Denis Diderot: Prospectus L’ouvrage que nous annonçons n’est plus un ouvrage à faire. Le manuscrit et les dessins en sont complets. Nous pouvons assurer qu’il n’y aura pas moins de huit volumes et de six cents planches, et que les volumes se succéderont sans interruption. Après avoir informé le public de l’état présent de l’Encyclopédie, et de la diligence que nous apporterons à la publier, il est de notre devoir de le satisfaire sur la nature de cet ouvrage et sur les moyens que nous avons pris pour l’exécution. C’est ce que nous allons exposer avec le moins d’ostentation qu’il nous sera possible. On ne peut disconvenir que, depuis le renouvellement des lettres parmi nous, on ne doive en partie aux dictionnaires les lumières générales qui se sont répandues dans la société, et ce germe de science qui dispose insensiblement les esprits à des connaissances plus profondes. Combien donc n’importait-il pas d’avoir en ce genre un livre qu’on pût consulter sur toutes les matières, et qui servît autant à guider ceux qui se sentiraient le courage de travailler à l’instruction des autres, qu’à éclairer ceux qui ne s’instruisent que pour eux-mêmes ! (…) Jusqu’ici personne n’avait conçu un ouvrage aussi grand, ou du moins personne ne l’avait exécuté. Leibnitz, de tous les savants le plus capable d’en sentir les difficultés, désirait qu’on les surmontât. Cependant on avait des Encyclopédies ; et Leibnitz ne l’ignorait pas lorsqu’il en demandait une. La plupart de ces ouvrages parurent avant le siècle dernier, et ne furent pas tout à fait méprisés. On trouva que s’ils n’annonçaient pas beaucoup de génie, ils marquaient au moins du travail et des connaissances. Mais que serait-ce pour nous que ces Encyclopédies ? Quel progrès n’a-t-on pas fait depuis dans les sciences et dans les arts ? Combien de vérités découvertes aujourd’hui, qu’on n’entrevoyait pas alors ? La vraie philosophie était au berceau ; la géométrie de l’infini n’était pas encore ; la physique expérimentale se montrait à peine ; il n’y avait point de dialectique ; les lois de la saine critique étaient entièrement ignorées. Descartes, Boyle, Huyghens, Newton, Leibnitz, les Bernoulli, Locke, Bayle, Pascal, Corneille, Racine, Bourdaloue, Bossuet, etc., ou n’existaient pas, ou n’avaient pas écrit. L’esprit de recherche et d’émulation n’animait pas les savants : un autre esprit, moins fécond peut-être, mais plus rare, celui de justesse et de méthode, ne s’était point soumis les différentes parties de la littérature ; et les académies, dont les travaux ont porté si loin les sciences et les arts, n’étaient pas instituées. (…) Toute la matière de l’Encyclopédie peut se réduire à trois chefs : les sciences, les arts libéraux et les arts mécaniques. Nous commencerons par ce qui concerne les sciences et les arts libéraux, et nous finirons par les arts mécaniques. On a beaucoup écrit sur les sciences. Les traités sur les arts libéraux se sont multipliés sans nombre ; la république des lettres en est inondée. Mais combien peu donnent les vrais principes ! combien d’autres les étouffent dans une affluence de paroles, ou les perdent dans des ténèbres affectées ! combien dont l’autorité impose, et chez qui une erreur placée à côté d’une vérité, ou décrédite celle-ci, ou s’accrédite elle-même à la faveur de ce voisinage ! On eût mieux fait sans doute d’écrire moins et d’écrire mieux. (…) Voilà ce que nous avions à exposer au public sur les sciences et les beaux-arts. La partie des arts mécaniques ne demandait ni moins de détails, ni moins de soins. Jamais peut-être il ne s’est trouvé tant de difficultés rassemblées, et si peu de secours pour les vaincre. On a trop écrit sur les sciences, on n’a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux, on n’a presque rien écrit sur les arts mécaniques ; car qu’est-ce que le peu qu’on en rencontre dans les auteurs, en comparaison de l’étendue et de la fécondité du sujet ? Entre ceux qui en ont traité, l’un n’était pas assez instruit de ce qu’il avait à dire, et a moins rempli son objet que montré la nécessité d’un meilleur ouvrage : un autre n’a qu’effleuré la matière, en la traitant plutôt en grammairien et en homme de lettres qu’en artiste : un troisième est, à la vérité, plus riche et plus ouvrier ; mais il est en même temps si court, que les opérations des artistes et la description de leurs machines, cette matière capable de fournir seule des ouvrages considérables, n’occupent que la très-petite partie du sien. Chambers n’a presque rien ajouté à ce qu’il a traduit de nos auteurs. Tout nous déterminait donc à recourir aux ouvriers. On s’est adressé aux plus habiles de Paris et du royaume. On s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d’autres avaient imparfaitement, obscurément, et quelquefois infidèlement expliqué. Il est des artistes qui sont en même temps gens de lettres ; et nous en pourrions citer ici ; mais le nombre en serait fort petit : la plupart de ceux qui exercent les arts mécaniques ne les ont embrassés que par nécessité, et n’opèrent que par instinct. À peine, entre mille, en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillaient depuis quarante années sans rien connaître à leurs machines. Il nous a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits : obstetrix animorum. Jean le Rond d’Alembert: Discours préliminaire à l'Encyclopédie L'Encyclopédie que nous présentons au public, est, comme son titre l'annonce, l'ouvrage d'une société de gens de lettres. Nous croirions pouvoir assurer, si nous n'étions pas du nombre, qu'ils sont tous avantageusement connus, ou dignes de l'être. Mais sans vouloir prévenir un jugement qu'il n'appartient qu'aux savants de porter, il est au moins de notre devoir d'écarter avant toutes choses l'objection la plus capable de nuire au succès d'une si grande entreprise. Nous déclarons donc que nous n'avons point eu la témérité de nous charger seuls d'un poids si supérieur à nos forces, et que notre fonction d'éditeurs consiste principalement à mettre en ordre des matériaux dont la partie la plus considérable nous a été entièrement fournie. Nous avions fait expressément la même déclaration dans le corps du Prospectus; mais elle aurait peut-être dû se trouver à la tête. Par cette précaution, nous eussions apparemment répondu d'avance à une foule de gens du monde, et même à quelques gens de lettres, qui nous ont demandé comment deux personnes pouvaient traiter de toutes les sciences et de tous les arts, et qui néanmoins avaient jeté sans doute les yeux sur le Prospectus1, puisqu'ils ont bien voulu l'honorer de leurs éloges. Ainsi, le seul moyen d'empêcher sans retour leur objection de reparaître, c'est d'employer, comme nous faisons ici, les premières lignes de notre ouvrage à la détruire. Ce début est donc uniquement destiné à ceux de nos lecteurs qui ne jugeront pas à propos d'aller plus loin: nous devons aux autres un détail beaucoup plus étendu sur l'exécution de l'Encyclopédie: ils le trouveront dans la suite de ce discours, avec les noms de chacun de nos collègues; mais ce détail si important par sa nature et par sa matière, demande à être précédé de quelques réflexions philosophiques. L'ouvrage dont nous donnons aujourd'hui le premier volume, a deux objets: comme encyclopédie, il doit exposer autant qu'il est possible, l'ordre et l'enchaînement des connaissances humaines: comme dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, il doit contenir sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, soit mécanique, les principes généraux qui en sont la base, et les détails les plus essentiels, qui en font le corps et la substance. Ces deux points de vue, d'encyclopédie et de dictionnaire raisonné, formeront donc le plan et la division de notre discours préliminaire. Nous allons les envisager, les suivre l'un après l'autre, et rendre compte des moyens par lesquels on a tâché de satisfaire à ce double objet.