Le premier jour (il avait été arrété á ľheure du bain) Gregory assista á la mise en terre, devant sa fenétre, ďun vieux dattier trapu. Ľarbre avait produit, toute sa vie durant, dans la chaleur profonde de la Death Valley, des fruits juteux, Sucres et doux, dont les noyaux oblongs et sees se détachaient facilement sous la langue. Les Travaux publics de ľ Etat de la Californie le transplantaient du désert á la cour nue de la prison pour le décor, á ľaide d'une forte grue accouplée á un camion bleu. Le dattier était si lourd que les jardiniers durent eľfacer á la pelle, derriěre les huit paires de roues de la plate-forme, les seize traces en éventail qu'avaient laissées les pneus en s'en-foncant dans la terre jaune. Pendant les travaux il cherchait á se remémorer, mais c'était si loin, un poěme appris en classe de versification dans lequel rimaient palmes et calme. Mais il se sentait comme un fruit můr dans les atomes du silence carcéral. Ensuite, avant que la noirceur ne gagne, les projecteurs depuis le toit noyérent de lumiére crue la cour et ľarbre qui ne pourrait plus jamais dormir. Gregory lui-méme eut un sommeil difficile et léger cette nuit-lá sous les néons verts des veilleuses. 9 UNE HISTOIRE AMERICA1NE Le lendemain midi un gardien lui remit des documents officiels dans un cartable plastifié mordoré, tenu aux quatre coins par des élastiques röuges et noirs. II ne ľouvrit pas immédiatement, comme si de cette facon il allait retarder la demarche administrative! II n'avait aucune envie d'en savoir plus long. II avait été jeté en prison sans appel et se doutait bien que le cartable contenait le premier chapitre d'un récit qui lui échapperait entiěrement. On lui imputait (la République, ľ Etat, Robert Roenicke, procureur) deux chefs d'accusation iniques : le viol sau-vage d'une certaine Cheryll Wilson, dix-neuf ans, cent trente-deux livres, le teint clair, les cheveux chátains et abondants, étudiante en biotechnologie qu'íl aurait attirée dans le jardin botanique du campus et attaquée vers les neuf heures du soir, le 26 février de ľannée courante. Sui-vait la description incohérente, donnée par la victime, de la facon dont eile avait été bousculée, étouffée, battue, désha-billée et menacée. Sous un prunier japonais. Elle soufľrait, depuis cet incident penible, de crises récurrentes ďaphasie. Ľaccusé était averti que les parents de la jeune femme avaient retenu les services ďun célébre bureau ďavocats de Los Angeles, specialise dans les spectacles sanglants et croustillants. II pensa immédiatement au proces de Charles Manson dont il avait écouté une entrevue radio-phonique lors de ľanniversaire de la mort de Sharon Tate, en février. Manson répondait aux questions du journaliste depuis la prison, par telephone. Showbiz. D'aprés un deuxiéme chef d'accusation, quelques jours plus tard, le 7 mars dans la matinee, Gregory Francoeur avait incendié un pavilion du Centre de recherches en physique nucléaire, á ľest du Lawrence Hall of Science, pas trěs loin du méme jardin botanique. II s'était introduit 10 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE dans la cour, avec des cisailles, avait entrouvert la cloture et étouffé le chien de garde dans un sac de polystyréne de couleur orange, comme ceux dont se servent parfois les employes de la voirie pour ramasser les ordures le long des highways. Les dégáts étaient considerables car ce pavilion abŕitak aussi les reserves de ľinformatique. Les recherches en physique nucléaire étaient subventionnées par les services de ľarmée de terre. Le dossier comprenait un ensemble de photographies en noir et blane montrant les restes calcines d'un edifice sans style. La premiére accusation lui répugnait. La seconde, qui le fit sourire un instant, était beaucoup plus grave. Visible-ment on voulait 1'accabler, et surtout le rendre antipa-thique aux yeux du public : rapist, arsonist. Lui ferait-on deux proces? II était passible, pour viol, de dix ans de réclusion, sans compter les sommes réclamées pour frais médicaux et séquelles psychiques. En revanche les incen-diaires, lui avait laissé entendre Roenicke, étaient habi-tuellement enfermés en institut psychiatrique. Militaire ? II n'avait jamais envisage, dans ses scenarios les plus pessimistes, de finir ses jours dans une prison entourée de dattiers transplantés ni surtout d'inaugurer une nouvelle aile de stucco vert pomme en étrennant une cellule qui sentait encore le latex frais et la colle de tapis. Aprěs avoir refermé le dossier il regarda longtemps sans la voir l'armature du grillage de la fenétre, la vitre épaisse, hors de portée de sa main, coulée dans une gaine de ciment. Ľair climatisé le faisait frissonner. II se dit que la méprise était gigantesque, totale, sublime. II n'avait jamais incendié quoi que ce soit, il ne fumait pas! II n'avait jamais viole qui que ce soit, pas méme dans ses plus secretes pensées. M on Pere. 11 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE « Je refusais, au college, de faire partie des équipes de football et de Crosse. Je n'aime ni donner ni recevoir des coups. Je n'ai jamais été violent, pas méme avec les ani-maux. En paroles peut-étre ai-je pu évoquer des revolutions ! Jusqďá mes relations intimes avec les femmes qui ont toujours été plus simples et saines que ce qu'évoque le procureur Roenicke! » Le troisiěme jour il recut la visitě du procureur, un aimable garcon, quarantaine jeune, déjá sur le chemin de la réussite, révant plus de politique que de droit, les che-veux gris blond, le visage rase de pres, portant un soupcon á'Eau sauvage. Pendant la conversation ils s'évaluérent, se soupesěrent, les yeux dans les yeux, égratignant á peine leurs carapaces. Dent pour dent. Gregory obtint, en faveur insigne, un regime special : trois semaines de sursis (et de solitude) dans cette cellule étincelante, attenante á la bibliothěque de ľinstitution, pendant lesquelles il pourrait rédiger sa propre version des faits. Lors de l'interrogatoire initial on avait voulu savoir exactement qui il était, ce qu'il faisait en Caliľornie, le role de ses proches, ses allées et venues? II consignerait tout cela dans son journal! On lui accorda ďécrire en francais, quelqu'un traduirait ses notes (un collěgue de ľuniversité peut-étre) pour le jury et les charges ďenquéte. Cette discussion pour preparer le proces dans sa langue maternelle le mit en joie. « J'aurai mene la lutte des langues de I'Atlantique au Pacifique ! » pensa-t-il avec amusement. En fait, sa qualité ďétranger, invite par une universitě 12 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE d'État fut pour beaucoup dans la decision de Roenicke. Francceur était aussi une figure connue des réseaux de la television publique. La noblesse de robe et ďépée a depuis longtemps cédé la place á celie des diplômes et de l'audiovisuel. Mais Cest lorsqu'il évoqua son statut d'ancien depute á l'Assemblée nationale que le procureur compatit avec une sourde admiration á ses protestations ďinnocence. Pour la forme, la police des mceurs de San Francisco prit contact avec la brigáde de Montreal. Francceur n'avait jamais été arrété ni condamné, ne possédait aucun easier judiciaire, á peine deux points de démérite pour avoir dépassé la vitesse permise une nuit dans un pare national. Le parfait bulletin. II n'aimait pas la métaphore, mais il se sentait oblige de se débattre «comme un diable dans ľeau bénite». D'abord mettre en pieces ľaccusation de viol! Car dans ces histoires de moeurs, ľaceusé, méme aux yeux de sa propre mere, n'est jamais vraimenl innocent au depart. Qui peut se prétendre sans péché? Surtout : il n'avait aucune envie de jouer la victime dans un rituel. Les sociétés pro-testantes ont besoin, á périodes fixes, comme les catho-liques fétent la Vierge, de condamner un pompier pour grossiére indécence á la caserne, un pere de famille nom-breuse pour inceste sous 1'influence de ľalcool, un pédé-raste débile pour infanticide au coeur de la canicule ou un étranger (Iranien, negre, Mexicain) pour agression sexuelle. « Je ne serai pas le violeur de service. » 11 avait toujours pleinement contrôlé ses pulsions profondes. Pop psycho. « Maybe you've become California crazy ?» lui glissa le procureur en lui remettant, au moment de le quitter, deux stylos-billes et une épaisse tablette d'un affreux papier 13 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE jaunátre, format legal. De vous á moi. Entre hommes polj. tiques, devait se dire le vigoureux Roenicke. « California crazy /écrivit-il tout en haut de la premiere page de son journal. Je ne suis pas fou, et je ne plaiderai pas le coup de bambou. Les délires californiens, ľassas-sinat á la mitraillette des clients innocents et affamés d'un MacDonald, les lames de rasoir introduites dans les fruits frais d'un supermarché, les bonbons á la strychnine, le goüt du sang, ľenvie de devenir millionnaire et tout-puis-sant ne s'attrapent pas en arrivant á ľaéroport comme se respirent des virus, que je sache! » Je suis né á Montreal, Canada, il y a quarante-huit ans, onze mois et deux jours. Je sais étre precis. Mon pere, Georges-Henri Francoeur, fut toute sa vie representant de la maison Larousse, célěbre pour ses pissenlits semés á tout vent. Ma mere, irlandaise, me donna le prénom de son premier amant. Elle fut championne de tennis de l'Est de l'Amérique du Nord en 1935, avant d'etre enceinte. J'ai étudié, couru, appris mes mots et la vie dans les encyclo-pédies que papa trainait sur les courts oú maman entrai-nait les espoirs de la classe athlétique. » Trěs jeune je devins célěbre dans le monde des communications. A trente ans je naquis une seconde fois, gräce á la television. Je gagnai quelques coqs d'or pour mes campagnes de publicite et de relations publiques. J'adorais Voltaire. Je m'inspirais de La Bruyére pour mes personnages, j'empruntais au dialecte des tavernes mes slogans. C'était au temps oú les lettres étaient respectées et le langage un art. » Mais cela ne vous intéresse probablement pas. » 14 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE íl se demanda s'il ne devait pas adopter un ton plus «nlennel un peu grandiloquent peut-ětre, qui siérait mieux á'sa defense. Un langage ďavocat. N'aurait-il pas „ne plaidoirie á prononcer, des gens á émouvoir? Aurait-il assez de talent pour persuader le procureur qu'il faisait fausse route ? Puis il se dit qu'il n'avait jamais triché On l'aimait nature, comme il buvait son scotch. 11 se contenterait d'inviter les lecteurs á partager sa demarche, sa reflexion, ses hesitations, ses souvenirs. Ce jury ce n'était aprěs tout qu'un groupe d'amateurs anonymes qui avaient tous, pour l'instant, le visage de Roenicke. Sa vie était en jeu ? Hélas Vegas! La roulette tour-nait. « Je suis en Californie par hasard et non pas selon un plan machiavélique. Je ne suis pas venu en Utopie satis-faire mes refoulements sexuels ou mettre en danger la sécurité de ľ Etat. Je ne sais pas trěs bien oú ni comment cette histoire a débuté. Peine d'amour et peine de politique peut-étre. J'étais venu en Californie pour réfléchir au soleil. On m'a mis á l'ombre. » Marie, un enfant, je suis aujourd'hui séparé. De la publicite, j'avais fait le saut en politique active, mais j'ai depuis quitté mon siege et le parti. Je me sentais ľétoffe d'un ministře, ce n'était pas l'avis du Premier. Je m'en-nuyais dans les corridors du parlement. La frontiere entre notre aventure collective et ma vie personnels a toujours été aussi floue qu'un jour de brume. Ce qui nous arri-vait ä cette époque, comme peuple, se traduisait en acci- 15 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE dents dans ma vie personnelle. Depuis quelques au-tomnes Ie pays, me faut-il l'avouer ? était, au plan des pro-jets de société, plutôt penible á vivre. J'avais embrassé la cause du peuple comme s'il s'éíait agi ďune vaste Campagne de promotion publicitaire. Les clients ne répon-daient plus. » Pendant des mois la terre entiére s'était passionnée pour ľidée ďindépendance, les cameras électroniques poussaient au coin des rues, au détour des corridors, dans des foréts de micros. » II n'y avait qu'un seul sujet de conversation. Mais on ne peut pas passer sa vie en erection nationaliste, vivre de promesses, de futurs qui n'arrivent jamais. J'étais en politique pour faire le bonheur des gens. Nous fumes bous-culés et la population, dans un vote schizophrénique, s'est décue elle-méme. Fiasco. Debacle. Débandade. Les jour-nalistes étrangers ont remballé leurs outils, éteint les pro-jecteurs, le spectacle était termine. » Nous nous étions, encore une fois, contentés ďébau-cher en chantant un brouillon utopique. II devint evident que nous ne mettrions jamais ľindépendance au propre. C'était un réve á ľhélium, sans désir profond. Tout s'est ensuite effiloché, brin par brin, comme se défait une ficelle pourrie. De méme mon ménage. Mais je n'étais pas <-\ une exception : de nombreux couples, aprés ce réfé-1 rendum, se sont aussi séparés parce qu'ils n'avaient plus rien á faire ensemble. C'était la misére, la grisaille. » Quelques mois plus tard, je quittais le parti. Les militants étaient devenus irascibles et grincheux comme des chauffeurs de taxi parisiens. Les plus jeunes parlaient avec avidité de sauter dans la carriole du jet set. Aussi bien se faire remonter le visage quand on a mal aux 16 UNE HISTOIRE AMÉR1CAINE pieds! La question nationale n'intéressait plus que les vieux partisans qui dansaient, le soir venu, la Saint-Dilon, la Saint-Jean-Baptiste, la gigue des anciens combattants. » Et puis l'automne s'amena avec 1'hiver dans les tiroirs de novembre. Froids sinistres, vents glaciaux, pluies nei-geuses, des nuages gris mur á mur. Depuis deux ans, Gregory n'avait pas d'emploi stable. II donnait tantôt une conference, tantôt courait le cachet ä la radio, ou animait, á ľoccasion, une série d'affaires publiques á la television. Mais il était plus connu que riche. Et quand il buvait le produit de ses cheques, en compagnie de ses amis, der-riěre les vitres des cafés de la rue Saint-Denis, c'était pour s'entendre affirmer, entre deux gorgées de beaujolais nou-veau riche, que ľavenir du Québec se situait aux États-Unis. Ferveur nouvelle. Passez la monnaie ! Les Montréa-lais sont des cyclothymiques avancés. Libre change. « Cest dans ce contexte que je recus une offre inat-tendue : l'American Association of Social Communicators m'invitait á passer six mois, le semestre de ľhiver-printemps, du côté de San Francisco. J'en avais été le secretaire general huit ans plus tôt. Voilá que le bénévolat rapportait enfin! Salaire süffisant, projet de recherche, quelques cours pour arrondir les fins de mois, occasion unique de prendre mes distances avec la politique brute, de plonger un bon coup dans la théorie, de me refaire les sangs, de me reconstituer un patrimoine avant la cinquan-taine, et peut-étre y resterais-je, aprés tout, en Cali-fornie?» .^.m» tr»-*-T»nY 17 an„'.-.■-/««.- -• -^y n=.'...■:■•'• i>]-~i:? BR.WO, Ai.'.a Kovika 1 UNE HISTOIRE AMERICA1NE En réalité Gregory pensa sérieusement en profiter pour s'exiler. Mais les ľormalités s'avérérent Iongues et diffi-ciles. Ľofficier ďimmigration, au consulat américain, fut si désagréable qu'il se contenta de sollicker un visa tem-poraire de travail. Comme la plupart des Canadiens, il ne connaissait de la Californie que les images mythiques, \ surf-boys et limousines, vins de Napa et sequoias millé-naires. 11 n'aurait pu dire si ľuniversité de Berkeley, oú il devait réaliser son projet de recherche, était loin d'Holly-wood. Certains, parmi ses amis, s'inquiétaient sincěre-ment de le voir partir. Pourraient-ils seulement se recon-naitre au retour ? Mais la majorite ľenviait á mesure que s'épanouissaient les tempétes de décembre. Dans la chro-nique d'un grand quotidien, une comměre lui prédit en deux lignes une carriére miraculeuse qui le měnerait aux grands studios de cinéma. Se rappelant les semaines qui précéděrent son depart, Gregory réprima un geste de colěre impatiente. La comměre avait vu juste dans sa boule de cristal : cette prison avait des allures de plateau de tournage avec ses spots noirs montés sur tuyauterie amovible et ses gardiens en costume ďopérette. Oú était passé Fred Astaire ? « J'ai des amis qui adorent organiser la vie des autres. lis m'ont comblé de recommandations inutiles, de conseils dangereux, d'adresses de gurus du nouvel age. Ma ľemme, quand je lui ai annoncé la nouvelle, s'est contentée de rire. Mon fits n'a pas dit un mot: aller en Californie était plus de son age que du mien, c'est ce qu'il 18 UNE HISTOIRE AMÉRICAINF ne disait pas. Suzanne riait de soulagement : eile n'aurait plus á me supporter! Mes parents trouverent ľidée sau-^oi*^ mátre : ils venaient d'acheter, en Provence, une maisonnette pour leurs vieux jours. Je me trompais de Côte d'Azur. Papa avait baptise la baraque Villa la Rousse. Les voisins pensaient aux cheveux flamboyants de ma mere. Lui ne pensait qu'aux dictionnaires. II a toujours eu ľesprit maison. Et moi l'esprit de contradiction. Quand papa a voulu me lancer en affaires je me suis fait mission-naire. » II se souvenait, trente ans plus tôt, de s'étre présenté en tremblant devant une quarantaine d'Éthiopiens de l'Uni-versity College d'Addis-Abeba, drape dans une vareuse blanche pour éviter de répandre sur son costume la poussiere de craie. II portait, sur toute la largeur de sa lévre supérieure, une mince moustache aussi blonde qu'invi-sible. Ce professeur de philosophic avait á peine vingt ans, des souliers anglais marron trop grands á la semelle trop lourde, ses élěves (musulmans pour la plupart) étaient de dix ans ses ainés. II venait tout juste de perdre la foi. II se sentait plus solide sur ses jambes qu'il ne ľétait en réalité. II placait touš les auteurs sur une méme tablette, les époussetait avec un méme sourire sceptique. Comment s'était-il retrouvé derriěre cette chaire de bois blond? Philosophe? A cet age! II aurait, á ľépoque, entrepris n'importe quoi, assailli un géant, joué touš les rôles qu'on lui proposait, appris touš les codes, accepté de parier de rien, chanté le vide pour seulement fuir le pays • glacé des tuques et du goupillon ! II était né dans une famille d'esprit libre, mais emmail- 19 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE Iotée dans une culture étouffante. Et puis ce contrat inat-tendu avec le ministěre de ľ Education abyssin, c'était sou-dain la possibilité de convoler en justes noces, de gagner un salaire, de traverser l'Europe en pacha, de pénétrer au coeur de l'Afrique aux frais de Sa Majesté sérénissime ľempereur Hailé Selassie. II n'était pas vraiment un ensei-gnant, á peine un littéraire dans la marge, jeune poete sur les traces d'Arthur Rimbaud, qui avait entendu parier du Harar par hasard. Avec autant d'innocence que de mau-vaise conscience, dans le plus pur sillage de la Grande Culpabilité occidentale, il s'en venait « aider les něgres », les initier á la modernitě. Le premier jour de classe, ils étaient quarante á se demander de quelle autorite ce jeune blanc-bec était monté sur ľestrade. II s'approcha de la fenétre avec anxiété, écrivit « A » au tableau noir, pour Aristote, se retourna et eut un blane de memoire. Que venait faire Aristote á Addis-Abeba. La logique était-elle universelle ? Suzanne, ce soir-lá, laissa brúler carottes et haricots, au fond de la casserole ďaluminium, en écoutant Gregory raconter sa « série noire ». 2. II n'était pas venu, bien súr, aider les indigenes de la côte du Pacifique á prendre le virage technologique! Les missions californiennes, avec leurs églises hispaniques et leurs cimetiéres indiens ratissés, appartiennent désormais au circuit touristique, au méme titre que Disneyland. ĽAlbum. Mais il s'imaginait témoignant, á sa maniere, de la culture francaise en Amérique, dans le cadre, par exemple, ďun cours sur la politique et les communications. Cette fois-ci, les élěves seraient de trente ans ses cadets. Surtout, il refusait d'admettre qu'il ait accepté ľoffre de la AASC pour son seul plaisir. II ne pouvait rien entreprendre qui n'ait une saveur sociitale. II avait tou-jours cherché á habiter ce lieu béni oú se rencontrent le public et le přivé. II se donnait et se prenait tout á la fois, protégeant de toutes ses forces son intimite, mais s'avan-cant dans la foule á visage découvert. Coeur saignant. Était-ce cela, le parfait bonheur, ľultime jouissance judéo-chrétienne ? La rencontre inattendue du plaisir solitaire et des recompenses publiques ? II n'avait qu'un désir, comprendre le tam-tam de la société locale, sans heurts, trouver sa niche, et lá, comme une statue miraculeuse. 21 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE briller discrětement. Cette fois-ci il ne porterait pas la redingote blanche des laborantins et des chaussures de banquier, il s'amenerait en civil romantique, négligé étudié, les viscěres remplis de phosphore. « Je ne voudrais pas recourir au mythe de la sorcellerie, mais est-ce possible qu'entre une personne et un lieu s'éta-blissent immédiatement des relations magiques ? Se peut-il qu'une culture engendre des processus chimiques irreversibles ? Que ľon soit, sans ľavoir voulu, un cataly-seur? Děs les premieres heures, dans ce pays excessif, je percus des rapports improbables entre lepassé et ľavenir, par-delá les oceans. Une musique qui n'avait plus aucune logique, une harmonie surnaturelle. Étrange Californie! ĽÉthiopie criait famine et j'entendais, dans la baie de San Francisco, les stands de fast food faire la quéte. lis épousaient avec génie une noble cause pour mieux faire mousser leurs activités commerciales. » Gregory Francceur avait toujours été plus sensible aux messages publicitaires que le consommateur moyen né des sondages statistiques. Cette faculté lui avait permis de percevoir, sans jamais faire d'erreur, les créneaux caches dans lesquels promouvoir un produit. Les ondes mar-chandes souľflaient plus encore sur la côte Ouest qu'en son pays le vent d'hiver. II vibrait comme une girouette. « Dairy Queen, Burger King et compagnie vous invi-tent á manger gros et vite, les pourboires seront pour 22 UNE H1STQIRE AMÉRICA1NE l'Afrique! Et les clients gavés de frites et de generositě rentrent ensuite chez eux nourrir le chat ou le chien. Mais ils offrent, sans le savoir, á leurs animaux domestiques, des banquets de chair sauvage, morceaux de gazelie ou lambeaux de zébres mis en boite. Cat food. Dog food. Bonne conscience ? A saveur ďéléphant. Ouvrez une boite de nourriture pour chien, au hasard, Dr Ballard, Pepper, Canigou, ou Pal, et tendez l'oreille : vous entendrez ľécho des cris de Tarzan. Le dernier soupir des babouins. Le silence de la savane. Dans les journaux, l'Éthiopie et la famine sont en premiere page. Dans les supermarchés l'Afrique est á ľétalage. » 11 était si ému, au souvenir des affiches portant le visage émacié des enfants d'Éthiopie collées sur les murs des restaurants, qu'il poursuivit sa diatribe quelques pages encore. Puis il se rendit compte qu'á ce train son journal lui serait de peu ďutilité. Le jury n'avait pas á juger les responsables de la mort des enfants du desert, mais le viol dont on ľaccusait, et l'incendie volontaire qu'on lui impu-tait. Les souffrances de Cheryll Wilson n'étaient pas une petite chose. La peste ne tue pas des masses, pensa-t-il, mais des individus. II changea de registre. « Quand je suis arrive á San Francisco dans les derniers jours de Janvier par le vol 759 d'Air Canada, un jeudi midi, une heureuse fatigue m'irradiait. Suzanne, dans un dernier geste ďabnégation, était venue me reconduire á ľaéroport de Dorval. Mais je laissais ľhiver derriěre moi et je trouvais de ce côté-ci un temps radieux, tout en ciel bleu et soleil discret. 23 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE » Les trois premiers soirs je dormis dans un lit grand comme un terrain de football, á ľhôtel Durant, sur la rue du méme nom, á Berkeley, oú je m'étais rendu par le petit car de l'Airport Connection. Nous étions six passagers disparates dans le minibus, réunis seulement par la complicité du voyage. Un juif russe, trés ägé, allait retrouver ses enfants sur la côte. Les quatre autres, deux couples de yuppies hilares, venaient s'ébrouer sur les plages avec les otaries. » Assis dans le fauteuil á côté du chauffeur, j'avais une vue imprenable (en Technicolor) sur les eaux de la baie, ses canards sauvages, les collines de San Francisco, ľile au tresor, les sculptures de bois trouvé. J'absorbais les paysages comme une cellule photo-électrique se nourrit de lumiěre. J'en tirais une energie nouvelle, inconnue á ce jour. Au coin des rues je dévisageais les passants, les dévorant des yeux. Je les avalais comme on prend des vitamines. J'étais enfin bien dans ma peau. Libre. Le sentiment ne pouvait étre que superficiel, mais on ne passe pas sa vie á seulement nager dans les profondeurs! » Arrive á ľhôtel Durant, aprěs avoir ouvert ses valises dans la chambre, Francceur choisit immédiatement de s'intégrer au décor. II entra chez Henry's, comme s'il était un intime et s'offrit dans ce faux pub anglais un bain de foule en toute liberté. H commanda le plat du jour (sole aux cápres, brocoli, endives) et une bouteille de char-donnay. Lui qui ne pouvait s'asseoir en paix dans un seul bar de Montreal, oú toujours quelqu'un se sentait autorisé á lui faire part de ses opinions originales sur la situation politique, resta quelques heures á table, anonyme, á jouir du tohu-bohu et des cris des étudiants qui se retrouvaient 24 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE avec joie aprěs les vacances de Noěl. Mais ce n'était qu'un entracte. Quand il recut l'addition, il multiplia par trois repas, ajouta le prix de la chambre, calcula le taux de change américain et comprit qu'il n'allait pas longtemps mener la vie ďhôtel. II lui faudrait se mettre rapidement á la recherche ďun meublé. C'était la premiére fois en vingt-cinq ans que Gregory Francceur allait, nouveau céli-bataire solitaire, se faire face á lui-méme. Suzanne lui avait propose la separation de corps et d'esprit, sans recourir au divorce, quelques semaines avant son depart. Us avaient choisi Noěl pour célébrer cette decision aussi triste que nécessaire. lis savaient tous deux que leur amour ne passerait pas l'hiver. Sa femme détestait ľidée ďhabiter les États-Unis, ne fut-ce que pour quelques mois, mais ce n'était évidemment pas la raison pour laquelle eile le quittaít. Elle ne voulait plus avoir á se préoccuper de ses humeurs maussades. Congé. Soupé. Sufľit. « Chacun pour soi, á chaque bout du continent, dit-elle, et les veaux seront bien gardes. » «Elle avait connu mes frayeurs ďétudiant, mes angoisses d'enseignant, mes pretentions ďartiste, mes inquietudes de créateur, mes discours publicitaires, mes theories de communicateur, mes ambitions politiques. J'avais été une plante fragile qu'il ľallait chérir, arroser, éclairer, rempoter, montrer, comparer, encourager quand venait ľautomne. » Suzanne en avait eu assez, tout á coup, de jouer les hor-ticulteurs. Peut-étre était-il, depuis plusieurs mois, sans se 25 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE ľavouer ouvertement, en profonde depression ? II pesait de plus en plus lourdement sur les épaules de sa femme : porte-moi! II la pressait sans cesse, comme la princesse son miroir, de le dire le plus beau, le plus grand, le plus robuste. Elle lui donnait sa juste mesure. Elle le soutint pendant qu'il titubait sur ses échasses ďorgueil. Mais eile ne pouvait plus lui mentir : depuis sa demission politique, Gregory n'avait rien entrepris de valable. Dépressif, il était contagieux. Uair qu'il expirait était chargé de pous-siéres toxiques. Sa salive devenait acide. De son côté Suzanne menait depuis cinq ans surtout une carriěre en flěche ascendante : psychopédagogue, chargée de projets, inondée d'argent de recherche, eile courait de séminaires en congrěs sur ľenfance exception-nelle. A la blague, eile racontait que Gregory á lui seul était toute son experience dans ce champ difficile. L'offre de partir en Californie était arrivée á point. L'enfant Gregory n'en pouvait plus de jouer les caractériels de génie. Le soir de Noöl, Suzanne et lui avaient bu le champagne de circonstance, écouté de la musique ancienne, tout en clochettes et neiges blanches, échangé leurs derniers ■ sví. cadeaux (une trousse de voyage pour Gregory, en cuir :"* bourgogne, une Photographie — encadrée — de Gregory pour Suzanne, afin qu'elle ne ľoublie pas! II était allé chez un portraitiste professionnel qui lui avait glissé un tabouret sous les fesses, une fausse cloture sous les coudes, et tiré le visage vers ľavant, la tete á demi tournée. On eút dit une publicite réussie pour un vermifuge). Aprěs le réveillon Gregory avait voulu faire ľamour sur le tapis, á côté de la créche fétiche, au pied de ľarbre allumé. Mais Suzanne ľavait traité ďäne. La nuit s'était terminée en douceur á.la lueur des étoiles du sapin. II était 26 U'IE HISTOIRE AMÉRICAINE parti seul enfin, dans ľaube glacée, á regrets et guilleret tout á la fois. II allait « faire un homme de lui » et dormir chez sa měře jusqu'á son depart. Trouver un appartement, ou méme une chambre, dans une ville universitäre de la côte Ouest comme Berkeley, tient du safari. II s'adressa aux agences de location et á tout hasard afficha une petite annonce, pármi les cen-taines de feuillets multicolores qui couvraient comme un patchwork les poteaux de telephone du quartier. « Touš les matins, il y avait deux douzaines ďétrangers, Taiwanais, Polonais, Japonais, Allemands, Pakistanais, Anglais et le reste, á faire la queue pour éplucher une " nouvelle " liste de ľagence, á la recherche éperdue du lieu ideal. Les prix confirmaient la rareté des apparte-ments. Deux jours de suite je fis le tour complet de la ville, á pied, passant ďun telephone public á une visitě inutile, á mille regrets c'est loué, á un refus, vous n'avez pas de references, á une maison superbe mais vide, á un taudis humide. » A la fin du deuxiéme jour, Gregory Francceur alia s'écraser dans une salle du centre-ville, le Santa Fe Bar & Grill, oü ľon servait des ballons de chablis frais dans un décor de chemin de fer. Le premier Californien avec lequel il trinqua («Have a nice day!»), un ivrogne qui vidait des gallons de Gallo («Have a nice drink!»), lui présenta un ami qui avait solution á tout. L'homme l'emmena dans sa Porsche (c'était la premiére fois de sa vie qu'il s'asseyait á ras du sol, dans une voiture aussi 27 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE puissante, le bas du dos coincé entre les silencieux brů-lants) sans exces de vitesse jusqu'á la rue Piedmont: une maisonnette en bardeaux sombres somnolait sous les feuillages humides. Elle était isolée des demeures voisines par des massifs épineux. Dans la cour, un ensemble imposant de pins hauts comme un ideal devait cacher le soleil en plein midi. Le tout évoquait, au choix, un repaire de sorciěres édentées ou une cabane de corbeaux tout droit sortis des contes illustres de Grimm. « Mais enfin c'était un toit! Disponible. A bon prix. Avec un petit foyer en brique rouge, du bois sec coupe dans la cour, une cuisine á décrotter et de ľeau chaude au gaz naturel. Le propriétaire, parti vers l'Asie pour un voyage au long cours, avait abandonné son enorme Buick recouverte d'une housse grise sous un lampadaire de la rue, devant le portique. Des pinsons y avaient fait leur nid. » Je sous-louais d'un démarcheur, mi-concierge, mi-étu-diant devant l'Éternel, qui rédigeait dans ses temps libres une these de maitrise sur " ľidée de liberté dans les ceuvres de Jacques et RaTssa Maritain ". Cest aussi lui qui sortait les poubelles deux fois la semaine, entretenait la pelouse et les arbrisseaux. II habitait de ľautre côté de la rue, dans une conciergerie. » Je signai sur place le bail et quelques cheques de ľ American Express qu'il empocha avec ma carte de visitě. Par civilité, je lui expliquai que je préparais une enquéte sur ľidée de bonheur et que nous devrions en discuter un jour.-II proposa de me faire visiter une de ces banlieues cossues que les promoteurs californiens construisent pour adultes seulement. Des villages interdits aux couples avec 28 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE enfants devaient sécréter une nouvelle idée du bonheur, dit-il, et je pourrais commencer mon travail par un essai comparatif entre les plaisirs sensuels du bain tourbillon et les joies (familiales) de la piscine. Maritain, avec sa bonne téte poupine, était convaincant. Puis, pour me rassurer sans doute, il ajouta que Berkeley restait une communauté ouverte et que je m'y sentirais chez moi. " Have a nice evening ", il nie tendit les clefs. » Je me dirigeai á pied vers ľhôtel Durant que j'attei-gnis un peu aprěs sept heures. Le gardien de nuit, un Japonais, me remit une enveloppe en méme temps que la clef de la chambre. C'était une lettre que mon fils m'avait adressée. Enfin, un pli. Janvier (il est né au cceur d'un blizzard) n'écrit jamais, á proprement parier, mais de temps á autre il glisse dans une enveloppe une coupure de presse qui lui parait pertinente. C'est une habitude qu'il a prise dans une école active oú les enfants á cceur ďannées se consacraient " á la recherche " plutôt qu'á la grammaire. Suzanne et moi étions des promoteurs ardents de ľécole alternative. Janvier y a acquis la parfaite maitrise des ciseaux et le mépris total de I'orthographe. II s'amusait, étant enfant, á découper les encyclopédies de son grand-pére pour ses travaux scolaires. Georges-Henri n'appré-ciait guěre. Janvier ne comprenait pas pourquoi il n'aurait pas accěs aux sources. Cette fois-ci la coupure venait d'un journal, signée de l'agence France-Presse, eile émanait du Vatican. Je la lus en attendant l'ascenseur. (AFP) Le diable existe réellement, a declare lundi le cardinal allemand Joseph Ratzinger, préfet de la congregation pour la doctrine. Le haut prélat, responsable de la pureté de la foi, a affirmé que le diable est une presence mystérieuse mais reelle, personnelle et non symbolique. II s'agit, a-t-il souligné dans une entrevue accordée á ľheb- 29 XJNE HISTOIRE AMĚRICAINE domadaire catholique Jesus, d'une réalité palpable, puis-sante et capable ďimmenses atrocités. 11 y a déjá des signes, a-t-il affirmé, du retour de forces obscures pendant que dans le monde secularise augmentem les cultes sata-niques. » Ainsi Janvier me disait á sa maniere son amour filial. II voulait me prévenir, pensant : ces cultes fleurissent en particulier en Californie, tu n'es pas plus á l'abri des forces du mal lá-bas que les théoiogiens superficiels dénoncés par le cardinal Ratzinger et qui mettent en doute la presence reelle du diable, je ťenvoie le texte du journal, je ne ľai pas inventé, on ne se parle jamais toi et moi, mais te voilá bien seul dans un univers dangereux, je pense á toi eher papa. » Gregory Francoeur savait surtout son fils totalement dénué de tout sens de ľhumour. Quand il découpait un texte, c'était au pied de la lettre. C'est pourquoi la rencontre qu'il fit dans ľascenseur, alors qu'il avait encore l'article en main, ďun garcon plus grand qu'un joueur de basket qui se frappait la tete contre les parois de la cage en gémissant comme un possédé anxieux lui donna á croire que Satan s'était effectivement faufilé entre les portes. Délire et drogue, délivrez-nous Seigneur, il sortit avec soulagemént au troisiěme étage. Des gouttes de sueur lui coulaient entre les omoplates, son col ľétouffait. California crazy ? II avait toujours été particuliěrement influencable. Cette seule missive de son ills, postée sans doute le jour de son depart, ľamena á faire ses bagages le soir méme. II remplit ses deux valises en peau de buffle, achetées d'un 30 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Italien á Asmara, en Ěrythrée, inusables depuis son manage, et descendit l'escalier pour éviter de reprendre ľascenseur. En nage il demanda la note, on lui compta la nuit, il ne voulut pas s'expliquer et paya tout de go. Devant ľhôtel une jeune fille jouait la femme-orchestre. Sur la téte un casque de Viking surmonté d'une ampoule rouge qui clignotait en musique, sous ses doigts un synthé-tiseur á batterie branché á deux haut-parleurs, aux pieds des ficelles pour articuler le baton de la grosse caisse et les cymbales, eile produisait une sonorité divine, chantait dans son micro-cravate avec une voix d'extraterrestre. Francceur se sentit défaillir. « Live aid for Africa », disait le i carton de ľassiette á ses pieds. Et ľange lumineux lui 1 rendit la paix de ľáme. Un certain bonheur. II aurait sou-haité parier avec la jeune fille, mais eile enchainait ses chansons sans reprendre souffle. II jeta son obole, héla un taxi et se rendit sous un ciel laiteux, éclairé d'une lune froide comme une aspirine, dans ce qui allait étre son premier refuge de célibataire. Inhabitée depuis plusieurs mois, la demeure était une glaciěre humide. II se sentit épuisé tout á coup, vide, incapable d'aller chercher du bois ou méme de descendre dans la cave allumer le gaz. II n'avait pas marché autant depuis ses années d'études á Paris! II bloqua la porte, déposa ses bagages dans ľentrée, alluma la lanterne de la cour, monta á ľétage en trainant les pieds, se demandant qui de Dieu ou de Satan était mort le premier dans sa vie, pénétra dans la plus grande des trois chambres á coucher et sans plus s'étendit sur le matelas nu, jauni par ľhumi-dité, taché de sang comme tous les matelas d'un certain áge. II s'endormit aussitôt en chien de fusil, enveloppé dans son imper beige comme dans un sac de couchage. 31 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE « Je n'ai pas révé, cette nuit-lá, j'ai cauchemardé : pour mener á bien mon enquéte sur le bonheur, je devais inter-roger dix chiens tenus en laisse par des Africains gras aux cheveux gris. Partout des posters de Janvier s'étalaient sur les murs comme s'il était une vedette du rock. J'avais peine á mener á bien mon travail. J'étais installé sur le siěge arriěre d'une decapotable en marche que conduisait Maritain. A mes côtés, Suzanne dactylographiait au fur et á mesure les hypotheses de ma recherche. Au coin ďune rue nous avons heurté rudement la fille-orchestre qui s'était avancée jusque sur la chaussée. EUe-roula par terre avec ses instruments, je sautai sur le pavé, tentai de la relever, eile me glissa entre les doigts comme du sable. Un joueur de basket passa, il distribuait dans un ballon, coupé en deux pour faire assiette, des pilules multico-lores. J'en pris une poignée, les avalai, me retrouvai au lit avec la fille-orchestre pendant que Suzanne jouait de ses instruments. Aprěs, je ne me souviens plus. » 3. Au petit matin, ne sachant plus trop oú il se réveillait, ni dans quelle ville ni dans quelle chambre, il prit conscience soudain que ce qu'il avait cru étre des rideaux plein jour, tendus devant la fenétre face au lit, c'étaient en fait deux chammas tendus sur des poles de bois, ornes de magnifi-ques bordures or et orange, des chammas du dimanche. II referma les paupiěres (un instant) pour mieux revoir les silhouettes lointaines des Éthiopiens des hauts plateaux portant sur leurs costumes ces toges blanches, un pan de tissu sur une épaule, ou bien glissées comme une cagoule sur la téte, les hommes mordant souvent l'ourlet entre leurs dents pour se protéger du froid et des regards indis-crets. Quand il rouvrit les yeux, il alia palper les chammas. II enroula les fils entre le pouce et ľindex; devait-il s'inquiéter de la presence étrange, inattendue, de ces cotons vaporeux. Les toucher lui donnait un aussi puissant plaisir qu'une odeur venue du fond de l'enfance. Était-ce un signe? Comment ľentendre? Certes le pro-priétaire pouvait avoir voyage et rapporté ď Addis-Abeba ou de Gondar ces vétements dont il avait jugé par la suite qu'ils orneraient agréablement les fenétres ďune chambre á coucher. 33 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Mais ce raisonnement n'était pas trěs convaincant. Peu de gens visitent pour leur seul plaisir l'Éthiopie, d'autant plus que le renversement du négus n'a pas rendu les pé-riples touristiques particulierement aisés, ces derniěres années. Pendant des mois, sous le regime hallucinant des colonels marxistes, les vidangeurs touš les matins á l'aube ramassaient des paniers d'osier débordant de membres coupes. Avant-bras, talons, doigts, tétes d'enfants, sexes, épaules tranches net, comme morceaux de canne á sucre. Autopsie politique. Addis-Abeba n'apparaissait nulle part dans les forfaits de vacances, ce n'était pas encore une promotion du Club Méditerranée. Qu'était vraiment alle faire au fond de l'Afrique sémite ce citoyen californien ? « Me preparer, sans doute, un quart de siěcle plus tard, un decor semblable á celui de mes noces, comme si je devais entreprendre mon celibát sous les auspices du lion de Juda. » Gregory se sentit étourdi. Puis les souvenirs se précipi-térent, qu'il avait enfouis dans l'armoire aux emotions perdues. « Quels efforts nous avtons dépensés, Suzanne et moi, pour seulement transformer cette vilaine case de terre battue en un lieu qui nous ressemblát! Je m'étais procure au Mercato des poudres jaunes, bleues et vertes, solubles dans 1'eau (un sachet, un seau), j'en avais badigeonné les 34 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE murs recouverts de papier peint pourri. Puis nous avions accroché aux quatre coins des assiettes de terre que j'ornai de tétes inspirées de Rouault. L'effet était plus symbolique que réussi, les murs étaient chamarrés, les boi-series bigarrées, les assiettes, dans ľhumidité sombre de la maison, ressemblaient á des orbites évidées. Mais nous avions realise en commun notre premier décor intime! II y en aurait tant ďautres! » C'était, chez lui, une mánie. Mettre de ľordre dans ses bagages et dans la maison, c'était aussi ordonner ses idées. « A ľhôtel Durant je trouvais le plus souvent un pretexte pour blaguer avec la femme de chambre ou échanger avec le concierge. Ce matin-lá je pris conscience qu'il me faudrait désormais parier seul, comme une vieille aban-donnée de touš. » Par la fenétre, á travers les chammas, je pouvais voir les tourterelles qui commencaient leurs poursuites á cette heure dans un soleil déjá féroce. Dans la maison qui déga-geait des odeurs de cadavre j'allais ďune piéce á ľautre comme une araignée. Je jouais des rôles, changeant le timbre de ma voix, déplacant des meubles beaucoup trop lourds pour moi, me répondant de la salle de bains au salon. J'étais la Femme de ménage, le Plombier, l'Archi-tecte, l'Ensemblier, le Locataire décu, l'Enfant perdu. A nous six nous avons bien travaillé. Je pensais á un article de magazine, que m'avait jadis découpé Janvier, dans lequel un psychiatre décrivait les seize personnalités d'une 35 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE patiente schizophrene. Quel plaisir c'eüt été de travailler ensemble! » Maritain m'avait expliqué que j'obtenais ce logement au rabais á la condition expresse que je nourrisse les chats de la maison pour le maitre du Heu. Une chatte grise som-nolente et un mále au pqil de vison m'attendaient patiem-ment sur le balcon arriěre. Le frigo débordait de boites de saumon et de thon. Les armoires de la cuisine étaient pleines de sacs de nourriture sěche et de biscuits. Ce n'était pas le Sahel! Je me présentai. Elle se nommait Kittie, lui Lucifer. Kittie, ďaprěs Maritain, était la mere de l'autre, mais Lucifer était horrible á voir avec sa queue courte paralysée. lis me regarděrent de loin leur servir la pätée. J'ajoutai un bol d'eau froide et les laissai dehors. Lucifer montra les dents. De les voir se précipiter ainsi sur leurs assiettes m'ouvrit ľappétit. » Le quartier résidentiel oů Gregory Francceur avait loué la maison s'étendait depuis les buttes de ľhôtel Claire-mont, un magnifique et vaste edifice á peu prés victorien, habillé de blane comme un joueur de tennis, jusqu'á la baie de San Francisco dans laquelle s'avance la jetée de Berkeley. N'ayant aucune provision pour un animal á deux pattes, il quitta le Chateau des chats et descendit paresseusement la pente naturelle des trottoirs, se retrou-vant rapidement sur la plus célěbre des artěres mar-chandes, ľavenue Telegraph, qui elle-méme débouche sur ľuniversité et semble pour toujours figée dans un decor hippie des années soixante. Peace'n love. II se laissa tenter par ľodeur chaude de la pate qui cui-sait chez Blondie's, commanda une tranche de pizza aux 36 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE legumes et á ľail (vegetarian), qu'on lui servit dans un papier čiré. Son repas dans une main, un journal dans l'autre, Gregory s'installa au soleil, assis sur un muret, et tut dans le Bay Guardian les nouvelles locales. La principále histoire était horrible comme un conte de fees. « Boucher, boucher, qui as-tu lá dans le saloir ? » II pensa á Georges-Henri, puis se retint : il n'allait pas imiter son fils Janvier maintenant! Deux jeunes filles avaient été atta-quées, la semaine précédant son arrivée, á coups de cou-teau. L'une en était morte, l'autre serait pour le reste de ses jours un legume en chaise roulante. Toutes deux étaient des enfants de bonne famille et de bonne reputation, de brillantes élěves ďune école privée qui avaient mis á profit un aprěs-midi de congé pour aller rôder du côté du « chateau » de ľhéritiére des voitures Pullman. C'était une « folie » californienne, comme il y en a tant, un immeuble baroque dont John Kennedy avait á une époque songé faire la « Maison-Blanche » du Paci-fique. L'on racontait que le chateau, abandonné depuis dix ans, cédé par testament á la municipalité, était hanté par les ämes des invites qui, séduites par le souvenir des fétes, n'avaient jamais pu se résoudre á quitter les lieux. L'on disait aussi que ses cinquante-trois chambres rece-laient des trésors. Que la nuit, les valses ďautrefois fai-saient danser les chénes du pare. Les deux jeunes filles avaient ďabord arpenté les jar-dins et visité les dépendances quand le gardien, habillé ďun uniforme bleu fourni par la municipalité, les avait invitees á entrer, si elles désiraient vraiment jeter un coup ďoeil sur les fantômes du Chateau Pullman. On imagine leur plaisir! Les visites étaient habituellement interdites. Entendirent-elles, dans les longs corridors, le sifflet des 37 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE trains qui avaient fait la fortune des maitres ? Le rythme des roues martelant le metal des rails, le vent des plaines, les mugissements des bisons? Furent-elles émues des odeurs de moisissure que dégageait le papier tenture vic-torien ? Quelques minutes aprěs qu'elles eurent mis les pieds dans le hall, le gardien les avait attaquées, blessées, terras-sées, attachées et jetées dans le coffre arriére de sa Dodge Dart rouge pompier. Puis il s'en était alle comme touš les jeudis jouer au Monopoly chez sa soeur. Marven Garden. Do not pass go. II avait perdu la partie et aprěs une derniěre biěre il rentra chez lui, vers minuit, empruntant un canyon oú il abandonna les jeunes filles au fond ďun fossé. Au petit matin, racontait le Bay Guardian, l'une des deux s'était trainee jusqu'á la route et fut ramassée par un automobilisté. Ses cheveux étaient macules de boue et de sang, ses épaules déchirées. Elle signala la presence de sa compagne au fond du ravin, et toutes deux furent trans-portées á ľhôpital. Mais la plus courageuse, qui avait atteint á force de poignets le talus, mourut le soir méme au bout de son sang. La plus petite, touchée á la colonne vertébrale, ne pourrait jamais plus utiliser ses jambes. « Le gardien du Chateau Pullman, un Noir dans la tren-taine, au dos large et á la chevelure bouffante, fut arrété le lendemain et écroué. II refusa de témoigner á son proces. Aujourďhui, il est dans cette méme prison oú ľon m'a enfermé, dans une aile plus ancienne, qui fait face á ma cellule, et je pense voir parfois son poing serré sur le bar-reau d'une grille en fer forgé. Comme s'il attendait la mort ou que le mur s'écroule! 38 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE » Je me suis ďailleurs promené dans la bibliothěque de ľinstitution, ce midi, qui déborde de renseignements pertinents : depuis que la peine de mort a été á nouveau pro-clamée, ai-je lu dans une revue de criminologie, ľon a electrocute, gazé ou pendu, au choix des Etats dont le menu varie, cinquante detenus dont trente-cinq Noirs. Pour chaque cent mille de population américaine, les sta-tistiques révělent que ľon trouve en prison cinq cent soixante-quatorze (574) Noirs et seulement soixante-cinq (65) Blancs. II leur faudra ajouter, dans leurs colonnes de chiffres programmes, un Canadien francais par tranche de réves made in USA! » Ce n'était pas une mince affaire de preparer seul sa defense et de tenir ce journal! Normalement Gregory aurait du pouvoir appeler á ľaide, et voir se précipiter dix témoins crédibles préts á jurer leurs grands dieux qu'il y avait erreur judiciaire! Mais quand Roenicke avait reclame des noms ďamis proches, il avait été incapable ďen trouver un seul. Maritain ? II ne connaissait que son súrnom. Chacun vivait dans sa bulle, ou dans sa voiture, les yeux fixes sur les feux rouges de ses ambitions person-nelles. « lei les échanges se font avec célérité, les communications avec civilité, mais personne ne s'engage au plan personnel. Ce n'est pas pour rien que ľon invente, en Cali-fornie, autant de therapies. Chaque massage est une facon ďéviter un rapport avec ľautre. On se sent facilement comme ľidiot du village global. 39 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE » Ainsi, quand ce midi-lá je décidai de communiquer avec les services de l'administration, je fus estomaqué de ľindifférence profonde avec laquelle on me recevait. J'arrivais pourtant de l'autre bout du continent, je parlais \ une langue étrangére, j'étais le representant officiel de \ ľassociation, chargé de mettre sur pied une enquéte extraordinaire sur le bonheur, le departement des Communications avait donné son aval, les Sciences humaines avaient débloqué les fonds, c'était un projet ďenvergure internationale, et voilá que ľon me traitait comme quantité négli-geable! Je ne fus présenté á aucun de mes nouveaux collé-gues (dont quelques-uns célébres) parce que je ne pouvais vraisemblablement servir á personne. » Le bureau était dirigé par une toute jeune femme qui s'habillait visiblement pour nier son sexe, portant comme seuls vétements des sacs de tissu sport. Elle semblait per-pétuellement hésiter, de la photocopieuse au telephone, entre courir le quatre cents metres ou passer aux douches. Des cheveux gras, aplatis sur le front, lui servaient á tenir un stylo et trois crayons. Elle remit á Gregory divers formulates qu'il devait remplir, des attestations de diplômes, deux feuillets pour les services de ľimpôt, une demande d'inscription á la Sécurité sociale, une assurance médicale et enfin une declaration d'avis en cas de décěs. Cest en remplissant cette formule que Francoeur commit sa premiere erreur. II n'inscrivit pas le nom de ses parents parce qu'ils vivaient désormais en France. II ne mit pas non plus le nom de sa femme, dont il venait de se séparer. « Si Suzanne, raisonna-t-il, ne voulait plus de moi vif, pourquoi ľaurais-je embarrassée de mon corps mort ? 40 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Mon fils ? II avait d'autres soucis. C'est un artiste. Tout au plus aurais-je pu lui commander un monument funéraire! Mais il sculpte des os. Lui offrir mon squelette ? Morbide. Si j'avais coupé les ponts en quittant Montreal, ce n'était pas pour renvoyer un cercueil. » Le procureur Roenicke voyait cela autrement. Gregory Francoeur avait nommé exécuteur testamentaire et seul bénéficiaire un certain Rafael Ross, de la société Ladd de New York, dont les bureaux étaient situés au quarantiěme étage du World Trade Center. Verifications faites, Roenicke affirmait que Rafael Ross était un personnage connu des policiers, recherche pour fraudes en Californie. Son association avec Ross permettait au procureur ďaffirmer que Francoeur appartenait á un gang international. Et si Gregory soutenait ne pas le connaitre, sa decision de confier ses cendres á la société Ladd démontrait alors, comme preuve de caractére, qu'il était un personnage erratique, lunatique et certainement capable des pires comportements asociaux. « Roenicke tire la couverture! Je ne voulais pas que ľon répande mes cendres au-dessus du Golden Gate comme tout un chacun et je m'étais laissé prendre á la publicite magnifique, en quadrichromie, accompagnant la lettre personnelle, adressée au maitre du lieu, que j'avais trouvée dans la maison! Je m'étais laissé convaincre (et ľidée n'était pas folle!) de remettre mes restes, avec le fruit de la vente de mes quelques biens et mon assurance-vie, á une société de pompes funébres sidérale. Ce n'est pas la premiére fois que j'achéte par la poste. Les compa-gnies d'essence, qui m'ont vendu des casseroles de cuivre, 41 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE des globes terrestres lumineux, des dactylographes porta-tifs et mille objets inutiles, pourraient en témoigner. Esso et Shell á la barre ! Je ne voulais embarrasser personne. Le / coüt de ľenciellement — compte tenú qu'il faudra sept cents urnes funéraires pour rentabiliser une mise en orbite géostationnaire á vingt-huit mille kilometres dans ľespace — n'était que de 10 000 dollars la Hvre ! Je ne sais trop ce que péseront mes cendres, mais cela ne me paraissait pas it un prix excessif pour flotter tout pres de Dieu, dans cet I í ether fécond oů notre monde naquit! » L'administratrice en baskets et Gregory Francceur s'entendirent rapidement sur les details pratiques du séjour á ľuniversité. Le departement lui réservait les services d'une secretaire occasionnelle, un easier pour le courrier, on lui donnait accés á ľordinateur et au telex. Ils réglérent aussi les questions de telephone, ďhoraires, de salles de reunion, de salles de classe, de projecteurs, de photocopieuses et autres sujets essentiels. Le bureau fai-sait probléme, ľespace étant limite, mais on lui remit la clef ďune salle située dans un edifice contigu, ä la hauteur du faite des arbres, au quatriéme étage s'il n'avait pas d'objections. Cest en ce lieu que prirent naissance ses ennuis, d'une certaine maniere. « Ľon pouvait accéder au quatriéme par un ascenseur paresseux ou par un vaste escalier. Ľescalier sentait ľencaustique, le corridor puait le désinfectant, mais quand j'ouvris la porte du bureau une odeur de menthe poivrée et de moisissure de papier me prit á la gorge. II 42 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE flottait dans ľair une poussiere d'érudition, le souvenir de tous les chefs-d'oeuvre du monde irrita ma luette, je fus submerge par le parfum subtil de livres anciens. » Je jetai d'abord un coup d'oeil dans la petite biblio-thěque appuyée contre le mur, qui débordait de volumes multicolores défraichis (Introduction to French Masterpieces, The Life of George Bernard Shaw, la Peste). Ce bureau était déjá attribué, de facon permanente, á un pro-fesseur qui n'y viendrait, m'avait-on promis, qu'une matinee par semaine, Mon collěgue invisible visiblement lisait le francais. M'avait-on place dans cette salle par délicatesse ? Son domaine se situait á gauche, en entrant; une table grise et nue, á droite de la fenétre, avait été mise á ma disposition. Un carton jauni, collé au verre dépoli de la porte par un morceau de Scotch raboudiné, annoncait le nom de ľabsent : Allan Hunger. » Le pupitre du vieux professeur (il lui donna cent ans d'aprés la poussiére aceumulée et les incunables empilés) était encombré de dépliants publicitaires, de travaux d'éléves, de journaux découpés, de magazines de sport, de memos internes, d'affiches annoncant des manifestations pacifistes, de trombones de toutes les tallies, de lettres décachetées. Sur les tablettes et les classeurs tout autour, des piles de fiches, en équilibre instable, formaient des maquettes de cités détruites. Allan Hunger semblait cul-tiver le désordre le plus complet. Une manie. « Le désordre m'énerve. Allan Hunger m'exaspérait déjá. Ma mere, parce qu'elle a vécu du tennis, privilégia« 43 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE les surfaces propres, les espaces délimités, le blanc, le net. Elle m'a élevé au sein dans les estrades pendant les tour-nois, m'offrant une mamelle puis ľautre au rythme des balles frappées. Toc. Psee! (Je tétais dangereusement, si un joueur ratait son coup, il m'arrivait de manquer le mamelon, je m'étouffais et devenais blanc comme une balle.) J'ai retenu de mon enfance le goüt de la precision et j'ai encore dans l'oreille le murmure des spectateurs ponctué par les applaudissements. Aujourd'hui, quand on applaudit, je bande. Je n'y peux rien, c'est un reflexe conditionné. Le succěs m'excite. Mais la désorganisation me met en boule. » C'est peut-étre ce pourquoi je me suis comporté, lors de ces premieres minutes passées dans le bureau d'Allan Hunger, de facon proprement outrageuse. J'ai ouvert et fouillé touš ses tiroirs, j'ai parcouru toutes les notes qui me tombaient sous la main, j'ai lu les memos qui lui étaient adressés par le doyen et j'ai flairé son courrieT, ä la recherche de parfums. » Sur un amoncellement de paperasses plus poussié-reuses que les autres trainait une enveloppe carree, cou-verte de timbres étincelants, déchirée sur ľaréte, postée — je fus soudain inondé par une marée ďadrénaline — depuis l'Éthiopie! » Aussi invraisemblable que cela puisse paraitre! C'était, aprěs les chammas. une deuxiěme pierre blanche! Oů menait le sentier? II prit l'enveloppe dans ses mains et la retourna dans touš les sens. Étrange intimite, née ďun espace assigné, comme une place sur la banquette d'un train. Voisinage. Cousinage. Dans son premier bureau 44 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE partagé, á l'University College of Addis-Abeba, il avait connu un gros garíjon glabre aux yeux de taupe, dont le corps gélatineux cachait une étrange destinée. « La mere de mon collěgue de bureau avait été, au tour-nant du siěcle, une suffragette célěbre sur les barricades, toujours au premier rang des défilés, un grand chapeau noir sur la téte, affrontant avec courage bobbies et quo-libets. Or, cette féministe, qui ne pouvait á cette épo-que compter sur ľinsémination artificielle, désirait, plus encore que le droit de vote pour les femmes, un enfant qui lui appartiendrait en propre. » Le soir venu, la jeune Sylvia Pankurst arpentait les docks de Londres á la recherche du pere de son enfant. Elle le voulait beau comme un dieu romain, fort comme un étalon d'élevage. " Avec ma téte et son corps, avait-elle coutume de dire, ce sera ľétre ideal. " Mais on ne joue pas avec le destin ! Elle rencontra inévitablement le marin de ses réves et s'en alia copuler allégrement dans une auberge anglaise. Deux cent soixante-dix jours plus tard, eile donnait naissance á un gros bébé rose qui aurait le cerveau du pere et les muscles de sa mere. L'enfant était devenu un hippopotame adulte, écroulé sur sa chaise, rédigeant des articles sur ľart africain qui n'étaient jamais publiés. II cultivait aussi des cactus nains dans des pots de verre sur le rebord de notre fenétre commune. » Mais ces souvenirs lui appartenaient en propre! De quel droit Allan Hunger recevait-il du courrier de lä-basl C'était son coin du monde. II se sentit poussé dans le dos 45 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE par une jalousie violente et se crut autorisé á lire la lettre qui ne lui était pourtant pas adressée. Addis-Abeba, le 27 novembre. Cher Professeur, Je suis arrivée depuis Nairobi dans la capitale éthio-pienne il y a de cela dix jours, afin de voir oů en était notre projet. Or, c'est avec joie que j'ai pu rencontrer une candidate dont les qualités me semblent en tous points conformes á vos désirs. Elle a déjá fait du theatre, parle ľitalien, l'anglais et le francais et s'est trouvée mélée de trés pres (de trop pres si vous voulez mon avis) aux chan-gements politiques des derniéres années. En eure de ďésintoxication marxisté, si je puis dire, la candidate — qui est d'un naturel religieux — ne repugne-rait pas éventuellement á quitter 1'Ethiopie si on lui en donnait l'occasion. Ses parents habitent déjá á ľétranger. Cet aprés-midi méme je suis allée en ghari au ministére de ľ Interieur, avec un cocher qui a mis dix fois ma vie en peril. J'avais beau crier : « Tenish cove! Tenish coye! Plus lentement! » II fouettait son cheval en tentant de rattraper les Vespa qui nous pétaradaient au nez. Évidemment, au bureau des visas, ľon m'a offert, en réponse á toutes mes demarches, le sempiternel «Ishy negheu!» des fonctionnaires amhariques. Mais le sourire qui accompagnait la formule (oui! oui! demain!) me donne á croire qu'un pot-de-vin important s'impose. Nous avons justement, á la mission, une camionnette Fiat dont on ne se sert plus, mais qui devrait faire la joie du direc-teur. Vous trouverez, ci-inclus, le detail des demarches accomplies á ce jour et la liste des frais qu'il nous reste á encourir. Je sais, eher Professeur, que vous étes impatient de trouver une pupille, et je vous promets des résultats sous peu. Veuillez agréer, etc. Papier pelure, froissements d'oignons, larmes de crocodile. II replia la missive et la remit dans son enveloppe. Que cherchait Hunger vraiment? Une correspondante? Une alliée ? Une personne qui connaisse le theatre et les 46 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE langues étrangěres ? A quel usage ? Cherchait-on un visa de sortie ? Sous le négus c'était de tous les documents le plus difficile á obtenir. Rentrait en Abyssinie qui voulait, n'en repartait que celui á qui le roi des rois le permettait. II aurait été preferable qu'il n'ait pas pris connaissance de la lettre. Gregory décida d'aller promener ses pensées au hasard des corridors de ľuniversité, étonné d'etre aussi ému á la seule lecture de quelques mots enfoncés depuis longtemps dans sa memoire profonde. Tenish coye! Attention! « Je passai distraitement devant un vaste auditorium oil un géant noir tenait deux cents élěves en haleine : vedette du football, celui-ci donnait un cours sur la sociologie du sport, toutes portes ouvertes, pour que ľuniversité entiěre jouisse de sa prestation. Changeant ďétage, je vis sur les murs ici et lá des affiches bleues qui annon9aient, en let-tres gothiques, "La terre est plate. " (Combien d'Éthio-piens á ľépoque croyaient cela? La majorite, certaine-ment, qui refusait la science occidentale au nom de la theologie copte.) Un peu plus loin, de la méme main, mais sur du papier mauve cette fois : " Ľhomme ne marchera jamais sur la lune!" Maigré moi, j'éclatai de rire : quelle idée geniale, me dis-je, d'affirmer aujourd'hui en lettres gothiques ce que ľon croyait hier encore fermement! Oubliant les chammas et la lettre de Hunger, je me mis á la recherche du message final. Au bout du corridor une lourde porte menait á un jardin. Je poussai. J'avais trouvé! » Entre deux eucalyptus une banderole rouge feu pro-clamait : " On ne vaincra jamais la famine! "Évidemment. 47 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Cétait indiscutable! Si la terre était plate, si 1'homme n'allait jamais marcher sur la lune, comment pourrait-il vaincre les fléaux naturels ? Mais surtout qui done avait prévu que je passerais par lá, que j'entendrais ces slogans empruntés á l'Éthiopie medievale? Étais-je encore en Californie ? » Je m'immobilisai sous les eucalyptus, attentif et ner-veux, car depuis toujours ces arbres étaient notre bois fetiche! lis poussaient tout autour du quartier Tafari Makonnen ou nous habitions. Suzanne en faisait secher les feuilles pour preparer des infusions pendant la saison des pluies ou bien, quand une armee de fourmis rouges attaquait l'office, eile stoppait leur avance avec une branche fraichement coupée. Les insectes en déroute des-sinaient alors, sur le parquet, une courbe elegante avant de se remettre en marche, résolument, vers la maison voi-sine. L'odeur médicamenteuse des eucalyptus embaumait l'air. » 4. Enfermé dans le bureau poussiéreux de ľuniversité, Gregory Francceur rédigeait en silence la problématique ďune enquéte sur le bonheur á quarante ans. « Le telephone, place sur la table de Hunger, sonnait assez souvent. Au debut, je prenais la peine de répondre, j'expliquais ma presence dans le bureau, mais cela n'inté-ressait aucunement les interlocuteurs qui me raccrochaient au nez. Quand ce quatriěme matin, cependant, le telephone sonna pour la dixiěme fois peut-étre, je décrochai brusque-ment et lancai un : " Alio ? " en oubliant de parier anglais. » _ Professeur Hunger? demanda en francais une jeune voix ferme dont je ne sus sur le coup si eile apparte-nait á un garcon ou á une fille, tant j'étais excite. » — Le professeur est absent, mais je suis son assistant, mentis-je pour faire la conversation á un ětre humain, que puis-je pour vous ? » — Savez-vous s'il a recu ma missive ? dit la voix qui précisa enfin : je m'appelle Mary Ann Wong, j'arrive ce matin de Paris, j'avais sollicité un rendez-vous en annon-?ant que je serais á San Francisco cette semaine. 49 UNE HISTOIRE AMĚR1CAINE » Od diable avais-je vu ce nom ? Mary Ann Wong ? Je tendis le bras vers la lettre postée depuis 1'Éthiopie, qui trainait toujours sur le pupitre, vérifiai la signature, c'était celle que j'attendais. » — Vous étiez en Afrique ? demandais-je, třes matter of fact, ne voulant eveiller aucun soupcon. » — Cest cela, répondit-elle, comme vous le savez sans doute, le docteur Hunger m'a demandé de faire des recherches pour lui. Ces travaux ont porte fruit. Je lui ai posté, depuis Addis-Abeba, une assez longue lettre, peut-étre un peu sibylline, mais je n'avais pas le choix. » — Nouvelle fleur... murmurai-je, c'est le nom de la capitale capiteuse des hauts plateaux abyssins. Je vois... » — Vous dites ? demanda une Mary Ann Wong perplexe. » — Je dis : vous avez posté cette lettre au bureau de poste central, n'est-ce pas, au bas de la rue Churchill, dans un petit edifice brun qui seit aussi aux douanes ? » Mary Ann Wong restait muette. Comment son interlo-cuteur pouvait-il connaitre ce Heu? Gregory n'allait pas lui raconter qu'il venait y chercher, jadis, une fois par mois, des diapositives Kodak qui l'attendaient en douane et qu'un officier regardait une á une, lentement, comme s'il pouvait s'agir de secrets militaires ou d'images porno-graphiques (Suzanne nue dans son lit), puis les offrait ä la curiosité ďun collégue. Le visionnement de trente-six photographies durait ľaprés-midi. II avait baptise le bureau de poste son « bureau de patience », et n'oubliait jamais ďapporter un roman policier pour tuer le temps et les mouches. 50 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE Par ailleurs, Allan Hunger, c'était evident, n'avait jamais mis les pieds en Afrique. (Les avait-il méme déjá mis dans ce bureau ?) Gregory pouvait toujours prétendre qu'il était devenu l'assistant de Hunger parce qu'il avait beaucoup voyagé, justement, et méme séjourné quelques mois á Addis-Abeba. Dans une vie antérieure. II expliqua que parfois des images precises, des sons ou des odeurs déclenchaient en lui des bouffées de memoire. Ne réagis-sait-elle pas ainsi ? II la sentit amusée. L'hamecon. — C'est vrai, vous avez raison, les insectes ne bruissent pas de la méme facon dans toutes les villes. Comme s'il existait une chanson propre á chaque cite, dit-elle. Quand done pourrais-je voir M. Hunger? — Demain midi, répondit-il sans hésiter, pour dejeuner, si vous pouvez venir á Berkeley. Elle accepta immédiatement. Elle connaissait un petit restaurant, Chez Joshua, au coin de Telegraph et Dwight Way. Ca irait ? — Comme une lettre á la poste! dit Gregory en riant. Puis il raccrocha et s'inquiéta. II lui fallait prévenir son collégue. Laisser un message sur sa table ? Difficile. Et s'il ne venait pas, selon ce qui semblait étre son habitude ? II obtint, au secretariat, le numero de telephone du docteur Hunger á sa demeure. II voulait tout déballer, avec ses excuses, mais sans parier du courrier. II avait accepté en son nom un rendez-vous, sans plus, histoire de lui étre utile, voilá. Mary Ann Wong, demain midi, chez Joshua. Mais personne ne répondait au bout du ill. Une heure plus tard, Gregory Francceur dut admettre qu'il avait bétisé. II ne rejoindrait pas Allan Hunger (en avait-il vraiment envie?), il garderait cette histoire pour lui-méme et c'est lui (l'assistant!) qui s'aménerait au res- 51 LINE HISTOIRE AMÉRICAINE taurant á la rencontre de la femme qui avait telephone. Quel age avait-elle? Quarante ans peut-étre? Et s'il la soumettait la premiere au questionnaire sur le bonheur ? II ne put s'empécher de souhaiter qu'elle fút jolie, libre, et qu'elle lui offrit un peu de chaleur humaine dont il avait tant besoin, un attouchement de genoux, peut-étre, des-sous la table, des yeux complices, un nez rieur ? Ce soir-lá il rentra plus tôt que de coutume au Chateau des chats. II ne s'arréta pas méme chez Cody's pour bou-quiner comme il avait pris ('habitude de le faire. II s'amu-sait á épuiser dans cette librairie les heures creuses, feuil-letant au hasard des livres qu'il n'acheterait jamais. U raf-finait une erudition de prefaces et de conclusions. Cette pratique pourrait faire ľobjet d'un cours sur le bonheur intellectuel que ľon peut trouver ä étre superficiel, se dit-il. Arrive á la maison, il prépara pour diner, dans une cas-/ serole, des nouilles chinoises avec des palourdes naines, des tomates et de ľail. Depuis ľexténeur de la cuisine, sur le bord de la fenétre, Lucifer le regardait avec méchanceté (avec appétit ?), dressé sur ses pattes noires, le dos arqué, le poil en broussaille, probablement outre que Gregory occupát une maison lui revenant de droit diabolique? Cela ne toucha guěre Gregory qui avait accepté de ne servir qu'un seul repas de chat. II ne serait le larbin de personne. Lucifer pouvait miauler. Par acquit de conscience, aprés avoir rempli la casserole ďeau tiéde, sans la laver, il tenta á nouveau de rejoindre Hunger. Les mémes sonneries aigres résonně-rent dans ľécouteur. II raccrocha, febrile. Puis il composa le numero de Suzanne á Montreal, malgré le décalage horaire (la Californie tire la patte par trois heures). II lui 52 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE fallait, méme s'il la réveillait, expliquer ce qui lui arrivait, á quelqu'un qui comprit! U prendrait comme pretexte qu'il avait trouvé une maison et voulait lui donner sa nouvelle adresse. Or, Suzanne, lui apprit une téléphoniste anonyme et lointaine, avait change de numero et s'était inscrite sur la liste des abonnés discrets. Ce geste, aprés vingt-cinq ans de vie commune, lui apparut inacceptable. Cruel. Comme si on lui arrachait soudain le cordon ombilical. U en avait les larmes aux yeux, se sentait profondément humilié, bégayait en écoutant ľemployée lui répéter que le numero de Mme Francoeur était désormais confidentiel. « Mais je suis son mari! » avait-il beau affirmer, la téléphoniste ne démordait pas, se disant probablement, devant sa colére enfantine, que Suzanne avait eu raison de débrancher leurs relations. Over and out. « Si Suzanne m'avait accompagné en Californie, rien de ce qui m'est arrive ne se serait produit. Ce n'est pas seule-ment une evidence physique : sans eile, je n'ai jamais pu y voir clair. Elle possěde un don inné de la logique dans l'action. Elle tranche une question adroitement comme du pain. Suzanne décortique une idée comme ďautres pělent une orange, la place en six morceaux sur la serviette de papier, la reconstitue et vous aměne ainsi á en découvrir toutes les subtilités. Cest un étre rare avec lequel on peut tout discuter passionnément, et toujours apprendre quelque chose. A vingt ans déjá eile puisait dans un bagage de traditions familiales la réponse originale que personne n'attendait. Depuis quelques années eile a atteint á un niveau de sagesse et de maturite qui trans-forme toute experience en un acquis positif. C'est ce pour 53 UNE H1ST01RE AMÉR1CA1NE quoi, certainement, eile m'a laissé partir comme ľon relance á ľeau une truite qui ne fait pas le poids. » Mais surtout, si Suzanne ľavait accompagné en Cali-fornie, il n'aurait jamais prétendu étre ľassistant de Hunger. U ne se serait pas fourvoyé dans pareille situation ridicule. Ce soir-lá, il tournait en rond dans le salon, incapable de se concentrer. Pour tuer le temps, il alluma le tube cathodique, puis fit un feu de foyer, décapsuia une biěre, s'affala sur le sofa, les jambes molles, les mains der-riěre la téte, tentant de réprimer des spasmes intestinaux qui secouaient son colon. II prit une emission au hasard, commanditée par le National Geographic Magazine, qui le transporta au coeur de ľAfrique, chez les Pygmées oú de petites femmes nues et de minuscules hommes en pagne menaient une petite vie tranquille de chasse et de cueil-lette dans une immense forét sombre. La vie en brousse lui parut éminemment plus simple que la vie á Berkeley. Les Pygmées grimpaient aux arbres, tressaient des feuilles et des lianes, conservaient de ľeau dans des calebasses. Ils n'avaient pas le telephone. Terminant sa biěre japonaise, il se dit qu'un jour (on n'arréte pas le progres) les Pygmées posséderaient eux aussi un poste de television. Cependant que Gregory Francoeur regarderait un documentaire sur la survie en forét tropicale, M. et Mme Pygmée, avec les enfants, visionneraient en video couleur des poursuites folles dans les rues de San Francisco, mettant en vedette deux poli-ciers chinois á la recherche de trafiquants ďhéroi'ne témé-raires. Or, se demanda-t-il, laquelle des deux emissions provoquerait le plus grand choc culturel ? Et chez qui ? 54 UNE H1STOIRE AMĚR1CAINE Gregory se souvenait avec frayeur du jour oú, avec Suzanne, armes et bagages, ils étaient descendus á Addis-Abeba, depuis ľaéroport Hailé Selassie. Le bus avait été force de s'arréter á ľentrée de la ville, pres du Deuxiěme Marché. lis virent, attaches par le cou á la haute branche ďun chéne, trois hommes nus, les mains derriěre le dos. Ceux-ci se tenaient nonchalamment debout sur la plate-forme d'acier d'un camion italien qui bloquait la route. Lorsque le chauffeur eut lentement mis en marche son poids lourd, klaxonnant comme á un manage, et que les trois larrons se balancěrent dans le vide, remuant les pieds et les épaules avec frénésie, plus bleus que noirs, le minibus put se frayer un chemin dans la foule bigarrée qui arrivait de la Campagne, les bras charges de marchandises et de sacs d'orge. Le chauffeur frôla les pendus du côté gauche, oú était assise Suzanne, et du côté droit salua deux notables, chacun la téte ornée d'une criniěre de lion, sabre á la main, en seile sur de petits chevaux arabes, ou des mulets peut-étre, qui avaient dirigé les operations. Ils apprirent par la suite que ľon avait ainsi, fréres humains qui aprés nous vivrez, pendouillé des assassins aux quatre coins de la cite. C'était avant ľavénement de la television qui permet, avec un seul condamné, de faire des millions d'exemples. Suzanne, que ľavion avait déjá sérieusement secouée, la téte entre les genoux, vomit sur le plancher tout le menu de ľEthiopian Airways... II aurait volontiers, quand ľémission prit fin, suivi les Pygmées dans les sentiers, á la chasse au leopard. Pygmée, on le sait, du grec pygmaios, est le nom que ľon donne au peuple nain d'Éthiopie. 55 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE « Je me suis empressé ďécrire á Suzanne avant que les journaux ne s'emparent de la nouvelle et qu'elle n'apprenne mon arrestation par les médias. Roenicke va retenir ľinformation aussi longtemps qu'il le pourra. J'ai ďabord expliqué á Suzanne que toute cette histoire me semble une forme de chantage, mais que personne ne m'a encore demandé de rancon. Je crois méme que Roenicke se moque de moi. » Tu ne seras pas étonnée, lui ai-je raconté, qu'ils aient choisi de m'accuser de l'incendie d'un edifice ou l'on cherchait á améliorer la mise á feu des ogives par laser! Depuis le temps que je suis fiché comme pacifisté! lis doi-vent avoir assez de photographies de ma téte dans des manifestations pour tenir une exposition solo. N'importe qui a pu mettre le feu! C'est trop facile de partir d'un mobile pour remonter au prétendu coupable. De méme pour Cheryll Wilson. II y a trois viols par jour á Berkeley, jusque sur les sentiers du campus. Les assaillants sont I connus. lis récidivent. On les reláche parce qu'il n'y a plus une seule place en prison et voilá que pour moi l'on ouvre une aile neuve (pas méme terminée) comme si l'on tenait á m'isoler! » Tu ne peux savoir, Suzanne, comme la violence en V Californie est demente, gratuite, imprévisible, illogique, ainsi qu'une energie qui circulerait dans les rues. Les luna- tiques de touš les pays se sont-ils donné rendez-vous pour gächer les réves paradisiaques ? Les riches s'enferment r derriěre des grilles, s'entourent de gardiens en uniforme, ' mettent sept verrous á la moindre porte. Leur argent les emprisonne. D'autres se suicident parce qu'ils ne peuvent 56 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE atteindre le niveau de puissance financiére qu'ils s'étaient fixe. II n'y a pas de classes sociales en Californie, il y a des échelles de salaire et des barreaux qui manquent. » Je crois d'ailleurs qu'ils paient le prix de leur niveau de vie. Les milliards du Pentagone, investis dans la recherche spatiale et militaire, dans les ordinateurs, la technique nucléaire et ľocéan, sont des dollars de mort. Chaque billet de banque, quand il passe du gousset d'un ingénieur á celui d'un épicier, á la caisse d'un marchand de vin, au profit d'un vendeur autorisé de voitures Ford, est un dollar militaire qui a tué ou tuera. Ce n'est pas le sang et ľargent qui circulent ici, c'est la loi du plus fortx La force est avec vous ! Les races s'affrontent aussi, je sens partout, dans les transports en commun surtout, une haine aussi épaisse qu'une écorce de pruche dans laquelle chacun veut jouer du couteau. » Je suis dans un entonnoir, lui ai-je écrit, en lui demandant d'entrer en contact avec Roenicke le plus rapi-dement possible. Pour ľinstant, je rédige un texte qu'elle comprendra mieux que quiconque. Le seul crime que j'aie commis, devant Dieu et les hommes, c'est un mensonge téléphonique ridicule. Et l'on m'a coupe le service ! » 5. « Mary Ann Wong ne fut pas particuliěrement surprise de me voir arriver á la place de ce brave docteur Hunger qu'elle soupconnait d'etre trop occupé. Elle se présenta comme une missionnaire des Adventistes du Septiěme Jour, pasteurs compétents et globe-trotters devant 1'Éternel. Cétait bien ma chance! Elle n'avait pas méme percu le ronronnement de ma libido. Se croyant á un rendez-vous d'affaires, eile s'était docilement prétée au jeu. Elle ne doutait de rien, ni de I'existence de Satan ni de la grandeur des États-Unis d'Amérique. Sa tete était étrange et belle, faite ďun étonnant melange réussi de saveurs finlandaises et de formes chinoises. Une Eura-sienne aux yeux bleus et aux cheveux blonds! Nulle part au monde, eile ne devait passer inapercue : je sentis les regards de tous les clients, femmes et hommes, converger vers nous. Les males devaient se demander les secrets de mon charme et ce que j'avais qu'ils ne possédaient pas. » Je n'avais rien d'autre que ma rouerie crasse, désar-connée par cette chrétienne, priores aux lěvres. J'imagi-nais les titres des journaux : " Ancien député de province catholique déjeunant avec prétresse protestante." II n'y aurait de brúlant entre nous que la moutarde japonaise. 59 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Les yeux dans les sushis pour ne pas rougir, j'entrepris la conversation en retenant mes genoux nerveux sous la petite table de bois verni. » Mary Ann Wong avait beaucoup voyage, beaucoup converti, beaucoup transporte de la myrrhe, de ľencens, de l'or et des perles d'un port franc á un pays taxe, au profit des Églises, et ne connaissait Allan Hunger que de reputation. Elle avait visité les cinq continents, mais Gregory pensa qu'elle vivait néanmoins sur la lune. Levant haut son verre de saké, eile porta un toast aux entreprises de paix, et que le ciel qui n'est pas chiche recompense le vieux professeur! Francceur avala de travers l'alcool brü-/ lant. Ses yeux s'embuérent. La missionnaire se méprit et crut qu'il était touché par la grace. Le Québécois lui deve-nait sympathique. — Vous allez demeurer quelque temps á San Francisco ? demanda Francceur en homme du monde et parce que toute conversation sérieuse commence par des détours. — Je ľignore pour ľinstant, répondit-elle. Chaque fois r que je viens en Californie j'ai la certitude de mettre les pieds dans un asile ďaliénés. Mes frěres et soeurs de San Francisco me racontent les histoires les plus invraisembla-bles de sectes et de therapies miraculeuses, d'ordinateurs au service de la foi, de reincarnations réussies et démon-trées; savez-vous par exemple que seuls les poětes ont le droit de revenir sur terre dans la peau d'un chat ? — Vous n'aimez pas les fois naives ? demanda Gregory en se disant que si Lucifer était la reincarnation d'un poete célěbre, ce devait étre Dante. — La foi du charbonnier, oui, répliqua Mary Ann 60 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Wong, mais s'il faut régresser jusqu'au cri primal, alors je ne marche pas. J'ai la nette impression de me retrouver, ici, dans une vaste maternelle pour adultes oú l'on change de thérapie comme l'on change les couches d'un bébé. Le soin du corps prend des proportions surnaturelles! _- Y a-t-il sur terre plus important que soi ? demanda Gregory avec ironie, la lěvre inférieure boudeuse. — Dieu merci, murmura la missionnaire, Taction géné-reuse que vous menez me rassure. Mais soyez tranquille, je sais qu'il est preferable de ne pas ľévoquer en public. Gregory ne savait absolument pas á quoi la jeune femme faisait allusion. Une action"} Généreuse? Chré-tienne sans doute ? II se contenta de hocher la téte et de relancer la croyante, dont le charme bipolaire accélérait peu á peu son rythme cardiaque. Miss Nord-Sud ? — Pourtant, mademoiselle Wong, vous savez que dans les médias du monde entier on affirme que la Californie prepare l'avenir de l'Occident. II la regarda avec un certain doute dans les yeux, se disant qu'il était vraiment un grand séducteur, et qu'il lais-serait volontiers Mary Ann Wong sauver son áme. Elle ľenveloppa de compassion. N'avait-elle aucune sexualite?! — Comment pouvez-vous ne pas voir, dit-elle posé-ment, qu'il n'y a ici aucune épaisseur humaine ni surtout aucune culture? De ľagro-business, oui, du show-business, oui, des larmes et des laboratoires, mais aucun , sens profond de la continuité, de ľaventure civilisatrice! On ne recherche en Californie que le plaisir solitaire de la réussite, en affaires comme en relations humaines! f Gregory aurait volontiers partagé son plaisir et méme ses échecs, mais Mary Ann Wong poursuivait: 61 UNE HISTOIRE AMÉR1CAINE — Ce qu'il y a de plus profond, en Californie, ce sont les piscines, croyez-moi. — Non, ne put s'empécher de dire Francceur, la faille de San Andreas... La missionnaire battit des mains, avala une lampée de saké en souriant. Gregory lui ouvrait une nouvelle voie. — Vous avez raison, mille fois raison! La nature est plus profonde et riche, sur la côte Ouest, que la civilisation. II n'y a pas méme de société, tout au plus un agglo-mérat. Tout est constant sur du sable, méme les puces des ordinateurs, c'est ľempire du gadget, hors de notre univers... — J'y débarque á peine, dit Gregory comme pour s'excuser de ne pas porter de jugement. — J'y suis née, moi, monsieur Francceur. — Ah! Ici ? Je veux dire á Berkeley ? — Non, répliqua la jeune femme, un peu plus au sud, á Santa Barbara. — Ca ne parait absolument pas, s'entendit répliquer Francceur. Mary Ann Wong gloussa et effleura de sa main douce son bras poilu. Comment n'y. avait-il pas pensé ? Ces yeux bleu profond enfoncés dans les fjords d'un visage ovale aux pommettes saillantes? Oú ailleurs qu'en Californie une Finlandaise aurait-elle pu s'accoupler á un Chinois ? Gregory décida qu'il était temps de plonger, sentant une langoureuse chaleur inutile envahir son bras, puis son épaule et remonter le long de sa nuque. — Comment avez-vous recu, risqua-t-il, la proposition du professeur Hunger? — Oh, la premiére fois, il y a si longtemps de cela, avec scepticisme, certainement, dit Mary Ann Wong, le projet 62 UNE HISTOIRE AMĚR1CAINE au depart nous paraissait inutile et risque. Puis nous avons compris vos objectifs. Et cette fois-ci étant la hui-tiěme, nous avons de plus en plus confiance dans votre entreprise. Ce sera, j'espére, plus facile que la derniěre fois. On vous a raconté ? — Oui, bien sür, marmonna Gregory en mentant. — Quand le professeur a demandé que l'on serve d'intermédiaires pour le transfert d'une jeune Éthio-pienne, nous savions, avec ľexpérience acquise, comment organiser le voyage. Je ne vous dis pas que cela s'est fait facilement, mais enfin nous n'avons pas commis ďerreur. Vous savez que le docteur ne voulait pas ďune réfugiée du Caire ou déjá á Rome ? II tenait á quelqu'un qui vive en Éthiopie. Nous avons annoncé qu'une vieille dáme trés riche, de nos amis, voulait apaiser sa conscience et pour ' ses vieux jours cherchait une Tille de compagnie. Les papiers sont done des documents d'adoption, méme si la candidate n'est plus une enfant. Comme d'habitude, les vingt mille dollars deposes au compte des Adventistes du Septiěme Jour, par le professeur, ont couvert touš les frais. Nous affecterons ce qui reste á nos missions africaines. II faut que la famine ľait ému, pensa Francceur, pour que ce eher collěgue aille verser une telle somme! La hui-tiěme fois ? OŮ done un respectable professeur d'univer-sité pouvait-il prendre cet argent? Avait-il un puits de pétrole dans son jardin ? Qui était cette vieille dame qui adoptait l'Éthiopienne? Mary Ann Wong devait lire dans ses pensées car eile enchaina, pointant ses baguettes vers lui comme pour appuyer ses propos : — Vous savez comme moi que ľidée de la riche veuve est une fiction, mais eile marche á tout coup. L'influence de la littérature victorienne, probablement, reprise dans 63 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE 1 les romans populaires. Done je suis venue ce midi vous] confirmer que Terounech arrive dimanche en huit. Cela fait votre affaire ? — Terounech, si ma memoire est bonne, veut dire la « toute pure », je crois ? Cela le troublait. — Parfaitement, répliqua la missionnaire, nous avions une autre candidate, sixiěme enfant d'une famille pauvre, qui se nommait Bezounech, « celle qui est de trop ». Mais le docteur Hunger insistait pour que la personne choisie connaisse l'anglais. Nous avons done cherché pármi les étudiantes qui étaient passées par notre école. Terounech appartient á une bonne famille, si je puis dire. — Terounech, Bezounech, j'aime bien ces noms qui ont un sens. J'avais un serviteur, jadis, á Addis, dit Gregory, un boy, qui se nommait Bellatchow. — Cela veut dire ? — « Tape-leur dessus! » répondit-il. Son pere était le chef de la police d'Addis-Alem et avait de l'ambition! La geisha en herbe qui les servait, menue comme une poupée, froufroutante dans son kimono, déposa les der-niers plats, fleurs de crabes et tranches ďavocat roulées dans des algues noires. Francceur se sentait transporte, transformé, transfigure. Pour un peu, il aurait lévité : il était au comble de la jouissance exotique. Lui qui trainait hier encore dans la boue triste du quotidien se trouvait enfin face á face avec une sainte femme, secretaire d'un saint homme dont il était le précurseur, impliqué dans un trafic international d'ämes soeurs! II discutait de projets secrets, dégustait des nourntures celestes avec d'infinies délicatesses, fomentait des revolutions á ľéchelle plané-taire! Gregory prétait ľoreille avec contentement, masti- UNE HISTOIRE AMÉRICAINE uant du riz, au bruit agréable du noble mouvement de son esprit. Narcisse á baguettes. __ Comment avez-vous reeruté Terounech ? demanda-t-il á la Finlanoise. _ Nous n'avons pas eu á chercher trěs loin. Elle s'était réfugiée á notre mission de Diré Dawa, aprěs s'étre brouillée avec certains militaires. Chez nous, eile s'occu-pait ďécritures et donnait un coup de main á la comptabi-lité. Mais e'est une enfant de la revolution, ne vous trompez pas. — Et vous, demanda Gregory, oů done avez-vous appris le francais ? _ Six ans ďétudes en Belgique! Vous voyez ce qu'il faut souffrir pour amener les incroyants á Jesus ! Je n'étais vraiment pas trěs douée. — Vous parlez admirablement, dit Francceur pour lui faire plaisir et parce qu'il le pensait. — Vous, vous n'avez pas ľaccent canadien, répondit Mary Ann Wong. II ne releva pas ľinsulte, trop heureux de son déjeuner, et n'allait pas se lancer dans une explication des variétés de langages. — Je vous remercie, dit-il, sachant qu'il fallait conclure, le docteur Hunger sera lá pour recevoir sa protegee. Mary Ann Wong lui remit en mains propres les documents destines á Hunger, photocopies des visas, certificat medical, une lettre de recommandation du pasteur de Dire Dawa qui décrivait les qualités morales de la jeune fille, un relevé de ses notes obtenues á ľuniversité en sciences politiques. Gregory lui demanda si eile avait une photo. Mary Ann Wong s'étonna qu'il n'ait pas vu celie 64 65 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE qu'elle avait fait parvenir au professeur. Gregory lui rap. pěla comme Allan Hunger était distrait. II ne risquait pas grand-chose en affirmant cela, les hommes de science ne le sont-ils pas touš ? Francceur ne put résister á ľidée ďaccompagner la mis-sionnaire jusqu'au centre-ville oú eile allait prendre le BART, un metro ďeau salée qui s'enfonce sous la baie pour émerger á San Francisco. — Qu'est-ce qui vous a amené en Éthiopie, monsieur Francceur, demanda-t-elle en descendant la rue dans un soleil chaleureux qui les inondait, vous étiez missionnaire catholique ? — Non, ma sceur, répondit Gregory en riant. Je ne crois plus en Dieu depuis longtemps! J'étais á la recherche d'une nouvelle philosophic, d'un nouveau regard... — Tous les incroyants, répliqua Mary Ann Wong, ima-. ginent la vie comme un circuit touristique dont ils parcou- rent les lieux á la recherche de la vérité. Pourtant tous ces pays sont á des siěcles de distance de nos contrées ehre-tiennes! Je vous dirai seulement, monsieur Francoeur, que le Christ s'est mérité cinq étoiles dans mon guide de voyage et que Lui seul vaut le détour. — Quel age avez-vous, Mary Ann ? ne put s'empécher de demander Francceur avec gentillesse. Elle secoua la téte dans la lumiěre, comme pour chasser une inquietude : — N'allez pas plus loin, n'insistez pas! J'atteins ľäge des doutes et je sens que vous allez m'annoncer un désastre! Ainsi firent-ils le tour d'un plein panier ďidées recues cependant qu'elle lui faisait découvrir, de rue en rue, des maisons anciennes cachées derriěre des arbres cente- 66 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE naires, vastes demeures de bois construites, lui apprit-elle, par de riches marchands de San Francisco, effrayés du tremblement de terre de 1906. Les architectes croyaient qu'á la Campagne les murs ne s'écrouleraient pas. Aujourďhui la ville les avait rejoints et ľon savait de plus que la faille principále qui allait mourir á Point Reeves, dans la mer, possédait des embranchements importants dans ces collines. — Tous les matins, á Berkeley, lui dit-elle, les ména-géres consciencieuses secouent leur tapis en se demandant si la fin du monde n'est pas á ľordre du jour. C'est ainsi que ľon peut, dans ces paysages, vivre sur terre tout en étant dangereusement proche de Dieu! conclut-elle en lui tendant la main. Ils étaient arrives á la station University, il la salua avec deference, eile se perdit dans la foule avec la Iégěreté d'un ange. Depuis la rue Shattuck, au coin de ľavenue University, il pouvait apercevoir au loin la baie qui brillait comme mica au soleil. Sur la mer, des centaines de triangles blancs se croisaient dans le vent, voiliers donnant au pay-sage un air de vacances malgré le bruit, le travail et la circulation intense. Au loin, le Golden Gate Bridge reliant la ville á la Campagne se découpait dans la brume comme une portée musicale. « J'exultais. II faut me comprendre. Je venais de traverser une sacrée riviere! Je n'ai jamais été homme á m'aller mettre le nez dans l'assiette d'un autre, et voilá que j'y mangeais ! Suzanne, mon ex, disait souvent á qui voulait I'entendre que depuis dix ans j'étais devenu le plus 67 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE petit de touš les petits-bourgeois qu'elle connaissait. Incapable de la moindre initiative. Ballotté, comme un depute qui confie son avenir aux électeurs. Et voilá que j'avais f provoqué la réalité. Pour le plaisir. Je m'étais inventé une I histoire. J'en serais le héros, coüte que coüte! » Qu'est-ce done en effet que j'étais venu faire en Cali-fornie ? Certainement plus qu'une enquéte sur le bonheur pour le compte des gouvernements. Étais-je á la recherche de ľinnocence perdue dans les jeux politiques? Mary Ann Wong m'avait ouvert des portes que je croyais fer-mées. Ainsi Allan Hunger m'apparaissait un personnage gigantesque, historique, et l'on pouvait vivre dans Berkeley comme dans une société secrete ! II me fallait á tout prix trouver le protocole d'initiation. » Tout au plaisir de ses découvertes, Gregory Francceur traina en ville jusqu'au soir, bouquina, prit un repas trop épicé dans un restaurant thai'landais, pensa qu'il souffri-rait ďhémorroi'des pendant deux jours, par orgueil, parce qu'il n'avait pas voulu renvoyer les plats qu'il avait com-mandés, entra dans un cinéma oú l'on jouait un extraordinaire film en noir et blane, Stranger than Paradise, qui fai-sait un proces féroce de l'Amérique, termina la soirée au Moriarty's, oú un vieux trompettiste soufflait ses blues ainsi qu'un dieu déchu, puis rentra á la maison, au hasard, remontant les rues comme on piétine une pente de ski, á droite, puis á gauche. Slalom. « Ce soir-lá un nombre effarant de chats rôdaient dans les hauteurs de la ville. lis me regardaient passer, tantôt 68 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE juchés sur une palissade, tantôt sur leurs quatre pattes devant un portique. D'autres me suivaient, avec effron-terie, quelques pas derriěre. On eüt dit un congrěs international de poésie. Ici Kerouac, lá John Lennon et sur le ! trottoir d'en face Prévert! » Ľuniversité de la Californie posséde, dans ce quartier, des residences d'étudiants chauffées á la vapeur depuis une chaudiere centrale. La canalisation souterraine sil-lonne les rues et parfois, quand la pression déborde, des fumées blanches s'échappent en sifflant par les trous d'homme. Ces geysers de brume donnent alors á la nuit des dimensions cauchemardesques. Quelques chats, qui l'avaient suivi, furent ébouillantés et se mirent á hurler autant que s'ils étaient tout droit sortis de l'enfer. « C'était la ronde carnavalesque des poětes maudits. Rimbaud courait derriěre Verlaine. Oscar Wilde miaulait. Lucifer m'attendait sous un magnolia odoriférant. Nous nous sommes mesurés du regard. J'ai toujours aimé ces animaux domestiques que personne ne peut apprivoiser. lis me rappellent les grands fauves du négus qui arpentaient, comme des délirants dans les salles des hôpitaux, les dalles de beton de leur prison, au kilometre 4, devant le vieux Ghebi, le palais ancestral. Des animaux solides et orgueilleux, aux muscles saillants, "symbôles malgré eux des impératifs de la mythologie locale. » A cette époque, il m'arrivait de quitter ma classe rapi- 69 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE dement, en fin de journée, pour arriver au carrefour á ľheure oú les gardiens jetaient aux lions les corps des ché-vres et des veaux qu'ils venaient ďégorger. Depuis les trottoirs, tout autour, des mendiants affamés regardaient les animaux se barbouiller de sang frais, á pleines dents, avec de sourds grognements satisfaits, et déchirer la chair qu'ils avalaient goulüment, leurs odeurs sauvages se mélant á celie des viscéres, des excrements et de la mort. Les plus forts s'appropriaient les carcasses et masti-quaient leurs morceaux, une patte posée nonchalamment sur leur diner tiěde; les jeunes lionnes attendaient le deuxiéme service. » J'étais chaque fois ébloui de les voir tout á coup s'arréter enfin, repus, heureux, satisfaits de la vie, s'étirant et se décrochant la mächoire de plaisir. Je m'approchais des cages, jusqu'á les toucher, mais ils me regardaient d'un air absent, comme si j'étais une chévre de trop, sans poils, inodore et sans saveur. Certains mendiants attendaient que les bétes ferment ľ ceil pour tenter de leur voler un morceau. Ces princes de la savane étaient servis sept fois la semaine, et les gueux ne rataient jamais ce spectacle de ľabondance. » A son tour maintenant d'etre servi dans une cage! On lui apportait, trois fois par jour, des plateaux de nourri-ture amexicaine, hamburgers con chili, cuisinée par des prisonniers désignés. Coke et café. II serait bientôt gras comme un lion, pensa-t-il, puis il déposa son stylo sur la table de travail, á côté d'un cendrier dont il se servait pour les trombones et la gomme á effacer. Prenant une pose qui lui était familiére lorsqu'il réfléchissait, Gregory se mit le 70 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE pouce sur le nez, appuyant la main sur la carotide. 11 avait déjá épuisé pres d'une semaine de grace pour rédiger ce journal explicatif. « Écrire en prison, se demanda-t-il, est-ce produire une littérature d'évasion ? » 6. Le procureur passa le voir, dans 1'aprěs-midi, pour lui demander les premieres pages de son texte. Roenicke dési-rait mettre á l'essai un traducteur qu'il avait déniché á San Francisco, par ľintermédiaire ďun libraire. II expliqua á Francceur qu'il s'agissait d'un Parisien que la revolution sexuelle avait attiré sur la côte. II avait ses bureaux sur Russian Hill, dans une maison rénovée avec gout. Roenicke trouvait amüsant de faire la navette entre deux Francais. Francoeur trouvait ridicule que sa prose soit tra-duite en anglais par un cousin de l'hexagone. L'un se payait de mots, l'autre était payé au mot. Tout dans cette histoire respirait l'absurde. Gregory voulait d'abord terminer le journal avant de confier son texte á qui que ce soit. « Cest en écrivant, expliqua-t-il á Roenicke, que je découvre le sens. Parfois je dois tout relire avant d'ajouter méme une virgule. » Roenicke lui proposa de photocopier son manuscrit. II céda, á condition de pouvoir conserver l'original. Quand le procureur s'en fut, Francceur se fit servir un café par le gardien de ľétage, qui était né en basse Californie, et se remit á ses écritures. 73 UNE HISTOIRE AMER1CAINE « La semaine qui suivit ma rencontre avec Mary Ann Wong fut particuliěrement difficile. Je me rendis malade á force ďhésitations, de tergiversations, suivies d'un goüt incontrôlé de m'engager plus avant. Qu'allais-je trouver á plus gratter encore ? Et mes travaux de recherche ? Je n'avais pas méme rédigé le plan et le cheminement critique des enquétes. Devais-je contacter Hunger? Chaque minute qui passait rendait notre rencontre plus difficile. Devais-je rece-voir moi-méme ľÉthiopienne? Et pour quoi faire? Quel curieux service d'adoption dirigeait le vieux professeur ? » Lundi matin je me réveillai plus tôt que je ne ľaurais souhaité, bien avant que le réveille-matin ne chante, comme si le décalage horaire m'avait garde á cran. Mon cerveau n'avait cessé de fonctionner de toute la nuit, élaborant des plans dont au réveil je ne me souvenais plus. Gaspillage de neurones. J'avais oublié de tirer les chammas et la lumiěre matinale envahissait la piěce. » Debout devant le grand miroir biseauté accroché á la porte de ľarmoire de la chambre á coucher, je m'exami-nai comme on achěte un vétement, sous toutes les cou-tures. Je n'étais en Californie que depuis peu et déjá le soleil m'avait donné au visage et aux bras une couleur de miel de trěfle. Le reste du corps, parsemé de poils follets, était blane comme une pomme fraichement pelée. La conscience du muscle, si répandue en ces terres de jogging, commencait á m'ébranler : je me trouvai flasque. Bientôt le demi-siěcle, pensais-je, regardant avec atten-drissement ces épaules rondes qui avaient si souvent porté le poids du monde. Je remuai avec pitie, ľun aprés ľautre, systématiquement, mes doigts de pied sur le tapis. » 74 UNE HISTOIRE AMĚR1CAINE Gregory s'habilla ensuite pour aller á ľuniversité. La plupart des professeurs, écolos vieillissants, se rendaient sur le campus á bicyclette, accompagnés ďun chien fiděle qui courait et jappait jusque dans les corridors sonores. Certains laissaient les bétes garder leur bureau, d'autres les amenaient en classe. Statistiquement, s'était dit Fran-cceur, Berkeley a la plus forte densité de chiens savants aux États-Unis. Have a nice dog. Les secretaires furent done renversées de le voir s'amener, lui, suivi d'un chat. Le vieux Lucifer s'était glissé par la fenétre ouverte de la salle de bains qu'il avait atteinte en sautant depuis la toiture de la cuisine, renver-sant sur le carrelage un cactus en forme de pénis criblé ďépingles. Gregory avait ďabord voulu le chasser, mais la bete connaissait la maison sur le bout de ses griffes. Ils avaient done consacré le jour du Seigneur á s'apprivoi-ser mutuellement. Au coucher du soleil, Francceur disait á Lucifer : « Viens! » et il venait (comme un chien) ; « Saute! » et il sautait. Le chat répondait á ses moindres désirs. Était-il de h lignée des félins abyssins? Était-il passé par Rome? Son pere était peut-étre un vison sau-vage. Une vision sauvage? Gregory fit dévier la conversation de Lucifer á Hunger. « Ce diable ďhomme, répondit l'une des secretaires, a des moeurs étranges. » Depuis quatre ans qu'elle travaillait pour lui, eile ne I'avait vu chaque fois que le premier jour de ľannée universitairc. II recevait un courrier abondant et venait chercher ses lettres la nuit. L'autre le trouvait macho. II y eut une discussion entre les deux sacristines du feminisme ä propos de sa libido. Puis elles convinrent 75 UNE HISTOIRE AMERICAINE qu'AlIan Hunger était le clown de ľuniversité, mais n'en purent dire plus. Un chargé de cours, qui les avait entendues discuter, lui apprit, devant les pissottéres, que Hunger avait la soixan-taine jeune, qu'il était ridiculement grand, qu'on le trou-vait le plus souvent á la bibiiothěque centrale, quand il n'enseignait pas, ce qui expliquait qu'il ne l'eüt jamais croisé au bureau. Médiéviste célěbre, Allan Hunger se consacrait, depuis cinq ans, á de patientes recherches sur Rome dans l'oeuvre de William Shakespeare. II voyageait beaucoup. « II appartient au jet set universitaire », lanca avec envie le chargé de cours libéré en remontant la fer-meture Éclair de sa braguette. Puis il ajouta, en se lavant les mains, qu'Allan Hunger avait découvert á Londres quelques inédits de Dante (publiés et annotés depuis á la University Press of America) qui lui avaient mérité le respect des scholars occidentaux. « Et moi j'ai découvert oú se cache Dante », dit Gregory en prenant Lucifer dans ses bras. L'autre se contenta de sourire bétement sans com-prendre. « J'aurais évidemment pu me précipiter á la bibiiothěque et déballer toute ľhistoire. Mais je n'avais pas encore vraiment choisi de tout raconter. Et puis j'avais d'autres chats á fouetter, un cours á preparer, une enquéte á mettre en train. Me rendant dans ľédiľice avoisinant, je ramassai au passage dans le courrier une lettre barrée de bleu et de rouge, que je reconnus immédiatement étre de Janvier. Mon fils poursuivait sa guerilla. Dans ľenve-loppe, encore une fois sans explications, une coupure du Journal la Presse de Montreal. La nouvelle émanait de 76 UNE HISTOIRE AMERICAINE Vacaville, un bied situé entre Berkeley et Sacramento, célěbre pour sa creme glacée á ľail. La missive avait été lancée par ľagence France-Presse des États-Unis, triée á Paris pour rebondir au Québec. Sous la Photographie ďun barbu aux cheveux longs, ľair ďun Moi'se cour-roucé, portant une caisse de pamplemousses dans un camp de prisonniers, ľon pouvait lire : Vacaville (AFP). Theodore Streleski, un étudiant qui avait passé dix-neuf ans á tenter ďobtenir un doctorat et finalement tué son professeur á coups de marteau, est sorti hier de prison aprěs sept ans et vingt jours passes derriěre les barreaux de diverses institutions californiennes. M. Streleski a fait ses premiers pas d'homme libre entre deux haies de journalistes, et son premier souci a été de chercher les micros des médias. II a affirmé que, si cela était á refaire, il le referait. Un porte-parole de la prison de Vacaville a declare que le prisonnier n'avait jamais cause de problěmes, qu'il avait passé touš ses temps libres á la bibiiothěque et qu'il avait tenú á purger toute sa peine pour ne pas étre interdit de séjour dans la Silicon Valley oú il compte trouver bientôt un emploi. Agé de quarante-neuf ans, ľancien étudiant, tout au long de son proces, a soutenu qu'il lui semblait logique et moral ďassassiner Karel de Leew, son professeur de mathématiques á ľuniversité de Stanford, parce que celui-ci, en refusant de lui accorder son doctorat, ľempé-chait de réaliser son réve et empochait des frais de scola-rité depuis trop longtemps. Le marteau avec lequel ľétudiant avait occis son professeur pesait un kilo. » Gregory aurait du s'arréter et décortiquer le message de Janvier qui contenait des signes, des premonitions et un avertissement : professeur, proces, prison étaient les plus 77 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE évidents. Mais il glissa l'enveloppe et sa coupure distrai-tement dans la poche gauche de sa veste et se dirigea, préoccupé par le choix qu'il avait á faire, vers le bureau poussiéreux oú Lucifer éternua quatre fois avant de sauter sur le rebord de la fenétre pour se glisser le museau dans l'air frais. « J'allais m'asseoir á ma table quand je remarquai que le telephone avait été place sur un répondeur automa-tique. Allan Hunger était done venu au bureau pendant le week-end. La lettre d'Addis-Abeba avait disparu. Mary Ann Wong ľavait-elle rejoint? Avait-il fouillé dans mes tiroirs á son tour? Le répondeur automatique me nar-guait. Je tombai sur ma chaise et restai prostře un bon moment. Ľon m'avait enlevé l'initiative des operations. Au loin, sur le terrain de football du campus, des officiers cadets de la marine scandaient au pas de gymnastique des chants de guerre. Quel Vietnam nous préparaient-ils ? Have a nice war. » Quand le telephone sonna pour la premiere fois, der-riěre moi, et que le robot se mit en marche, j'entendis enfin la voix de Hunger (ferme, basse, avec un accent new-yorkais) qui avait enregistré ce message : " Salut! Activistes du monde entier, unissons nos forces pour aider le Nicaragua! Je suis absent du bureau, mais s'il est essen-tiel que je vous rejoigne, laissez vos coordonnées et n'oubliez pas de mentionner la date et l'heure oil vous m'avez telephone." Suivait le signal sonore habituel, comme un sifflet canin strident. » Le premier interlocuteur se contenta de répliquer quelque chose du genre : " Ici Pete McDuff. Nos bons 78 UNE HISTOIRE AMÉR1CAINE amis sont d'accord pour la reunion á l'heure convenue. " Puis raccrocha. II y eut deux ou trois autres appels sans message. Ce ne devait pas étre essentiel. Ensuite ce fut comme si j'écoutais une emission de radio intime. " Tu me reconnais ? Je t'aime. Je suis rentrée ce matin du Japon. " Tralala. " Ici Francis. Nous avons eu cette nuit un léger tremblement de terre. " Elle avait un tremblement dans la voix. " Ne rappelle pas. Ce n'est plus súr. " Je connaissais les voyeurs qui achětent Penthouse et les frotteurs qui vont dans les transports publics sans slip se donner des sensations, étais-je devenu un écouteur? " Activistes du monde entier, unissons nos forces pour aider le Nicaragua ! " » Ce message, il n'y a pas si longtemps, ľaurait touché aux tripes. Hunger était done un frěre de sang ? Suzanne, pour sa part, classait les activistes en trois categories : naifs, vicieux ou debiles. Lui n'en connaissait qu'un genre auquel il savait appartenir, les malades du bonheur des autres. Agir? S'approcher du réseau clandestin ? Militer á nouveau ? Sous sa fenétre, des étudiants se moquaient maintenant des officiers marins et scandaient des slogans rythmés contre ľapartheid, réclamant que ľuniversité retire ses fonds de l'Afrique du Sud. IBM et Coca-Cola en prenaient pour leur argent. Aie ! pensa Gregory, comment vais-je les intéresser aux nationalistes québécois qui mani-festaient il y a trente ans contre le president du Canadian u National Railway? Les cadavres n'ont jamais jonché la ji rue Dorchester. Montreal n'a jamais été Soweto. Nous I avons vécu une revolution symbolique, un melodrame. í Les étudiants aujourďhui se solidarisent avec des victimes i 79 UNfc HISTOIRE AMtRKAINb de tragedies. II songea qu'il était temps de relever la téte. Une nouvelle ferveur l'irradiait. Second debut. Existait-il une crčme émolliente pour visages politiques ? II laisserait volontiers le Nicaragua á Hunger si celui-ci lui abandonnait 1'Éthiopie. II voyait peu á peu 1'image de Terounech se former, se composant un visage de femme avec le souvenir de Suzanne et les sourires des prostituées de la place Saint-Georges qui sollicitaient les passants derriěre le rideau rouge á demi relevé de leurs cases á plaisir. Tantôt il la drapait dans un chamma traditionnel, tantót il ľhabillait d'un pull et d'une jupe aux mollets comme en portaient les étudiantes á ľUniversity College, chaussées d'espadrilles teintes. Si Terounech venait habiter le Chateau sombre, accep-terait-on, dans le quartier d'Elmwood, la presence d'une Noire ? Qu'est-ce qui était prévu dans le bail qu'il avait signé avec Maritain ? Les voisins forcément cancane-raient, mais feraient-ils des pressions indues? Que diraient les vigilantes, cette police civile autonome qui par-courait les rues á cceur de jour? Et les guetteurs derriěre les rideaux ? Terounech accepterait-elle de venir avec lui ? « II était onze heures du matin. Je n'avais pas encore écrit la premiere ligne de mon premier cours. Je ne ferais rien de valable tant que je n'aurais pas vide la question. Téléphoner á Mary Ann Wong? Je risquais de ľalerter si par hasard eile n'avait pas relancé le professeur. Je décidai d'aller voir le personnage á la bibliothěque. Je ne voulais pas tant lui parier qu'en prendre la mesure, le situer. Je fermai derriěre moi la porte du bureau sur Lucifer endormi. » 80 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Dans toutes les salles de classe un enseignant pérorait á voix haute devant des colonnes vertébrales tordues en mille positions invraisemblables sur des chaises inconfor-tables. Dehors le soleil de février éclairait la cour pavée oú des platanes placardés de slogans tendaient vers un ciel bleu comme un fond de piscine leurs branches cou-vertes de verrues. Gregory se dirigea par les sentiers vers un edifice situé á ľombre du campanile qui dominait le campus ainsi qu'une nostalgie européenne. La bibliothěque était divisée en annexes et spécialités, et la salle principále n'avait rien de rematquable. Éclairage tamisé, chaises droites, tables en bois, organisation fonctionnelle. Un bibliothécaire lui demanda sa carte puis lui montra volontiers un Allan Hunger affaire, assis á l'une des lon-gues tables du fond, livres ouverts et empilés autour de lui comme les fondations d'un igloo. L'homme avait en effet l'air d'un clown triste, avec á ses pieds un casque de moto rouge feu strie d'or, sur son cräne des cheveux gris ondulés qui tombaient sur le col d'une chemise couleur marine. II portait une veste en tissu écossais, avec au cou ľinévitable cravate qui distingue le professeur des éléves, qui ont droit aux T-shirts, jeans, shorts et autres oripeaux. Le visage était rondelet, le teint olivätre, les sourcils broussailleux. Francoeur ne pouvait voir ses yeux caches par de petites lunettes rectangulaires. Hunger n'avait pas 1'air d'un sporttf: épaules voutées, mains délicates. Le front était coupé d'une seule ride pro-fonde. Gregory s'assit á quelques tables de distance pour sur-veiller son homme. Des étudiants entraient dans la salle, 81 HNE HISTOIRE AMĚRICAINE clignaient des yeux, s'orientaient puis venaient porter au professeur un document. Ľautre, parfois, remettait á ľéleve une enveloppe qu'il prenait dans un sac á dos noir jeté á ses pieds et replongeait, sans un mot, dans son travail. II semblait rédiger des listes interminables de mots qu'il vérifiait á ľoccasion dans le dictionnaire. Une seule fois leurs yeux se croisěrent, mais Allan Hunger devait étre myope et ne pas voir jusqu'á la table de Gregory. Celui-ci sursauta quand sonněrent les cloches de midi. II se retira pendant que dans la cour adjacente le carillon-neur frappait de ses poings gantés le clavier de bois franc. « Je vais lui écrire, se dit-il, ce sera plus facile que d'aller á voix basse lui raconter mon indiscretion. Peut-étre méme ne nous parlerons-nous jamais. Nous n'avons rien á nous dire en realite! II suffit que je fasse une mise au point. » Gregory, plus timide qu'il ne I'aurait cru, partit sur la pointe des pieds. « Dans notre bureau commun Lucifer, pendant mon absence, s'était reveille en proie á une panique claustro-phobique. II avait attaqué á coups de griffes et mordu quelques gros volumes (et un supplement) du Grand Dictionnaire universel du xixe siede de Pierre Larousse, places tout á côté de la fenétre. Les reliures de ľceuvre monumentale étaient en lambeaux. II n'y aurait plus jamais moyen de distinguer le onziéme volume (NEM-OZ) du neuviěme (H-K). Je tentai de réparer les dégäts les plus évidents avec du ruban Scotch. Papa en aurait été touché. II m'avait appris le respect des dictionnaires, mais par-dessus tout celui de l'Qrdre alphabétique : la maison de mon enfance, de ľentrée á la cuisine, de la cave au gre- 82 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE nier, affichait sur ses tiroirs et armoires des lettres de cuivre poli. " Ainsi rien ne se perd ", disait papa. J'aurais pu ajouter : " Rien ne se crée. " Je tenais de lui mon sens de ľordre et de ma mere celui de la propreté. » C'est pourquoi la veille, dimanche, j'avais passé quelques heures á mettre en scéne le décor du Chateau des chats. J'avais fouillé le garage et le grenier á la recherche d'objets qui pourraient évoquer une Ěthiopie familiěre, une Afrique apprivoisée. Je débusquai des photographies d'animaux sauvages, des poteries peintes, des tissus étin-celants, des paniers tressés de rouge et de noir, des machettes gainées, un enorme bouclier en cuir d'hippopo-tame et un diplome attestant que le propriétaire avait, lors d'un de ses voyages, escalade les cinq mille huit cents metres du pic d'Uhuru sur le Kilimandjaro. J'accrochai le document, signé du directeur des pares de Tanzanie, au salon, nettoyai les autres objets et les distribuai avec soin dans la maison. Le tout avait belle allure. » Assis sur le sofa, au-dessus duquel j'avais aceroché des scenes de chasse au leopard, je tentai ďexpliquer á Lucifer pourquoi Suzanne m'avait laissé á moi-méme. Je lui dis les limites de la monogamie dans une société oů ľespérance de vie avait tellement progressé que les manages mouraient ďennui. Tant que Janvier avait habite avec nous á la maison, dis-je au chat qui m'écoutait avec attention, Suzanne et moi ne nous étions rendu compte de rien. Mais une fois le nid vide, nous avions eu le vertige. » C'est á ce moment precis que j'aurais du étre attentif á ľautre, or je n'étais préoccupé que de moi-méme. Je fai-sais ľoeuf, je demandais que l'on me couve et me rechauffe. Je m'étais lancé en politique, plus le temps pas-sait, plus je prenais des bains de foule, moins je me dou- 83 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE chais avec ma femme. Elle m'a laissé filer par la porte de derriére parce que j'avais troqué ses murmures tendres contre des applaudissements qui me faisaient bander. » Assis devant un sandwich et un café, Lucifer couché á ses pieds, Gregory Francceur se mit á la táche. « Cher Allan Hunger, je suis votre nouveau compagnon de bureau. » Vingt fois il jeta ses brouillons au panier. Comment dire en deux pages qu'il se sentait comme une chry-salide ? Que du fond de son cocon il entendait lui aussi ľunivers hurler. Qu'il voulait sortir de lui-méme, se donner, se transformer, laisser derriěre le vieil homme. Qu'il avaít pris pretexte de ľarrivée de Terounech pour s'impliquer. Mieux encore : Terounech venait á sa rencontre depuis le fond des äges. II ne voulait pas la perdre maintenant qu'il la connaissait. II était prét á aider de mille maniěres. Avait-on besoin de lui pour le Nicaragua ? II se déclarait volontaire pour le monde entier. Mais chaque fois qu'il relisait sa missive, il entendait Suzanne le ramener á sa realite : « Si tu sors de ton cocon, un jour, ce sera une fois de plus pour papillonner. » Les mains dans les poches, il se tint de longues minutes devant la fenétre ouverte cherchant ä retrouver dans ľair le parfum des eucalyptus. Nostalgic 7. Tentant d'oublier qu'il n'avait pas su (ou vouiu) faire face á l'adversaire, Gregory consacra de longues heures á cerner la problématique de ľenquéte sur ľidée du bonheur. II ne voulait pas ďun autre sondage sur les habitudes de consommation et le plaisir que ľon peut trouver á conduire une Mercedes. A la fin de la journée, aprés avoir rédigé le plan de cours du lendemain, il rentra se coucher assez tôt. II ne s'aimait pas beaucoup dans le role ďacti-viste á la retraite et mit du temps á s'endormir. « Vers trois heures du matin, le telephone sonna dans la cage ďescalier. Je réussis, de peine et de misěre, á ras-sembler mes esprits suffisamment pour me lever. Incré-dule, j'écoutais ľappel se répéter. On ne peut que vous annoncer de mauvaises nouvelles au beau milieu de la nuit! Puis ľidée me vint que Suzanne ne savait peut-étre pas qu'il y avait entre nous trois heures de décalage. Sans penser qu'elle ignorait méme mon numero, je calculai, montre en main, qu'il serait six heures á Montreal. Cela ressemblait á ma femme. Aussi fus-je étonné d'entendre 85 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE dans ľécouteur une voix plus sěche, plus essoufflée que la sienne, affublée ďun curieux accent germano-américain. Je m'identifiai, demandant á mon interlocutrice ďen faire autant. » — Merci de me répondre, monsieur Francceur, malgré ľheure tardive. Je me nomme Elizabeth et j'appartiens au mouvement du Sanctuaire, dit la voix inconnue en anglais. (Je grognai.) Je vous appelle de la part de notre sceur Mary Ann qui nous a laissé votre nom. J'ai obtenu votre numero par les renseignements de Pacific Bell. » Cela paraissait vraisemblable. J'avais, en louant la maison, assume les frais de telephone et ľon devait transferer á mon nom l'abonnement du precedent locataire... » — C'est le tout premier appel téléphonique que je recois, dis-je, et je vous remercie de me réveiller á trois heures du matin pour me souhaiter la bienvenue en Cali-fornie au nom des Missions adventistes ! C'est dans votre religion ? » — Monsieur Francceur! Mary Ann m'avait parle de votre sens de l'humour! répliqua Elizabeth l'inconnue. » — Et oú est Mile Wong á cette heure matinale ? demandai-je, légérement impatienté. » — A Boston pour l'instant. C'est pourquoi je me suis permis. Nous avons un sérieux petit probléme, monsieur Francceur, et vous étes le seul cette nuit á pouvoir nous aider. » — Je vous écoute, fis-je, le cceur battant (était-ce ('initiation tant attendue ?). » — Vous connaissez le mouvement du Sanctuaire ? demanda-t-eile. » — Oui, dis-je. » J'avais lu dans le New York Times que le gouverne- 86 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE ment américain enquétait sur les pratiques de certains pas-teurs protestants qui avaient pris sous leur aile á ce jour pres de deux mille réfugiés politiques. Je les trouvais cou-rageux. Quelques-uns avaient été condamnés á des amendes sévěres et ďautres s'étaient retrouvés en prison. » — Je vous parle ouvertement, monsieur Francceur, pour deux raisons. D'abord je ne pense pas que les auto-rités aient déjá place votre appareil sur écoute téléphonique. Vous venez á peine d'arriver. Et puis surtout Mary Ann m'a appris que vous étiez le nouvel assistant du pro-fesseur Hunger, que nous connaissons bien, que nous aimons beaucoup et que je vous prie de saluer de notre part parce qu'on ne se voit pratiquement jamais. » — Certainement, dis-je, sans faute. »Je grimacai. » — Monsieur Francceur, un de nos militants a eu un grave accident, cette nuit, et vous étes le seul qui puissiez le remplacer. Peut-on compter sur vous? » Par la fenétre de ľescalier je voyais dehors un trou noir semblable ä celui qui occupait tout l'espace de mon cerveau. J'allais étre nappe par les événernents. Papillon de nuit. » — 11 est trois heures sept, dit la voix, on se synchronise. » — C'est fait, répliquai-je, et ensuite ? » — Vous vous habillez et sortez par la porte du jardin, longez la maison du côté nord jusqu'au trottoir. S'il n'y a pas un chat, vous vous dirigez vers le parking souterrain de ľéglise presbytérienne qui est située tout en bas de votre rue. »J'avais remarqué un bätiment en longueur, con<;u comme un navire, báti en planches debout, dans un style spirituel moderně sur pilotis de beton. Je le décrivis. 87 UNE HISTOIRE AMĚR1CA1NE » — Cest celui-lá, répondit Elizabeth. Dans le parking sous ľéglise vous trouverez une Toyota grise, les clefs sont derriěre la roue arriěre gauche, appuyées sur le pneu. Maintenant je dois vous dire qu'il y a deux hommes qui sont couches dans le coffre á bagages de la Toyota. Ne vous inquiétez pas, nous avons percé le metal pour qu'ils puissent respirer. » — Qui sont-ils ? » — Des représentants du Front révolutionnaire Fara-bundo recherchés par les services ďimmigration améri-cains parce qu'ils ont participé hier ä un meeting devant Sproul Hall. Vous y étiez ? » — Non, je n'ai pu m'y rendre, dis-je. » — Enfin, comme vous savez, c'est le docteur Hunger qui a propose cette stratégie de meetings quotidiens oú nous dénoncons un soir ľapartheid en Afrique du Sud et le lendemain ľagression des USA en Amérique du Sud. » J'avais compris. Activistes de tous les pays ! Hunger ne se contentait pas ďadopter des Éthiopiennes par ľentremise des missionnaires, il coordonnait les luttes politiques sur le campus. Je revoyais les banderoles de papier que les étudiants préparaient tous les matins et col-laient aux edifices avec du ruban, pour ne pas maculer les murs. Des manifestants propres, écolos, esthetes, cheveux courts et mains blanches. Des manifs ordonnées. Les anciens, ceux de ľépoque héroíque vietnamienne, ne devaient plus reconnaitre leurs enfants. »— Qu'espérez-vous de moi ? demandai-je, et pour-quoi? » — Parce que vous n'étes pas encore repéré, monsieur Francoeur, me répondit la missionnaire comme si eile s'adressait á un enfant. Nous voulons que vous transpor- 88 UNE HISTOIRE AMÉR1CA1NE tiez les clandestins. Ces deux hommes sont trěs impor-tants pour le mouvement. Ils recueillent des fonds présen-tement aux États-Unis. Je ne vous cache pas que sans vous la livraison risque d'etre impossible. » — Ce qui veut dire ? » II y eut un silence embarrassé au bout du fil. » — Ce qui veut dire que, si ces hommes sont captures par les services ďimmigration et renvoyés chez eux, ils seront certainement passes par les armes. » — Oů dois-je les conduire ? » Le temps pressait et je n'allais pas faire ľimbécile. Quand on participé á l'aventure du monde il ne faut pas se prendre pour Salomon. » — Vous verrez sur la banquette avant une carte. Le parcours est trace en jaune. Ultimement vous arriverez au bout d'une route secondaire puis d'un chemin de Campagne. N'ayez crainte, la voiture n'a jamais servi pour ce genre de transport. Vous devez étre lá-bas avant le lever du soleil. Nous ne serons pas loin derriěre. » _ Je vous remercie de votre confiance, dis-je. » — Que Dieu vous bénisse. Merci. » Et la voix s'éteignit dans le récepteur. Elizabeth avait raccroché. Quel était ce cinema ? Celui prédit par la com-měre ? » Gregory s'habilla rapidement, mit un blouson sombre, passa á la cuisine, fit bouillir un peu d'eau pour avaler un café instantané cependant qu'il ramassait ses papiers et ses clefs. Quand il ouvrit la porte, Lucifer le suivit et tous deux descendirent en silence le trottoir dont le ciment était, cá et lá, soulevé par les racines des arbres. Le par- 89 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE king en sous-sol luisait, faiblement éclairé par de longs néons recouverts de grillage. La Toyota était stationnée tout pres de la sortie, assez loin ďune douzaine ďautres véhicules qui devaient appartenir au clergé. II récupéra comme prévu la clef sur le sol, ouvrit la portiěre, fit montér Lucifer et mit en marche le moteur qui ronronna comme le chat. En embrayant, lancant la voiture dans la rue, il salua (i Hombre !) á voix haute en espagnol ses passagers; des gro-gnements amicaux lui parvinrent á travers la banquette. II fila vers la rue College, trouva Ashby, prit la route 13 par Walnut Creek. Direction Fairfield, disait la carte, en passant par les collines de Concord. Dans la nuit profonde, ľautoroute n'était pas deserte. De nombreux poids lourds le dépassěrent en trombe. II vérifia ses arriéres dans le rétroviseur. II ne semblait pas étre suivi, au contraire, les chauffeurs, profitant de ľheure, ne respectaient plus les limitations de vitesse. II se tint á droite, ne pouvant se permettre ce genre ďaudace. Puis il ouvrit la radio, cherchant en vain une musique agréable, pensant á ses clandestins coincés derriére, surveillant sans cesse les panneaux routiers qui brillaient au-dessus des sorties. Une heure vingt minutes plus tard, la Toyota quitta les six voies paralleles pour s'engager sur une petite route perpendiculaire. Les phares éclairaient, de chaque côté des accotements, des buissons en forme de nuages. Fairfield était derriére, sur la gauche, et aussi loin que portait son regard il ne pouvait voir que des cours de ferme. II cherchait un carrefour oú, disaient les indications sur la carte, deux petites églises blanches devaient se faire face, de chaque côté du chemin. Seul un hélicoptěre aurait pu le suivre á travers champs. Gregory jeta un coup d'ceil inquiet par le pare-brise vers un ciel qui rosissait. 90 'JNE HISTOIRE AMÉRICAINE Les deux églises étaient plus petites que ce á quoi il s'attendait. Dans ľune, illuminée de lampions jaunes, des fiděles chantaient la gloire de Dieu et la peine des hommes. II stationna la Toyota sur le côté de la chapelle, ouvrit le coffre arriěre, découvrit les deux hommes recro-quevillés qu'il aida á descendre. lis n'étaient ni costauds ni grands, il les trouva beaux et sereins et leur serra les mains avec effusion. Le chant des insectes se měla au choeur. « Nous nous sommes embrassés tous les trois, comme des hommes, sur les joues. Ce n'est pas dans mes habitudes, mais ľémotion, le paysage, la musique, l'heure, la fatigue et le sens du devoir accompli me firent montér les larmes aux yeux. Je savais que je ne les retrouverais jamais sur mon chemin. Us se glissěrent, comme convenu, dans ľéglise en priěre. » Sur le chemin du retour le soleil éclaboussa au loin une rade calme oú dormaient á ľabandon des centaines de navires de guerre, remises depuis 1946 á en juger par le style des coques. Vision pacifique inoui'e! Ces ľantômes d'acier devaient contenir, se dit Francceur, de pleines car-gaisons de cris étouffés, de chocs de torpilles, d'odeurs de combats navals. Des porte-avions dormaient comme des parkings monstres dans une brocante de fer, d'acier et de cuivre. 91 UNE HiSTOIRE AMĚRICAINE « Puis la route Tit une courbe et les carcasses grises desa destroyers disparurent derriěre des collines mauves-il Lucifer s'était lové sur une couverture pliée en quatre dans la lunette arriere et regardait les voitures des banlieu-sards de plus en plus nombreuses former une caravane matinale en route vers San Francisco, toutes lanternes allumées. » Je n'avais pas vu pareils jeux de lumiěre sur les nuages et l'horizon depuis les aubes africaines! Les expeditions de chasse au leopard se préparaient aussi la nuit. Aprěs quatre heures de route, la Land Rover précédait sur la piste poussiéreuse les Volkswagen cahotantes. Nous avancions á ľaveuglette entre les acacias. » Cinq heures du matin, Novembre. La lumiěre mor-dille les nuages et leur fait cracher du sang. Quand nous sommes arrives en caravane, hier soir, nous avons par prudence planté les tentes en demi-cercle et tourné les voitures vers la piste. Moteurs arrétés, nous sommes restés assis de longues minutes, jusqu'á ce que la poussiere retombe dans les faisceaux lumineux des phares. Puis, tout devint silence palpitant. Nous avons transbahuté les bagages, légěrement inquiets. Les plus braves braquaient leur lampe de poche sur la forét ďoú venaient par bouf-fées des cris percants. Mais l'on ne voyait que des troncs noueux, des gouffres, ou encore quelques paires d'yeux enormes et jaunasses qui nous fixaient un instant et s'étei-gnaient soudain. Nous avons fait du feu, bu du cognac á méme la bouteille, avec des biscuits sales et du fromage blane. Suzanne a chanté des ballades auxquelles nous répondions bruyamment. Nous nous sommes couches trés 92 UNE HISTOIRE AMÉR1CAINE tard tout en jurant de nous lever tous, chasseurs, femmes et enfants, pour une expedition matinale. » Évidemment, je suis le seul á m'étre éveillé. Bon garcon toujours present á ľheure des tournois. Café. Pain noirci sur la braise. Le paysage á la barre du jour n'a plus rien de ľenvironnement nocturne hostile. Sans le savoir, nous nous sommes installés sur une colline. Au loin, des paillotes font des taches dans la plaine. Je m'empare du mauser et me dirige seul vers un morne sur la gauche, les doigts serrés sur la Crosse de bois verni, le cran de sůreté sous le pouce. Je cherche á ne pas méme éveiller les insectes. Je fais cinq pas. Je m'arréte. J'écoute. La brise commence á respirer. Cinq pas, je compte. Une pintade / file ďun arbre á un autre avec un bruit saceadé. Je reste fige un instant. Suzanne doit encore dormir, comme tous les autres que le cognac a engourdis. Je marche pres d'une heure autour du morne. » Les arbres au pied de la pente se font plus serrés. Puis e'est soudain une clairiěre comme un halo blond. Trois gazelles des marais y broutent paisiblement. Je suis ä contrevent. Je porte en tremblant mon arme á ľépaule. Ľénervement m'aveugle. Mon cceur chahute. Je fais un effort pour respirer profondément. Vais-je ďabord tirer celie de gauche, la plus rapprochée ou la plus grosse ? Peu á peu, je deviens aussi calme que les bétes qui ne m"ont ni vu ni senti, et qui mächent comme des chěvres une herbe pleine de rosée. Puis c'est ľexplosion, quatre coups en rafale. II me reste une cinquiéme balle. » Deux gazelles s'écroulent et gémissent. Une troisiěme s'enfuit. Blessée ? Je cours derriěre en vain. Comment ramener ces trophées et toute cette viande au campe-ment ? Comment les retrouver ? J'accroche ä un arbre ma 93 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE chemise á carreaux bleue et je pars en courant vers le camp, laissant ici un mouchoir piqué aux épines d'un buisson, lá une chaussette dans les ronces. Quand j'arrive enfin devant les tentes, ils sont tous debout á siroter leur café, je suis en calecon, heureux comme un Pygmée qui a bien chassé. Ils m'applaudissent á tout rompre. Je bande. » II était pres de sept heures quand il replaca la Toyota au garage oú il ľavait prise. Le chat descendit prestement et partit á la chasse aux oiseaux. Francceur marcha comme un automate jusqu'au Chateau. II ramassa méca-niquement un journal enveloppé ďune pellicule de plas-tique bleu tendre, jeté en travers de la porte, et tituba jusqu'á son lit. U devait donner un premier cours á dix heures trente. 8. Le procureur Roenicke lui fit parvenir, ce mercredi-la, une note qu'il attendait depuis plusieurs jours. Suzanne, disait le memo dactylographié, devait arriver á San Francisco á la fin de la semaine. Elle serait accompagnée d'un avocat québécois qui servirait de conseiller pour sa defense. Le gardien qui lui remit le pli contemplait sur sa table avec ahurissement les tablettes de papier jaune recouvertes de son écriture fine. « Vous écrivez un roman ? » demanda-t-il á Gregory. II ne voyait pas pourquoi il fallait tant de pages pour se laver d'une banale histoire de moeurs. II clignait des yeux en parlant : lui aussi aimait les filles, mais il votait pour le bordel contre la violence. Qu'est-ce que préférait le french rapist'] Des fesses jeunes, fermes, colorées, souples, gra-cieuses ou ensoleillées? N'en pouvait-il trouver de disponibles sur le campus ? Gregory lui raconta qu'il s'était satisfait des caresses chatouilleuses de Lucifer sur ses mollets, laissant aux cos-tauds des corn flakes et aux athletes du jus d'orange le droit de cuissage sur les étudiantes du plein air. Le bon-homme le regarda avec un sourire en coin, légěrement moqueur. Francceur lui expliqua qu'on ne touche plus 95 I UNE HISTOIRE AMÉRICAINE ! impunément aux privileges intimes des chattes instruites. Les professeurs devaient recevoir leurs élěves porte ouverte. Une préposée au harassement sexuel officiel exa-minait les plaintes de toute jeune femme persuadée qu'on voulait attenter á sa pudeur. « Don Juan, ajouta Gregory, serait á notre époque mort de peur! » Le gardien n'était pas convaincu. « Les violeurs qui n'osent pas aller au bout de leur désir, affirma-t-il avec dédain, finissent comme vous par devenir pyromanes! » Avec ce genre d'individu, il y a moins de cent ans, Fran-cceur eüt été lynché sans autre forme de proces. Des chercheurs d'or hirsutes ou des cow-boys poussiéreux l'auraient attache au premier chéne venu. Des soupcons á la corde, la justice du Far West était expéditive. Avant d'aller boire á la paix de son áme, la foule aurait applaudi bruyamment le bourreau et le pendu. « Je serais mort bande ! » pensa Gregory. Le gardien le quitta en haussant les épaules. II préférait aller fumer un cigare dans son cagibi plutôt que s'entendre exposer des theories stupides sur ľécriture et la sexualite. En fait, il aurait particuliěrement aimé aller avec son prisonnier au base-ball, dans la cour, oů ľon dis-putait un match inter-institutions. Mais maintenant que Suzanne arrivait, Francceur devait avancer le plus possible dans son reck. « J'avais, au retour du périple en Toyota á Fairfield, dormi deux heures, puis je m'étais reveille brusquement. Les yeux encore lourds de sommeil, je me présentai devant les étudiants. lis étaient tous reposes, en santé, bronzes et beaux. J'aurais aimé, pour me valoriser, 96 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE raconter mon entreprise nocturne. Mais les regies de la politique clandestine ne sont pas Celles des campagnes électorales. Je dus me contenter de passer pour un fétard. Les Asiatiques de la classe me jugěrent sévěrement, malgré tous mes efforts. Que faire? Mon sang ne circule pas ä une vitesse süffisante quand je suis en manque de sommeil. J'avais dans le cerveau des bruits de conque. Le timbre de ma voix n'était plus qu'un filet mat. lis me contemplaient comme si je représentais un écran catho-dique trop pále, á balayage électronique de faible densité ; ils me voyaient comme leur ordinateur, je m'agitais dans un jeu video caduc, ombre de television. Les filles m'écou-taient avec deference, mais certaines semblaient se demander si elles n'avaient pas devant elles un gigolo á peine revenu de ses nuits folles dans un tripot espagnol. » J'expliquai avec passion les conceptions respectives que se font du jeu politique les Anglais et les Francais. Les facons différentes que ľon a de mentir á propos des mémes sujets dans chacune des langues officielles du j Canada. Je donnai des exemples hilarants. Pas une ques- j tion. Pas un commentaire. Pas un sourire. Ils quittérent la salle avec indifference, comme si je venais de terminer ľautopsie ďun rat. Ce n'était pas un succés! II faudrait trouver autre chose pour jouer á guichets fermés. Je ne voulais pas d'un coup de marteau qui mit fin ä ma car-riére de Conferencier. J'avais la langue séche et la salive amére. Have a nice sleep!» Quand ils eurent tous passé la porte, Francceur s'assit et jeta un regard distrait sur les listes recues de l'ordinateur. Combien seraient presents á la prochaine conference ? 97 UNE HISTOIRE AMERICAINE Que pourrait-il leur raconter qui les intéressát ? Comment sauver ľunivers la nuit et remplir ses devoirs le jour? I S'était-il trompě de planete? Épuisé par sa prestation ratée et sa nuit blanche, Gregory Francceur rentra au Chateau plus tôt qu'á ľordinaire. II dormait debout. Maritain poussait, sur la pelouse mitée devant sa maison, une ton- , deuse mécanique bruyante comme une crécelle. II vit arriver Gregory et se précipita pour le féliciter de son nouvel achat. — Quel achat ? demanda Francceur qui ne comprenait rien á l'enthousiasme du concierge et n'avait surtout pas envie de discuter. — La Toyota! répondit Maritain, je vous ai apercu ce matin allant faire un tour. Gregory se réveilla d'un coup et se sentit submerge par une colěre profonde qui lui montait des entrailles vers la gorge. II détestait étre épié. Son visage vira au cramoisi. Lautre enchaina rapidement d'instinct, presque pour s'excuser : — Je suis insomniaque, dit-il, les mains implorant le ciel, il m'arrive souvent de me lever la nuit et d'aller marcher dans le quartier. J'emprunte les journaux du matin devant les portes, je les lis sous un lampadaire, je les remets sans que personne le sache. Je connais les nou-velles avant tout le monde. Ce matin, je vous ai vu au volant, rue College, vous alliez vers ľautoroute. Gregory comprit qu'il devait sur-le-champ trouver une explication plausible á son périple nocturne. Ou bien est-ce que Maritain était un informateur á la solde du FBI ? Un agent de la CIA ? II mentit du mieux qu'il put : — Oui, c'est dommage, j'ai decide de ne pas l'acheter. Elle avait une vilaine tendance á tirer sur la gauche. 98 UNE HISTOIRE AMERICAINE J'avais demandé á son propriétaire un essai, mais puisqu'il s'en seit pour son travail, j'ai du aller faire un peu de vitesse sur ľautoroute cette nuit. Voyant que son discours portait, Francceur eut une idée geniale pour confondre le concierge. — Vous ne pourriez pas, lui demanda-t-il, m'aider ä trouver une voiture d'occasion ? Je n'y connais pas grand-chose. Et surtout j'ignore tout du marché ici. Et comment done! Maritain était ravi. Ce qu'il préľé-rait, dans la vie, c'était rendre service et en tirer un petit benefice au passage. II ferait le tour de piste nécessaire. Francceur remercia et rentra dans la maison par ľarriere, cependant que ľautre terminait ses travaux de jardinage. « Je vais me crever l'estomac », pensa-t-il en prenant sur une tablette de la cuisine des fruits au sirop qu'il mangea á méme la boite, avec une fourchette, choisissant á la péche les plus gros morceaux, buvant une gorgée de jus trop sueré, sans se couper les lěvres sur le metal, s'essuyant la bouche du revers de la main. 11 vit par la fenétre Maritain en conversation avec Lucifer, mais la fatigue l'envahit, il tira les rideaux, ouvrit la television et se laissa tomber sur le sofa de ľentrée oú il s'endormit en transplant abondamment pendant que l'Amérique vibrait au plaisir de deviner juste le coüt d'un objet offert en prix. Orgasme électronique. Dans son sommeil profond, il percevait des cris, des coups de feu et des musiques, mais il était profondément enfoncé en lui-méme et ne réussissait pas á se hisser plus ďune seconde hors du caisson étanche de son cräne fatigue. Vers vingt-deux heures I'on frappa á la porte et Francceur mit de longues minutes avant d'aller répondre, croyant que les coups venaient toujours de l'appareil de 99 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE television : le concierge était revenu et agitait sous son nez une publication spécialisée dans le commerce automobile qu'il avait annotée, encerclant un prix, soulignant un numero de telephone. Francceur s'étonna de ľäge des voi-tures annoncées. Des bagnoles, qui, au Quebec, etaient depuis longtemps empilées les unes sur les autres dans les cimetiěres ďautos, dévorées par la rouille jusque dans leurs entrailles, se vendaient ici avec un pedigree, á des prix époustouflants! Maritain lui proposait un specimen trěs recherche sur la côte, une coccinelle de douze ans qu'il pourrait acheter pour 1 500 dollars. Elle était sta-tionnée dans la rue, en face, et n'attendait que son bon plaisir. Comment résister ? « Ma premiere voiture, la premiére automobile de ma vie, avait été une Volkswagen gris-bleu achetée en Ěthiopie dont la lunette arriěre était si petite qu'on eüt dit le hublot ovale d'un scaphandre. L'on racontait partout que la coccinelle était si bien concue que, tombant á ľeau par exemple, eile flotterait, étanche, comme une barre de savon Ivory. Pour lui donner plus fiěre allure encore, j'avais peint les flancs des pneus en blanc, avec un produit caoutchouté, et touš les dimanches soir, avant la nuit, je les rajeunissais d'un coup de pinceau aprěs une ran-donnée sur le mont Entoto ou vers Adama. L'on y buvait en groupe, toujours les mémes, entre professeurs étran-gers, sur la terrasse en pierre de l'unique hotel, des biěres tiědes que nous disputaient des myriades de mouches poi-lues. Les indigenes s'approchaient pour nous examiner, se tenant á quelques metres, feignant ľindifférence, les yeux á demi fermés par le glaucome, dévorés comme les gou- 100 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE lots des bouteilles par les mouches bruissantes, appuyés élégamment á leurs longs batons de berger. » Plus l'heure avancait, plus le cercle des curieux allait grossissant et se resserrait sur la terrasse. L'odeur douce-reuse de beurre ranee dont ils enduisaient leurs cheveux embaumait l'air lourd. Des consommateurs blancs, assis devant leurs boissons, s'énervaient, criaient et deman-daient aux garcons de table de chasser les pátres, promet-tant ďénormes bakchichs. Les garcons n'en faisaient rien. lis nous méprisaient méme un peu tous, sachant que nous n'étions que la premiere version de l'homme, le prototype que Dieu avait retire de son four solaire trop tôt, trop vite, trop pále. » Ils savaient que l'Éternel- avait tenté un deuxiéme essai, mais que pour cette seconde cuisson II avait trop attendu. Le deuxiéme homme sur terre était apparu trop cuit, retire trop tard du feu, noirci. Dieu, disaient-ils, avait jeté le premier en Europe, le second au fond de l'Afrique, mais II s'était repris : cette ceuvre parfaite, ni trop rôtie ni trop crue, de la belle couleur d'une robe de gazelle, il lui donna vie et l'Éthiopie en partage. » Depuis le sentier pierreux qui contournait ľhôtel, le premier homme réussi nous regardait, intrigue, se demandant en lui-méme ce que nous apportions á leur civilisation et pourquoi le négus, le roi des rois, le descendant de Balkis et Salomon, leur empereur bien-aimé, nous avait invites sur ces hauts plateaux. Pour boire de la biěre ? Assis tout le jour sur de petites chaises á ne rien faire ? » Suzanne, un dimanche, fit remarquer que les sites archéologiques les plus anciens, oů l'on avait rencontre I« plus vieux hominidés, étaient á quelques heures seule-"lent de ľhôtel d'Adama, á vol d'aigle, dans la vallée de 101 UNE HISTOIRE AMÉRICAiNE ľOmo. " Pas étonnant que ces pauvres cons soient aussi primitifs!" avait rétorqué un buveur. Suzanne s'était levée d'un bond, I'avait aspergé de biěre et avait appelé les mouches pour qu'elles le dévorent! Elle le frappait avec rage, et ľautre se roula par terre se confondant en excuses. Les bergers s'amusaient comme au theatre. Nous étions rentrés en silence á Addis-Abeba oú, avant de montér dlner, je mis de longues heures á fignoler les flancs blancs des pneus noirs de ma premiere coccinelle. » La Volkswagen californienne, devant la porte, semblait n'attendre qu'un coup de baguette pour se transformer en citrouille. Elle avait été repeinte á la main par un étudiant en arts graphiques et sürement décorée á ľintérieur par un yuppie gay qui privilégiait le rose et le vert phosphores-cents. Les ailes avaient encaissé des coups durs évidents dans les parkings et les rallyes. « Je demandai ďen faire ľessai sur-le-champ. J'avais, si ľon peut dire, une certaine habitude de la vie nocturne! Maritain s'assit á la place du mort et nous sommes partis en trombe sur l'autostrade qui longe la baie, vers le nord, pous-sant ä fond un moteur obéissant. Les freins répondaient au moindre appel, phares et clignotants réagissaient, et méme la radio fonctionnait allégrement. Aprěs une virée dans les rues ď Albany, je décidai de rentrer á Berkeley. Le concierge insomniaque proposa que j'achete la voiture avant minuit. Cendrillon hésitait. " Ce carrosse est une affaire en or ", soutenait-il. Chěre mais solide. Un grand cru : 1972! Mais il fallait faire vite. Prendre une decision á cent á ľheure. 102 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE » — Vous ai-je loué une maison que vous regrettez? demanda-t-il. » — Je suis méme content des chats ! » — Alors, croyez-moi, allons voir illico le proprio ! » — II acceptera un cheque ? » — Je m'en porterai personnellement garant. » Devant tant ďardeur, je pouvais diffícilement me défiler. Quel profit tirait Maritain de cette affaire? Je tentai une derniére manoeuvre : » — Ne sera-t-il pas couché ? » — II a ses quartiers au People's Park, dit ľautre, s'il dort il ne sera pas difficile á réveiller. » People's Park est un lieu si célébre, depuis les aľfronte-ments politiques des années soixante, que ni ľuniversité propriétaire du terrain, ni la municipalitě qui fait les rěgle-ments, ni les autorités supérieures de la police n'ont osé encore y toucher. Une partie du champ est en jachere. Tous les dimanches, les citoyens y viennent planter des arbres ou des arbustes qui poussent diffícilement dans les herbes hautes. Des boites de déchets jonchent le pare qui a plus I'air d'un terrain vague que d'un projet politique precis. Mais Berkeley est une municipalitě de gauche, cer-tainement la plus pure des États-Unis, quand on en vient aux droits de la personne. Le territoire est parsemé ďéglises. Le conseil de ville a méme vote une resolution interdisant formellement aux avions porteurs d'armes nucléaires l'espace celeste municipal! Copies de la resolution furent expédiées solennellement á Moscou et Washington. Cite bénie pour tous les Allan Hunger de la terre ! 103 UNE HISTOIRE AMĚR1CAINE People's Park est habite, la nuit, par les romanichels sans abri, musiciens déguenillés, douces alienees poussant devant elles des chariots bourrés de sacs en papier brun, victimes anciennes de voyages au LSD sans billet de retour, géants roux et vagabonds noirs qui se rassemblent autour de feux de bois allumés dans de vieux barils de pétrole. Maritain fit stationner la voiture rue Haste et entraina Gregory dans les broussailles pour lui presenter le propriétaire de la coccinelle. lis le trouvěrent á l'abri de cartons épais, se protégeant du vent et de la fumée, tout á côté ďun podium de béton sur lequel un garcon chantait en espagnol, s'accompagnant á la guitare, des airs flamencos. « Je reconnus avec surprise un grand gaillard habillé de noir, chemise blanche et cravate rayée, que j'avais pris pour un pasteur protestant quand il annoncait á la canto-nade, devant les portes de ľuniversité, la fin du monde. II se tenait tous les midis pres de Sather Gate, en compagnie d'une toute petite vieille dont la plus grande joie était de lancer des bulles de savon dans ľazur. Le plus souvent, les étudiants lui donnaient la réplique pour rire, et le sermon dégénérait en plaisanteries grivoises. " Jesus a dit: Repentez-vous avant qu'il ne soit trop tard! " criait ľévan-géliste. " Jesus a dit : Baisez-les toutes avant qu'il ne soit trop tard! " répondaient les évangélisés. » Dans la nuit de People's Park, le pasteur me parut calme et repose. Maritain lui annonca que j'achetais la voiture, s'il voulait toujours la vendre. " Vous en prendrez grand soin ? " demanda-t-il en se tournant vers moi. Puis, d'un air renfrogné, il demanda : " Qu'est-ce que vous 104 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE faites dans la vie ?" Je lui répondis que j'étais á la recherche de la vérité et que la coccinelle pourrait peut-étre me mettre sur la voie du bonheur. » — II est complétement fou! dit le pasteur á Maritain. » — Ne le sommes-nous pas tous ? répliqua le concierge en me regardant avec admiration. » Je voulus savoir si sa voiture avait été baptisée. Si eile avait un nom auquel eile obéissait. Le pasteur fronca les sourcils. II faisait de plus en plus humide dans les broussailles, et les latrines tout á côté avaient des relents nau-séabonds d'urine populaire. J'aurais voulu que l'on s'approchát du feu. » — Apocalypse ! dit enfin le pasteur, c'est son nom et ce sera 1 500 dollars. » Maritain jura qu'il se portait garant de ma signature, je scribouillai la somme sur le cheque de la Wells Fargo, le chéquier tourné vers la flamme pour y voir clair, me servant du dos du concierge comme écritoire. » — Aristote! lanca le pasteur par-dessus nos tétes, j'ai vendu I'Apocalypse. » — A qui ? demanda le jeune barde qui cessa de gratter sa guitare et s'amena vers nous. » — A ce monsieur. Tu es content ? » Aristote me regarda avec incrédulité remettre le cheque au pasteur et, avant que j'aie méme pu lever la main pour me défendre, m'assena sur la téte un grand coup de sa guitare en acier. Puis un second sur ľépaule. Je vis Maritain se jeter sur lui au moment oü un dernier choc sur le cräne me couchait en plein champ. J'entendis des cris, j'eus trés froid, je perdis connaissance. » — Une crise, m'expliqua le policier qui m'avait, avec 105 UNE HISTOIRE AMĚR1CAINE le concierge, conduit á ľhôpital dans la voiture-patrouiHe. Cest dans leur programme génétique. Nous en avons dis-cuté avec le maire. lis sont tranquilles, gentils, doux, affa-bles et puis, soudain, ils attaquent. Parfois, ils tuent. II ne faut pas leur en vouloir, mais cela pose un probléme de sécurité. » — Ca va mieux ? s'enquit Maritain. Nous aurions du étre plus prudents. Ces gens sont remis en liberie par des psychiatres qui prônent la reinsertion des malades men-taux dans la société ! Visiblement Aristote tenait follement á l'Apocalypse! » — Cest un comportement erratique induit par des processus chimiques, déclara le jeune policier qui me rap-pelait Janvier, l'autre matin en cours un specialisté nous a tout expliqué. Par exemple : si ma femme me regarde d'une certaine maniere, des nuages d'acide titillent alors mes neurones et je réagis! Cest ma volonte qui m'em-péche de la frapper, mon education. Le désir, c'est une certaine quantité de phosphore. Touš les plaisirs sont chimiques. Cest comme 9a. » — Vous n'allez pas arréter mon agresseur ? deman-/ dai-je faiblement, grabataire, la chemise maculée de sang. » — A quoi cela pourrait-il servir ? répondit le constable. On le relächerait dans trois jours. Nous l'avons calmé. » — Enfin! L'important c'est que vous soyez en vie! me dit Maritain avec chaleur. » Puis il me tendit les clefs de l'Apocalypse et la carte d'immatriculation. Have a nice car! » — Qu'est-ce que je fais ? demandai-je. » — Elle est á vous. Vous ľavez méme payee de votre 106 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE sang! Je vous aiderai demain pour les enregistrements. Ils vont vous garder ici jusqu'á ce que vous vous sentíez d'attaque. » — Je vous raccompagne! dit le policier en prenant Maritain sous le bras comme si c'était lui la victime. » Ils m'abandonnaient sur une haute civiěre dans la salle ďurgence ďun grand hôpital vide comme une usine désaffectée. Une nurse m'apporta du café. Je ne m'étonne-rais plus jamais des faits divers les plus fous qui remplis-saient la presse locale. J'ai toujours eu un grand appétit de vie. J'avais échappé au jeu de massacre du guitariste. C'était signe de bonheur. Vers trois heures du matin, apres m'avoir radiographic le cräne et les épaules pour constater qu'il n'y avait rien de félé, l'on me donna mon congé. A ľheure oú les lions vont boire et oú les mission-naires transportent des immigrants clandestins, un interne nettoya mes plaies, pratiqua huit points de suture et m'orna ľocciput d'une gaze légére qui permettrait á ľair de cautériser les chairs. II me regarda comme Partisan contemple un vase ďargile réussi. » On m'offrit, pour terminer la nuit, une chambre ďhôpital á trois cents dollars. Déjá l'Apocalypse avait mange mes economies. Je me retrouvai dans la rue sous une pluie de touš les diables, un deluge hivernal inat-tendu, glacial, qui, en quelques secondes, me transperca jusqu'aux os. N'eút été la qualité de la couture médicale, j'aurais attrapé une inondation du cerveau. Have a nice flu! » Je courus me mettre á l'abri sous les pins rouges du parterre L'on ne m'avait pas soigné la téte pour que je revienne mourir d'une pneumonic Mais je fus incapable de trouver un taxi en maraude. Que sert á ľhomme de ' 107 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE gagner ľunivers, s'il perd sa voiture ? Je me dirigeai vers l'Apocalypse qui était restée stationnée á côté de People's Park, marchant de longues minutes dans un vent mouillé comme museau de chien. Les gouttes de pluie rebondis-saient sur le pavé qu'éclairaient des lampadaires gris. » Gregory fut saisi, aprés toutes ces emotions, ďune sou-daine envie de tortillas épicées, de guacamole fraiche, de biére mexicaine. Laissant l'Apocalypse au bord du trot-toir, il pénétra en salivant dans un restaurant aux tables brunes oú, seule äme vivante, somnolait un cuisinier cour-taud. H s'assit prés de la fenétre et commanda. II serait, cette nuit-lá, ľultime client. Devant le restaurant, un pru-nier en fleur annoncait la fin de ľhiver. (II grignotait des nachos trempés dans une purée de tomates.) Le printemps á Montreal est annoncé par les pissenlits, pensa-t-il, en Abyssinie par la maskal, une marguerite jaune dont les jeunes filles ornaient leur front. Relevant la tete pour boire, Francceur apercut, de ľautre côté de la rue Telegraph, ľaffiche ďun restaurant fermé : The Blue Nile. En plissant les yeux, il crut deviner, comment pouvait-il en étre autrement ? Ethiopian cuisine. Incrédule, néanmoins, il demanda au cuisinier qui s'agi-tait devant ses fourneaux de lui dire s'il lisait bien ľaffiche derriére les rideaux. Le Mexicain lui apprit que sur la méme rue, de Berkeley á Oakland, tout á côté, il n'y avait pas que le Blue Nile, mais trois autres Éthiopiens qui lui faisaient concurrence dans ľexotisme épicé. Un peu plus loin le Sheba s'était mérité deux étoiles dans le Definitive Guide to the Bay Area's Best. Pierres blanches. L'his-toire du Petit Poucet se répétait. 108 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Le cuisinier lui servit des. enchiladas gratinées, enleva son bonnet et vint s'asseoir devant Francceur, les mains sous les fesses. — Vous avez eu un accident ? demanda-t-il. — Un incident, répondit Gregory. Cest termine. Sa chemise avait séché. Les épices le revigoraient. — Vous connaissez la nouvelle du jour? demanda l'homme, vous vous intéressez á l'Éthiopie ? — Ce serait plutôt l'Éthiopie qui s'intéresse á moi, répliqua Francceur, que voulez-vous dire ? Le cuisinier étala sur la table le guide des restaurants. — Nous allons jouer, dit-il, pointant de ľindex les étoiles que s'était méritées le Sheba, devinez ? — Deviner quoi ? demanda Francceur. — Le sens des étoiles. La nouvelle du jour. — La guerre des étoiles ? proposa Gregory. — Je vous donne une autre chance... (Le vieux cuisinier s'amusait ferme.) ... du côté politique. — Ľétoile de David ! cria Francceur. — Bravo! (Le Mexicain se tapait sur les cuisses.) On a confirmé aux informations, ce soir mémé, qu'Israel depuis deux mois á transporte, clandestinement, par voie du Soudan, douze mille Falashas éthiopiens pour les sauver de la famine! Gregory pensa qu'AIlan Hunger avait de la concurrence, et que le Mexicain verrait s'ouvrir d'autres restaurants : A ľestomac creux, Aux entrailles vides. Le cuisinier, sentencieux, politisé, heureux ďavoir trouvé un interlocu- / teur, poursuivait : — Ce geste d'Israel prouve que Sion s'occupe de ses enfants oú qu'ils soient! Désormais les Éthiopiens de Goré, les rescapés de Budapest, les survivants du ghetto 109 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE de Varsovie ou les marchands de Marrakech peuvent se serrer les coudes au mur des Lamentations. Au marché ďAddis-Abeba, Francoeur avait connu des Falashas qui descendaient á la capitale vendre des bijoux / et des manuscrits en guěze. Certains s'étaient convertis au christianisme ou á ľislam, persuades d'etre la derniěre tribu ďlsraěl sur terre. Juifs noirs de la misére. — Vous n'étes pas mexícain? s'enquit soudain Francoeur, trouvant le cuisinier un peu pále. — Évidemment pas, répondit celui-ci, je suis né á Bagdad de parents juifs! Mais ici, pour gagner sa vie, il faut jouer un role. C'est celui que j'ai choisi il y a trente-cinq ans ! Quel est le vôtre ? Francoeur comprit que s'il voulait dormir cette nuit-lá il était temps de regier ľaddition. La pluie tombait toujours sur l'Apocalypse qui luisait dans la nuit. II s'installa der-riere le volant mais s'assoupit avant méme d'avoir tourné la clef de contact. 9. Cest dans un état de délabrement avancé, se sentant ridicule comme sa voiture, que Francoeur choisit de se presenter á dix heures, le samedi matin, chez Allan Hunger. Fuite en avant ? Exasperation ? Choix logique ? II n'avait pas la tete á le dire. Reveille rue Telegraph, dans l'Apocalypse, par des éboueurs bruyants, il avait mis la coccinelle en marche et conduit en frissonnant vers le Chateau des chats. Fiévreux, il s'était accroupi longuement sous la douche puis assoupi á nouveau devant un bol de céréales dans la cuisine. Maritain, qui venait prendre de ses nou-velles, l'avait force á se secouer et á ouvrir les yeux. Gregory s'arréta á ľadresse qu'il avait trouvée, dans ľannuaire jaune des professeurs de ľuniversité, devant un pavilion de brique rose, rue Josephine, sur les murs duquel se découpaient des cypres taillés comme queues de caniches. French poodles. Une haute palissade de planches de pin au naturel entourait le jardin et trois bouquets de philodendrons couverts de fleurs roses grosses comme son poing semblaient marquer les limites de la propriété. Un tourniquet nain arrosait maigrement une pelouse de plantes grasses. Děs que Gregory eut tiré la ficelle attachée á un pic- 111 UNE HISTOIRE ÄMÉRICAINE bois de laiton qui picorait la porte, Allan Hunger apparut en pyjama et robe de chambre de soie, expliquant que la sonnette était muette, mais que ľoiseau accroché au chambranle valait touš les carillons. II tenait un grand verre de jus ďorange dans sa main droite et ses besides entre les deux doigts de la main gauche. Cela lui évita de tendre ľune ou ľautre á Francceur qui n'avait pas l'air ras-surant. Hunger fixa son interlocuteur de ses petits yeux gris. Gregory se présenta, s'excusant de déranger á cette heure. — Je vous connais! Je vous connais plus que vous ne croyez! lui affirma le professeur, et je suis trěs heureux de vous rencontrer enfin! Puis, s'avisant du pansement que Gregory portait haut sur le cräne : — Que vous est-il arrive ? Je vous croyais catholique comme le Canada, non ? Vous portez cette calotte pour le jour du sabbat ? Hunger riait comme ces personnes qui croient que le rire favorise la santé, plus bruyamment que nécessaire, á ľécoute de sa rate dilatée. — Vous pouvez bien vous moquer! lui dit Francceur, c'est un accident ridicule. J'ai été agressé hier soir dans People's Park par un musicien paranoiaque. — II faut étre trěs prudent, monsieur Francceur, dit Allan Hunger en ľentrainant dans la maison, les nuits en Californie du Nord peuvent étre fraiches, et ľon ne sait jamais qui ľon va rencontrer. Hunger trottina jusqu'á une immense cuisine dominée par un puits de lumiěre qui arrosait d'un soleil généreux des plantes géantes et quelques orchidées noires volup-tueuses. Le café marmonnait á voix basse sur le feu d'une 112 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE cuisiniěre en inox, et touš les accessoires, des cuillěres aux coussins, semblaient de teinte vermilion. Le coup d'ceil était sidérant. Le professeur offrit de lui servir une tasse de Moka-Java qu'il remplit á ras bord et poussa devant son couvert un sucrier blanc rempli de granules rouges. Francceur allait faire, par politesse, une remarque intelligente et anodine sur le sens des couleurs quand Hunger le précéda : — Je déteste le vermilion, le rouge et le carmin, croyez-moi, monsieur Francceur, dit-il, mais ma seconde épouse Joan en était tellement éprise qu'elle ne pouvait résister á ľachat d'un seul objet dans ces teintes. Cela me coüterait trop eher, maintenant qu'elle m'a quitté, de changer tous ces bibelots absurdes. C'est fou comme les manages nous laissent des heritages imprévus! On s'amourache d'un minois et un jour on se retrouve avec une salle á manger de style provincial francos, douze chaises, velours et bois doré, souvenir de troisiěmes noces ! Vous étes marié, monsieur Francceur? Gregory, surpris de la question, balbutia. II s'était séparé de Suzanne depuis si peu de temps qu'il avait peine á s'y faire. De toute maniere le divorce, quand il serait prononcé, ne lui laisserait aucune collection d'objets colorés! II vivait en célibataire depuis quelques semaines et n'était pas trěs fier de lui. La solitude lui pesait et ľamenait souvent á poser des gestes regrettables. II y en avait un en particulier qui lui pesait profondément et dont il voulait avouer la faute. — Vous cherchez un confesseur? lui demanda Allan Hunger, retirant du bout des doigts un oeuf qui se dandi-nait dans ľeau bouillante, au moment méme oů le dernier grain tombait dans le sablier. 113 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE — Je cherche moins un confesseur qu'un ami, répliqua Gregory, je vous dirai tout á ľheure ce qui m'améne, mais il faut que vous compreniez comment, depuis que je suis arrive en Californie, les événements malgré moi s'enchai-nent et comme les coincidences qui s'accumulent sont sidérantes. Puis il raconta, pendant que le professeur cassait consciencieusement la coquille de son oeuf mollet, son arrivée á San Francisco, le meublé qu'il avait loué oú les chammas pendaient aux fenétres, son installation á ľuni-versité, les messages de Janvier. 11 buvait á petites gorgées le café noir de sa tasse vermilion, cependant que ľautre sans ľinterrompre versait du miel sur son pain beurré. II en vint á la lettre de la missionnaire, postée depuis Addis-Abeba oú il avait vécu, au telephone de Mary Ann Wong, á ses efforts pour le prévenir du rendez-vous qu'il avait fixé á la representante des Advéntistes du Septiěme Jour. Gregory ne voulait pas tant justifier ses gestes que s'inter-roger sur leur sens. II avait ľimpression de s'avancer dans une forét de signes, comme un automate. II entendait une voix qui lui rappelait sans cesse ľÉthiopie. Était-ce une fixation, de la sorcellerie, ľeffet du pur hasard ? II s'était dans cette histoire substitué au professeur et ne voulait plus continuer. II avait peur, et se devait de ľavouer. — Cette aventure m'empéche de mener á bien mon travail, ajouta-t-il, et Terounech reste votre responsabilité. Vous n'avez pas fait venir cette jeune femme d'Addis-Abeba á San Francisco pour mes beaux yeux ! — J'apprécie beaucoup votre honnéteté, fit Allan Hunger en déposant enfin son couteau sur un napperon couleur groseille, et je dois dire que je n'en attendais pas moins de vous. 114 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE Francoeur fut affolé. Qu'est-ce qu'on attendait de lui soudain ? L'avait-on manipulé ou s'était-il jeté de lui-méme dans une cage ? II n'était pas question de continuer. — Je ne vous comprends pas, dit-il au vieux professeur. Celui-ci le regarda avec un sourire et répéta « il nous fallait votre aide ». Francceur restait bouche bée. — Évidemment nous ne pouvions pas vous demander de vous joindre á nous. Mais ce que nous savions de votre passé politique nous donnait á croire que nous avions des intéréts communs. (Hunger s'essuya la bouche.) On ne recrute pas nos militants á l'aide de petites annonces dans les journaux ! C'est pourquoi nous sommes trěs heureux de toutes ces coincidences et des initiatives que vous avez prises. — Ca ne va pas du tout! répliqua Francceur furieux, au nom de qui parlez-vous ? II y a confusion. C'est un qui-proquo : vous ne me connaissez pas vraiment. Je n'ai aucune intention de me joindre á qui que ce soit! Dans quel piěge m'avez-vous attiré ? Je suis venu ce matin vous prier ďaller chercher votre Éthiopienne demain á ľaéro-port. Ce serait indecent qu'elle ne soit pas attendue. Mais ne comptez pas sur moi. Est-ce vous qui m'avez designe pour transporter Jes clandestins l'autre nuit ? — Pas vraiment, dit Hunger, mais je dois dire que vous avez accompli cette täche comme un contrebandier pro-fessionnel! — Mais vous n'avez pas le droit! Gregory Francceur était outré que l'on joue avec sa vie, de cette maniere, á son äge! Que l'on profite de sa solitude et de sa naiveté á ce point! Quelle était cette histoire ? 115 UNE HISTOIRE AMĚR1CAINE — Cher monsieur Francceur, dit Hunger, vous oubliez les signes. Ce n'est pas nous qui avons place des chammas á vos fenétres. Vous vous étes, de vous-méme, nommé mon assistant aprěs avoir lu mon courrier! Vous oubliez aussi que vous avez si bien joué votre role que Mary Ann Wong vous a cru. Nous ne vous avons aucunement mani-pulé, croyez-moi, nous nous sommes contentés de ne pas poser ďobstacles sur votre parcours. Nous sommes en guerre, monsieur Francceur, et en periodě de conflit nous nous appuyons sur nos allies naturels. Francceur se leva d'un bond. II était sidéré. Electrocute. Venu en Californie diriger une enquéte sur le bonheur, il se retrouvait quelques jours plus tard dans un maquis politique, plongé dans ses souvenirs et précipité vers l'avenir tout á la fois. II décida de prendre congé, il lui fal-lait s'isoler, réfléchir, aller marcher au bord de la mer peut-étre, mais surtout reprendre ľinitiative de sa vie. Hunger, lui tenant le bras, le forca á se rasseoir. — Je vais vous raconter une histoire, Gregory, et seule-ment quand j'aurai termine vous aurez la permission de vous en aller, dit-il avec autorite. Le Québécois rougit, moitié honteux, moitié de colěre. II était dans le ton des couverts. II s'était lui-méme four-voyé et la curiosité le poussait á rester. Dans le jardin un chien á la voix grave aboya pesamment. Hunger alia le faire taire. Quand il revint, Francceur s'était repris en main. — Vous savez, dit-il au professeur, qu'Addis-Abeba est une ville de chiens ? Comme Rome est une ville de chats et Pékin une cite d'oiseaux ? Toutes les semaines, l'empe-reur recevait au Ghébi les diplomates étrangers. La nuit venue, des milliers de chiens, qui avaient promené tout le 116 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE jour leurs flancs maigres dans des ruelles boueuses, venaient disputer aux hyěnes les restes des banquets. Les salles sombres du palais s'emplissaient alors de leurs cris assourdis par ďénormes tapisseries rouges brodées d'or. Allan Hunger remarqua que Joan aurait apprécié la poesie de ces couleurs puis se dirigea vers le salon oú il déposa sur la platine de ľélectrophone un disque pop bruyant comme un depart de fusée. Puis il fit signe á Francceur de le suivre et le précéda au grenier dont les murs étaient garnis de cônes métalliques. La voüte parut á Gregory vaste et le lieu vide. Hunger approcha deux sieges appuyés au fond, qu'il installa face á face, puis des tiroirs d'une commode victorienne il extirpa écouteurs, micros, (lis et deux casques d'astronaute qu'ils revétirent. Chacun dans sa bulle de plastique miroitante, á l'abri du fond musical assourdissant, ils pouvaient ainsi communiquer sans que personne les entende grace á la technologie japo-naise. One, two. Assis sur son tabouret, drape dans sa robe de chambre en paisley, la téte enfoncée dans un sca-phandre électronique, Allan Hunger ressemblait á un extraterrestre. Gregory, légěrement penché en avant pour mieux voir, évoquait pour sa part un insecte géant. — Vous m'entendez, demanda Hunger. — Comme au telephone, répondit Gregory. — Je m'excuse du cirque, enchaina le professeur, mais j'ai été si souvent place sur écoute que j'exagere sans doute les precautions. Nous avons évidemment l'air ridicule, mais personne ne le sait, sauf vous et moi. Je vous demande aussi de garder pour vous ce que je vais vous raconter. Depuis trente ans Allan Hunger défiait les lois du pays au nom de celieš du cceur. Comme un bébé attrape toutes 117 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE les maladies contagieuses, il avait été de touš les mouve-ments de gauche. Cétait une tradition dans la famille : son pere avait été accuse de menées subversives, avec d'autres travailleurs d'Hollywood, par le sénateur aux sorciěres. Sur les campus, il travailla dans les salles de redaction des journaux ďétudiants. Free Speech. Puis ce fut le Vietnam, les manifestations bruyantes, les groupus-cules. « II me cita des noms et des champs de bataille dont certains sont depuis devenus célěbres. Mais ce fut á Berkeley, il n'oublierait jamais, qu'il affronta pour la premiere fois les troupes déchainées de ľordre établi. Allan Hunger, á mesure qu'il racontait, projetait devant moi les bobines inédites d'un film ďécorché vif. Du coup je me trouvais au coeur de la vie des USA tout aussi intensément qu'en salle noire dans un siege de cinéma. » — Nous n'étions, mé raconta le professeur, ni des gangsters ni des voyous, et pourtant nos vis-á-vis, au gou-vernement, avec leurs jeeps, leurs walkies-talkies, leurs boucliers et leurs armes, perdirent le sens des proportions. Au fond je crois que seuls les étudiants avaient une foi intense en la democratic! » Pendant que Hunger parlait, je ne pouvais nťempé- cher ďadmirer. Ces Américains, de droite ou de gauche, qui sont persuades d'habiter le haut lieu de la liberté, dont if ils trouvent le sens dans la Constitution, et dont ils se ' croient dépositaires, s'affrontent partout avec une energie et une jeunesse qui me sidéreront toujours. » — Tout s'envenima en quelques jours, me raconta Hunger, chaque manifestation attirait, comme un in- 118 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE cendie, de plus en plus de curieux et de cameras. On s'affrontait pour ľimage. Les forts en gueule devenaient des vedettes et réussissaient toujours á se faufiler au premier rang. Libertaires et communistes étaient au čoude á coude. Des solidarités inattendues naissaient. Puis, sou-dainement, tout le mouvement de contestation s'est écroulé. La stratégie policiěre avait été efficace et perverse : des bourses et des postes importants offerts aux plus ambitieux, des poignées de comprimés de LSD aux plus anxieux. » — Comment ont-ils pu acheter les leaders sans qu'ils soient lynches ? demandai-je. »J'oubliais que nous étions dans un grand pays. Hunger m'expliqua qu'on leur avait offert des jobs dans l'Est, dans d'autres universités célěbres, plus calmes, ou ils se firent oublier. Les activistes laissés á eux-mémes trans-formérent la lutte en féte de la drogue que le FBI n'eut plus qu'á nourrir pour mieux la démanteler. » Avait-il une larme á l'ceil, me racontant sa vie, ou était-ce un reflet dans son casque d'astronaute ? Sa voix était triste. Je ne disais mot, le laissant se souvenir. II avait refuse les honneurs et l'acide, m'expliqua-t-il, et c'est á cette époque qu'avec des amis il pensa élaborer un autre scenario. » — Nous nous sommes retires des groupes militants comme si la politique ne nous intéressait plus, dit Hunger, mais un an plus tard nous nous étions donné les moyens d'agir de facon efficace, sans violence, de maniere clandestine. Nous avions compris qu'il était absurde de vou-loir nous battre contre le complexe militaro-industriel avec des pancartes et des défilés. Voilá ! » — Et aujourd'hui ? 119 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE » — Je coordonne ľaccueil aux réfugiés politiques. Pour ľAmérique latine, je travaille en collaboration avec les Églises, parce qu'elles peuvent mieux que ďautres se concilier l'opinion publique. Cest une énorme entreprise. Mais j'ai des projets plus personnels. » — Terounech fait partie de ceux-lá ? » — Oui. Elle aura comme responsabilité les illégaux africains. Cest plus difficile parce que nous n'avons pas de frontiěre et qu'ils ne vont pas ramer jusqu'á nos côtes ! Mais nous trouverons. Les aéroports sont des passoires. On peut faire un détour par le Canada. Utiliser la famine pour toucher les cceurs. II faut se servir de son imagination. » — Qu'est-ce que vous cherchez ? lui demandai-je. » — Si Washington joue les gendarmes dans le monde, mon devoir est d'ouvrir le pays aux immigrants que ľon refoule. Vous avez peut-étre remarqué, á ľécran de la television, qu'il y a ici des reporters de toutes les races? Nos ennemis commanditent les emissions et croient tout contrôler. Nous, nous agissons sur les informateurs. Chaque fois qu'un poste s'ouvre, nous placons dans les salles de redaction des candidats que nous avons recrutés. Pour contrer le mensonge. Ce sont des amis que nous avons choisis un peu partout sur la planete. Je suis pour la suppression des frontiěres. » — Terounech va devenir une vedette de Information télévisée ? » — Elle va surtout pratiquer un metier qui lui per-mettra de voyager. Nous n'en ferons pas une speakerine, mais une journaliste. Elle parle parfaitement ľanglais. Elle a le talent nécessaire. Le reste, c'est une question de culture et de code. Vous allez nous aider ? 120 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE » — Qu'est-ce que je pourrais faire ? » — II y aura bientôt une ouvertuře dans une station de Los Angeles qui diffuse ici par cable. Vous étudierez le style de la maison. Vous verrez comment se component les journalistes. Puis vous enseignerez á Terounech la maniere. Vous avez quatre mois. Vous devenez son tuteur. » Je reprenais du service pour k négus! Terounech me tombait du ciel. Cest Son Altesse Sérénissime Hailé Selassie qui aurait été ravie! Elle qui avait tant investi dans ľéducation des patres et des bergěres! Qui leur avait fait apprendre les langues étrangěres! Qui avait eu une gouvernante francaise et séjourné á Londres! Qui avait parcouru le monde! » — Si vous acceptez d'aller chercher notre pupille á ľaéroport demain soir, ajouta Hunger, vous me rendrez un Tier service. J'ai un meeting lundi matin á Hollywood et je ne puis étre partout á la fois. » — J'irai, dis-je sans hésiter, je veux vous aider. Mais puis-je vous poser une derniěre question ? Pratique. Parce que j'ai déjá (dans ma jeunesse) organise des mouvements. » — Vous vous inquiétez de nos finances ? » — Et des autres collaborateurs. Qui sont-ils ? »II me répondit que le réseau comptait un peu moins de cent vingt complices, qu'il était le seul á les connaítre tous. L'un ďeux, de Stanford, avait mis au point une rancon électronique percue directement sur le tresor de certaines sociétés. Une merveille de détoumement de fonds par ordinateur. II récoltait á l'achat et á la vente un infime pourcentage de toutes les transactions boursiéres. Ni vu ni connu. Allan Hunger, dans son scaphandre de nylon, se révélait un Américain selon mon coeur, preux chevalier, shérif sans peur et sans reproche, superman 121 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE dévoué, héros des bandes dessinées de mon enfance. Ne nťétais-je pas moi-méme, dans le courant national, pris pour un justicier? Parmi les films d'Hollywood qui m'émouvaient toujours, il y avait ce scenario en noir et blane d'un rédacteur en chef partant en guerre, dans une petite ville, contre la mairie corrompue. Une intrigue signée du pere d'Allan Hunger, certainement. Le film commencait par le pian d'une pierre lancée dans la vitre du quotidien : ľon pouvait ainsi Hre le nom du journal. Mais le maire gangster cette fois-ci était allé trop loin ! Les petits se battraient et le dénonceraient. Le directeur du journal convoquait les reporters. Parmi eux Humphrey Bogart, ou James Stewart, ou Terounech... » — Vous serez désormais peut-étre épié, ajouta le pro-fesseur, done tout ce que vous ferez devra étre parfaite-ment et strictement légal. Vous deviendrez un citoyen modele que ni les policiers, ni ľimpôt, ni les services de ľ Immigration ne pourront coincer. Votre feuille de route doit étre impeccable. lis sont á mes trousses depuis des années et n'ont pas encore réussi á m'épingler. Pour en savoir plus long, ils devront me torturer ! lis n'ont pas, á ce jour, osé le faire. » II avait, en prononcant ces derniers mots, arraché son casque, enlevé ses écouteurs, débranché son micro et se passait nerveusement la main dans les cheveux mouillés aplatis sur son front. II sourit. Francceur ľimita, sortant á son tour la téte de son aquarium. Le rock vibrant lui rem-plit les oreilles. — Je me fais vieux, cria Hunger en descendant l'esca-lier, et cette musique m'exaspére de plus en plus. 122 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE — Croyez-vous, lanca Gregory á la blague, que les policiers qui vous épient aiment le heavy metali Hunger prit la question au sérieux. A moins qu'il n'ait eu un sens de l'humour qui échappät á Gregory. — Ils ont trente ans. Cest bien possible en effet! Vous croyez, demanda-t-il, que je devrais utiliser ľopéra ? — Non. Au contraire. Marshall MacLuhan soutenait que le rock tiermondiserait la jeunesse. Vous leur ouvrez l'esprit sur I'univers avec pareille musique tribale! — Cest bien possible, fit Hunger avec une moue enjouée. Puis il éteignit ľélectrophone. Le silence les assomma. Quand le bruit de la rue revint, ils se regardaient comme coqs en pate. Francceur tenta de provoquer le professeur avec une théorie sur la musique et les communications modernes, mais les joies de la raison raisonnante ne disaient rien á Hunger. Les Californiens ne sont pas trěs enclins á s'affronter dans des discussions d'idées. Ils pré-fěrent ne pas contredire leurs invites. Politesse du Paci-fique. Gregory prit congé, dans la cuisine rouge, aprés étre convenu d'une rencontre á trois dans les jours qui venaient. II était arrive devant le bungalow téte basse et l'air coupable, il remontait dans l'Apocalypse avec une mission! 11 lui faudrait réfléchir aux objectifs du professeur, mais il savait qu'enfin il voguait sur la créte des vagues, pour le plus grand bien de ľhumanité. Suzanne aurait été fiěre de lui. « Je ne me souviens pas bien de ce que j'ai fait ce samedi-lá, dans ľaprés-midi. Un tour aux puces, certaine- 123 UNE mSTOIRE AMÉRICAINE ment, car je cherchais un cadeau original pour Terounech, mais la brocante n'avait aucun intérét. Et quel bijou offrir qui soit digne ďune princesse éthiopienne? Peut-étre suis-je, par la suite, alle me promener du côté du jardin botanique, oú l'on afftrme avoir vu ma voiture, mais cela n'était certainement pas pour preparer mon " crime ", comme le suggěre l'accusation. Puis j'ai roulé quelques heures dans les collines derriere la ville, pour reprendre mes esprits et me composer une attitude. J'étais passé, soudain, du réve á la realite. Allais-je abandonner mes recherches et renoncer á la bourse ďétudes pour devenir le maitre en communications d'une jeune femme africaine que je ne connaissais pas ? Pouvais-je assumer les deux täches á la fois ? J'envisageai d'entreprendre mon enquéte en dépouillant les sondages de motivations déjä effectués depuis deux ans en Californie du Sud et dans ľlllinois. Cela ne serait pas inutile et je serais ainsi plus libre de mon temps avec Terounech. » Le soir s'amena. J'ai erré une petite heure, poussant mon chariot nickelé, dans les allées du Park'n Shop de la rue Derby, pas trěs loin du pare municipal. Je voulais offrir un banquet á notre déléguée du tiers monde, mais toute cette nourriture á ľétalage me soulevait le cceur. Dans une vie antérieure, e'e'st Suzanne qui faisait les courses. Je m'étais specialise dans le menage. J'achetai tout de méme, pour les chats de la maison, quelques conserves nouvelles. Ľévénement méritait ďétre sou-ligné! Pour nous : du champagne, des viandes épicées, des fruits. » Avant de rentrer au Chateau, j'allai frapper chez Maritain. 11 jouait aux cartes avec des amis qui nťinvitě-rent á me joindre á eux. Dans la cuisine, pendant qu'il 124 UNE H1STOIRE AMÉRICAINE rangeait mes sacs au réfrigérateur, je lui annoncai que j'attendais une amie (venue de loin) qui habiterait avec moi désormais. II dit qu'il ne voyait lá aucune difficulté, qu'il me comprenait. II songeait lui aussi á se mettre en menage! Je ne pouvais le détromper et perdis cinquante dollars au black jack avant de les quitter. » Cette nuit-la, Lucifer dormit á mes côtés. Au matin il y avait trois gouttes de sang sur l'oreiller. Je n'y fis pas attention, n'étant pas superstitieux. J'appelle un chat un chat, comme on dit en américain. » 10. Dans le passage éclairé qui menait du garage á ľembarca-děre, á ľaéroport international de San Francisco, étaient éta-lées différentes ceuvres ďart empruntées á des collections particulieres pour une exposition sur le theme du transport á travers les äges. De la locomotive au canot ďécorce. Ľobjet le plus étonnant était une voiture automobile de modele 1950 réalisée en céramique, de couleur rose bonbon et bleu poudre, grosse comme un cochon de lait. Appétissante. Francceur y revint dix fois, aprěs ľavoir choisie pármi les douzaines d'ceuvres mises en scene dans des cages vitrées tout le long du trottoir mécanique. 11 dévorait le modele réduit des yeux, sa forme généreuse et molie aux teintes déli-cieuses lui rappelant une tirelire de son enfance. Chaque fois que sa mere gagnait un tournoi il s'enrichissait d'un dollar. Son pere lui faisait don de la méme somme d'argent lorsqu'il réussissait le grand jeu : une encyclopedic Larousse et une bibliothěque en prime dans une famille ďillettrés. Georges-Henri soutenait que ces gens, par osmose, acquerraient l'ins-truction dont ils étaient dépourvus. De toute maniere il y avait les illustrations. N'avait-il pas découvert le monde en feuilletant le dictionnaire? Mais plus personne n'était lá pour remplir son cochonnet. Vieillirait-il jamais ? 127 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE Gregory attendait patiemment que ľavion de la Pan American daigne arriver de New York. II y avait eu d'abord un retard annoncé de trente minutes. Puis d'une heure trente : une tempéte d'hiver, lui expliqua un supervisee, balayait le centre des Ětats-Unis. Pour bien faire, il aurait fallu que ľaéronef passät par le Mexique, mais le pilote avait préféré affronter I'oeil du cyclone. Francoeur lui-méme avait sérieusement sommeil quand ľécran cathodique annonca enfin ľatterrissage. II ne lui restait plus qu'á reconnaitre Terounech dans la foule des passagers. II avait pensé á se fabriquer une affichette, comme les chasseurs ďhôtel, et la tenait au-dessus de sa téte pour se faire repérer. Portant des vétements sport, les pieds dans de vieux souliers de tennis, Gregory avait l'allure d'un mis-sionnaire á la retraite attendant une congregation de dames patronnesses. Mais eile, de quoi aurait-elle l'air? D'une bonniche écrasée ? D'une puissante mammitée ? D'une elegante jeune fille habituée aux salons de the ? Tchai. Bikieri. Kebe. Des mots lui remontaient á la memoire, qu'il avait utilises touš les jours pendant des années, puis ranges aux oubliettes. Appartenait-elte á la tribu des Amharas qui ont toujours fiěre allure, nez aquilin, cheveux souples, traits caucasiens teints d'un brun doux ? Ou était-elle noire et trapue comme les femmes gallas ? D'une lignée de reines ou d'une tradition d'esclaves ? II se rappelait les petites filles timides et nerveuses qui avaient l'habitude de se tenir au fond de la classe á ľuniversité d'Addis-Abeba, envelop-pées dans leurs c/iammajcomme des fruits murs. Une seule étudiante, souriant de toute sa face de lune, osait parfois le regarder en face. L'avait-elle désiré ? Était-elle insolente ? Comment reconnaitre le mépris sur un visage étranger ? 128 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE Pres du tiers de ľavion s'était vidé et Francoeur cher-chait toujours en vain Terounech des yeux. II se demanda si les pasteurs protestants qui ľavaient hébergée avaient tenté de la convertir au christianisme. Insidieux. Ou bien, eile pouvait appartenir ä la grande culture copte d'Alexandrie ? Passerait-elle la porte en costume tradi-tionnel ? « Des idées plus folles les unes que les autres me traver-saient le cräne. Plutôt que de tenir comme un zouave mon enseigne á bout de bras, n'aurais-je pas du m'amener, pensais-je, avec dans chaque main une paire de testi-cules? Car c'est ainsi que chez les Dankali on fait une demande en mariage ! Certains guerriers vont méme cher-cher ce gage, quand il se fait rare, jusque dans le ventre d'une femme enceinte. Loto bébé. Pratique cruelle, née du desert, oú, dans une économie du brin d'herbe rare et de terre sulfureuse, tout male qui veut procréer doit d'abord équilibrer le budget des vivants et des morts. J'aurais ouvert mes paumes et présenté les organes desséchés de quelques chasseurs blancs perdus, éventrés au soleil, que j'aurais délicatement offerts á ma princesse venue des hauts plateaux. Ensuite nous serions partis en voyage de noces aux sources du Nil. » Ce n'était évidemment pas le genre de la maison. Les voyageurs du Boeing, serviette de crocodile á la main, imper militaire jeté sur ľépaule, chapeau mou relevé sur le crane, conservaient leurs précieux bijoux dans des cale-90ns de soie. Of course. Et Gregory, préoccupé de lui- 129 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE méme, n'avait apporté á ľaéroport ni couilles sěches, ni fruits juteux, ni fleurs odoriférantes, ni chocolats cré-meux. II en était honteux et, plus Terounech tardait, plus il se sentait coupable ďincivilité. De ľautre côté, si ľÉthiopienne n'arrivait pas, c'est qu'elle n'avait tout simplement pas bougé de son fauteuil. Elle se sentait peu pressee, pendant que les autres passagers se bousculaient pour vider les bennes et attraper leurs bagages au-dessus de sa téte, de se précipiter dans ľinconnu. Terounech, encore tout ensommeillée par le long trajet qui ľavait menée d'Éthiopie en Californie, s'était refusée, jusqu'á cet instant, á seulement penser á ce qui ľattendait chez Allan Hunger. Pendant ľescale, á New York, une representante des missionnaires était venue gentiment ä sa rencontre á ľaéroport John-Kennedy. En bavardant eile avait appris qu'un mouvement pacifisté avait défrayé son voyage et que le travail de dame de compagnie n'était qu'un pieux mensonge. Terounech, sur le coup, avait été profondé-ment décue. Elle s'était faite á ľidée de passer ses jours á pousser la chaise ďune infirme sur une promenade enso-leillée le long de ľocéan... N'avait-elle pas suffisamment servi la revolution ? Ne pouvait-on la laisser respirer ? La missionnaire n'avait pu lui dire si Allan Hunger espérait lui confier de nouvelles activités politiques. Terounech révait de silence et de solitude. Elle ferma les yeux. Une hôtesse de ľair vint lui demander si eile était souffrante. II n'y avait plus de passagers dans ľavion. — Vous étes arrivée á San Francisco, insista ľem-ployée, on vous attend ? Terounech sourit et acquiesca en silence. Elle emprunta avec nervositě le long couloir vide qui s'offrait entre les 130 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE banquettes dont les dossiers pointaient dans tout%s jgs directions. Elle portait un tailleur écru, les cheveux c^urts des boucles d'oreilles en or du pays. Le colonel Cie^re' Mariam, dont eile avait été pendant quelques mois 1^ maj tresse, ľavait surnommée « le guépard ». Les r^vo'u^jon. naires, comme les scouts, croient aux totems. Elle e^assa le militaire de ses pensées et, se sentant plus legere, d^cj(ja qu'elle traverserait le boyau reliant ľavion á ia sajje ďarrivée comme un nouveau-né fait son chemin d^s je col de ľutérus. C'est ainsi que Gregory vit naitre so^ ses yeux, au moment oú il allait désespérer, une iniagfc ^ force et de détresse tout á la fois : Terounech sVjta;t dans une nouvelle vie. — Monsieur Allan Hunger je crois ? demanda 1 i^io-pienne. Elle se dirigea vers lui : seul dans la salle d'atten^ sa petite affiche ä la main, Gregory était presque Paralys'e « J'avais certainement ľair ďun demeuré, la Sjcne ouverte, les yeux fixes, la téte un peu inclinée, éblo^ son arrivée. Avant méme de lui tendre la main, jem«pen_ chai pour la saluer aussi bas que mon corps accept^ ^ se plier. Belle pomme ďor, je fais ma reverence! ^^ comme par miracle, je retrouvai la litánie inépuisab^ ^ salutations amhariques : » —Terounech? Ichy. Denasteling Terounech! ^nas. teling guétouch ! Dana no ? Dana no ?... » Elle me rendit mon salut avec gräce, un s0(,rjre étonné sur ses lévres charnues et comme taillées au r^jr C'est eile qui interrompit le rituel. » — Je suis touchée, monsieur Hunger, dit-elle, ^^ 131 UNE HISTOIRE AMĚRICAfNE méme, n'avait apporté á ľaéroport ni couilles sěches, ni fruits juteux, ni fleurs odoriférantes, ni chocolats cré-meux. II en était honteux et, plus Terounech tardait, plus il se sentait coupable ďincivilité. De ľautre côté, si 1'Éthiopienne n'arrivait pas, c'est qu'elle n'avait tout simplement pas bougé de son fauteuil. Elle se sentait peu pressée, pendant que les autres passagers se bousculaient pour vider les bennes et attraper leurs bagages au-dessus de sa téte, de se précipiter dans ľinconnu. Terounech, encore tout ensommeillée par le long trajet qui ľavait menée d'Éthiopie en Californie, s'était refusée, jusqu'á cet instant, á seulement penser á ce qui ľattendait chez Allan Hunger. Pendant ľescale, á New York, une representante des missionnaires était venue gentiment á sa rencontre á ľaéroport John-Kennedy. En bavardant eile avait appris qu'un mouvement pacifisté avait défrayé son voyage et que le travail de dame de compagnie n'était qu'un pieux mensonge. Terounech, sur le coup, avait été profondé-ment décue. Elle s'était faite á ľidée de passer ses jours á pousser la chaise ďune infirme sur une promenade enso-leillée le long de ľocéan... N'avait-elle pas suffisamment servi la revolution ? Ne pouvait-on la laisser respirer ? La missionnaire n'avait pu lui dire si Allan Hunger espérait lui confier de nouvelles activités politiques. Terounech révait de silence et de solitude. Elle ferma les yeux. Une hôtesse de l'air vint lui demander si eile était souffrante. II n'y avait plus de passagers dans l'avion. — Vous étes arrivée á San Francisco, insista l'em-ployée, on vous attend ? Terounech sourit et acquiesca en silence. Elle emprunta avec nervositě le long couloir vide qui s'offrait entre les 130 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE banquettes dont les dossiers pointaient dans toutes les directions. Elle portait un tailleur écru, les cheveux courts, des boucles d'oreilles en or du pays. Le colonel Gebre Mariam, dont eile avait été pendant quelques mois la mai-tresse, l'avait surnommée « le guépard ». Les révolution-naires, comme les scouts, croient aux totems. Elle chassa le militaire de ses pensées et, se sentant plus légěre, décida qu'elle traverserait le boyau reliant l'avion á la salle ďarrivée comme un nouveau-né fait son chemin dans le col de ľutérus. C'est ainsi que Gregory vit naitre sous ses yeux, au moment oů il allait désespérer, une image de force et de détresse tout á la fois : Terounech s'agitait dans une nouvelle vie. — Monsieur Allan Hunger je crois ? demanda 1'Éthiopienne. Elle se dirigea vers lui : seul dans la salle d'attente, sa petite affiche á la main, Gregory était presque paralyse. « J'avais certainement l'air d'un demeuré, la bouche ouverte, les yeux fixes, la téte un peu inclinée, ébloui par son arrivée. Avant méme de lui tendre la main, je me pen-chai pour la saluer aussi bas que mon corps acceptait de se plier. Belle pomme d'or, je fais ma reverence! Puis, comme par miracle, je retrouvai la litánie inépuisable des salutations amhariques : » — Terounech ? Ichy. Denasteling Terounech ! Denas-teling guetouch! Dana no ? Dana no ?... » Elle me rendit mon salut avec grace, un sourire étonné sur ses lěvres charnues et comme taillées au rasoir. C'est eile qui interrompit le rituel. » — Je suis touchée, monsieur Hunger, dit-elle, mais 131 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE vous ne trouvez pas que ces simagrées ont assez duré ? Je n'ai pas quitté Addis-Abeba hier pour me retrouver dans un salon du ghébi! L'empereur est mort, Dieu ait son áme. La revolution nous a toutes affranchies, princesses ou paysannes, et puis je croyais étre arrivée á San Francisco ? Alors! » Sa voix était chaude. Son debit un peu rapide, mais cela pourrait facilement se corriger. Son accent britan-nique ajoutait une dimension théätrale á laquelle il me faudrait réfléchir. Je pensais á toutes ces choses automati-quement, comme je m'emparai de son sac. Puis je repris mes esprits. » — Je regrette ďavoir á vous décevoir, lui dis-je, mais le professeur Hunger avait des affaires pressantes qui ľont mandé á Los Angeles. II m'a demandé de vous rece-voir á sa place et de m'occuper de votre installation parce que j'ai séjourné autrefois dans votre pays. Je me nomme Gregory Francceur. » Je lui tendis la main qu'elle tint dans la sienne pendant qu'elle me questionnait. » — Francceur, dit-elle, ce n'est pas trěs américain 9a, non? » — Vous avez raison, répondis-je, comme vous j'arrive aussi en Californie. Je suis attache á ľuniversité pour un projet de recherches. J'habite Montreal, je suis ďorigine québécoise. » — Ah! dit-elle dans un francais chantant, vous étes canadien ? » — Si vous voulez. » — Vous ne seriez pas jesuite par hasard ? ajouta-t-elle en reculant un peu les épaules. » — Pas du tout, répondis-je, vous étes catholique ? 132 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE » — Musulmane, dit Terounech comme si cela allait de soi, mais on m'a souvent parle des jésuites canadiens qui dirigeaient autrefois ľuniversité d'Addis-Abeba. » — II n'y avait pas que des jésuites! » — On disait qu'il était trěs difficile de distinguer les jésuites des autres Canadiens. Ils ne portaient pas la soutane et buvaient comme des laics. » — Vous avez raison, lui dis-je, le négus les préférait en civil pour éviter les querelies religieuses. II était trěs astucieux. » — Vous avez connu ľempereur mieux que moi! dit Terounech. » lis se dirigěrent tout en parlant vers la consigne. La jeune femme était heureuse ďavoir á ses côtés un ami du pays. Gregory se sentait une responsabilité de famille. L'enfant était né en douceur et faisait déjá ses premiers pas. Terounech fit une remarque sur le luxe de ľaérogare. — J'ai vécu toute mon enfance dans une grande maison pres de la place Saint-Georges, dit-elle, deux étages blancs, un toit de tôle qui chantait á la saison des pluies, une grande galerie en bois, entourée d'eucalyptus... — Vous retrouverez des eucalyptus ici, s'empressa de dire Francceur, puis il demanda : Que faisait votre pere ? — Le mari de ma mere était soldát. Officier de la garde. II a été tué dans une escarmouche á la frontiěre somalienne. Ma mere était enceinte de moi. II était beau-coup plus ágé qu'elle. Je n'ai pas méme une photo de lui. C'est comme s'il n'avait jamais existé. Cependant qu'ils étaient á fouiller ľalbum de famille, les valises transportées dans l'abdomen du 747 avaient 133 UNE HISTOIRE AMERICAINE commence á défiler comme des canards sur la courroie sans fin du convoyeur. Terounech indiqua un sac de cuir que Francoeur attrapa. Suivait une malle métallisée qu'elle avait fait fabriquer au Mercato avant de partir. La boite pesait une tonne et Francceur se donna un vilain tour de reins en la soulevant. — Je ne suis plus jeune! dit-il avec un sourire force. Puis il alia louer un chariot et la précéda en boitillant vers le parking oú dormait la coccinelle. Terounech lui paraissait maitresse ďelle-méme, Hunger avait eu raison. 11 se surprit á admirer d'avance ce qu'il ferait d'elle. — Je suis trěs heureux que l'on m'ait confié la táche de venir vous chercher, lui dit-il. — Vous étes gentil, monsieur Francceur, mais sachez que je suis morte de fatigue et de frayeur. Elle s'arréta devant la porte du garage, le forcant á se retourner : — Vous savez ce que l'on attend de moi? demanda-t-elle, les yeux graves. — Rien que vous ne pourriez réussir, je vous le pro-mets. Mais je pense que c'est au professeur Hunger de vous expliquer ses plans. Vous le verrez plus tard, cette semaine sürement. En attendant on vous inscrira á l'uni-versité. II sentit que Terounech se laissait flotter soudain et le suivait comme une bouée de sauvetage. II lui présenta l'Apocalypse et s'excusa de ľextréme délabrement de la voiture. — Mais c'est une automobile historique! Vous ne savez pas ? Terounech lui rappela que, méme s'il possédait douze Rolls Royce, le négus avait été conduit de son palais á la 134 UNE HISTOIRE AMERICAINE prison en compagnie de ses chiens pékinois par un offi-cier subalterne dans une coccinelle d'occasion. Amusé, Gregory coinca la malle sur le siěge arriěre et fourra les deux sacs de cuir sous le capot. — Vous verrez, Allan Hunger est un patron sympa-thique, lui dit-il en tournant la clef de contact. Puis il lanca un « Welcome to California!» qui aurait fait rougir de joie tout president de la Chambre de commerce. La voiture se mit en marche et ils s'avancerent vers le guichet oii Gregory paya la place louée. Terounech se taisait, le menton immobile posé sur sa main effilée, les genoux relevés sous sa jupe de toile. Elle avait cherché un vétement qui lui permit de passer inapercue et trouvé ce tailleur chez la couturiěre arménienne qui habillait sa mere autrefois. Oublier la misěre. Ne plus penser. Se laisser conduire. Changer de plans. Qui était ce Francceur, pas trěs beau, un peu dégingandé, inquiet de chaque geste qu'il posait et qui la regardait par en dessous comme les farenghis, les étrangers du café Ménélik lorsqu'elle venait y prendre une glace avec ses amies ? «Je me tus et laissai l'Éthiopienne á ses pensées. J'empruntai la bretelle qui nous mena á la route 101, direction nord, et glissai l'Apocalypse dans le flot ininter-rompu des véhicules qui roulaient comme globules rouges et blancs, quittant parfois l'artere principále pour une veine qui menait vers les banlieues de San Francisco. » Devant nous la cite se découpait sur le ciel de nuit, vaporeuse, lumineuse, enveloppée de grands bancs de brume venus de ľocéan s'échouer sur les collines. Terounech fermait de temps á autre les yeux, plus aveuglée par 135 UNE HISTOIRE AMÉR1CAINE la fatigue du voyage que par les phares des voitures que nous croisions. Je la vis frissonner. Je me permis de lui raconter mon retour d'Afrique, vers l'Europe, et notre arrivée á bord du Jean Laborde aux quais de Marseille. Suzanne et moi avions été tellement effrayés par le tinta-marre et ľactivité du port que nous nous étions littérale-ment caches au fond du taxi, comme des animaux sau-vages menaces. » — Et puis il faut ajouter que l'on croit quitter J l'Afrique, mais au fond eile ne vous quitte jamais, ni ses \ lumiéres, ni ses bruits, ni ses odeurs. Ne luttez pas. » — J'apprécie votre sollicitude, monsieur Francoeur, dit lentement Terounech, et votre anecdote marseillaise contient deux messages; ľun : vous étes marié ; 1'autre : vous croyez pouvoir vous mettre dans mes souliers et me comprendre. Je vous répondrai sur le méme pian : j'ai été fiancée, et vous ne saurez jamais vous glisser dans ma peau. Vous avez vos cartes postales, j'ai mes cauche-mars. » Gregory ne répliqua pas. Ils roulěrent en silence, au son monocorde des pneus sur 1'asphalte strié. Terounech regardait droit devant eile. Des limousines rutilantes les dépassaient qu'elle ne voyait méme pas. Sa colěre apaisée eile ajouta : — J'arrive ďun pays que vous avez connu naguére, mais qui n'existe plus. Je n'ai pas l'intention ce soir de vous raconter les aventures de Lenine au pays de Saba. Mais, croyez-moi, il en coüte eher au peuple pour satis-faire aux mythes du xxe siěcle. Dans son cerveau se précipitaient des fantomes qu'elle 136 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE ne voulait plus revoir, des amis morts écartelés, des carnages inutiles. — Au fond pour quelle raison avez-vous accepté de venir en Californie ? lui demanda-t-il soudain. — Je ne sais pas. Pour mes enfants peut-étre ? répondit l'Éthiopienne. Puis eile ajouta, impatiente : — Sommes-nous encore loin de ľhôtel ? Parce que je dois dire que toutes mes horloges sont en délire. J'ai traverse onze fuseaux horaires pour arriver ici. Je suis méme plus jeune, si j'en crois la théorie, que quand je suis partie! Les lumiéres scintillaient dans le corridor de béton menant de la ville au long pont qui traverse la baie. Terounech remarqua que l'on dépensait plus ďélectricité pour illuminer la nuit de San Francisco que dans toute une année pour toute l'Éthiopie. — A quoi bon vous indigner ? dit Gregory, personne ne vous écoutera. — Je ne m'indigne pas, répliqua la jeune femme, je constate et je m'étonne. Je demande oů est la justice dans tout cela. Pourquoi suis-je nee en Afrique et vous en Amé-rique comme ces millions ďétres humains ? Pourquoi, de naissance, comme les enfants de l'empereur, ont-ils toutes ces richesses ? — Ici, vous avez raison, on a l'avenir dans son assiette comme un morceau de gáteau á la crěme. Vous ne voulez rien manger? — Je veux dormir jusqu'á ce que mes muscles n'en puissent plus de la position couchée! — Nous arrivons dans dix minutes, expliqua Gregory. Nous prenons la prochaine sortie. Vous habiterez chez moi au debut. Par la suite on verra ce que vous choisirez. 137 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Lucifer était assis au salon quand Terounech est entrée au Chateau, précédée de Gregory. II les suivit dans ľescalier jusqu'á la chambre que Francoeur avait aménagée pour son invitee, et oú Gregory déposa, essoufflé, les sacs et la malle. Le chat vint se frotter aux mollets de l'Éthiopienne comme un enfant affectueux et se glissa sous le lit. Terounech pria son hôte de laisser la bete dormir avec eile. —■ Tous les chats du monde ont un ancétre éthiopien, dit-elle, il retrouve peut-étre á mon odeur un souvenir de l'Abyssinie lointaine! Francoeur lui souhaita bonne nuit et s'en fut dans la cuisine réfléchir et casser la croüte. Tout nous sépare, pensa-t-il, la race, ľáge, la culture, la religion, la langue, et pour-tant nous voilá réunis en terre promise ! II prit la bouteille de champagne qu'il avait laissée au réfrigérateur et la déboucha avec precaution. Pendant qu'il avalait, solitaire, des bulles á petites gorgées, Terounech dormait déjá á poings fermés, écoutant dans son sommeil profond la voix lointaine de sa mammitée qui lui racontait, comme lorsqu'elle était enfant, ľhistoire de la famille imperiale. Au temps d'Addis. En ce temps-lä, la terre était toute petite et aplatie comme une galette í/'ingéra. Balkis, la reine de Saba, régnait sur le royaume d'Axoum et tout le Sud de la péninsule Arabique. Elle était heureuse, jeune, et avide de tout sa voir. Quand, ä travers les mers, les f ore t s et les deserts, la reputation du roi Salomon parvint jusqu'á eile, Balkis désira immédiatement le rencontrer. On disait qu 'il était juste, riche, puissant et généreux. Salomon n 'adorait qu 'un Dieu. Alors la souveraine décida de quitter son pays et de se rendre ä Jerusalem ä la tele ďune carované dont les chevaux et les chameaux furent charges de presents somptueux : aroma tes piiissants, bijoux fait s d'or et d'argen t, ivoires poliš, animaux rares, dont deux couples de singes gueuriza qui se 138 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE pavanaient avec leur cape noir et blane dans de grandes cages de bambou. A cette époque, le souverain ď Israel était au sommel de sa gloire. II avait trente ans. Salomon vivait agréablement au milieu dune cour scintillante dans un faste sans pared, entouré de richesses uniques. Pourtant, lorsque Balkis se pré-senta, il fut émerveillé de ses cadeaux et rapidement séduil par la beauté altiére de sa jeune visiteuse. Son intelligence vive ľimpressionna. Ľillustre reine, charmée eile aussi par la grace du roi. lui demanda de l'instruire du vrai Dieu el décida de rester une année entiére á ses côtés. Elle s'installa, avec sa suite, dans les appartements ďun palais situé á proximité de celui de Salomon. lis se voyaient tous les matins et chaque jour se seniaient plus proches l'un de lautre. Hélas! une reine ne peut rester indéfwiment loin de ses sujets et de son tróne. Les souverains ont des täches de gouvernement auxquelles ils ne peuvent échapper. Salomon le savait bien, qui tranchait tout avec sagesse, et ne fit rien pour la retenir malgré ľenvie qu'il en avait. II organisa done un repas ď adieu qui surpassa en somptuosité tous les fest ins donnés á ce jour. Le banquet comprenait un grand nombre de plats třes épicés dont Balkis raffolait et se prolongea si tard que, pour épargner á la reine d'avoir á partir pendant la nuit, Salomon lui proposa sa chambre. Les convives échangěrent entre eux des sourires complices. Alors la reine de Saba. avant d'accepter, exigea du roi publiquement qu'il n'entreprit rien contre sa vertu. Salomon acquiesca ä une condition : que la reine á son tour prom i t de ne rien prendre dans la chambre qui fiit á lui. Ces serments amusérenl la galerie. Quelques instants plus tard Balkis, súre ďelle-méme, se retira derriére un rideau oú Salomon avail fait preparer un lil ä son intention et s'endormit aussitôt. Mais, au milieu de la nuit, la reine, torturée par une soif intense, s'éveilla sou-dain. Une eruche ďeau fraiche était á portée de main, sur une petite table basse en bois de rose. Balkis s'en empara et but avec délice. Au matin, Salomon sut que sa ruse avait réussi. II s'approcha d'elle avec douceur : le serment. lui dit-il, était rompu. eile avait hu de son eau. il boirait á ses lévres. Au moment de se quitter, alors quelle était montée sur son 139 UNE HISTOIRF. AMĚRICAlNfc cheval noir, le roi tendit á Balkis un anneau ďor ouvragé en lui disant: «Si un fils nous est donné, remets-lui celte bague, 1'anneau lui ouvrira les portes du palais de son pere. » Neuf mois plus tard, dans une tle du lac Tana oü eile s'était retiree, la reine de Saba mit au monde un petit prince quelle nomma Ménélik. A sa majorite U se rendit, par mer et par terre, auprés de son pere Salomon, apprendre le metier de, souverain. A la mnrt de Balkis, Venfant devint roi d'Ethiopie. premier regent de la dynastie des Salomonides. 11. « Tout ici a la profondeur du celluloid ! lis transforme-ront un jour ma cellule en Heu de pělerinage (Réservez vos billets chez Ticketron) et les enfants des écoles primaires de la region, pour la classe de civisme, viendront toucher du doigt la caverne du french rapist and arsonist, pour vous servir. » Suzanne arrive aujourd'hui. Elle viendra directement de ľaéroport dejeuner en prison. Le gardien-chef nous servira un repas chaud dans des plateaux qu'il fera montér depuis les cuisines de la cafeteria. II est venu s'informer de nos preferences : biěre ou chablis local ? Quel pays! Ce fonctionnaire est aussi responsable de ľuti-Hsation du telephone public, mais il ne s'est jamais oppose á ce que les prisonniers donnent á la téléphoniste des numéros de cartes volées pour réaliser leurs interur-bains ä travers le monde. " Allô Palerme ? " " Allô Rio ? " Une seule aile de cette institution carcérale a dépensé 77 000 dollars ďinterurbains le mois dernier. Pourquoi ne met-il pas fin á la fraude? Aux compagnies de telephone, dit-il, á prendre leurs precautions! Rien, dans le réglement de la prison ne defend d'utiliser une carte volée. Ce n'est pas qu'il soit contre le capital et les 141 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE corporations, il est républicain, mais il favorise ľinitiative privée. Et les assassins seront bien gardés. " Alio New York?" » J'imagine déjä Suzanne, robe mauve, collier de perles au cou, debout devant la table de la bibliothěque od je rédige depuis deux semaines ce texte pour ma defense. Write Aid. Roenicke nous aura laissés en téte á téte. Elle feuilletera le manuscrit du bout des doigts, puis eile me regardera dans les yeux comme autrefois. Est-ce que l'on s'embrassera ? Me remettra-t-elle une lettre de Janvier dont le silence me pěše? A-t-elle des nouvelles de mes parents ? Ont-ils beau temps sur la côte méditerranéenne ? » Suzanne s'assiéra et nous mangerons sans mot dire, cependant que le gardien fera les cent pas devant les ran-gées de livres relies par les bons soins des ateliers de la prison. Puis nous parlerons et je tiendrai ses mains serrées dans les miennes. » " Pas méme en pensée ? " demandera-t-elle, soupcon-neuse. Je lui dirai que je ne connais ni d'Eve ni ď Adam celie qui se pretend ma victime, et que je n'ai jamais rôdé autour du laboratoire. Que la vraie victime, c'est moi. Uex-husband. » " Tu ne crois pas que tu serais mieux en prison ? demandera-t-elle. Tu n'as jamais été trěs doué pour les travaux domestiques, c'est trěs propre ici, tout neuf, méme assez joli. Te voilä bien nourri, logé, tu peux écrire en paix, que te faut-il de plus ? " » " Suzanne, lui répondrai-je, ce n'est pas le temps de rire." » " Je ne ris pas, dira-t-elle, je te regarde, mon pauvre Gregory, et je ne vois pas que tu aies change. Le monde, la culture, ľéconomie évoluent. Toi, tu ne changes pas. Tu 142 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE es toujours le méme boy-scout á la recherche d'une cause, d'un sens historique, d'un chef clairvoyant, d'une generositě planétaire ! Le professeur Hunger s'est amené sur ton chemin et tu ľas suivi comme les disciples á Jerusalem suivaient Jésus-Christ. Mais en prison tu es ä ľabri de tes coups de cceur. Peut-étre pourrions-nous ťobtenir un regime carcéral pour intellectuel ? " » " Suzanne, lui répondrai-je, contrairement á la majorite, j'ai le courage de mes réves! Si tu veux me voir enfermé, c'est que tu cherches ä te débarrasser de moi de fagon definitive. Qui est cet avocat qui ťaccompagne? A-t-il des cheveux blonds, une moustache, vous jouissez ensemble ? Qui va payer ses frais ? " » Devant mes questions brusques, Suzanne reculera. Elle déclarera en grimacant qu'elle n'aurait jamais du venir. Je m'excuserai. Je plaiderai. Je la convaincrai. Elle pleurera dans mes bras, me consolera et trouvera la facon de toucher le coeur de Roenicke. Celui-ci me relächera alors avec les excuses de ľÉtat! Le tour sera joué! » Gregory pouvait toujours imaginer faire des pieds de nez á la realite, quitter la prison au son d'une fanfare, rédiger des contes de fees dont il était le héros, le destin bete et stupide continuait de lui jouer des tours. Un peu avant midi ce jour-lä, il apprit du consul du Canada ä San Francisco que son épouse bien intentionnée avait été retenue au depart par les officiers américains, ä ľaéroport de Montréal-Dorval, alors que l'avocat qui ľaccompa-gnait n'avait pas été interpellé. II s'entendit rappeler au telephone les droits des services de ITmmigration de refuser, sans explication ni motif, ľentrée aux États-Unis 143 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE de tout citoyen canadien. Le consul avait tenté d'inter-venir, mais ľambassade á Washington ľavait prie de ne pas insister. Suzanne était sur la liste des indésirables, ainsi en avait décidé l'ordinateur des passeports. Gregory se souvint ďun écrivain torontois récemment interdit de séjour aux États-Unis parce qu'il avait dénoncé le militarisme américain lors d'un recital de poesie. Mais Suzanne! — Est-ce parce qu'elle porte encore tnon nom ? Suis-je sur une liste noire ? Le consul en était persuade. II suggéra que ľavocat qué-bécois, puisqu'il était sur place, prit contact avec une etude legale de San Francisco pour évaluer sérieusement la situation. — J'ai connu vos parents, dit le consul, et je voudrais vous aider. Francoeur, effondré, accepta son offre et le pria d'orga-niser une rencontre avec les autorités dans les premiers jours de la semaine. « Suzanne et moi n'étions pas méme alles en cour pour ratifier notre separation tant eile semblait naturelle, et voilá que le gouvernement américain officialisait notre divorce dans le temps et ľespace! Washington, mettant son nez dans nos affaires, transformait un melodrame en tragédie. » Gregory sentit, pour la premiere fois, que cette histoire lui glissait entre les doigts. Ľadministration de la justice ne pouvait s'affronter avec comme arme son seul journal. 144 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE D'ailleurs ne ľavait-il pas rédigé uniquement pour Suzanne ? A qui le faire lire maintenant ? A Roenicke ? Au jury! En traduction! Las des communications, empri-sonné, ne pouvait plus grand-chose. Dans ľaprés-midi maitre Marleau, procureur québé-cois, obtint de rencontrer Francceur, dans la salle des visites familiales, derriěre une vitre épaisse á ľépreuve des balles, entre deux assassins. « Nous étions face á face, de part et d'autre de la cloison. Nous pouvions nous parier par telephone en nous regardant dans les yeux. Je crois qu'il se sentait ridicule. Je ne sais vraiment pas ce que Suzanne lui trouve : son visage est fade comme un ciel d'hiver. Peut-étre n'est-il pas son amant, aprés tout? Je lui ai demandé de ques-tionner Roenicke. Si je ne suis pas coupable, et que l'on m'a arrété, c'est quand méme pour une raison. Peut-étre qu'en parcourant á nouveau les dossiers il pourrait déceler un indice ? » — Vous lirez mon journal aussi. Je suis prét á répondre á toutes vos questions, mais je veux sortir d'ici. Et puis aussi je voudrais savoir ce qui est arrive á Terou-nech, lui dis-je. Je n'ai pas osé la contacter depuis la prison. Peut-étre ignore-t-elle que ľon m'a écroué! II faut absolument la rassurer. Vous la trouverez au YWCA de Los Angeles. N'en parlez á personne d'autre, je vous prie. Dites-lui... » Maitre Marleau, bedonnant malgré son jeune áge, est reparti avec une photocopie de mon journal sous le bras, dans son complet prince-de-galles, á la recherche de Terounech. Elle était si heureuse, les premiers jours á Ber- 145 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE keley! Sans lui dévoiler ses responsabilités futures, je lui avais annoncé qu'Allan Hunger voulait la diriger vers le journalisme. Elle ne voyait pas trop bien ce que cela représentait, mais eile était ravie de retourner enfin á ľuniversité et s'inscrivit, comme je le lui recommandai, aux cours de communication et d'histoire děs le lende-main de son arrivée. Auditrice libre et heureuse, dans tous les sens des mots. » Nous avons fait un tour du campus, puis je la laissai elle-méme explorer la ville pendant que je me rendais au travail. Jamais je n'aurais cru qu'une responsabilité pareille m'eüt donne autant de joie! Le professeur m'avait gáté et je mourais d'envie de retourner lui presenter ľÉthiopienne. En attendant son retour, m'inspirant des recherches faites á ce jour par Charles C. Harrod et al., je rédigeai un questionnaire á plusieurs facettes sur le bon-heur, discutai avec de jeunes chercheurs la facon de dépouiller les données accumulées et donnai un second cours qui, cette semaine-lá, me mérita plus de succěs que la premiere fois : je vis méme les Asiatiques de la classe desserrer les lévres quand je racontai la manipulation infantile que font les médias du spectacle politique, á partir d'anecdotes vécues et de quelques theories person-nelles sur la democratic électorale. Les étudiants, visible-ment, étaient moins intéressés á comprendre le pourquoi des choses qu'á en apprendre le fonctionnement. Politique, mode d'emploi. Have a nice election! » De son côté Terounech, en quelques jours, s'était acclimatée aussi bien que l'eucalyptus, originaire d'Aus-tralie, et dont le parfum nous émouvait tous deux. Plantés pour faire du bois de planche, ces arbres avaient essaimé avec autant d'aisance sur les plateaux éthiopiens que sur 146 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE les collines de la baie de San Francisco. Les autorités forestiěres avaient découvert trop tard que cette essence ligneuse ne serait toujours que decorative et odorante! Devenus inutiles pour ľindustrie, les grands eucalyptus poussaient depuis en toute Hberté, pour le seul plaisir des sens. » Nous étions aussi heureux que des vacanciers. Nous parlions comme des pies. Terounech tous les jours voulait aller au cinéma. J'acceptai de ľaccompagner dans un safari de shopping du côté de Union Square. Peu á peu, eile expliquait les gestes qu'elle avait poses et tentait par-fois de se justifier á ses propres yeux. » — J'étais á Rome avec ma mere et son nouveau man, dit-elle un soir pendant que nous faisions la queue devant un guichet. II avait été nommé ambassadeur par le regime féodal. J'avoue que je ne posais pas de questions, je jouis-sais de la vie comme d'un spectacle, d'une fontaine ancienne á une piazza bruyante. J'étudiais au lycée fran-cais. J'avais des amis. Puis l'empereur a été fait prisonnier et ľon rappela les fonctionnaires de ľétranger. Ma famille décida de rester en Italic Mon beau-pěre n'était plus trěs jeune et ne croyait pas á un vrai changement de regime. Je pensais (j'avais suivi des cours de science politique) devoir répondre á ľappel de la revolution ! » — Vous avez quitté vos parents ?... » — J'étais trěs jeune et je ne partais pas en guerre. J'allais remettre au peuple les terres du clergé et á tous l'espoir de mieux vivre! Quand je suis arrivée á ľaéroport, ľarmée nous attendait. J'ai été jetée en prison avec les autres diplomates, mais ľon m'a interrogée et j'ai bien défendu ma cause. Je me suis jointe aux cellules révolu-tionnaires fiděles au colonel Mengistu. Le reste, vous le 147 UNE HISTOIRE AMÉRÍCAINE savez. Je vous en parle ici, avant d'aller voir un film, comme ďun événement du passé et pourtant j'ai encore trés peur! » Tous les matins Gregory téléphonait chez Allan Hunger et tous les matins il entendait le méme message enregistre. Pour ne pas perdre un temps précieux, il entreprit ľéducation pro-fessionnelle de l'Éthiopienne. L'idée de devenir journaliste dans une société de television de Los Angeles l'excitait au / plus haut point. lis se gavaient ďinformations á toute heure de la journée et á tous les canaux, méme si cela devenait répé-titif. Francceur lui décrivait la situation amérícaine, les forces politiques et la place étonnante qu'y occupait Hunger. Peut-étre est-ce qu'il tentait par la méme occasion de se convaincre lui-méme des enjeux ? En fait, il essayait surtout de lui com-muniquer ľeffet de phénoménale energie qui rayonnait autour du professeur. Les équipes. Les projets. « Je le voyais comme un grand joueur, un personnage de Dostolevski. Dans ľhistoire, il eút été du côté de Don Quichotte, lui dis-je, mais Terounech ne connaissait ni Cervantes ni le román russe. » Si la sainteté existe en dehors des préceptes religieux, lui expliquai-je pour qu'elle comprenne vraiment, Allan Hunger á qui vous devez d'etre ici est un saint. » Cinq jours plus tard, ľon retrouva le corps du professeur Allan Hunger dans une villa de Hollywood. Saint et martyr. U avait été torture avant d'etre assassiné. La 148 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE rumeur de sa mort courut dans Berkeley comme une trainee de poudre. Le soir méme les médias lui accor-daient sa juste place pármi les faits divers, entre une inon-dation et un accident en cascade sur l'autoroute de Pasadena. La police, pouvait-on lire dans les communiques de presse, croyait que les assassins étaient membres d'un gang asiatique. Dans la region de Los Angeles plus qu'ail-leurs les jeunes des banlieues formaient de plus en plus souvent des groupes jaunes, noirs ou blancs qui s'agres-saient entre eux, pillaient les marchands et participaient á des rituels. Un soir l'on trouvait des chiens de race pendus aux lampadaires. Le lendemain les doigts d'une main étaient distribués par la poste. Le gang soupconné de la mort du professeur fréquen-tait, selon les autorités, les bars disco du boulevard Van Nuys dans la vallée de San Fernando. Mais il y avait pres de cent mille adolescents de toutes races qui adhéraient á ces clubs violents, les uns nazis, les autres disciples de Satan! Réunis ďurgence dans ľamphithéätre de la faculté de theologie, les amis d'Allan Hunger tinrent colloque. La majorite refusait de croire ľexplication policiére. Plu-sieurs y voyaient un alibi. La théorie la plus vraisem-blable, retenue par ľassemblée, voulait que la CIA ait utilise des délinquants pour éliminer le professeur. Personne n'accusait le FBI, mais certains affirmaient que cette agence fédérale ne pouvait qu'étre complice des meur-triers. Allan Hunger depuis trop longtemps ridiculisait leurs entreprises : le FBI n'avait jamais réussi á le confondre. Un jésuite en clergyman affirma avec passion que le terrain sur lequel Hunger et la CIA s'étaient affrontés ne pouvait qu'étre politique. ĽAmérique latine ? 149 UNE HISTOIRE AMÉR1CA1NE Terounech assistait á la seance sans trop comprendre les enjeux. Elle surveillait les portes du coin de ľceil, habi-tuée ä voir ľarmée mettre fin ä ce genre de discussion. Mais il n'en fut rien et ľon proposa le démantélement immédiat de tous les réseaux. Gregory se fit remarquer en présentant ľÉthiopienne comme la derniěre bénéficiaire d'Allan Hunger, á qui il avait parle la veille de son depart pour Los Angeles, ajouta-t-il. II plaida avec succěs en faveur du maintien du mouvement. lis rentrěrent tard dans la nuit. Terounech avait cent questions á poser á Gregory. Celui-ci la taquina. — Votre metier de journaliste vous monte á la téte! — Ce n'est pas cela, Francceur, lui dit-elle, mais vous me devez une explication. Comment est-ce que la prési-dence des États-Unis peut faire assassiner un citoyen comme sous les pires regimes dictatoriaux ? — Je suis persuade, répondit-il á Terounech, que nous avons retenu la bonne explication. Mais personne n'a dit que la présidence était au courant! II y a une politique américaine vis-á-vis des étrangers et des intéréts améri-cains en Amérique latine. Cest pour satisfaire á ces politi-ques que des officiers subalternes ont pu prendre ľinitia-tive d'un complot. Ils ont interprete leur mandát en ce sens et choisi, au nom du bien commun, ďen finir avec le vieux radical. — Et nous marchons dans les rues comme sMl n'y avait pas la guerre ? demanda, incrcdule, Terounech. — Ces actes sont exceptionnels, expliqua Francceur, mais il est vrai que la raison de sécurité nationale prend parfois des dimensions primaires au niveau des operations politiques. Des policiers ont mitraillé sans pitié les quartiers généraux des Panthěres noires; la garde natio- 150 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE nale, en 1970, a tiré sur les étudiants du campus de ľuni-versité Kent; ces actes ont fait ľobjet de commen-taires sans fin dans la presse, done la democratic est sauve. — Mais Allan Hunger est mort... ajouta la jeune femme en prenant la main de Francceur qui resta grave tout au long du parcours. La seule guerre (Francceur avait raison) á laquelle assista Terounech fut Celle des declarations et des man-chettes, des éditoriaux et des lettres aux journaux. L'asso-ciation des Amis d'Allan Hunger, nouvellement eréée, tint une conference de presse dans ľéglise presbytérienne. V Express publia en deux tranches les résultats ďune enquéte minutieuse qui démontrait clairement que le voyage du professeur Hunger á Hollywood avait des dimensions politiques. Son emploi du temps, retrace d'heure en heure, prouvait qu'il ne s'était jamais trouvé á proximité de la villa de la rue Elm, á Hollywood West, ou on ľavait trouvé. Quelqu'un (les policiers?) distribua aux journalistes des ľac-similés du dossier du FBI qui reliait Hunger á un « marché noir ďimmigrants illégaux ». De « source digne de foi », déclara le Los Angeles Times, l'on avait appris que ces illégaux n'étaient pas étrangers au commerce de la drogue dans ľ Etat de Californie. Ce genre de calomnie laisse toujours des traces. Le nom de Hunger disparut des journaux, mais le harcělement, comme petards de féte chinoise, éclata de partout. Les amis du professeur furent tous ennuyés, telephones anonymes, visites des inspecteurs de ľimpôt, enquétes chez les empuoyeurs. Une premiere fois Terounech fut interceptée dans la rue, pres de ľuniversité, par un policier en voiture qui 151 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE 1'amena au poste de police municipal. On se contenta de verifier ses visas et son compte de banque, mais l'Éthio-pienne tremblait encore quand eile rentra á la maison. Elle attendit Gregory, toute droite, assise dans le salon, serrant fort dans ses bras Lucifer, qui avait prévu le drame, mais ne comprenait rien á cet accěs de tendresse. (« Trois gouttes de sang! Je ne suis pas superstitieux! » avait pensé Gregory. Désormais il serait plus prudent.) Quand il rentra á son tour et qu'il vit dans quel état était Terounech, il lui fit boire un alcool de riz et la rassura autant qu'il put. La raort d'Allan Hunger ne changeait rien á sa situation ďimmigrée recue, croyait-il, et les auto-rités ne pouvaient d'aucune facon la renvoyer. C'est ce que leur confirma un avocat specialise qu'ils dénichěrent dans les pages jaunes. Pourtant, touš les soirs, vers sept heures, une voiture de police banalisée venait ostensible-ment se garer á proximité. C'est Maritain qui le premier la remarqua et prévint Gregory au telephone. Celui-ci, cache derriěre les rideaux du salon, immobile, tenta de voir qui étaient les deux occupants de la voiture. Inutile : ils avaient eux aussi été banalisés. Habituellement ils repar-taient vers huit heures, aprěs une brěve conversation dans le micro de la radio de bord. Terounech et Gregory devin-rent nerveux comme des poules. « Quelques jours aprěs l'autopsie, il y eut une ceremonie funéraire dans la chapelle de ľuniversité de Stanford oú Allan Hunger avait étudié. L'on m'avait invite, avec deux autres personnes, á prendre la parole avant ľincinération. Je parlai du role que le professeur avait joué dans ma vie pendant ces courtes semaines passées en 152 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE Californie. J'invitai ses proches á ne pas abandonner la lutte et á faire en sorte qu'il ne soit pas mort pour rien. Terounech se tenait á mes côtés. Je déclarai qu'elle et moi serions éternellement reconnaissants aux vrais démocrates de ce pays qui n'étaient pas nécessairement les élus de la majorite! Amen. Une photo, prise pendant mon discours, parut dans les journaux de la region, dont le Daily Califor-nian, en premiere page. Les gangs se déchainěrent. Ou n'était-ce que de petits vandales Orientes par des voyous ? » Des enfants blancs vinrent parader, au coucher du soleil, sur des motos rutilantes et bruyantes qu'ils faisaient grogner, lancant des bouteilles vides vers la maison et dans la cour. Ils peignirent á la bombe des graffiti obs-cěnes sur les bardeaux marron du Chateau avant de partir en pétaradant. Le lendemain matin, au moment de sortir, Terounech et Gregory trouvěrent sur le pas de la porte Lucifer, la gorge tranchée. Terounech poussa un cri et se précipita dans la rue, secouée par une crise de larmes. Les fantômes revenaient la hanter. Francceur courut derriěre, la rattrapa et lui promit d'agir. Ce furent les agents du FBI qui le firent avant lui. Alors qu'avec l'aide de Maritain il enterrait Lucifer au fond du jardin, une voiture noire s'amena devant le Chateau avec quatre occupants costauds qui apparurent brus-quement au balcon. Le concierge fila sans demander son reste. Les officiers du bureau federal s'identifierent dans les formes et sans rien bousculer proposěrent une conversation. Ils entreprirent de questionner Gregory dans la cuisine et Terounech au salon. De temps á autre ils inter- 153 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE changeaient les rôles. L'interrogatoire dura plusieurs heures, sur un ton tendu, mais civilisé. Francceur, ne vou-lant pas laisser Terounech, dut prévenir ses collaborateurs de ne pas ľattendre á ľuniversité. II demanda, sans obtenir de réponse, si son telephone était écouté. « Quand ces messieurs sont enfin partis, Terounech est venue se jeter dans mes bras. Nous étions comme deux orphelins dans une mauvaise tragédie. Quelqu'un abusait de la couleur locale ! Je lui caressai les cheveux et suppliai doucement qu'elle me raconte ce qui s'était passé. » — II faut que je sache ce qu'ils vous ont demandé. » — Je ne vais pas recommencer avec vous ! murmura-t-elle. » — Terounech ! Comment peut-on se défendre ? » Elle resta un long moment silencieuse, se mit á marcher de long en large puis, faisant visiblement un effort, eile s'assit sur le sofa comme á l'heure du the. » — lis voulaient surtout connaitre la facon dont on m'avait contactée, dit-elle, la raison pour laquelle j'étais venue aux Ětats-Unis, mes relations avec les mission-naires protestants qu'ils connaissent par Ieur nom. L'un d'eux, le plus ägé, s'intéressait particuliérement aux conspirateurs qui ont depose I'empereur, il s'inquiétait de mon role auprěs du Dergue, ils m'ont lu une liste de noms de révolutionnaires qui avaient étudié aux États-Unis et au Canada dans les années soixante, me demandant ceux que je connaissais et s'ils avaient conserve des contacts dans les universités américaines. Je ne sais plus! Mille details! Mes relations sexuelles. Votre pensée politique. 154 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Le travail de mon beau-pěre á Rome. Les sommes d'ar-gent dont disposait Mile Wong. Mes projets d'avenir. » — Vous avez répondu á toutes ces questions ? » — Ils me connaissent mieux que vous ne pouvez ima-giner! Le plus petit, avec des boutons sur le visage, parle amharique! II a vécu en Érythrée. » — Cela ne me dit pas ce que vous leur avez raconté, fis-je inquiet. » — J'ai été honnéte, tout simplement. J'ai répondu que la revolution m'avait rendue malade, que j'ai perdu une soeur et un cousin dans les massacres, et que je ne voulais plus jamais avoir ä me rappeler les cadavres des enfants dans les villages. J'ai dit que j'étais venue ici pour avoir la paix et recommencer ma vie. » Elle se tut un instant puis, bondissant sur ses pieds, eile vint vers moi en souriant, suppliant presque. » — Ne pourrait-on pas oublier tout cela ? Quitter cette ville ? Partir en voyage ? » — Je ne voudrais pas donner l'impression de fuir, répondis-je avec hesitation, mais j'imagine que nous pou-vons nous absentér quelques jours sans danger. C'est méme une excellente idée! » Je devenais enthousiaste. » Ils étaient, l'un et ľautre, incapables de travaillér, se dit Francceur, et leur comportement devenait erratique. Aussi bien partir! II pourrait s'entendre avec le departement pour reporter son cours. Distribuer le travail á ses collaborateurs. A quoi leur servait-il de tourner en rond, repre-nant sans cesse les mémes questions, revenant jour aprěs jour sur la mort de Hunger, inhabiles ä se concentrer, á 155 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE méme regarder la télé, qui présentait pourtant en musique des fictions policiěres calquées sur leur réalité ? A 1'écran, les assassins d'Allan Hunger, les bourreaux de Lucifer, en hélicoptěre, en voiture, dans des ascenseurs, des gratte-ciel, par monts et par vaux parcouraient 1'Amérique élec-tronique. S'ils en faisaient autant ?! — Ľennui, dit Gregory, c'est que je ne sais rien des réseaux du professeur, mais que les flics ne ľadmettent pas. Mon passé politique les dérange. Je crains qu'ils ne me croient dangereux! Ils vont certainement revenir. Je pense qu'ils s'intéressent plus á moi qu'á vous mainte-nant... — Alors, lanca Terounech avec force, il ne faut plus hésiter! Ils se partagěrent les täches. Pendant qu'elle ramassait le nécessaire dans la maison, Gregory descendit au centre-ville louer chez REI une teňte et des sacs de couchage. Peut-étre choisiraient-ils la vie sous les étoiles ? II fourra le tout sous le capot de l'Apocalypse dont il fit le plein. « Nous voulions changer de planéte. Nous avons décidé de suivre le littoral comme un fil, vers le sud. A gauche, les collines comme des chats faisaient le dos rond, ľocéan de son côté éclaboussait des otaries paresseuses assoupies sur des rochers gigantesques. Nous roulions lentement, nous arrétant sans cesse sur des corniches de plus en plus escarpées, recouvertes ďorchidées sauvages. Terounech découvrait avec ravissement une nature luxu-riante. Habituée aux paysages désertiques, eile n'avait pas assez de ses cinq sens pour tout enregistrer. Elle était si heureuse de se sentir entre ciel et mer, loin des soucis poli- 156 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE tiques, qu'á la fin de ľaprés-midi, sur le chemin de Big Sur, eile insista pour se rendre sur la plage. Nous avons abandonné la voiture sur le côté de la route et emprunté un sender escarpé qui menait á une grěve, mille pieds plus bas. » Devant la mer bruyante comme une foule, au moment oú le soleil irrisait les embruns, Terounech se tourna vers Gregory. — Francceur, lui dit-elle doucement, je pense que je vous aime. Le grand vieux jeune homme regarda ses mains oú apparaissaient déjá les taches de ľäge, pensa avec effroi qu'il lui faudrait remonter le sentier sans perdre le souffle et sourit enfin avec emotion. — II ne faut pas confondre 1'amour et la solidaritě naturelle des victimes! lui dit-il, sentencieux. Ici, sur le sable mouillé, le dos á la falaise, ľocéan dans les yeux, j'aimerais croire que nous sommes les premiers étres humains sur terre. Mais je sais que ce n'est pas vrai. Terounech insista. — Je vous aime parce que vous étes mon passé et mon futur, c'est tout. — Pour moi tu es le present, dit-il en souriant. — Ce n'est pas le moment de m'enseigner les conjugai-sons, Francoeur! Terounech avait de grands bras qu'elle agitait en par-lant. Gregory gardait les siens le long du corps pour se protéger du souffle de la mer. Quand ils s'approcherent l'un de l'autre ils ne firent plus qu'un seul vire-vent. 12. Pendant que ľavocat cherchait á rejoindre Terounech á Los Angeles, que le consul consulait dans un cocktail sur Russian Hill, que la navette spatiale Challenger atterris-sait dans le desert californien, qu'au Jet Propulsion Laboratory l'on mettait au point un laser assez puissant pour embraser une étoile, Gregory Francceur passait un troi-siěme dimanche en prison pour « raisons preventives ». II lui apparaissait de plus en plus clairement qu'il était un otage dans une négociation dont il ignorait les enjeux. La lecture des deux cents pages du New York Times, gracieu-seté de la direction, ľoccupa tout l'avant-midi sans pour autant le consoler. II refusa une fois de plus de descendre au base-ball et le gardien furieux lui servit deux hot dogs et un verre de lait pour tout dejeuner. Cette persecution le mit de bonne humeur. Aprěs tout, ils ne ľavaient pas cassé, et si Roenicke le détenait en solitaire ce pouvait ětre un signe de faiblesse de leur part. L'auraient-ils arrété si Terounech et lui n'étaient pas partis en vadrouille ? Chacun dans son sac de couchage, n'osant s'avouer encore le désir qui les agitait ľun et ľautre, ils s'étaient endormis sous la tente dans le pare Pfeiffer, entourés d'arbres plus vieux que le christianisme. Au matin, á 159 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE ľheure oů les faucons planent dans l'azur, silencieux comme des avions de papier, ils devinrent bavards, évo-quant leurs amours anciennes, leurs enfances inquiětes, échangeant sans ordre des souvenirs nécessaires. Ils mar-chaient l'un vers ľautre avec une pudeur extréme. — Ma premiére experience politique va te paraitre ridicule peut-étre, déclara Francceur dans un restaurant du bord de la route, construit á ľancienne avec des billes de bois, et dont les garcons de table portaient un costume de búcheron, je ľai vécue á neuf ans au coin des rues Cham-bord et Laurier, dans le quartier Mont-Royal que j'habi-tais alors. A cette époque, méme dans ce coin fran9ais de Montreal, l'on rencontrait parfois des Anglais, nos ennemis. — Pourquoi ennemis ? demanda Terounech, les Anglais ont libéré ľÉthiopie des Italiens fascistes en 1944! — Ils étaient nos ennemis parce qu'ils parlaient la langue du maitre. Une vieille histoire de conquéte. Ce midi-lá, un gang d'adolescents m'a attrapé et trainé dans une ruelle pour me faire un mauvais sort. J'ai eu trěs peur et je me suis mis á crier dans leur langue qu'ils se trom-paient de victime. J'avais un accent impeccable. Ils m'ont reläché. — Je ne vois pas en quoi cela mene á la politique, dit Terounech en souriant. — Je ne leur ai jamais pardonné de me forcer á mentir pour sauver ma peau. C'était comme si je trahissais les miens. Pense á mon pere, employe modele d'une maison ďédition franchise! Je n'aurais jamais voulu qu'il apprenne cette histoire. — Moi, j'avais treize ans, dit Terounech. C'était la fin 160 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE de ľannée scolaire. Je fréquentais avec les jeunes FiUes du palais ľécole secondaire des Adventistes du Septiěme Jour. Depuis plusieurs semaines, les rumeurs les plus invraisemblables circulaient á propos de ľarmée. Mais nous étions á ľabri. Ce jour-lá pourtant, pendant la classe d'anglais, trois officiers forcent la porte et repoussent la maitresse. Ils font circuler de rangée en rangée, dans un plat ďaluminium, un morceau de viande si faisandé qu'il répandait une odeur nauséabonde, écoeurante, malade. Je m'excuse ďévoquer cela devant nos assiettes... — Ca ne fait rien! dit Francceur en plantant sa four-chette dans une saucisse entourée de pommes de terre rôties, de bacon grille, d'ceufs brouillés et de demi-lunes ďoranges. Je mangerai plus tard. — Alors pendant que l'un ďentre eux nous forcait cha-cune á toucher du doigt la nourriture, les deux autres affirmaient que c'était lá la pitance qu'ils réservaient aux ministres et collaborateurs de ľÉthiopie féodale ! Puis ils ajoutérent que cette pourriture était déjá mieux que ce que mangeait le peuple. lis nous invitérent á descendre dans la rue pour appuyer la revolution. II y avait des filles á côté de moi dont les parents avaient été faits prisonniers et qui pleuraient á chaudes larmes. J'étais déjá trěs grande pour mon äge. Je me suis mélée á la foule qui chantait et cou-rait vers ľuniversité. — C'était avant d'aller á Rome ? demanda Francceur. — Oui. Ma mere ne s'était pas encore remariée, ré-pondit Terounech. — Done ton beau-pěre a été délégué en Itálie par la revolution ? — Non. Pas du tout. Vous mélangez tout. L'empereur est reste maitre jusqu'á la fin. Tout simplement ses minis- 161 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE tres et ses acolytes disparaissaient ľun aprěs 1'autre, épiso-diquement. Mais il continuait de nommer ďautres minis-tres, des ambassadeurs, des fonctionnaires. II disait que, si la revolution était bonne pour le peuple, il était pour la revolution. Peu á peu il a été isolé, sans que personne jamais le touche. Le peuple ne l'aurait pas accepté. Je suis entree á Addis quand il a été fait prisonnier. — Chez nous, dit Francoeur, la revolution a été plutôt tranquille. Cest peut-étre mieux ainsi! La brume dominait encore le paysage quand ils repri-rent la route. A peine si le soleil réussissait parfois une percée. Ils pouvaient deviner, plus qu'ils ne les voyaient, les collines empilées comme pastěques au marché oú des bétes brunes, le long des canyons, broutaient une herbe grise. — Tu te sens mieux ? demanda Francoeur. — Vous étes sur que nous ne sommes pas suivis? s'enquit Terounech. Gregory la rassura du regard. Dans ľApocalypse, c'était ľheure des bilans. — Je voudrais parier d'AUan Hunger, dit la jeune femme. II est mort, n'est-ce pas, parce qu'il n'a cessé de sacrifier sa vie privée á celie de la société? Vous étes ďaccord? Quand des enfants étaíent menaces, il lancait une Campagne contre la violence ? — Et c'est lui qui a trouvé une nouvelle facon de remettre l'apartheid en manchettes, ajouta Francoeur. — Qu'est-ce qu'il attendait de moi ? — A quoi bon ? II est mort maintenant, et ses projets avec lui, dit doucement Gregory. — J'ai le droit de savoir! — Tu as le droit... comment dire? II voulait que tu 162 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE diriges un réseau d'immigration d'Africains vers les États-Unis. — Pourquoi ? Contre le gouvernement ? demanda Terounech. — II disait que l'Amérique appartenait au monde entier. Vous auriez été plusieurs á entreprendre un vaste métissage. Voilá. Gregory ne pouvait en dire plus. — Allan Hunger se voulait vraiment la conscience de ľhumanité! explosa Terounech. C'est aussi une facon de faire les nouvelles, n'est-ce pas ? — Tu es injuste, lui dit Gregory. — Je ne suis pas injuste, répliqua Terounech, mais j'aime-rais savoir ce qui lui permettait de decider de notre bonheur! — Quand tu es rentrée de Rome en Éthiopie, dit Francoeur, c'était pour aider á transformer la société et per-mettre á chacun d'etre heureux, non ? — Quand vous vous étes fait élire sur une question de langue, demanda Terounech, c'était aussi pour le bonheur de votre société ? — Alors? — Nous devons tous deux admettre ľéchec. Celui de Hunger aurait été plus éclatant encore. Vous n'étes pas particuliěrement l'incarnation du bonheur et je ne suis pas heureuse non plus. Mais il y a pire encore : nous sommes tous deux en exil aprěs avoir aide une catégorie de citoyens á s'emparer du pouvoir. Nous avons participé á une transformation superficielle. Chez moi un gouvernement fort et cruel a remplacé un gouvernement faible et cruel! La belle affaire! — Comme tu y vas! dit Francoeur. II n'y avait pas d'autre issue que Taction politique! 163 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE — Non, Francoeur! répliqua Terounech en souríant tristement, et vous le savez mieux que moi encore. La puissance publicitaire est plus forte, disiez-vous, que la puissance militaire! La politique n'est qu'une minuscule dimension de la vie. Nous ne sommes pas ici (eile mon-trait de sa main aux doigts effilés les paysages en cinemascope couleur qui se succédaient sur l'ecran du pare-brise) pour des raisons politiques ! — Absolument! Nous fuyons le pouvoir dans l'Apoca-lypse á soixante-douze kilometres á ľheure! — En descendant la cote! En riant ils cherchérent la raison exacte de leur presence sur cette route en lacet. La Federation des commu-nicateurs. Un projet sur le bonheur. Une place de comp-table á Dire-Dawa chez les missionnaires. Un billet d'avion comme un billet de loterie. — Si tu veux, répliqua Francoeur qui n'abandonnait jamais une discussion avant d'en avoir épuisé tous les arguments, mais ce billet de loterie a été payé par une organisation politique! — Avions-nous le choix ? — Je suppose que nous cherchions l'un et ľautre á sortir d'une impasse. — II n'y a jamais ďimpasse, répliqua l'Éthiopienne, il n'y a que le destin! Ľ Apocalypse fit une embardée, Francoeur frôla volon-tairement le precipice du côté de ľocéan. S'ensuivit une discussion interminable sur le fatalisme islamique. Sur le role de John Wayne dans l'inconscient des peuples et celui de Travolta dans l'imaginaire des petites filles. Ils attaquérent le telephone blanc capitaliste, mais le coeur n'y était plus. La passagěre l'affirmait, le chauffeur le 164 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE reconnut : les problěmes d'institutions et de société, qui les passionnaient dans leurs solitudes respectives, depuis qu'ils se sentaient proches l'un de ľautre avaient tendance á s'estomper comme les arbres au loin sur les rochers. « J'ai toujours eu de grandes difficultés á distinguer mes elans intellectuels de mes emotions. La discussion avec Terounech me rajeunissait. On décapait le vieil homme aux reactions prévisibles. Je sentais les raisons du coeur l'emporter. » Nous étions á quelques heures de la prochaine ville. Le brouillard était si intense qu'on ne voyait plus les ponts suspendus que nous traversions. Méandres, falaises, rochers solides comme le destin nous bouchaient la vue. Nous avons pensé couper á travers les terres vers ľauto-route. En vain. Lá aussi les voitures roulaient au pas, toutes lanternes allumées. Au loin, les abords de Los Angeles parurent fantomatiques, dessinés par les artistes de Disneyland, sürement; á mesure que ľon avancait, les échangeurs se noyaient dans une curieuse soupe jaunätre oů se mélaient les vapeurs de la mer et les gaz ďéchappe-ment. Ici et lá, en plein champ, comme des bijoux lumi-neux jetés le long des voies ďaccés, clignotaient des enseignes au néon. Paysage fabuleux qui nous forcait au silence, le nez collé á la vitre pour ne rien manquer! » Les policiers disaient avoir découvert le corps d'Allan Hunger au 740 Elm Street, West Hollywood. Francoeur ne pouvait concevoir de s'arreter á Los Angeles sans faire, comme en pélerinage, une visitě dans cette petite rue tran- 165 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE quille oü des maisonnettes basses et roses en stucco arbo-raient chacune un palmier nain en fleur. Greetings from California. II passa d'abord devant le bungalow á la vitesse d'un enterrement. II voulait examiner le decor qui avait servi de cercueil au professeur. Comme si cela eüt pu le ramener á la vie ! II est toujours difficile de croire á la mort de ceux que l'on aime quand le corps est détruit sans étre exposé. On s'était contenté, avant ľincinération, de placer une Photographie récente sur le catafalque. Pourquoi ne pas faire graver, s'était dit Gregory, son numero de Sécurité sociale sur l'urne! II stationna la voi-ture au coin d'un trottoir en ciment recouvert de pétales que laissaient déjá tomber les cerisiers japonais. Terou-nech resta assise dans l'Apocalypse. Dans la nuit cafardeuse, l'air glacé que le vent poussait depuis ľocéan le gela jusqu'aux os. C'était une rue banale, á faire pleurer. La maison incriminée ne se distin-guait de ses voisines que par une affiche des courtiers Century annoncant sa mise en vente et deux douzaines de journaux dans leurs enveloppes de plastique, répandus sur la pelouse autour de ľentrée. Dans le garage, une voi-ture noire sans plaques ďimmatriculation. Rien de parti-culier dans la cour, sinon le squelette ďune balancoire de metal depuis longtemps abandonnée. Depuis le patio il put voir, en grimpant sur un muret de brique, une veil-leuse qui clignotait au fond de la cuisine. II n'était pas trés difficile ďimaginer que ľon avait abattu le professeur ail-leurs, puis transporte le corps dans cette villa pour déjouer les pistes. La maison appartenait peut-étre au FBI? Why not? Les agences federates possédent de-, ranches secrets, des bureaux maquillés, des voitures anonymes. Pourquoi pas une demeure á Hollywood West oü 166 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE cacher les cadavres des activistes trop actifs ? Nous avons tous vu cela au cinéma. A preuve, il ne releva nulle part, sur les murs extérieurs, de traces de graffiti. Les gangs signent toujours leurs ceuvres, se dit Gregory, quel travail d'amateur! II était dépité. « Quand je revins á la voiture, Terounech m'attendait debout sur le pavé mouillé et craquelé, les mains cachées dans un blouson blane dont eile avait remonté le col. Elle épiait mon visage. » — Qu'est-ce qui vous ronge, Francceur ? » — Allan Hunger vient de se volatiliser, lui dis-je, emportant avec lui un morceau de ma vie... Je ne sais pas ce que j'espérais. Un indice peut-étre. Car je ne saisis pas encore tout á fait ce qu'il m'a pris en disparaissant ainsi. » — Vos plus belles années certainement! dit l'Éthio-pienne en se moquant. » — Mais je le connaissais á peine! plaidai-je. » — Vos réves ďaventures, vos désirs de refaire le monde, vos envies de changer la société, poursuivit la jeune femme, et cette rue sinistre est la seule réalité qu'il vous ait vraiment laissée en heritage. Avouez que vous étes décu! » Une voiture passa en nous éclaboussant de boue et de lumiěre. Puis la rue redevint lugubre et silencieuse. » — Cest vrai! dis-je, je cherchais á faire coi'neider mon imaginaire et la plate réalité. » — Vous parlez comme un livre, Francoeur! » — Cest un mal ? lui demandai-je en haussant le ton. » — Vous étes dans la capitale du cinéma et vous parlez comme un Hvre! 167 LINE HISTOIRE AMĚRICAINE » Elle me prit par le bras et me fit contourner la cocci-nelle qui s'était affaissée, me semblait-il, comme moi, épuisée par le voyage, et me poussa dedans. Puis eile se glissa derriěre le volant gris et rouge eri me suggérant de fermer les yeux. Elle allait conduire jusqu'á un hotel, il devait bien y en avoir un quelque part dans les environs! Quand j'eus fermé les paupiěres et qu'elle eut mis en marche l'Apocalypse, eile me demanda, d'une voix douce : » — C'est votre propre mort qui vous effraie ? »Ce n'était pas tant une question cruelle qu'une constatation logique. Irrefutable. Implacable. Que me res-tait-il á vivre ? La carriére tranquille d'un zombie califor-nien ? Spaced out ? »— Pendant que tu cherches ou nous loger, Iui repondis-je, je vais faire le mort et je ne ressusciterai que si tu trouves un motel. Ou dans trois jours, comme Jésus-Christ. » A mon age, pensais-je, ce n'est pas de fournir l'effort qui est penible, mais le temps de recuperation, qui prend une eternite. » Gregory s'endormit en débattant ce probléme psycholo-gique, la téte appuyée contre la portiere qui vibrait. II n'y avait plus sur terre que Suzanne avec qui il saurait par-tager le poids reel de ses emotions, mais Suzanne ľavait abandonné. Pendant qu'il révait, Terounech parcourait les boulevards. II ne sut jamais combien de temps avait dure la recherche d'un établissement. Quand il s'éveilla Terounech lui touchait délicatement le front. « II n'y a que les enfants et les vieillards que I'on embrasse sur le front!» 168 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE pensa-t-il. Puis ils descendirent les bagages et s'inscri-virent comme Mme et M. G. Francceur, sur la fiche du motel, sous les yeux d'un employe sarcastique. II est vrai que l'Apocalypse ne payait pas de mine. La chambre était au troisiěme étage d'un edifice tout en metal noir et ciment, concu comme une mission espagnole en trompe-ľoeil, avec un bar et une chapelle sous le campanile, des cactus disséminés dans la cour et une fontaine pour faire boire les chevaux. Depuis le balcon de fer forgé, ils virent qu'enfin la brume s'était levée et entendi-rent sur Sunset Boulevard les prostituées qui hélaient les automobilistes dans la nuit de plus en plus bruyante et chaude. Gregory s'imaginait déjá au creux d'un matelas, quand Terounech proposa un tour du quartier. Elle vou-lait prendre le pouls d'Hollywood, en respirer la poussiere de vedette. A minuit, devant le Chinese Theater, sur Hollywood Boulevard, l'Éthiopienne avec une lampe de poche ľentraina d'une empreinte de star á ľautre. II y avait foule sur le patio oů depuis cinquante ans les étoiles du cinéma laissent dans le ciment les marques de leurs mains et pieds. Normal. Quand on vit dans ľéphémére, il est néces-saire de laisser ici et lá des traces concretes. Francceur dé-couvrit, passant d'une étoile á ľautre, qu'il chaussait la méme pointure de souliers que Humphrey Bogart, ce qui ľétonna car il savait ľacteur beaucoup plus petit que lui. — Grand cceur, petits pieds, dit-on chez nous ! Terounech avait inventé ce dicton sur le coup pour le rassurer. Elle le maternait. — Et toi, tu as trouvé traces á ta taille ? demanda-t-il. — Marilyn Monroe, Jean Harlow, Doris Day, Jane 169 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE Rüssel... je suis, au niveau des orteils, toutes ces femmes á la fois. Mais qui étaient-elles ? « Comment expliquer á une Africaine, née au bout du monde, sur les hauts plateaux abyssins, place Saint-Georges, ľimage fugace des déesses baroques du celluloid en noir et blane? Lui raconter que nous étions en piste dans le cirque américain ? Que les elephants ici ne chas-saient pas, qu'ils étaient entrainés á faire des courbettes pour amuser les enfants ? Que les serpents ne menacaient jamais personne, mais qu'on en fabriquait des sacs á main? Que les gazelles broutaient ľherbe folie des col-lines oú les stars construisent leurs palais! Que les habitants de ce village n'attendaient que le regard ďun pro-ducteur pour se glisser devant une camera dans une his-toire américaine ? Terounech était née d'une lettre oubliée sur le bureau d'Allan Hunger et voilá que nous nous tenions bras dessus bras dessous au milieu des badauds, dans cette chapelle dérisoire! Les pělerins admiratifs por-taient des bougies allumées dont ils laissaient couler sur le ciment quelques gouttes de cire chaude pour y fixer la chandelle. Les lampions de la veneration cinématogra-phique ! Douglas Fairbanks Jr. s'était mérité á lui seul une douzaine de flammes déposées par une famille mexicaine respectueuse. Viva Zapata! Au son grave d'une siréne électronique une auto-patrouille passa en trombe, suivie d'une longue limousine blanche, en route vers les clubs exclusifs de Beverley Hills. Terounech s'approcha et se pressa contre moi. Elle me regardait avec des yeux si som-bres et si neufs que je me surpris á pleurer doucement comme un homme. 170 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE » _ Cest sale comme la mer, dit-elle, embrassant ma ioue mouillée. , » _ Je pleure souvent au cinema, dis-je, pour m cx- cuser. » Pop porn.» 13. La chambre du motel La Reina de los Angeles de Por-ciuncula vit Terounech et Gregory épuiser, en quarante-huit heures, ľénergie d'une vie. Puis, dans le matin enso-leillé, ils acceptěrent tous deux, aprěs de furieuses discussions, de lentes caresses et des sourires mouillés, ľidée de se separer. Silencieux, pleins et vides tout á la fois, ils res-těrent longtemps face á face dans la cour aux cactus, se tenant par les mains, tentant de condenser en chaque phrase des centaines ďidées et ďémotions. Terounech refusait de retourner au nord. Elle voulait vivre libre et ne plus se faire bousculer par les agents du FBI, manipuler par des missionnaires, entrainer dans des aventures de croque-mort. Elle prétendait étre en Amérique. Elle pour-rait tout aussi bien, disait-elle, apprendre un metier á Los Angeles qu'á Berkeley. Elle révait de se fondre dans la foule, anonyme comme une enfant. S'il le fallait eile était préte á servir des petits déjeuners á ľaube dans des coffee shops oú ľon cherchait perpétuellement une waitress. Elle promit de continuer á étudier pour le rassurer, et offrit, si nécessaire, d'etre ľantenne du réseau á Los Angeles. Elle lui devait au moins cette fidélité! 173 UNE HISTOIRE AMĚRICA1NE « Nous étions convenus que, si nos souvenirs étaient désynchronisés, nos avenirs ľétaient plus encore. Que gagnerait-elle á revenir avec moi ? Cest parce que nous étions touš deux orphelins du Pacifique que j'étais devenu son parrain, son mentor, puis son amant. Mais j'aurais tout aussi bien pu étre son pere! L'on se console avec les raisonnements que l'on peut trouver. » — Et puis on se téléphonera! » Toujours la solution technologique, m'étais-je dit en moi-méme, l'effet substitut. Tu es bien le petit-bourgeois dont Suzanne se plaignait avec raison. Pas un seul grain de folie ne germe plus en toi. La politique a tué ton affec-tivité et te voilá incapable de fantaisies. Tu ne sais plus vivre, oser, rire. Tu vas rentrer sagement á Frisco-boulot-dodo. Lin travail ťattend, une enquéte sérieuse sur le bon-heur, n*est-ce pas plus riche qu'une petite joie personnels ? Des étudiants seront en classe jeudi prochain, tu as le sens du devoir et de l'histoire, il ne faut pas les déce-voir. L'ordre des choses ? Les choses en ordre. Have a nice life! » La derniěre fois que j'entrevis Terounech, ce fut dans le rétroviseur de la coccinelle. Elle se tenait debout, dans un chandail rouge feu, toute droite et fiěre, agitant les bras devant le YWCA de la rue Flower, á Los Angeles, puis une voiture est venue se placer derriére la mienne, entre son image et son souvenir. Le feu passa au vert. Go man!» 174 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE Gregory Francoeur rentra au Chateau des chats d'une seule traite, ä toute vitesse, par ľautoroute infinie de la Central Valley qui déchire, droite comme un canal, ľimmensité des terres irriguées. De chaque côté de ľApo-calypse, dans les brumes ensoleillées de mars, des arro-soirs mécaniques nourrissaient les sillons traces au cor-deau. Des tracteurs myopes comme des coléoptěres géants traversaient ici et lá le rideau délicat des fontaines. La terre fertilisée commencait ďaccoucher de ses épinards et de ses fraises. Quand, beaucoup plus tard, il atteignit la passe d'Alta-mont, á ľest de San Francisco, dont les collines sont cou-vertes de mille éoliennes blanches, il vit que les helices qui tournaient n'étaient que des helices et constata qu'il n'avait plus dans les veines une seule goutte de sang de Don Quichotte! « Les autorités connaissent la suite des événements beaucoup mieux que moi. Lorsque je suis enfin arrive rue Piedmont, Maritain m'attendait sur le pas de la porte comme s'il avait été prévenu. II m'aida á rentrer les bagages, sortit deux bieres du frigo et entreprit, en douceur, assis dans la cuisine, de me questionner : oú étais-je done alle ? » — Les Amis d'AUan Hunger se sont réunis á quelques reprises, dit-il. lis ont été décus de votre absence. Vous aviez promis ďassumer certaines responsabilités. » — Je sais, fis-je, en avalant une gorgée ä méme le goulot de la bouteille froide, mais j'avais retenu du profes- 175 UNE HISTOIRE AMÉRICA1NE seur une lecon : il ne faut jamais s'empresser ďagir aprěs un coup dur. II est méme preferable de se faire oublier. Disparaitre dans la nature. » — Vous n'aviez prévenu personne, dit Maritain avec une moue un peu triste, nous avons cm que vous nous aviez joué un tour. » Je me mis á arpenter le linoleum en comptant sous mes pas les figures géométriques que j'écrasais. Puis je m'appuyai sur la cuisiniěre á gaz dont la porcelaine était tiěde, vidai le reste de ma biěre en trois gorgées; je tentais de deviner ce que Maritain ne disait pas. » — Quel tour est-ce que j'aurais pu vous jouer? » Maritain posa sa bouteille sur la table et se gratta 1'arriěre de la téte avec géne. » — Vous savez, Gregory, Allan Hunger, depuis plu-sieurs années, avait réussi á echapper á de nombreuses dénonciations. II savait ďinstinct comment déjouer les filatures et les complots, il placait toujours un écran entre la police et ses gestes. » — Oui, dis-je, il m'avait raconté. » — Alois, quand vous étes disparu soudain, nous nous sommes dit que cela était étrange. » — Quoi done? » Mais je ne voulais pas vraiment entendre Maritain raconter la suite. Je le voyais se durcir peu á peu, la peau de son visage virant au blane. » — Le professeur a commence á avoir des ennuis quelques jours aprěs votre arrivée. Certains affirment que vous répondiez au telephone dans son bureau. » — Mais c'était aussi le mien ! » J'étais effaré. » — D'autres ont trouvé bizarre que vous soyez la der- 176 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE niěre personne á lui avoir adressé la parole avant sa dispa-rition. Hunger vous avait méme confié, selon vos propres paroles, qu'il serait á Hollywood le lundi suivant. » — Et alors ? » Maritain poursuivait comme une comměre le raison-nement des Amis d'AUan Hunger, ravi de me rapporter leurs soupcons. » — Alors, dit-il, nous avons cru que vous n'étiez pas innocent. Votre täche était peut-étre de mettre fin á une belle aventure? Allan Hunger avait un faible pour les révolutionnaires exotiques, dont vous étiez, á ses yeux ; il est tombé comme un enfant dans le piěge. » Je secouai la téte, niant á mesure. » — Est-ce que vous n'avez pas tenté, děs le depart, répliqua-t-il, de vous substituer á lui? Nous aurions du nous méfier et lui plus encore! Sa mort vous a permis ďamener les membres du réseau á se découvrir dans les assemblées. Et quand tout a été mis au jour, vous étes disparu soudain, un beau midi. » — Vous ne croyez pas, vraiment, ce que vous dites ?! » La colěre me paralysait. Maritain s'est levé, me regardant avec des reproches plein les yeux. Je me suis emparé de la bouteille vide qu'il laissait sur la table, je l'ai lancée á travers le petit corridor; eile a écláté avec un bruit sourd en frappant le mur du salon. Sans se retourner, le concierge est sorti par la porte arriěre, me laissant seul, face á ses insinuations. » Francceur ne mangea, ni ne dormit vraiment, aprěs la visitě de Maritain. II n'osait méme plus regarder dehors. II se sentait sali, berné. Le lendemain matin, alors qu'il allait 177 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE prendre un bain, le policier qui l'avait conduit á ľhôpital, lors de ľattentat de People's Park, vint sonner á sa porte. II le fit entrer et vit par-dessus son épaule Maritain sur le trottoir, de ľautre côté de la rue, qui regardait vers la maison. — Les autorités s'inquiétent de la disparition de Terou-nech, dit le constable, qui réclama que Gregory le suive jusqu'au poste de Berkeley. Francceur le pria d'attendre qu'il ait fini ses ablutions, puis s'habilla rapidement. Cette interpellation serait peut-étre ľoccasion révée de prouver sa bonne foi! Est-ce qu'on arréte un délateur?! Cest ainsi qu'ä ľinterrogatoire il refusa de dire oú se trouvait ľÉthiopienne et fut incar-céré. « On me transféra ďun bureau crasseux á un autre plus triste encore, d'un edifice vétuste á un building en béton, d'une cellule grise á cette prison tout confort. J'avais droit, me dit-on, á quelques appels téléphoniques, je tentai d'abord de rejoindre Mary Ann Wong. Elle devait étre en orbite ! Le departement, á ľuniversité, quand je fis appel á ses services, choisit, par la voix de son administra-trice toujours pressée, de ne pas s'en méler. Tout au plus l'association des Communicateurs me proposa-t-elle le nom d'un avocat. Mais je ne savais pas encore á quelle sauce l'on me mangeait. Cest á ce moment precis que ľidée m'est venue de rédiger, pour me défendre, le récit de cette aventure californienne. Touš les jours, avant d'écrire, je salue le vieux dattier de la Death Valley que les jardi-niers ne cessent d'arroser parce qu'il refuse de prendre racine en prison. II y a trois semaines j'ai laissé l'Apoca- 178 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE lypse sous les eucalyptus dans le parking ombragé du poste de police. Elle doit y étre encore. » Comme Hailé Sélassié, il s'était rendu á la prison en coccinelle! Se demandant comment le vieux Hon de Juda avait pu se faire á la vie carcérale, Gregory dormit une autre nuit sous les néons de la prison fédérale. Des réves échevelés le ramenérent á la bibliothěque de son pere ou il passa une eternite á classer des encyclopédies qui n'étaient jamais dans le bon ordre. Au matin, děs huit heures, Marleau ľattendait devant le parloir vitré. Quand il y fut amené, Francoeur s'empara avec empressement du combine et sans méme s'asseoir demanda, inquiet, quelles nouvelles l'avocat lui apportait ? — Bonnes et mauvaises, lui répondit Marleau qui sem-blait assez réjoui dans son costume de toile beige tout neuf. Suzanne, á qui j'ai parle ce matin, vous recommande d'accepter l'offre que j'ai négociée. — Comment est-elle ? demanda Francoeur, ne peut-elle vraiment pas venir ? — Ce ne sera peut-étre pas nécessaire, dit l'avocat. A certaines conditions, le procureur est prét á laisser tomber les accusations de viol et d'incendie criminel qu'il a por-tées contre vous. Gregory sentit son rythme cardiaque s'accélérer comme s'il avait connu un sprint démoniaque. — Ont-ils donne des raisons valables? Pourquoi me détenaient-ils vraiment ? — Je pense, lui expliqua Marleau circonspect, qu'il est preferable de ne pas trop insister. Ne pas exiger de communiques de presse et d'excuses publiques. Vous étes 179 UNE HISTOIRE AMĚRICAINE détenu sous un ensemble de prétextes qui leur permettent á volonte ďinterchanger les procedures. Disons, pour le viol, que ľenquéte leur a fait découvrir, chez Cheryll Wilson, la victime, votre Photographie découpée dans un journal! Vous avez fait allusion á cette publication dans votre récit. II semble que la jeune fille, enceinte, ait choisi de vous faire porter le poids de ses péchés pour sauver la face. Elle a avoué la vérité au détecteur de mensonge il y a une semaine. — Alors, Marleau ! cria Gregory dans le telephone, me voilá profondément humilié! Sauvé par un polygraphe! Absous par une aiguille! Pardonné sur graphique! Cest extraordinaire! Je retire tout ce que j'ai pu écrire á ce jour contre la technologie ! ĽÉglise catholique devrait installer ces machines dans les confessionnaux pour augmenter la productivité de son clergé! — Je vois, dit Marleau tentant de le calmer, que vous devenez enfin vous-měme! — Pourquoi, s'ils savent cela depuis une semaine, dit soudain Francoeur, ne m'en ont-ils pas avisé ? — Parce qu'ils n'ont jamais cm á cette histoire de viol! répondit ľavocat. Ce n'était qu'un parfait pretexte pour vous retenir et vous apeurer. Mais il y a autre chose : Roe-nicke voudrait troquer l'accusation d'incendie d'un edifice gouvernemental contre vos aveux de complicité dans un trafic ďétrangers indésirables. — Cest ridicule, dit Francoeur, je ne vais pas dénoncer le réseau. — II ne s'agit pas de cela, répondit Marleau, vous savez que la Californie měně une veritable guerre á la frontiere mexicaine? Hier seulement, m'a raconté Roe-nicke, ils ont arrété plus de deux mílie immigrants illégaux 180 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE qu'ils vont refouler vers le sud! Vous avez enľreint les rěglements des articles 212-C et 280-A de la loi sur l'immi-gration, en transportám dans une voiture de marque Toyota, le mardi 10 février dernier, deux citoyens salvado-riens recherchés par les autorités de V Immigration and Naturalization Service pour activités politiques illegales. Est-ce que vous niez ? — Mais, Marleau ! dit Gregory en riant de son jargon legal, j'ai écrit cela en toutes lettres dans le texte dont Roenicke et vous avez copie ! Comment pourrais-je le nier maintenant! — Trés simplement, répondit ľavocat, vous ne pouvez témoigner contre vous-méme, et seul votre journal pour-rait vous incriminer. — Alors je nie. — Et Roenicke conserve contre vous l'accusation d'incendie portée précédemment! répliqua ľavocat, patient. — Qu'est-ce que vous me conseillez ? — Je me suis rendu á Los Angeles dimanche á l'adresse que vous m'aviez confiée, rencontrer Mme Terounech Téklé. Cest une sacrée bonne femme! Elle est préte á se dénoncer et méme á retourner dans son pays si cela peut vous tirer d'un mauvais pas. Gregory resta silencieux un instant, pendu au bout du telephone, tentant de refaire en pensée le voyage qui les avait éloignés ľun de ľautre. Paysages et emotions. Accepterait-il de dire qu'il était, ä sa facon, lui aussi amoureux ? — Mais les papiers de Terounech sont en regle! dit-il. Que gagnerait-on á la faire revenir á la surface ? Cest moi que ÍTNS poursuit, non? 181 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE — Je pense que Mme Téklé a dit cela á tout hasard, avan9a Marleau, comme une femme pudique peut-étre qui voulait que je transmette un message : eile désire vous aider. — Qu'est-ce que je risque si je reconnais ma culpabilité dans le transport des clandestins ? — Vous étes vous-méme un étranger en possession d'un permis de travail temporaire. lis le révoqueront. Pour le reste, d'avoir ainsi aide les clercs contrebandiers va vous mériter la deportation. — Alors ! fit Francoeur en souriant, qu'ils me déportent et tant pis pour le bonheur! Je n'ai pas besoin d'une enquéte pour étre heureux. — Vous reconnaissez vos actes, vous en acceptez les consequences ? Gregory voulut savoir s'il pourrait un jour remettre les pieds aux États-Unis. A New York ou sur une plage de la Floride ? — Vous pourrez faire reviser votre dossier touš les cinq ans, répondit ľavocat, mais rien ne garantit qu'ils vous blanchiront. Les services de ľlmmigration sont trěs sévěres, comme vous le savez. Gregory remercia Marleau en lui serrant la main (de facon symbolique á travers la vitre) et raccrocha le telephone sur son socle. Ľavocat partit d'un pas léger. Francoeur retourna dans ses quartiers, sous escorte, et, s'empa-rant d'une derniěre tablette de feuilles jaunes se mit á écrire avec ferveur, sous les yeux du gardien indifferent. « Done Terounech ne s'est pas perdue dans les bas-fonds de Venice! Elle n'a pas fait la rencontre d'un met- 182 UNE HISTOIRE AMÉRICAINE teur en scene fou et cocai'nomane. Peut-étre lave-t-elle des assiettes bleues dans un restaurant chinois ? Elle a entre-pris, sans doute, de se tailler un morceau d'utopie dans l'album californien, mais que peut-elle espérer vraiment dans ce pays ? » Je devrai lui expliquer que nous ne ferons jamais partie, ni eile ni moi, des troupes de la nation la plus riche du monde. Cherche-t-elle une terre promise? Je lui offrirai l'hiver, le temps gris, la géne, ľinstabilité, la forét, je lui demanderai de m'épouser, Suzanne et Marleau seront nos témoins, Janvier sculptera un gáteau, nous irons en voyage de noces saluer mes parents et visiter la Provence! Et si je suis encore capable de bander, lorsqu'elle applaudira, nous ferons un enfant que nous nommerons Bellatchow (" Tape-leur dessus ") en souvenir de People's Park, USA. » Bellatchow Francoeur sera le premier descendant de la dynastie des Planétaristes ; il saura s'opposer avec téna-cité aux fins du monde que nous préparent, inexorable-ment, les laboratoires de la Californie. » Qu'ils brülent! » Du méme auteur POESIE Carton-päte, Paris, Seghers, 1956 (épuisé) Les Pavés sees, Montreal, Beauchemin, 1958 (épuisé) Cest la chaude hi des hommes, Montreal, Hexagone, 1960 (épuisé) Souvenirs Shop, Montreal, Hexagone, 1985 ROMANS Ľ Aquarium, Paris, Éd. du Seuil, 1962 Le Couteau sur la table, Paris, Éd. du Seuil, 1965 Salut Galarneau .', Paris, Éd. du Seuil, 1967 et coll. « Points Roman », 1980 D'Amour, P.Q., Paris-Montreal, Seuil-HMH, 1972 Lisle au dragon, Paris, Éd. du Seuil, 1976 Les Tétes á Papineau, Paris, Éd. du Seuil, 1981 Le Murmure marchand, Montreal, Boreal, 1984 Une histoire américaine, Paris, Éd. du Seuil, 1986 DIVERS La Grande Muraille de Chine, Montreal, Éd. du Jour, 1969 trad, de J.-R. Colombo L'Interview, Montreal, Leméac, 1974 texte radiophonique avec P. Turgeon Le Réformiste : textes tranquilles, Montreal, Quinze, 1975 CINÉMA Fictions Fabienne sans son Jules (en collaboration), 1964 Yul 871, 1966 Kid Sentiment, 1968 Ixe-13, 1972 La Gammick, 1974 Les Troubles de Johnny, 1974 Documentaires Les Dieux, 1961 Pour quelques arpents de neige (en collaboration), 1962 ASaint-Henri le 5 septembre (en collaboration), 1962 Rose et Landry (en collaboration), 1963 Paul-Ěmile Borduas, 1963 Le monde va nous prendre pour des sauvages, 1964 Huit Témoins, 1965 Les Vrais Cousins, 1970 Aimez-vous les chiens ?, 1975 Arsenal, 1976 Derriěre Vintage, 1978 UInvasion, 1978 Deux Episodes de la vie de Hubert Aquin, 1979 Distorsions, 1981 Vn monologue Nord Sud, 1982 Comme en Californie, 1983 Quebec soft, 1985