IV. Suzanne Lilar (1901 – 1992) 4.1. Contexte historique : la Seconde Guerre mondiale et l’apres-guerre La guerre 40-45 est généralement tres peu analysée dans les histoires de la littérature belge ; elle y apparaît comme une vaste parenthese. Elle est cependant une grande période pour le théâtre. D’une part parce que les acteurs français et les films anglo-saxons ne circulent plus, mais aussi parce que la demande de divertissement est grande : des comédiens belges vont acquérir une renommée et devenir des « vedettes ». C’est `a cette époque que se mettent en place les grands animateurs de l’apres-guerre (par exemple les freres Huysmans qui donneront le Théâtre National.) Il n’y a pas d’œuvre littéraire marquante pendant la guerre. Mais la question de l’engagement (ou du non-engagement) des écrivains y est intéressante, car cette période va déterminer le cadre littéraire et intellectuel de l’apres-guerre. (Beaucoup de travaux sur ce sujet paraissent d’ailleurs aujourd’hui.) La plupart des écrivains s’abstiennent de manifester publiquement leur opinion. La censure pour raison politique et raciale sévit ; les écrivains préferent l’éviter en s’autocensurant. Dans l’apres-guerre, la question de l’engagement est `a l’origine d’une différence fondamentale entre les champs littéraires français et belge. En France, on voit émerger apres-guerre les Editions de Minuit (créées pendant la guerre) ou, sous l’égide du Parti Communiste, le Conseil National des Écrivains qui poursuit les écrivains collaborationnistes. « La guerre des écrivains[1] » désigne la réorganisation du monde littéraire français apres la guerre. Le débat sur l’engagement mené par Sartre ne peut etre compris que sous cet angle. Ce questionnement collectif est fondateur de la littérature française contemporaine. Par contre, dans le monde littéraire belge, l’engagement dans la résistance ou dans l’occupation ne concerne qu’une extreme minorité d’écrivains (comme de Belges d’ailleurs, tout occupés qu'ils étaient `a organiser leur survie au quotidien, bref une attitude « d’accommodation ». En Belgique, « la vie doit continuer » !). La résistance ne va donc pas engendrer une institution capable de peser sur l’apres-guerre ; il n’y a pas en Belgique d’institution capable de fédérer les écrivains résistants. Des écrivains vont émerger apres-guerre et assumer les prises de position d’avant-guerre, notamment ceux qui reprennent l’idée de l’intégration de la littérature belge dans la littérature française. Cette nouvelle génération d’écrivains belges est débarrassée des aînés, `a savoir la génération Jeune Belgique influente jusque vers 1935. Elle investit les lieux de pouvoir symbolique comme l’Académie. Mais un traumatisme lié aux écrivains qui ont participé `a la collaboration et se sont réfugiés en France apres-guerre[2] persiste : on connaît l’itinéraire de Robert Poulet, et on considere que son tort a été d’exprimer ses idées politiques publiquement, d’ou l’idée que l’écrivain ne doit pas s’engager dans la politique. Cette conception se retrouve dans une méfiance par rapport `a l’inscription dans l'histoire concrete et dans le choix de themes non engagés mais « humains », « universels », dans un espace/temps vague, ce qui deviendra le centrage thématique du néo-classicisme. Dans le « terrain vague » de l’apres-guerre, ces écrivains ne rencontrent pas d’opposition, d’ou n’éprouvent pas le besoin « de poser des bombes » dans les codes littéraires. Au contraire, certains écrivains veulent élever un monument d’hommage `a la langue française. Ils engendrent donc une littérature assez conformiste, classique, respectueuse des « regles » de la langue française, une littérature apolitique. C’est ce qu’on a appelé le néoclassicisme en littérature. Cette nouvelle génération d’apres-guerre (dont fait partie Suzanne Lilar notamment) va tenter de se fondre dans la communauté linguistique française. Elle bénéficiera par ailleurs des institutions théâtrales mises en place pendant et apres la guerre, dont elle fera le vecteur de sa dynamique active. Les themes que ces auteurs privilégient ne peuvent § ni etre reliés `a l’histoire concrete (car ils recherchent une reconnaissance internationale) § ni `a l’engagement politique (car ils ne peuvent se servir d’une résistance culturelle qui n’a pas eu lieu). Ils privilégient par conséquent une écriture tendant `a l’atticisme (délicatesse de langage, finesse, style pur, élégant) et des themes « éternels » ou abstraits qui renforcent l’idée que l’art serait au-dessus des circonstances historiques. Ce mouvement a reçu l’étiquette de néo-classicisme. 4.2. Biographie Grâce `a son roman L'enfance gantoise (1976), on peut remonter le temps et retrouver avec Suzanne Lilar la ville de sa jeunesse. Née `a Gand en 1901, elle reçut une éducation ouverte : sa mere, bien que croyante, lui enseigne le respect des francs-maçons et l'éleve dans la culture française. Ce qui n'empechera pas la jeune fille de s'imprégner de culture flamande populaire et mystique. Suzanne Lilar est donc une flamande de langue française, cette espece en voie de disparition prise en tenaille entre le mouvement flamand et le milieu familial francophone. Ce qui apporte une dimension supplémentaire `a son rapport `a la langue classique. Issue de la grande bourgeoisie gantoise, elle devient avocate, ce qui est extremement rare pour une femme `a l’époque, meme si elle ne plaidera quasiment pas. Elle devient la femme du ministre Albert Lilar. Apres la guerre, Suzanne Lilar entre dans la littérature avec le théâtre. Elle est l'auteure de trois pieces : Le Burlador (1945) – une vision originale de Don Juan qui, selon elle, est plus la victime de son coeur honnete et sensible qu'un bourreau conquérant –, Tous les chemins menent au ciel (1947) et Le Roi lépreux (1950). En 1952, elle écrit une Histoire du théâtre belge contemporain. Elle publie ensuite Le journal de l’Analogiste (1954), un essai sur l’entreprise poétique dans son développement. En 1960, elle écrit deux romans, La confession anonyme[3] et Le divertissement portugais, dans lesquels elle étudie les phénomenes amoureux. Dans le premier roman, elle explore le vertige de l’amour avec son rituel, sa mise en scene, le sentiment de culpabilité et le sens du renoncement qu’il implique. Le deuxieme oppose un personnage frivole `a une femme qui renie les plaisirs physiques pour analyser, dans la continence[4], son pouvoir de séduction. Sur ce theme de l'amour, elle consacrera également un essai, Le couple (1963), dans lequel elle montre qu’elle s’éloigne donc du féminisme revendicateur de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir . Cela se remarque également `a travers ses deux ouvrages polémiques, A propos de Sartre et de l’amour, (1967) et Le malentendu du deuxieme sexe (1969). Elle adopte une vision platonicienne de l’amour. En 1976, paraît L'enfance gantoise et, en 1979, A la Recherche de l'enfance. Reçue en 1956 `a l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, elle reçoit le prix Saint-Simon en 1977. Suzanne Lilar est la mere de la romanciere Françoise Mallet-Joris. ------------------------------- [1] Gisele Sapiro, La guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1999. [2] Comme Robert Poulet, Carette devenu Félicien Marceau. [3] Adapté au cinéma par André Delvaux sous le titre Benvenuta [4] État d'une personne qui s'abstient de tout plaisir charnel