Extrait de Terre d’asile de Pierre Mertens : lecture Contexte : Jaime et Pierre Augustin sont en train de discuter de la Belgique et de l’attitude des Belges par rapport `a leur pays. — Il faut que je vous raconte l’histoire du musicien qui forme un quintette. Il rencontre quelqu’un qui lui demande de ses nouvelles. « Cela va tres bien, dit-il, je vais réunir un quintette. — Oh ! dit l’autre, vous etes quatre ? — Non : trois. — Qui ça ? — Moi et un ami. — Tu as donc un ami ? — Moi ? Non », répond le musicien. Remarquez : ce n’est meme pas une histoire belge, elle m’a été racontée par un réfugié tcheque. Mais vous ne sauriez croire comme les réfugiés tcheques nous ressemblent. Celui dont je vous parle était tout surpris que, chez nous, on puisse laisser la meme cafetiere[1] bouillir et rebouillir toute une nuit sur le poele[2], tandis que nous rafistolions[3] ensemble l’histoire de la planete. Pourquoi cela l’étonnait-il ? Parce qu’il n’avait jamais vu cela que chez lui, `a Brno. En 68, il s’était exilé `a Londres, ou l’on ne boit que du thé au lait, puis `a Paris ou l’on ne consomme que du café non réchauffé, comme dans tous les pays civilisés, du moins les pays ou l’on prend le temps au sérieux, mais sans lui donner de l’importance. Vous comprenez, lorsqu’on laisse bouillir du café comme cela, sur le poele, on donne le temps au temps et tout acquiert plus d’épaisseur… « Vous voyez, Jaime, qu’au fond j’aime bien ce pays ! Et puis la Belgique présente au moins un avantage majeur : on n’est pas obligé de la quitter, car on peut tres bien s’y exiler sur place. C’est le musée de l’Occident : toutes ses richesses, toutes ses valeurs s’y trouvent résumées et planquées[4], étiquetées[5] derriere des vitrines[6]. Mais au lieu de me laisser déconner[7], vous feriez mieux, camarade, de me dire ce que vous avez trouvé ici ? »[8] ------------------------------- [1] Cafetiere (n.f.) : récipient permettant de préparer une infusion de café. [2] Poele : appareil de chauffage clos, contenant un foyer ou brule un combustible. [3] Rafistoler : (fam.) remettre en état sommairement, par des moyens de fortune. [4] Planquer : (ici) (fam.) mettre `a l’abri [5] Étiqueter : 1. marquer d'une étiquette qui désigne, distingue. - 2. (Fig.) Ranger sous l'étiquette d'un parti, d'une école. [6] Vitrine : devanture vitrée d'un local commercial; espace ménagé derriere cette vitre, et ou l'on expose des objets `a vendre. [7] Déconner : (fam.) dire ou faire des absurdités, des «conneries» [8] Pierre Mertens, Terre d’asile (Espace Nord), Bruxelles, 1987 (1978), p. 117-118.