Rivarol: Discours sur l’universalité de la langue française SUJET PROPOSÉ PAR L'ACADÉMIE DE BERLIN EN 1783 : — Qu'est-ce qui a rendu la langue Française universelle ? — Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? — Est-il à présumer qu'elle la conserve ? Une telle question, proposée sur la langue latine, aurait flatté l'orgueil des Romains, et leur histoire l'eût consacrée comme une de ses belles époques : jamais, en effet, pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli par une nation plus éclairée. Le temps semble être venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain, et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d'un bout de la terre à l'autre, se former en république sous la domination d'une même langue. Spectacle digne d'elle que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s'étend sur la variété des peuples et qui, plus durable et plus fort que l'empire des armes, s'accroît également des fruits de la paix et des ravages de la guerre ! Mais cette honorable universalité de la langue française, si bien reconnue et si hautement avouée dans notre Europe, offre pourtant un grand problème. Elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois que, pour les démêler, il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position de la France, sa constitution politique, l'influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants, et l'opinion qu'elle a su donner d'elle au reste du monde, jusqu'à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse. (…) Après avoir expliqué la diversité des langues par la nature même des choses, et fondé l'union du caractère d'un peuple et du génie de sa langue sur l'éternelle alliance de la parole et de la pensée, il est temps d'arriver aux deux peuples qui nous attendent, et qui doivent fermer cette lice des nations : peuples chez qui tout diffère, climat, langage, gouvernement, vices et vertus ; peuples voisins et rivaux, qui, après avoir disputé trois cents ans, non à qui aurait l'empire, mais à qui existerait, se disputent encore la gloire des lettres et se partagent depuis un siècle les regards de l'univers. L'Angleterre, sous un ciel nébuleux et séparée du reste du monde, ne parut qu'un exil aux Romains ; tandis que la Gaule, ouverte à tous les peuples et jouissant du ciel de la Grèce, faisait les délices des Césars : première différence établie par la nature, et d'où dérivent une foule d'autres différences. Ne cherchons pas ce qu'était la nation anglaise lorsque, répandue dans les plus belles provinces de France, adoptant notre langage et nos moeurs, elle n'offrait pas une physionomie distincte ; ni dans les temps où, consternée par le despotisme de Guillaume le Conquérant ou des Tudor, elle donnait à ses voisins des modèles d'esclavage ; mais considérons-la dans son île, rendue à son propre génie, parlant sa propre langue, florissante de ses lois, s'asseyant enfin à son véritable rang en Europe. Par sa position et par la supériorité de sa marine, elle peut nuire à toutes les nations et les braver sans cesse. Comme elle doit toute sa splendeur à l'Océan qui l'environne, il faut qu'elle l'habite, qu'elle le cultive, qu'elle se l'approprie ; il faut que cet esprit d'inquiétude et d'impatience auquel elle doit sa liberté se consume audedans s'il n'éclate au-dehors. Mais, quand l'agitation est intérieure, elle peut être fatale au prince,qui, pour lui donner un autre cours, se hâte d'ouvrir ses ports, et les pavillons de l'Espagne, de la France ou de la Hollande sont bientôt insultés. Son commerce, qui s'est ramifié dans les quatre parties du monde, fait aussi qu'elle peut être blessée de mille manières différentes, et les sujets de guerre ne lui manquent jamais. De sorte qu'à toute l'estime qu'on ne peut refuser à une nation puissante et éclairée les autres peuples joignent toujours un peu de haine, mêlée de crainte et d'envie. Mais la France, qui a dans son sein une subsistance assurée et des richesses immortelles, agit contre ses intérêts et méconnaît son génie quand elle se livre à l'esprit de conquête. Son influence est si grande dans la paix et dans la guerre que, toujours maîtresse de donner l'une ou l'autre, il doit lui sembler doux de tenir dans ses mains la balance des empires et d'associer le repos de l'Europe au sien. Par sa situation, elle tient à tous les États ; par sa juste étendue, elle touche à ses véritables limites. Il faut donc que la France conserve et qu'elle soit conservée : ce qui la distingue de tous les peuples anciens et modernes. Le commerce des deux mers enrichit ses villes maritimes et vivifie son intérieur, et c'est de ses productions qu'elle alimente son commerce ; si bien que tout le monde a besoin de la France, quand l'Angleterre a besoin de tout le monde. Aussi, dans les cabinets de l'Europe, c'est plutôt l'Angleterre qui inquiète, c'est plutôt la France qui domine. Sa capitale, enfoncée dans les terres, n'a point eu, comme les villes maritimes, l'affluence des peuples ; mais elle a mieux senti et mieux rendu l'influence de son propre génie, le goût de son terroir, l'esprit de son gouvernement. Elle a attiré par ses charmes plus que par ses richesses ; elle n'a pas eu le mélange, mais le choix des nations ; les gens d'esprit y ont abondé, et son empire a été celui du goût. Les opinions exagérées du Nord et du Midi viennent y prendre une teinte qui plaît à tous. Il faut donc que la France craigne de détourner par la guerre l'heureux penchant de tous les peuples pour elle : quand on règne par l'opinion, a-t-on besoin d'un autre empire ? (…) Voyons maintenant si le génie et les écrivains de la langue anglaise auraient pu lui donner cette universalité qu'elle n'a point obtenue du caractère et de la réputation du peuple qui la parle. Opposons sa langue à la nôtre, sa littérature à notre littérature, et justifions le choix de l'univers. (…) En effet, quand l'autorité publique est affermie, que les fortunes sont assurées, les privilèges confirmés, les droits éclaircis, les rangs assignés ; quand la nation, heureuse et respectée, jouit de la gloire au-dehors, de la paix et du commerce audedans ; lorsque dans la capitale un peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre, alors on commence à distinguer autant de nuances dans le langage que dans la société ; la délicatesse des procédés amène celle des propos ; les métaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles, les plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on veut des formes plus élégantes. C'est ce qui arriva aux premières années du règne de Louis XIV. Le poids de l'autorité royale fit rentrer chacun à sa place : on connut mieux ses droits et ses plaisirs ; l'oreille, plus exercée, exigea une prononciation plus douce ; une foule d'objets nouveaux demandèrent des expressions nouvelles ; la langue française fournit à tout, et l'ordre s'établit dans l'abondance (…) On a beaucoup parlé de Louis XIV : je n'en dirai qu'un mot. Il n'avait ni le génie d'Alexandre, ni la puissance et l'esprit d'Auguste ; mais, pour avoir su régner, pour avoir connu l'art d'accorder ce coup d'oeil, ces faibles récompenses dont le talent veut bien se payer, Louis XIV marche, dans l'histoire de l'esprit humain, à côté d'Auguste et d'Alexandre. Il fut le véritable Apollon du Parnasse français ; les poèmes, les tableaux, les marbres, ne respirèrent que pour lui. Ce qu'un autre eût fait par politique, il le fit par goût. Il avait de la grâce, il aimait la gloire et les plaisirs, et je ne sais quelle tournure romanesque qu'il eut dans sa jeunesse remplit les Français d'un enthousiasme qui gagna toute l'Europe. Il fallut voir ses bâtiments et ses fêtes, et souvent la curiosité des étrangers soudoya la vanité française. En fondant à Rome une colonie de peintres et de sculpteurs, il faisait signer à la France une alliance perpétuelle avec les arts. Quelquefois son humeur magnifique allait avertir les princes étrangers du mérite d'un savant ou d'un artiste caché dans leurs États, et il en faisait l'honorable conquête. Aussi le nom français et le sien pénétrèrent jusqu'aux extrémités orientales de l'Asie ; notre langue domina comme lui dans tous les traités, et, quand il cessa de dicter des lois, elle garda si bien l'empire qu'elle avait acquis que ce fut dans cette même langue, organe de son ancien despotisme, que ce prince fut humilié vers la fin de ses jours. Ses prospérités, ses fautes et ses malheurs servirent également à la langue ; elle s'enrichit, à la révocation de l'édit de Nantes, de tout ce que perdait l'État. Les réfugiés emportèrent dans le Nord leur haine pour le prince et leurs regrets pour la patrie, et ces regrets et cette haine s'exhalèrent en français. Il semble que c'est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se trouva à son plus haut point de grandeur relative. L'Allemagne avait des princes nuls ; l'Espagne était divisée et languissante ; l'Italie avait tout à craindre ; l'Angleterre et l'Écosse n'étaient pas encore unies ; la Prusse et la Russie n'existaient pas. Aussi l'heureuse France, profitant de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre et dans les arts ; elle occupa le monde de ses entreprises et de sa gloire. Pendant près d'un siècle, elle donna à ses rivaux et les jalousies littéraires, et les alarmes politiques, et la fatigue de l'admiration. Enfin l'Europe, lasse d'admirer et d'envier, voulut imiter : c'était un nouvel hommage. Des essaims d'ouvriers entrèrent en France et rapportèrent notre langue et nos arts, qu'ils propagèrent. (…) Mais le Français, ayant reçu des impressions de tous les peuples de l'Europe, a placé le goût dans les opinions modérées, et ses livres composent la bibliothèque du genre humain. Comme les Grecs, nous avons eu toujours dans le temple de la gloire un autel pour les Grâces, et nos rivaux les ont trop oubliées. On peut dire par supposition que, si le monde finissait tout à coup pour faire place à un monde nouveau, ce n'est point un excellent livre français qu'il faudrait lui léguer afin de lui donner de notre espèce humaine une idée plus heureuse. A richesse égale, il faut que la sèche raison cède le pas à la raison ornée.