Marc Lescarbot LE THÉÂTRE DE NEPTUNE EN LA NOUVELLE-FRANCE.¶ Representé sur les flots du Port-Royal le quatorziéme de Novembre mille six cens six, au retour du Sieur de Poutrincourt du païs des Armouchiquois. Neptune commence revetu d'un voile de couleur bleuë, et de brodequins, ayant la chevelure et la barbe longues et chenuës, tenant son Trident en main, assis sur son chariot paré de ses couleurs: ledit chariot trainé sur les ondes par six Tritons jusques à l'abord de la chaloupe où s'estoit mis ledit sieur de Poutrincourt et ses gens sortant de la barque pour venir à terre. Lors ladite chaloupe accrochée, Neptune commence ainsi. NEPTUNE. ARRÊTE, Sagamos (capitaine), arréte-toy ici, Et regardes un Dieu qui a de toy souci. Si tu ne me conois, Saturne fut mon pere, Je suis de Jupiter et de Pluton le frere. Entre nous trois jadis fut parti l'Univers, Jupiter eut le ciel, Pluton eut les Enfers, Et moy plus hazardeux eu la mer en partage, Et le gouvernement de ce moite heritage NEPTUNE c'est mon nom, Neptune l'un des Dieux Qui a plus de pouvoir souz le voute des cieux. Si l'homme veut avoir une heureuse fortune Il lui faut implorer le secours de Neptune. Car celui qui chez soi demeure cazanier Merite seulement le nom de cuisinier. Je fay que le Flameng en peu de temps chemine Aussi-tot que le vent jusques dedans la Chine. Je fay que l'homme peut, porté dessus mes eaux, D'un autre pole voir les inconuz flambeaux, Et les bornes franchir de la Zone torride, Ou bouïllonnent les flots de l'element liquide. Sans moy le Roy François d'un superbe elephant N'eust du Persan receu le present triumphant: Et encores sans moy onc les François gendarmes Es terres du Levant n'eussent planté leurs armes. Sans moy le Portugais hazardeux sur mes flots Sans renom croupiroit dans ses rives enclos, Et n'auroit enlevé les beautez de l'Aurore Que le monde insensé folatrement adore. Bref sans moy le marchant, pilote, marinier Seroit en sa maison comme dans un panier Sans à-peine pouvoir sortir de sa province. Un Prince ne pourroit secourir l'autre Prince Que j'auroy separé de mes profondes eaux. Et toy méme sans moy apres tant d'actes beaux Que tu as exploités en la Françoise guerre, N'eusses eu le plaisir d'aborder cette terre. C'est moy qui sur mon dos ay tes vaisseaux porté Quand de me visiter tu as eu la volonté. Et nagueres encore c'est moy qui a de la Parque Ay cent fois garenti toy, les tiens, et ta barque. Ainsi je veux toujours seconder tes desseins, Ainsi je ne veux point que tes effortz soient vains, Puis que si constamment tu as eu le courage De venir de si loin rechercher de rivage, Pour établir ici un Royaume François, Et y faire garder mes statuts et mes loix. Par mon sacré Trident, par mon sceptre je jure Que de favoriser ton projet j'auray cure, Et oncques je n'auray en moy-méme repos Qu'en tout cet environ je ne voye mes flots Ahanner souz le faix de dix mille navires Qui facent d'un clin d'oeil tout ce que tu desires. Va donc heureusement, et poursui ton chemin Où le sort te conduit: car je voy le destin Preparer à la France un florissant Empire En ce monde nouveau, qui bien loin fera bruire Le renom immortel de De monts et de toy Souz le regne puissant de HENRY vôtre Roy. ¶ ___________________________________________________________________________________________________ Neptune ayant achevé, une trompete commence à éclater hautement et encourager les Tritons à faire de méme. Cependant le sieur de Poutrincourt tenoit son epée en main, laquelle il ne remit point au fourreau jusques à ce que les Tritons eurent prononcé comme s'ensuit. PREMIER TRITON. Tu peux (grand Sagamos) tu peux te dire heureux Puisqu'un Dieu te promet favorable assistance En l'affaire important que d'un coeur vigoureux Hardi tu entreprens, forçant la violence D'Aeole, qui toujours inconstant et leger, Tantot adesquidés (ami), tantot poussé d'envie, Veut te precipiter, et les tiens au danger. Neptune est un grand Dieu, qui cette jalousie Fera comme fumée en l'air évanouïr: Et nous ses postillons, malgré l'effort d'Aeole, Ferons en toutes parts de ton courage ouïr Le renom, qui des-ja en toutes terres vole. DEUXIÈME TRITON. Si Jupiter est Roy és cieux Pour te gouverner ça bas les hommes, Neptune aussi l'est en ces lieux Pour méme effect; et nous qui sommes Ses suppos, avons grand desir De voir le temps et la journée Qu'ayes de tes travaux plaisir Apres ta course terminée, Afin qu'en ces côtes ici Bien-tot retentisse la gloire Du puissant Neptune: et qu'ainsi Tu eternises ta memoire. TROISIÈME TRITON. France, tu as occasion De loüer la devotion De tes enfans dont le courage Se montre plus grand en cet âge Qu'il ne fit onc és siecles vieux, Estans ardemment curieux De faire éclater tes loüanges Jusques aux peuples plus étranges, Et graver ton los immortel Méme souz ce monde mortel. Ayde doncques et favorise Une si louable entreprise, Neptune s'offre à ton secours Qui les tiens maintiendra toujours Contre toute l'humaine force, Si quelqu'un contre toy s'efforce. « Il ne faut jamais rejetter « Le bien qu'un Dieu nous veut preter. » QUATRIÈME TRITON. Celui qui point ne se hazarde Montre qu'il a l'ame coüarde, Mais celui qui d'un brave coeur Meprise des flots la fureur Pour un sujet rempli de gloire Fait à chacun aisement croire Que de courage et de vertu Il est tout ceint et revetu, Et qu'il ne veut que le silence Tienne son nom en oubliance. Ainsi ton nom (grand Sagamos) Retentira dessus les flots D'or-en-vant, quand dessus l'onde Tu decouvres ce nouveau monde, Et y plantes le nom François, Et la Majesté de tes Rois. CINQUIÈME TRITON. Un Gascon prononça ces vers à peu prés en sa langue. Sabets aquo que volio diro, Aqueste Neptune bieillart L'autre nou faisio del bragart, Et comme un bergalant se miro. N'agaires que faisio l'amou, Et baisavo une jeune hillo Qu'ero plan polide et gentillo, Et la cerquavo quadejou. Bezet, ne vous fizets pas trop En aquels gens de barbos grisos, Car en aqueles entreprisos Els ban lou trot et lou galop. SIXIÈME TRITON. Vive HENRY le grand Roy des François Qui maintenant fait vivre souz ses loix Les nations de sa Nouvelle-France, Et souz lequel nous avons esperance De voir bien-tot Neptune reveré Autant ici qu'oncq' il fut honoré Par ses sujets sur le Gaullois rivage, Et en tous lieux où le brave courage De leurs ayeuls jadis les a porté. Neptune aussi fera de son côté Que leurs neveux s'employans sans feintise À l'ornement de leur belle entreprise, Tous leurs desseins il favorisera, Et prospérer sur ses eaux il fera. ¶ ___________________________________________________________________________________________________ ¶ Cela fait, Neptune s'équarte un petit pour faire place à un canot, dans lequel estoient quatre Sauvages, qui s'approcherent apportans chacun un present audit sieur de Poutrincourt. PREMIER SAUVAGE. Le premier Sauvage offre un quartier d'Ellan ou Orignac, disant ainsi. De la part des peuples Sauvages Qui environnent ces païs Nous venons rendre les homages Deuz aux sacrées Fleur-de-lis Es mains de toy, qui de ton Prince Représentes la Majesté, Attendans que cette province Faces florir en pieté, En moeurs civils, et toute chose Qui sert à l'établissement De ce qui est beau, et repose En un royal gouvernement. Sagamos, si en nos services Tu as quelque devotion, À toy en faisons sacrifices Et à ta generation.¶Noz moyens sont un peu de chasse, Que d'un coeur entier nous t'offrons, Et vivre toujours en ta grace C'est tout ce que nous desirons. DEUXIÈME SAUVAGE. Le deuxiéme Sauvage tenant son arc et sa fleche en main donne pour son present des peaux de Castors, disant: Voici la main, l'arc, et la fleche Qui ont fait la mortele breche En l'animal de qui la peau Pourra servir d'un bon manteau (Grand Sagamos) à ta hautesse. Reçoy dont de ma petitesse Cette offrande qu'à ta grandeur J'offre du meilleur de mon coeur. TROISIÈME SAUVAGE. Le troisième Sauvage offre des Matachiaz, c'est à dire, echarpes, et brasselets faits de la main de sa maitresse, disant: Ce n'est seulement en France Que commande Cupidon, Mais en la Nouvelle-France, Comme entre vous, son brandon Il allume; et de ses flammes Il rotit noz pauvres ames, Et fait planter le bourdon. Ma maitresse ayant nouvelle Que tu devois arriver, M'a dit que pour l'amour d'elle J'eusse à te venir trouver, Et qu'offrance je te fisse De ce petit exercice Que sa main a sceu ouvrer. Reçoy doncques d'allegresse Ce present que je t'adresse Tout rempli de gentillesse Pour l'amour de ma maitresse Qui est ores en detresse, Et n'aura point de liesse Si d'une prompte vitesse Je ne lui di la caresse Que m'aura fait ta hautesse. QUATRIÈME SAUVAGE. Le quatriéme Sauvage n'ayant heureusement chassé par les bois, se presente avec un harpon en main, et apres ses excuses faites, dit qu'il s'en va à la péche. SAGAMOS, pardonne moy Si je viens en telle sorte, Si me presentant à toy Quelque present je n'apporte. Fortune n'est pas toujours Aux bons chasseurs favorable, C'est pourquoy ayant recours À un maitre plus traitable, Apres avoir maintefois Invoqué cette Fortune Brossant par l'epès des bois, Je m'en vay suivre Neptune. Que Diane en ses foréts Ceux qu'elle voudra caresse, Je n'ay que trop de regrets D'avoir perdu ma jeunesse À la suivre par les vaux, Avecque mille travaux, Souz des esperances vaines. Maintenant je m'en vay voir Par cette côte marine Si je pourray point avoir Dequoy fournir ta cuisine: Et cependant si tu as Quelque part en ta chaloupe Un peu de caraconas (pain), Fournis-en moy et ma troupe. ¶ ___________________________________________________________________________________________________ ¶ Apres que Neptune eut esté remercié par le sieur de Poutrincourt de ses offres au bien de la France, les Sauvages le furent semblablement de leur bonne volonté et devotion; et invitez de venir au Fort Royal prendre du caracona. À l'instant la troupe de Neptune chante en musique à quatre parties ce qui s'ensuit. Vray Neptune donne nous Contre tes flots asseurance, Et fay que nous puissons tous Un jour nous revoir en France. La Musique achevée, la trompete sonne derechef, et chacun prent sa route diversement: les Canons bourdonnent de toutes parts, et semble à ce tonnerre que Proserpine soit en travail¶