leur canot vers le plus fort du courant, persuades qu'ils allaient a une mort presque certaine, mais comptant sur l'habilete de leur guide, sur Cadieux, qui les avait conduits par des passages presque aussi dangereux; mais au moment ou ils se livraient a cette pensee, a ce dernier espoir, ils jeterent les yeux vers la pince du canot. Leur coeur se serra; Cadieux manquait, -— Cadieux etait reste a terre; ils allaient mourir. Le canot etait entraine avec une rapidite ef-frayante. Les voyageurs cesserent de nager, ils firent le signe de la croix, et se croiserent les bras, recitant le chapelet, et ne se confiant plus qu'a Dieu et a une autre vie, mais decides a penr en hommes et sans effroi. Le canot allait disparaitre dans l'abime, et la priere expirait plus fervente sur leurs levres, quand une femme vetue de blanc, avec une couronne de lumiere, apparut a la pince du canot. Elle occupait la pince du canot et guidait nos voyageurs. Le canot s'elanca d'un seul bond par-dessus la chute, sans meme toucher a l'eau, et retomba mollement balance sur les flots plus tranquilles au bas du rapide. Les voyageurs, emer-veilles de cette apparition extraordinaire, resterent aneantis; ils ne savaient s'ils etaient encore de ce monde. Les balancements du canot les rappelerent bientot au sentiment de leur existence, et ils reprirent leurs avirons en rendant grace a Dieu de 68 • Guillaume Lévesque La croix du Grand Calumet • 69 les avoir sauvés par ce miracle; et le canot, guide encore par cette main surnaturelle, franchit de la méme maniěre le d'Argy et les rapides du Fort. Les sauvages ayant vu le canot s'eloigner de la rive cru-rent que les voyageurs allaient se dinger de l'autre cóté de la riviere pour tenter d'y faire portage; et esperant rattraper leur proie, ils faisaient déjá le portage sur File. Cadieux était tombé entre leurs mains; l'un ďeux se préparait déjá á lui lever la chevelure. En voyant la femme, il s'arreta stupéfait. La terreur glaca leur cceur, á tous. Arréte! arréte! s'ecria leur chef — n'allons pas plus loin —- tu as vu la femme blanche — fuyons, fuyons! Le grand esprit nous dit de ne plus tuer de Francais. Et les Iroquois disparurent á l'instant méme, et ne revinrent plus sur la riviere des Outaouais. Cadieux, délivré tout á coup des mains des sauvages, vit leur fuite; mais il n'avait pas vu son canot sauter les Sept chutes, ni la femme blanche qui le conduisait. Reste seul sur Tile, il déplorait le sort funeste qui l'avait jeté sur cette cóte deserte. II aurait préféré mille fois avoir partagé le sort de ses compagnons qu'il croyait peris dans le rapide. Que ne suis-je mort avec eux, que n'ai-je été englouti dans l'abime — au lieu d'etre laissé ici pour y mourir de faim ou étre dévoré par les bétes sauvages; encore, disait-il, si les Iroquois m'avaient óté la vie tout á l'heure; mais non, ils reviendront, et je mourrai dans les tortures, je serai brúlé á petit feu. — Et il appelait de tous les cótés; il appelait chacun de ses compagnons par leur nom tour á tour; il suppliait la mort de l'enlever, de réumr son áme aux leurs. Mais 1'écho seul répétait ses cris et ses priéres; le seul bruit qui répondait á sa voix, était le sifflement du vent dans les grands arbres, et le fracas des eaux qui grondaient dans les rapides. Cependant, Cadieux reprit bientót courage. Quel-que pénible que fut sa position, elle n'etait pas tout a fait désespérée; il avait déjá vécu longtemps seul au milieu des bois, et il pouvait aussi espérer que des sauvages de quelque nation amie passeraient par la. II se decida done a faire tout ce qu'il pourrait pour prolonger son existence jusqu'a ce qu'il put sortir de l'ile d'une maniere ou d'une autre. Esperant que, peut-etre, il trouverait des armes ou quel-ques provisions que ses compagnons auraient oubliees, il se dirigea vers le point de la cote ou il avait aborde; mais, helas! son fusil etait reste a bord du canot, et rien, absolument rien, n'avait ete debarque. II lui fallut done se mettre a la recherche de racines et de fruits sauvages pour apaiser sa faim. Cependant, il eleva une petite cabane de branches de sapin, et alluma du feu, en frappant deux cailloux l'un contre l'autre, au-dessus d'un morceau d'ecorce de cedre. La nuit etait venue, et il se blottit dans la cabane, a cote de son feu. II allait s'endormir, mais bientot les tristes pensees rentrerent plus vives dans son coeur; il ne. pouvait s'expliquer la fuite subite des Iroquois; ils ne manqueraient pas de revenir, pensait-il; et s'ils le trou-vaient, il n'y aurait pas de pire sort que le sien; il detruisit sa cabane et eteignit son feu, et s'alla cacher dans les broussailles epaisses qui couvraient le milieu de File. II passa ainsi sa premiere nuit. Le lendemain, et les jours suivants, il eut plus de courage. II reconstruisit sa cabane et ralluma du feu. Les fruits sauvages et les racines suffisaient a peine a le delivrer des plus vifs tourments de la faim. Quelquefois il reussissait a abattre un oiseau, en lui lancant des pierres; d'autres fois, une proie echappee a la serre d'un vautour, que ses cris effrayaient, venait encore, pour un peu de temps, assouvir son appetit et lui rendre un peu de forces; il reussissait aussi, quoique rarement, a prendre un poisson arrete au milieu des branches d'osier qu'il avait fabriquees en filet et tendu dans la riviere; mais ces ressources etaient insuffisantes, et, faute de nournture, ses forces s'epuisaient. D'ailleurs, la frayeur ou il etait de voir revenir les Iroquois le forcait a se tenir cache le plus souvent; et il entendait chaque nuit roder autour de lui, dans l'epaisseur de 70 • Guillaume Levesque la foret, le loup feroce et l'ours aussi terrible, pour un homme sans armes et afFaibli par la misere, que le sauvage qu'il redou-tait. Encore, s'il avait pu faire du feu, ll n'aurait eu rien a craindre des betes de la foret; mais la moindre fumee vue de loin par les sauvages l'aurait fait decouvrir, et il n'allumait quelques branches que pour s'empecher de geler au milieu de la froide automne [sic] qu'il faisait alors, et faire cuire quelquefois l'oiseau ou le poisson que son adresse ou le hasard avait fait tomber entre ses mains. Le sommeil fuyait loin de ses paupie-res, et s'il s'endormait accable de miseres, les songes les plus effrayants le poursuivaient, le moindre bruit venait le reveiller et le faire bondir sur son lit de feuillage. A chaque instant, il croyait entendre le pas lointain des Iroquois. C'etait le bruit sonore du pied du chevreuil sur le rocher. Tantot il s'imaginait entendre le cri du guerrier a la decouverte; et il reconnaissait bientot le cri du hibou au milieu de la nuit, ou le glapissement du renard, sortant de son terrier. Tantot un bruit comme d'avirons venait frapper son oreille. Voila les sauvages, pensait-il, et il montait sur un rocher, cherchant de quel cote fuir; et il se rassurait en decouvrant une troupe d'orignaux traversant la riviere ou les cercles onduleux que le maskinonge laisse dans le chenal apres un saut hors de l'eau. Pas un mouvement dans les branches, pas le moindre bruit sur l'eau ou les rochers, pas un cri de quelqu'ammal sauvage qui ne vint l'alarmer, qui ne fut pour lui le bruit de l'approche de l'ennemi ou le hurlement du sauvage qui decouvre la piste d'une victime a sa cruaute. Une seule consolation restait a Cadieux. 11 pnait souvent, et dans cette solitude affreuse, ou nul etre ne l'entendait, ou il vivait dans l'abandon des hommes et de tout ce qui attache a la terre, son ame s'elevait vers le ciel, et il parlait a. Dieu, dernier refuge du malheureux; son esprit s'exaltait, et [dans] cette nature superbe, au milieu de ce delaissement horrible, [il] voulut laisser a ses amis, qui viendraient par la suite dans cette ile, aux voyageurs qui allumeraient leur feu sur cette rive La croix du Grand Calumet • 71 sauvage, aux hommes de son pays, un souvenir, quelque chose, qui rappelerait sa memoire et sa mort. 11 devint poete, et chanta lui-meme ses malheurs. A l'aide d'epines et de cailloux aigus, il traca ses pensees sur l'ecorce d'un hetre; et exprima par de vives images les peines de cet exil, ou il atten-dait la mort, si lente a venir pour l'homme seul et sans espoir. Bien des jours, bien des nuits se passerent ainsi pour Cadieux. Cependant, ses compagnons avaient fait des efforts inoui's pour atteindre Montreal; nageant jour et nuit de toutes leurs forces, sans relache. Jamais avirons n'avaient foule plus fortement les eaux de l'Outaouais; jamais canot n'avait vogue avec autant de rapidite. lis ne furent pas plutot arrives a Montreal, que 1 histoire de leurs aventures vola de bouche en bouche. Tout le monde voulait les voir et les entendre. Mais ils ne perdirent pas un instant, et se rendirent aupres du gou-verneur de la ville. Ils lui raconterent comment ils avaient ete sauves des mains des Iroquois, et comment ils avaient ete conduits par la femme blanche qui avait guide leur canot, en sautant les Sept chutes. Ils lui dirent aussi comment, dans leur fuite precipitee, ils avaient pousse au large sans s'apercevoir que Cadieux etait reste sur l'ile. lis ajouterent qu'ils etaient prets a repartir pour aller le chercher et le ramener avec eux, si le gouverneur voulait leur donner du renfort. Le gouverneur estimait Cadieux. Ce guide intrepide 1'avait conduit souvent dans des expeditions lointaines et 1'avait toujours bien servi; il lui avait mime une fois sauve la vie. II se decida done a faire partir une expedition pour aller a sa recherche. Aussitot les troupes et la milice furent convoquees sur la place d'armes, et trente hommes des plus courageux offrirent leurs services pour cette entreprise. Ils se joignirent aux voyageurs qui venaient d'arriver et partirent en grande hate. La route etait longue, et l'automne tirait a sa fm; l'eau de l'Outaouais etait lourde, et le mauvais temps retardait leur marche; cependant, ils ne mirent pas grand temps a se rendre. 72 • Guillaume Levesque lis venaient de faire le portage du Fort, et traversaient la riviere pour aborder a File du Grand Calumet. En approchant des lieux ou etait apparue la femme blanche, le coeur des voya-geurs battait fort. Une terreur religieuse les dominait; tous firent le signe de la croix et une courte priere, et lis accosterent silencieux, au-dessous du grand rapide. II n'y avait personne sur le rivage, et ils n'y apercurent aucune trace des pas d'un homme; seulement, dans le lointain, vers le milieu de l'ile, une legere fumee s'elevait entre les arbres. Le coeur des voya-geurs battait entre l'espoir et la crainte. Etait-ce Cadieux? — Etait-ce les Iroquois? — Allaient-ils retrouver 1'ami qu'ils cherchaient, ou rencontrer des ennemis a combattre? Ces pensees se combattaient dans leur esprit. Enfin, toutes les precautions necessaires prises, chacun ayant son fusil charge et son couteau, ils se dingerent vers l'endroit ou s'elevait la fumee qu'ils avaient apercue. Ils ne pouvaient plus la voir. Alors, ils parcoururent l'ile dans tous les sens, mais pendant longtemps, ils ne purent rien decouvrir. Cependant, apres bien des recher-ches, ils trouverent une cabane. Elle etait abandonnee; le feu venait d'etre eteint. Ils se mirent a appeler de toutes leurs forces: Cadieux, Cadieux! pas de reponse, l'echo seul repetait le nom de Cadieux; ils appelerent longtemps, et chercherent encore, mais inutilement. Leur cceur etait navre; et ils com-mencaient a se desesperer lorsque tout a coup la figure d'un homme apparut entre les rochers, comme un fantome. C'etait Cadieux. Personne ne le reconnut d'abord, pas meme son meilleur ami. Pauvre Cadieux, tant il etait amaign, tant la misere, la faim, le desespoir, avaient creuse de rides sur son visage. Mais c'etait bien Cadieux, ses compagnons coururent vers lui, ravis de joie. Lui-meme, s'avancait lentement vers eux; un eclair de bonheur ranima un instant son oeil terne, au moment ou ses compagnons s'elancerent pour l'embrasser; mais sa joie etait trop vive. II tomba mort entre leurs bras. Cadieux n'avait pu survivre au bonheur de revoir ses La croix du Grand Calumet • 73 compagnons; la misere et la faim l'avaient rendu trop faible pour supporter cette emotion. II fut pleure amerement par ceux qui avaient pu esperer un instant qu'ils l'avaient sauve. II fut enterre a l'endroit ou 1] etait mort; et une croix de bois fut plantee sur la tombe. Quand elle vieillit on la renouvelle, et c'est la que le voyageur, de nos jours encore, va prier, et pleurer cet homme, le modele des voyageurs. Un gros hetre se trouvait pres de la. Ses compagnons trouverent graves sur l'ecorce de cet arbre, des vers pleins de sentiments et d'images, mais aussi melancoliques que fut tnste le sort de celui qui les composa. II ne savait pas ecrire, dit-on, mais sans doute, il s'exprima par des signes que compnrent ceux qui l'aimaient. Quoi qu'il en soit, la Complainte de Cadieux, que chantent les voyageurs, est trop onginale et expnme des sentiments trop vrais, pour n'etre pas la composition d'un homme rude, poete et malheureux. (L'Echo des campagncs, 18 et 25 novembre 1847)