Bibliothěque nationale du Québec 475, boulevard De Maisonneuve Est J / 0 Montreal (Québec) H2L 5C4 II lui arrivait souvent de réver. Ce matin-lä, il aurait du étre debout depuis longtemps, mais la douceur de la temperature et les braises encore chaudes du feu de la veille le maintenaient dans une douce torpeur. Sans ouvrir les yeux, il savait que la neige tombait. Et pourtant, il était transporte par son réve volontaire au-delä des étoiles de ľimmensité 4$ des Esprits. Sans ouvrir les yeux, il sentait le jour sans soleil s'épanouir. Et pourtant, dans cet engourdissement de réve, il voyait ses deux enfants jouer dans la neige de cet espace laiteux. Sans ouvrir les yeux, il sut qu'il était temps de se lever; le museau froid d'un de ses chiens sur son visage ľavait ramene ä la realite de son hiver quotidien. 9 Et pourtant, il s'obstinait ä songer ä la mere de ses deux fils dont les cheveux se confon-daient ä la nuit de son réve. Sans ouvrir les yeux, il sut que les chiens étaient préts ä reprendre le sentier du retour vers ceux pour qui leur maitre vivait. Et pourtant, il persistait ä vouloir réver que ce bonheur qu'il ressentait durerait toujours. Sans ouvrir les yeux, il entendit les chiens secouer toute la neige de la nuit. Sans ouvrir les yeux, il les sentit impatients de repartir et de retrouver les enfants pour se rouler dans la neige avec eux. Sans ouvrir les yeux, il sentit que les chiens avaient hate d'arriver au campement principal ou quelques soleils de repos les attendaient. Sans ouvrir les yeux, il se vit occupé ä aider la belle Ikwe, sa femme, ä nettoyer les peaux de ses derniěres captures. Sans ouvrir les yeux, il sentit que le contact de son contraire briserait son impatience des derniers jours. Sans ouvrir les yeux, il revit le jour ou il choisit ce contraire magnifique pour compagne afin de se completer et pouvoir, comme ses an-cétres, se continuer en d'autres. Sans ouvrir les yeux, il plongea plus avant dans ce réve pour voir ces deux choix de conti- 10 nuation, Ogimah, douze hivers et Kakons, dix printemps. Deux males qui feraient ce que lui, son pere et son aieul avaient fait avant eux. Le bruit ďune branche brisée lui fit ouvrir les yeux pour la premiere fois ce matin-lä. Son premier regard fut pour la neige qui tombait abondamment. Son second regard fut un ordre ä ses chiens qui s'étaient mis ä grogner en regardant vers le froid. Son troisiěme regard fut pour un magnifique chevreuil qui semblait indécis sur le sentier ä prendre pour fuir ces chiens qu'il craignait beaucoup plus que cet Anish-Nah-Be, encore étendu sur la couche de branches de sapin, sous ľabri construit le soir precedent et ä moitié enfoui sous la neige. Ľindécision de la bete permit au chasseur de completer la charge de la traíne tirée par ses six chiens. Á ľheure ou le soleil aurait été ä son plus haut s'il s'était montré, la traine précédée des six chiens et suivie de Minji-mendam fit son apparition sur la neige blanche recouvrant la nappe glacée du lac Pok-O-Nok, face au campement du trappeur. 11 Au milieu des rires ďenfants et des aboie-ments des chiens il déballa de la traíne les prises de cette derniěre tournée des piěges. Repus de la viande du castor, les deux gar-50ns se glissěrent sous les chaudes couvertures de peaux de liěvres pendant que le contraire de Minji-mendam déposait le chaudron de fonte dans la neige ä ľextérieur de la cabane. Depuis que les enfants s'étaient emmi-touflés sous les couvertures, Minji-mendam n'avait pas quitté des yeux ce contraire qui le complétait si bien. Lorsqu'Ikwe revint vers le fond de ľabri, Mendam se dressa devant eile. II la regarda longuement comme s'il avait voulu la prendre des yeux. Ikwe sourit. Les mains du chasseur se mirent ä caresser lentement le visage et les longs cheveux noirs de ce contraire qui ferma les yeux. Les yeux fermés, Ikwe défit la laniěre de peau fumée qui fermait son vétement, du cou ä la taille. Elle glissa lentement ses épaules hors de cette robe qui tomba sur le sol recouvert de branches de cedre et ďépinette. Elle res ta un moment immobile, nue devant son compagnon, sauf pour ses makissins qui lui montaient ä mi-jambes. 12 Les bras puissants du trappeur enlevěrent ce corps nu et offert pour ľétendre sur la cou-che de peau d'orignal. Jamais deux étres ne s'étaient aimés plus complětement. Lorsque ces deux corps ruisselants de sueur s'endormirent sous la peau d'orignal servant de couverture, deux sourires enfantins se formě-rent dans ľobscurité de la cabane. Jamais une famille n'avait été aussi unie... Tout au long de cette nuit de sommeil, les réves devinrent calmes et reposants. Tout au long de cette nuit de re trouvailles, Ogimah et Kakons revirent le scintillement dans les yeux de Mendam et d'Ikwe, signe evident de la joie de se revoir. Tout au long de cette nuit de sommeil, Facte d'amour accompli dans la pénombre de la cabane par ces compagnons plus expérimentés qu'eux et la traíne remplie de gibier et de four-rures leur redonna ce sentiment de sécurité du lendemain nécessaire ä chaque enfant Anish-Nah-Be. Tout au long de cette nuit de repos, la voix douce et mélodieuse d'Ikwe chantant l'Air des Retrouvailles hanta harmonieusement le sommeil des enfants et l'esprit amoureux de 13 Minji-mendam. Cet air doux et envoütant qu'elle avait fredonné tout en préparant le fes-tin de castor de la veille. Et sur cet Air des Retrouvailles venu de la nuit des temps anciens, touš les habitants de la cabane reposěrent, baignant dans la douce cha-leur qui rayonnait du feu central allumé pour la nuit. Seule la neige tombait mollement pres de ľouverture du toit ďoú la fumée s'échappait. 14 Bert Côté s'éveilla trěs tard ce matin-lä. II secoua la tete comme un chien s'ébroue au sor-tir de ľeau. II avait encore bu la veille et s'était couché trěs tard, aprěs que tout le village se fůt en-dormi. II s'étira longuement puis, ďun seul coup, s'assit sur ľamas de guenilles qui lui servait de lit. II se passa la main sur le visage, il vivait toujours. Aprěs un long moment de prostration, il tendit la main vers 1'étagěre qui lui servait d'armoire et de table ä la fois pour tenter d'at-teindre une bouteille. Son geste malhabile fit qu'il la renversa. II se leva précipitamment pour l'empecher de se vider au complet, mais eile était vide. II se laissa retomber lourdement sur sa couchette. Au bout d'un moment, il eut un frisson. Le froid s'installait peu ä peu dans la cabane mal-gré la douceur du temps. Bert regarda pres de la truie qui chauffait habituellement cette piece unique. II n'y avait plus de bois. II se leva. Habillé de la veille, il n'eut qu'ä mettre son parka de peau d'orignal pour sortir cri du bois comme il maugréa entre ses dents. II neigeait toujours. La neige formait une épaisse couche molle; eile tombait, calmement, depuis sept jours. 15 Soufflant et suant ä cause de son embonpoint marqué, Bert se dirigea vers son hangar, calé dans la neige jusqu'au haut des cuisses. En arrivant ä ľentrée de ľabri ďépinette, il buta sur un objet enfoui dans la neige et s'étendit de tout son long, la face la premiére. — Tabarnak! Toujours ä quatre pattes il se ravisa et, levant la tete vers le ciel, il dit: — Pardon Seigneur, j'voulais pas sacrer. II se releva, ramassa une hache plantée dans une buche tombée. — Baptéme, j'ľavais laissée trainer aussi! Arrachant ľoutil de la buche il en vérifia la coupe. Puis, replagant la buche ä la verticale il mit dessus une piece ďérable qu'il fendit ďun seul coup. Tout en travaillant ä fendre son bois, Bert voyait le village yivre. II le voyait sous cet angle pour la premiere fois car, depuis des mois, il n'avait pas dessaoulé. Petit ä petit son rythme de travail ralentit et il se laissa aller de plus en plus ä l'observa-tion de ses semblables. La vie augmentait de rythme chaque jour depuis ľarrivée des coupeurs de bois. Les atte-lages doubles tirant des charges de billots vers la riviére se faisaient plus nombreux et ren- 16 daient la circulation dangereuse pour les simples piétons de ce paisible village du nord de la Gatineau. Bert voyait les gens entrer au nouveau ma-gasin general tenu par un Canadien frangais. Cela fera un peu de competition ä cet Écos-sais qui nous vole tout rond depuis dix ans et les Algonquins vont faire plus d'argent avec leurs fourrures. Pendant qu'il regardait vivre son village, Bert oubliait le froid, la neige, la pluie, la mes-quinerie des gens, la cupidité des marchands et des exploiteurs de la forét. II oubliait les rai-sons profondes de son désoeuvrement habituel. II oubliait la bouteille dont il était ľesclave, la pauvreté dont il était la victime et la déchéance face ä la société dont il faisait partie. II oubliait ses propres miséres, tout comme s'il avait été saoul. II oubliait surtout de se pencher sur ses bad lucks comme il le faisait quand il était ivre. Perdu dans ses reflexions, Bert n'avait pas vu venir un homme en raquettes. L'homme était beat de voir que Bert ne ľavait pas en-tendu venir; le visage souriant de grimaces, il mit la main sur ľépaule du penseur qui sur-sauta: — Maudit qu't'es bete d'arriver dans ľdos du monde comme ga. J'te ľai déjä dit Ti-Trou, 17 quand j'travaille avec un outil coupant comme celui-la, y faut pas me surprendre! J'aurais pu m'faire mal, bapteme. Le visage de ľhomme ne changea point ďexpression, il demeura béat. II répondit pour-tant s ans attendre: — Paresseux comme tu ľes, ta hache a doit méme pas couper. L'arrivant était habillé de guenilles, portait son casque tout de travers et ses souliers de boeuf étaient uses. II passait pour ľidiot du village mais au fond, personne n'était vraiment súr qu'il le füt. II enleva ses raquettes qu'il planta dans la neige. Puis il s'assit sur le tas de bois déjä fendu et il se mit ä suivre des yeux les mouve-ments de Bert qui s'était remis ä fendre son bois. Longtemps Ti-Trou ľidiot observa Bert Côté travailler. Longtemps il sembla intrigue par le fait que cet homme, considéré comme incapable et sans-coeur, un ivrogne invétéré, par tout le village, soit capable ďeffort en cas de nécessité. Mais cet effort ne dura pas au-delä de la pensée de Ti-Trou. Bert s'arréta sou-dain, et regarda ľidiot du village dans les yeux. — Ca fait combien de temps que tu restes avec le cure? Comment qu'tu ť arranges avec lui? 18 Ti-Trou sembla surpris de la question et ne répondit pas. II baissa méme les yeux et perdit son sourire beat. — Ben quoi ? Y t'magane pas ? Ti-Trou s'empressa de répondre en regardant Bert droit dans les yeux comme s'il avait peur que celui-ci s'imagine que le cure ne soit pas un homme gentil. — Non, non, ben non. Ben seulement, y dit que j'suis innocent pis que j'vas aller au ciel pour $a. Moé, j'aime pas qa. étre innocent. Par-sonne y m'parlent parc'qu'ils disent que c'est rien que les innocents qui vont au ciel direct pis y sont jaloux. Moé, j'aimerais mieux pas aller au ciel, pis pas étre innocent, pis que le monde y m'parlent. Bert s'approcha de Ti-Trou, lui mit une main sur ľépaule de fa^on trés amicale et lui remit la hache de l'autre en lui disant: — Bah, sois pas triste. Quand tu s'ras au ciel, y vont s'fendre le cul pour te parier. Pis lä, ben... tu... tu., tu d'manderas au Bon Dieu si tu peux les punir en t'fermant la gueule ? Ti-Trou se mit ä rire comme si Bert avait fait une grosse farce et il se mit á fendre du bois avec la hache que Bert lui avait remise. 19 II neigeait. Depuis trois jours la femme conduisait la traine tirée par les six chiens et dans laquelle se trouvait Minji-mendam. II neigeait abondamment. Depuis trois jours et avec quelques brěves pauses pour faire reposer les deux jeunes gar-gons, Ik we avait poussé les chiens pour arriver ä la Pointe-aux-Algonquins, la ou la Kitigani-sipi se jette dans la Gatineau. II neigeait toujours. Depuis plus de sept jours la neige tombait sans arret. Jamais personne au campement de la Pointe n'avait parlé ďune tempéte de neige si longue. Cette neige épaisse et le peu d'habi-tude de la conduite d'une traine de six chiens rendaient la täche doublement compliquée pour la femme du trappeur. II neigeait lourdement. Les deux gargons, alternativement et lors-que la traine faisait halte, se remplacaient sur l'unique paire de raquettes ä neige disponible pour d'aussi petits pieds. Lautre se recroquevil-lait sur ľavant de la traine, aux pieds de Minji-mendam malade et délirant. II neigeait calmement. Depuis que son homme était tombé malade de cette riěvre que les herbes n'avaient pu en-ray er, Ikwe n'avait pris aucun répit. 20 II neigeait jusque dans ľesprit d'Ikwe depuis quelle s'inquiétait pour la vie de son homme. Et les deux enfants, courageux et bien en-trainés ä la marche, ne s'étaient pas une seule fois plaints de la fatigue qu'ils ressentaient. Méme les chiens, habitués ä manifester leur fatigue en se couchant, semblaient trouver ľénergie nécessaire ä poursuivre le sentier en-foui sous la couche épaisse de neige accumulée depuis des jours et des jours. II neigeait aussi sur le village lorsque la traine, toujours tirée par les six chiens complě-tement épuisés, s'engagea dans la rue principále pour s e rendre au chemin de la Pointe-aux-Algonquins. II neigeait. Minji-mendam avait commence ä délirer et il était de plus en plus agité depuis que la traine s'était engagée dans cette rue du village des coupeurs de bois. II neigeait continuellement. Ikwe avait préféré suivre la Kitiganisipi plutôt que de risquer de la traverser avec cette charge humaine. Le couraní trěs fort de cette riviére empéchait souvent la glace de bien prendre; ä moins de bien connaitre les tour-nants oú les amoncellements formaient des ponts naturels permettant la traversée en toute 21 sécurité, il valait mieux ne pas s'y risquer. Tou-tefois, le tra j et en était de beaucoup plus long puisque cette riviere était faite de multiples detours et revenait souvent sur elle-méme. II neigeait. Ikwe avait du s'engager dans 1'artěre principále du village car le sentier du long de la riviere était coupé par une cour ou le contracteur McManamy faisait empiler des billots, préts ä étre transportés ä la jetée de la Gatineau. Ce n'est qu'ä la hauteur de «l'Auberge», comme ľappelaient les Frangais, que le chemin de la Pointe-aux-Algonquins continuait. II neigeait moins fort depuis quelques instants. Ikwe ne se sentait pas ä son aise dans ce village compose en majorite ďétrangers et eile avait häte de l'avoir traverse. En arrivant devant ce Inn, comme le nommaient les Irlandais et les Écossais, Ikwe eut un frisson. Elle revit en esprit cette image ďépouvante qui l'avait marquee dans son enfance, á cet endroit méme. Elle revit plusieurs hommes agissant comme des bétes enragées, se battant et bavant, gesticulant et vociférant. Des hommes ivres de ľalcool des coupeurs de bois. Au moment oú eile passait devant le débit de boissons (de cette boisson dont se gavaient les bůcherons chaque fin de semaine), un homme s'avanga vers la traíne en titubant. 22 II bafouilla quelques mots qu'Ikwe ne comprit pas mais eile ordonna aux chiens ďal-ler plus vite et, malgré leur fatigue, ils redou-blérent d'efforts pour s'éloigner le plus vite possible de cet endroit. II neigeait beaucoup moins. Des que les chiens sentirent le campement de la Pointe-aux-Algonquins, ils se mirent ä aboyer pour manifester leur joie. Ils pourraient s'y reposer. Ikwe se sentit soulagée. Ogimah, qui avait marché en raquettes tout ľapres-midi, se sentit bien las mais heureux d'avoir réussi un parcours ďhomme sur une paire de raquettes ďenfant. Kakons, endormi aux pieds de Minji-mendam, s'était éveillé des les premiers aboie-ments des chiens et il savait, malgré son jeune äge, que son pere aurait désormais les soins que son état nécessitait. Lorsque la traíne s'immobilisa devant la grande cabane de bois rond ďoú sortirent un homme et une femme d'un certain äge, les chiens se turent. L'homme, Ajijiwa, pere d'Ikwe, et son épouse Tanis, aiděrent leur fille ä transporter Minji-mendam ä ľintérieur, pendant que les deux enfants dételaient les chiens pour les atta-cher aux arbres autour de la cabane. 23 Et lorsque les deux futurs hommes entrě-rent ä leur tour dans la cabane, la neige avait cessé de tomber. 24 Bert Côté avait regardé vivre son village durant toute une journée pendant que son ami Ti-Trou avait fendu assez de bois pour qu'il puisse passer le reste de l'hiver confortablement chauffé sans avoir ä s'éreinter pour en refendre. Bert Côté avait passé une journée entiěre sans boire une seule goutte d'alcool. Bert avait passé une journée entiěre ä parier, ä passer ses commentaires sur ce qu'il voyait et ä philosopher devant son seul admira-teur, Ti-Trou. Ä la tombée du jour, devant le souper qu'il avait prepare pour son ami, il était triste. Triste de ne pouvoir offrir plus que des oeufs ä cet ami qui avait fendu plus de deux cordes de bois pendant que lui, Bert Côté, ľivrogne du village, avait fait son education sociale. II aurait aimé que cet idiot ne le soit pas. II aurait aimé que ce Ti-Trou soit un étre écouté de touš. II aurait tant voulu que ces coupeurs de bois lui reconnaissent une valeur ďhomme méme s'il était incapable de bücher comme les autres travailleurs du village. II aurait tellement voulu que les Algon-quins lui reconnaissent une valeur intellectuelle malgré son incapacité ä trapper les animaux ä fourrure et le gros gibier des foréts environnan-tes. 25 II aurait tellement voulu se sentir, lui-méme, respecté par la communauté qui l'en-tourait, ou avoir le courage de partir de cet endroit oú il n'était que Bert Côté ľivrogne et s'établir dans une ville oú les gens seraient ve-nus ľentendre raconter les hommes, les oiseaux et les fleurs qu'il connaissait si bien. Mais il n'était que Bert Côté, sans famille, sans autre ami que Ti-Trou ľ idiot et sans ce courage de tout recommencer comme il l'avait fait en venant s'installer dans ce pays de cou-peurs de bois et de trappeurs ou il croyait faire fortune sans avoir ä se faire mourir au travail. Bien sur on l'avait écouté au debut. On avait ri de ses farces et on s'était amusé des travers des gens de villes que Bert avait si bien su décrire. Mais on s'était vite lasse d'entendre les mémes histoires et ľon ne voulait plus ľécouter ä present. — Ca fait vingt-deux ans que j'suis icitte pis Qa fait dix-sept ans que j'travaille pas plus qu'une journée par-ci par-lä. Ca fait que pour passer le temps, ben j'prends un coup. Bert avait parle presque pour lui-méme mais Ti-Trou s'était arrété de manger et le re-gardait tout surprise — T'as déjä travaillé Bert? J'veux dire... une vraie job? — Ouais, cinq ans. J'sus r'monté jusqu'ici en canot ďécorce avec le Grand Chef Pakina- 26 watik en 1851. Oh! j'étais pas tout seul. Y'avait un pere oblat avec nous autres. On était parti du lac des Deux-Montagnes pour remonter la riviere des Outaouais et puis la Gatineau et se retrouver ici, sur la terre des Algonquins du castor. Les Amik-Ininis comme y s'appellent eux autres mémes. Les Algonquins voyaient leur premier missionnaire venir jusque chez eux pis moé, j'voyais mon premier Algonquin de visu. C'était tout un homme, c'te chef-lä. Pas grand mais fort comme un boeuf. Y riait tout le temps et pouvait te raconter une his-toire franchise ou bien t'en traduire une de l'al-gonquin pis qu'était aussi drôle que la franchise. J'aurais du dev'nir Indien au lieu de tra-vailler pour le maudit McManamy. Le Bert resta silencieux quelques instants et Ti-Trou n'osa pas troubler son silence. Puis il reprit son récit comme par besoin de commu-niquer ce que personne ne semblait connaitre dans la region. Mais peut-étre les gens avaient-ils oublié ce qu'il avait été autrefois, oceupés ä vivre leur propre vie. — Quand j'suis arrive ä la Pointe-aux-Algonquins dans ľcanot d'écorce du Chef Paki-nawatik, j'avais jamais touché ä une maudite goutte de boisson. J'étais un niaiseux d'Mon-tréal qui avait été ä ľécole plus longtemps qu'les autres sans connaitre le monde comme y'était. Tout ľ monde voulait que j'devienne prétre pis e'est pour ga que ľévéque avait payé 27 mes études. Mais j'étais pas fait pour c'te vie-lä, ga fait que y'ont tous été en beau maudit quand j'sus sorti du séminaire pour vivre dans ľmonde normal. Mon pere m'a dit: « Mon gar-£on, aprěs avoir apporté la honte ä ta famille, pense pas que j'vas t'garder icitte ä rien faire. Si tu peux te trouver une job en dehors de la pa-roisse, j'aimerais mieux ga que d'te voir trainer autour d'la maison pour que tout le monde parle de contre nous autres. Le lendemain, j'm'enga-geais ä' Compagnie d'papier comme paymaster mais comme personne me parlait plus dans famille, j'suis parti pour Oka ou j'savais qu'c,a grouillait pour les jobs dans ľnord. Sans argent, j'pouvais pas prendre la calěche pour montér icitte, qa fait que j'ai d'mandé au chef si m'pren-drait pas avec lui pis y'a dit oui. (Ja m'a pas coůté une cenne pour montér dans region. C'est le seul homme qui m'a pas d'mandé d'ou est-ce que j'venais, qu'est-ce que j'avais fait ou bien combien d'fois par semaine que j'allais ä la messe. Y m'a accepté comme j'étais pis je ľai aimé tout de suite. En arrivant ä Manito-akki, comme l'appelait le chef, McManamy était ä la Pointe pour trouver des gars pour travailler su'a drave mais les Algonquins voulaient pas travailler pour lui. (Ja l'air qu'ils le connaissaient. Mais comme y'avait besoin d'un gars instruit comme paymaster, j'ai eu la job en debarquant. (Ja dure cinq ans. En 1856, McManamy a eu besoin d'ar-gent pour financer ses chantiers. Y'est alle voir Macintosh, le marchand general, qui y'a prété 28 c'qui avait besoin mais ä condition qu'y engage Stewart Maclntire ä ma place. Entre eux autres, y s'protegent, les Ecossais pis les Irlandais. J'étais pourtant un maudit bon employe. J'me paque-tais ben une fois de temps en temps mais j'acha-lais personne. Bert se tut ä nouveau. II pensait, le regard vide. Ti-Trou, fort intéressé par ce que Bert ve-nait de dévoiler pour la premiere fois, se pencha vers le conteur qui venait de lui faire l'honneur de la confidence, dans le but de ľentendre con-tinuer son récit mais Bert ne bougea point, ab-sorbé par sa pensée. Ti-Trou, sans intervenir, attendit que son ami soit prét ä se raconter. Au bout d'un moment, Bert continua: — C'te maudit Macintosh, y'a báti son ma-gasin general avec l'argent de son pere qu'était au Parlement du Haut-Canada mais y s'est mis riche avec l'argent des gens d'icitte, en les volant tout rond pis en formant ceux qui d'mandent credit, ä travailler pour lui pis ä payer le double de c'qui doivent. Ceux qui veulent pas payer ä sa demande, y leur fait casser la gueule par son boxeur, le grand John Ireland. McManamy lui, y'est oblige d'faire plaisir ä Macintosh qui y fournit son argent pour ses chantiers. C'est pour ga qui donne une paye ä Stewart Maclntire juste pour aller porter la paye aux bücherons dans les chantiers. Y travaille rien qu'une fois par mois mais y'est payé tout le temps ä rester ä ľauberge 29 pis ä prendre un coup. Mais lui, y'a personne qui ľappelle un ivrogne méme si y'est saoul la moitié du temps. Y travaille avec gages pis quand y peut pas payer, son boss Jim McMana-my paie pour lui. Les gens d'icitte sont assez chieux qu'y oseraient pas ľtraiter d'ivrogne parce qu'y'ont peur de lui pis des Écossais du boutte. Moé, y savent que j'sus pas capable de m'battre méme si des fois j'aurais envie de toute leur casser la gueule chacun leur tour. Longtemps ľivrogne officiel du village, ä sec et triste, paria de son passe, de l'attitude des gens qui ľentouraient, de leurs défauts et de leurs qualités sans pourtant les salir sur le plan personnel aux yeux de Ti-Trou, ľidiot qui avait su écouter sans interrompre, mieux qu'une personne intelligente n'aurait su le faire. Bert ne parla pas des Algonquins qui vi-vaient au milieu de ces gens, si ce n'est de l'his-toire de son arrivée avec le grand Chef Pakina-watik, vingt-deux ans plus tot. II ne parla pas non plus des Canadiens frangais, ses compa-triotes, qui le dénigraient tout autant que les anglophones pouvaient le faire. A quelques exceptions pres, il avait réussi ä dresser le tableau de ľadversité en faisant abstraction de celie qu'avaient formée ceux qu'il acceptait comme pareils ä lui. Mais ä la fin de ses confidences il se rendit compte que son compagnon Ti-Trou s'endor-mait, les yeux lui fermaient de temps en temps. 30 II se rendit compte qu'il parlait depuis plusieurs heures et qu'il était trěs tard. Assez tard pour envoyer Ti-Trou regagner son lit au presbytere du village ou le cure serait content de voir que son protege lui revenait aussi réguliěrement, malgré «ľinfluence néfaste de Bert Côté, ľivrogne invétéré du village», comme il le disait lui-méme. Une fois seul, Bert se déshabilla et se mit au lit. La truie était chaude et Bert fatigue d'avoir tant parle sans boire une seule goutte de bois-son. II dormit cependant, tout comme s'il avait bu. Dehors, la neige avait cessé de tomber et le froid avait commence ä prendre sa place. 31 Ikwe aimait beaucoup Mendam. La maladie, bien que longue, semblait vou-loir quitter le corps et ľesprit de ľAmik-Inini. Avec la fonte des neiges, les maladies se de-vaient de quitter les hommes car le soleil aurait bientôt fait de les chasser loin vers le nord. L'Algonquin devait refaire ses forces pour re-prendre le metier de ses ancétres et redonner ä sa famille la fierté de pouvoir dire qu'il était toujours le meilleur trappeur de la region. Ikwe aimait tenement Mendam qu'elle voulut qu'il reprenne des forces plus rapide-ment. Elle se rendit done un jour au village avec une traine pour y faire des provisions. II faisait un soleil magnifique et la neige fondait. Ikwe devait marcher dans cette neige lourde qui pé-nětre les meilleurs makissins merne enduits d'huile de pied d'orignal. Arrivée dans la rue principále eile hésita, indécise sur le choix du marchand ä consulter pour obtenir la nourriture nécessaire ä rebätir les forces de Minji-mendam. D'un côté, le nou-veau marchand Jos Parent, Canadien fran^ais nouvellement établi au village. On le disait honnéte mais sa femme était tout ce qu'il y ayait d'antipathique. De l'autre, Ian Macintosh, ľÉcossais arrive il y avait plus de vingt ans. II était un traiteur dur et pas toujours trěs honnéte mais faisait généralement credit s'il pou- 32 vait y trouver son profit. Ikwe réŕléchit. Elle ne connaissait pas Parent; et accepterait-il de lui faire credit? Macintosh connaissait bien son époux ä qui il avait jadis acheté des fourrures. Elle entra chez lui. Ikwe aimait assez Mendam pour risquer de subir l'humiliation d'un refus venant de ce marchand peu scrupuleux. Timidement, eile ouvrit la porte activant une cloche fort bruyante qui la fit sursauter. Elle eut l'impression que le monde entier la re-gardait entrer et eile eut envie de fuir. Elle n'osa regarder vers le fond du magasin de peur de reconnaítre quelqu'un. Elle demeura immobile pres de la porte qu'elle avait refermée avec beaucoup de soin pour que la cloche ne tinte pas. Aprěs un moment, eile entendit une voix ä fort accent anglais lui crier: «Rentrez, rentrez, soé pas génée. J'finis avec lui pis j'te sers». Ikwe s'avanga lentement vers le comptoir mais la voix lui avait déplu. Ses yeux s'habituaient peu ä peu ä la pénom-bre du magasin et eile commen^ait ä distinguer tous les objets d'ordre utilitaire dont eile avait réve depuis longtemps et que Minji-mendam avait promis de lui acheter děs que la vente des fourrures le permettrait. Ikwe aimait passionnément Mendam; mais 33 eile ne put s'empécher d'avoir envie d'une poéle de fonte et d'un grand chäle de soie rouge qu'elle avait repérés au premier coup d'oeil. Si le mar-chand le lui permettait, eile achěterait ces articles et peut-étre aussi un peu de ces bonbons Sucres qu'elle voyait dans les pots de vitre. Ces bonbons constitueraient une recompense pour les deux enfants qui avaient tenement travaillé depuis le debut de la maladie de leur pere. — What... Oh! Excuse-moé... j'peux-tu faire quelque chose pour toé, la noěre? Ikwe sursauta au son de la voix qui s'adres-sait ä eile. Perdue dans ses pensées, eile avait presque oublié le marchand écossais qui venait ä peine de terminer sa seance de troc avec un autre trappeur. — As-tu besoin d'queque chose ? La voix sonnait faux á ľoreille de la belle Ikwe mais eile fit un effort pour surmonter s a crainte. — Ton mari y'é tu mieux ? J'te parle, la noěre! Ikwe voulut répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Un léger hochement de téte affirmatif permit ä ľEcossais d'apprendre que Minji-mendam se portait mieux. — As-tu besoin de fleurx ? Une poche de cent livres ? 1. Fleur: de ľanglais flour pour farine. Anglicisme employe couramment par les Canadiens francais. 34 Encore une fois Ikwe voulut dire oui en francais comme eile en était habituellement capable, eile ouvrit la bouche pour le faire, mais aucun son n'en sortit. Un signe d'acquiesce-ment suffit ä ľEcossais pour qu'il aille chercher le sac de farine et le mette sur le comptoir. — Ä part de ga? Cette fois eile répondit trěs vite: — Binnes2. — Yes mam, tout de suite. Et il disparut vers ľarriére-boutique pour réapparaitre avec un sac de vingt-cinq livres. — M'lasse. Le mot avait été beaucoup plus lancé que dit mais Ikwe en était trěs íiěre et cela lui don-nait confiance au point que ľénumération de ses besoins devint un jeu. — Lard sale, sucre, thé... — Is that all?... J'veux dire, c'est-tu toute? De nouveau Ikwe se sentit glacée de ter-reur. Elle avait oublié de dire qu'elle n'avait pas d'argent pour payer et qu'elle voulait obtenir credit. — C'tu toute ? Damn it, réponds-moé ? 2. Binnes: de ľanglais beans pour fěves. Anglicisme employe couramment par les Canadiens francais. 35 Elle fit un effort surhumain pour dire: — Pas d'argent... Elle fut incapable d'en dire plus et eile se sentit paniquée. — Tu veux du credit ? Sure, no problem. Ton mari c't'un bon trappeur. Prends c'que tu as besoin, don't be shy. Ikwe se sentit soulagée et eile lanca: — Bonbons... un sac en papier. Et pendant que le marchand, traiteur, prě-teur, financier, juge de paix, maire et le reste, faisait une selection de friandises pour les en-fants de la magnifique Ikwe la noire, celle-ci s'emparait de la poéle de fonte et du chäle de soie rouge qu'elle convoitait tant et les mit sur le comptoir avec les autres articles. Quand eile eut signifié que c'était tout, Ian Macintosh se mit ä faire ľaddition des marchandises ache-tées. Puis, il ordonna ä son employe, le grand boxeur John Ireland, qui lui servait aussi d'homme de main, de porter le tout sur la traine de la belle Ikwe. La charge était lourde et Ikwe, bien qu'heureuse d'avoir obtenu credit, se prit ä re-gretter les achats superflus qu'elle s'était per-mis. Mais ce n'était pas la poéle de fonte, les bonbons ou le chäle de soie rouge qui pesaient le plus. La farine, les féves, la mélasse et le lard salé constituaient ä eux seuls une charge 36 beaucoup trop lourde pour une aussi freie personne. Elle s'engagea dans le chemin de la Pointe-aux-Algonquins. Elle devait s'arréter fréquem-ment pour reprendre son souffle et ses forces. Elle regrettait de n'avoir pas amené les chiens pour qui une telle charge était si facile ä trainer. Sur le chemin de la Pointe, Ikwe fut ä maintes fois dépassée par des attelages doubles de chevaux tirant des charges de billots vers la jetée de la riviére Gatineau. Elle pensa: «Si seulement je n'étais pas aussi génée, je deman-derais ä un charretier d'accrocher ma traine ä sa charge. » Mais eile n'osa pas. Au moment ou une charge tirée par deux chevaux passait prés d'elle, les chaínes retenant les billots se brisérent et les arbres ébranchés déboulérent sur Ikwe, ľensevelissant du méme coup. Elle n'avait pas eu le temps d'avoir peur. La mort avait frappé avec une telle force et de fa-gon si soudaine que le charretier en resta figé sur place, debout sur le bas-cul de ľattelage, ä ľavant de la charge. Par miracle il ne fut pas touché quand les billots déboulérent, méme si les chevaux eurent peur et faillirent prendre le mors aux dents. Par un reflexe normal de charretier il les retint mais aprés fut incapable de réagir. 37 II ne fit aucun mouvement pour libérer la femme, écrasée sous la charge. II était la, les yeux fixes sur un chäle de soie rouge qui dé-passait entre deux billots. Ikwe avait tant aimé Minji-mendam. I «# 38 Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam était transporte dans un autre monde. Les enfants jouaient autour de lui sans troubler le voyage qu'il faisait vers son passé. Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam chiffonnait inconsciemment le chäle de soie rouge qu'on lui avait remis ä la mort d'Ikwe. ^ Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam ne perdait pourtant rien de ľac-tivité de ses fils. Kakons plantait un baton dans le sol encore tendre et mouillé de la saison de la repousse pendant que Ogimah tentait de le faire tomber par un manege semblable. Et ä tour de role le jeu recommen^ait. Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam revivait en pensée les saisons de bonheur vécues avec cette femme silencieuse et aimante qui avait été la sienne. 41 Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam ressentait une profonde dou-leur; le depart trop brusque de celie qui lui avait procure tout ce qu'un homme peut espé-rer d'une femme saignait en lui comme une plaie. Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam entendait Ikwe fredonner l'Air des Retrouvailles et son front s'assombrit. II revivait, par cet air, chacun de ses retours de chasse. II revivait par cet air, le prelude ä ľunion physique qui les laissait tous deux sans force et heureux, exténués et satisfaits d'etre des contraires qui se complétaient si bien. Les yeux fixes vers ľimmensité des esprits, Minji-mendam sentait peu ä peu les sueurs cou-ler le long de ses tempes et son esprit revenir vers le present. Les yeux moins fixes et ľoreille préte ä re-vivre, il sentit une presence autre que celie des enfants et Minji-mendam redevint le chasseur ä qui aucun bruit n'échappait. Le froissement des makissins sur l'herbe encore courte et fraiche était süffisant pour que ľoreille du chasseur revive. Le froissement ä peine perceptible du pas du nouvel arrivant dénotait la grande souplesse de son corps et la discretion naturelle de ľhomme d'un autre äge que celui du chasseur. 42 La silhouette de cet homme d'un grand age se dessinait ä travers les rayons du soleil, encore bas dans son levant, et l'oeil du chasseur en fit ľexamen complet. L'oeil du chasseur vit les longs cheveux blancs et les profondes rides de la sagesse sur le visage de ľaíné des Amik-Ininis de la Terre des Esprits. L'oeil du chasseur vit le sourire sur les lě-vres de Mashkiki-winini, le sorcier des plantes, alors qu'il remettait des sifflets aux deux enfants et cela le fit sourire aussi pour la premiere fois depuis la mort d'Ikwe. L'oeil du chasseur reconnut le genre de sifflet fait d'un morceau de jeune tremble dont on enléve ľécorce que l'on replace aprěs avoir fait des encoches pour permettre ä ľ air de passer. Le coeur du chasseur fut rempli de joie de- .-4® vant l'enthousiasme de ses deux fils qui repre-naient gout ä la vie et sa reconnaissance fut grande pour l'aieul. Les sourires du chasseur et du vieil homme accompagněrent leurs regards aux deux enfants, continuation de leur race et leurs oreilles se remplirent des sifflements stridents produits par les instruments de tremble entre les lěvres de Kakons et d'Ogimah. Puis les deux hommes se regarděrent longuement, l'un et l'autre, et leurs sourires s'effacerent. Mais au-delä des pa- 43 roles qu'ils ďéchangěrent pas, leurs deux es-prits communiquěrent comme deux morceaux d'un méme arbre que les coupeurs de bois re-mettraient en place aprěs les avoir sciés. L'esprit du chasseur saisit ce que le vieil homme aurait voulu lui dire et Mashkiki-winini comprit que les mots de réconfort sont inutiles quand la blessure du coeur saigne encore. Le sage aux cheveux blancs, qui était venu sur cette terre des esprits avec le grand Paki-nawatik, longtemps avant que les coupeurs de bois ne commencent ä abattre la forét, avait procédé ä la ceremonie traditionnelle de ľunion de Minji-mendam, fils du grand-chef et d'Ikwe, rille d'Ajijiwa et de Tanis. Cet homme, dont on ignorait ľäge, avait prepare les melanges ďher-bes qui avaient facilité la naissance du premier des fils d'Ikwe. A ľinstar de ses ancétres, il croyait que les herbes médicinales devaient ser-vir ä prévenir la maladie et non seulement ä la soigner. Aprěs le long regard entre les deux homines, le chasseur rejoignit ses deux fils pendant que le vieil homme se dirigeait vers le village des coupeurs de bois, par le chemin de la Pointe-aux-Algonquins. Et Minji-mendam entreprit d'enseigner aux deux jeunes la facon de fabriquer ces tradition-nels sifflets de jeune tremble. 44 Et lorsque le vieil homme se retourna vers les trois membres vivants de cette famille jadis unie, ses yeux ä moitié voiles par le soleil levant apercurent un long chäle de soie rouge ac-croché ä une branche ď arbre. 45 Les feuilles tombaient abondamment des arbres. La saison ďabondance était terminée. Le chasseur travaillait déjä ä la preparation de sa saison de trappage et frottait ses piěges d'acier avec des rognons de castor. Ses raquet-tes ä neige et ses mocassins d'hiver étaient déjä bien enduits d'ail sauvage pour que les animaux ne puissent flairer ľodeur de ľhomme. Les feuilles tombaient abondamment des arbres et les cinq canots alignés sur la grěve de la Kitiganisipi vibraient au gré des bourrasques de ľautomne. De temps ä autre, Minji-mendam jetait un coup d'oeil vers les cinq embarcations comme pour s'assurer que les provisions qu'el-les contenaient déjä ne s'envoleraient pas. Les feuilles tombaient abondamment des arbres et l'Amik-Inini songeait qu'il faudrait d'autres piěges de metal apportés par les cou-peurs de bois s'il voulait rapporter beaucoup de fourrures. Déjä, il ne pensait plus en fonction de ses propres besoins, mais ä la f aeon dont on lui avait dit et redit qu'il devait penser. «II lui fal-lait beaucoup de fourrures pour obtenir nourri-ture et vétements pour ses deux enfants». II lui fallait tuer toujours et encore pour se procurer le fusil, la poudre, le plomb, les piěges de metal et les couteaux ä dépecer. II lui fallait de ľargent pour ľéchanger contre ce qu'il avait désormais besoin. Pour- 46 tant, ses ancétres avaient vécu sans ces choses ? Mais les temps changent et ne sont jamais plus les mémes, alors le Mendam se devait de faire comme les autres pour obtenir ce qu'ils possě-dent. Mais cet alcool que ses frěres recherchaient, il n'avait jamais voulu y gouter aprěs avoir vu son onele propre échanger sa femme contre une eruche de cette eau et s'endormir aprěs ľavoir vidée, pour ne plus jamais se réveiller. — Non! Les nécessités j'accepte, mais pas ľ alcool. Les Amik-Ininis en ont déjä trop bu. Sur cette pensée, le chasseur se leva et malgré le vent froid qui engourdissait ses doigts, malgré le vide qu'il ressentait depuis le depart d'Ikwe, malgré son hesitation ä laisser ses fils au campement d'été de la Pointe-aux-Algonquins, il continua ä répartir ses provisions entre les cinq wigwass-tchiman alignés sur la grěve de la Kitiganisipi. La nuit était déjä lä lorsqu'il termina de couvrir les quatre charges qu'il devrait trainer en remontant la riviere vers son territoire de trappe. La nuit était déjä lä lorsque le gémissement plaintif de sa chienne blanche le fit se rendre compte que les chiens avaient faim et qu'il se devait de les nourrir. Attaches ä un arbre, les six animosh constituaient autant de gardiens redoutables 47 contre ceux qui, ivres ou mal intentionnés, au-raient envie de s'approprier ses canots remplis. II se dirigea vers la riviere, tira de ľeau un filet flottant et se mit ä cueillir les poissons blancs qui s'y étaient pris et ä les lancer vers ses chiens qu'il nourrissait ainsi en dehors de la saison de chasse. Puis ií étendit le filet sur des buissons, afin de le laisser s'égoutter. Content de sa journée de travail, il ramassa un énorme poisson qu'il avait garde pour lui et se mit ä le faire rôtir sur les braises du feu mourant. Malgré la nuit, il sentait toujours les feuil-les tomber abondamment des arbres et décida de se rendre au village des coupeurs de bois, děs son repas termine. II avait besoin de plu-sieurs autres articles. En arrivant au village, Minji-mendam eut envie de se rendre ä ľhôtel oú il savait que beaucoup de ses amis buvaient déjä ľalcool des bůcherons. II eut envie, par curiosité, ďaller s'asseoir ä une table pour observer ces gens qui prenaient plaisir ä boire et qui, bien souvent, étaient incapable de marcher pour retourner ä leur campement. II eut envie de revoir son ami Jos qui avait accepté de préter sa force au propriétaire de 48 ľhôtel pour mettre fin aux bagarres qui ne manquaient jamais ďéclater entre les Algon-quins, les Fran^ais et les Irlandais et Écossais, chaque samedi soir. II eut envie de contempler ce spectacle na-vrant d'hommes qui perdaient tout sens de di-gnité děs qu'ils entraient ä cet endroit, afin de ne pas avoir ä regretter de ne pas avoir fait comme eux jusqu'au bout. Mais il se ravisa et continua son chemin vers le magasin general de Jos Parent, juste en face de celui de Ian Macintosh. Debout sur la seconde marche de l'escalier menant au magasin general, Minji-mendam essay ait de s'imaginer ce qu'avait pu étre ľ aspect de ce village avant qu'on y coupe le premier arbre.- II chercha dans ses souvenirs d'enfant et dans les récits des grands-pěres du campement de la Pointe les images que son peuple avait ^ gardées de ce merveilleux pays de chasse et de péche. Un instant inconscient sur les marches du magasin general, il revit, dans la pénombre au-tomnale de ce debut de soiree, des dizaines de chevreuils traverser les rues du village pour fuir les arbres qui tombaient tout autour d'eux. II revint ä la realite de la vie présente lorsqu'il entendit une voix l'interpeler du centre du chemin. Tiré de sa reverie par cette voix nasil-larde et grasse en méme temps, il ne réagit pas 49 tout de suite mais, lorsque la voix insista, il descendit les deux marches et se dirigea vers celui qui ľavait interpelé. L'homme parlait en francais, langue que Minji-mendam comprenait bien, mais il avait un fort accent et le trappeur reconnut le mar-chand écossais, Ian Macintosh. En levant les yeux, Minji-mendam vit que la lampe était éteinte dans le magasin de son interlocuteur et il comprit que lui aussi se rendait au debit de boisson. — You... tu vas mieux, Mendam? La voix était désagréable, il ne répondit pas. — Tu... plus malade ? Tu vas payer ton dette ? Le chasseur ne comprit pas le sens de la derniěre phrase de I'Ecossais et celui-ci le vit bien. Pointant alors le chäle de soie rouge ac-croché ä la ceinture de Minji-mendam il lui dit: — Your femme y ľacheter ca quand tu malade avec des binnes pis d'la flour pis all other things too! Y pas payé pour ca! Dans un geste machinal, Minji-mendam porta la main au chäle de soie rouge ayant ap-partenu ä Ik we, comme s'il avait eu peur que le marchand le lui enlěve. Ce chäle de soie rouge qui ne le quittait plus depuis ce depart 50 trop brusque. Le marchand remarqua le geste du trappeur et s'empressa s'ajouter: — Pas peur, j'te ľôte pas! Ben, y va falloir que tu m'les paies. T'as-tu ďľargent? Minji-mendam se mit ä penser ä toutes sor-tes de choses. II savait que Macintosh était re-connu comme un « sans scrupules» lorsque ve-nait le temps de traiter. II ignorait aussi que sa femme devait de ľargent ä ce marchand. Tout ce qu'on lui avait remis apres ľaccident, c'était ce chäle de soie rouge qu'il gardait précieuse-ment. II ne comprenait pas qu'il düt rembourser pour des marchandises qu'il n'avait pas eues. — Combien? Le mot avait été läché sěchement et presqu'avec colěre alors que, de surprise qu'elle était, sa physionomie devint froide et fermée. Macintosh fit merne un pas en arriěre, tel-lement l'attitude de l'Algonquin changea brus-quement. — Ben, qa. fait pas mal, mais j'ai pas ton compte su moé. Mais je sais que ga. fait ä peu pres la moitié de ta trappe d'hiver. £a fait que ťas pas besoin ťen faire. Dans ľprintemps, j'te compterai une peau pour toé, une peau pour moé. £a marche-tu? Le regard du trappeur se durcit ä un tel point que I'Ecossais comprit qu'il se retenait 51 pour ne pas lui cracher au visage. Cest d'ail-leurs avec une fierté presque arrogante que Minji-mendam lui déclara: — Minji-mendam est trappeur et libre. II ne travaille pour personne d'autre que pour Minji-mendam. Au printemps, Mendam vendra ses fourrures et il te paiera. Au printemps, tu sauras combien Ikwe a acheté chez toi? Alors attends! Et sans plus s'occuper de l'Ecossais qui le regardait s'en aller, il monta les marches du perron du magasin general de Jos Parent et en-tra sans se presser. Le Macintosh rut surpris de ľassurance du trappeur algonquin. C'était la premiere fois qu'il avait affaire ä un Indien qui montrait une telle assurance, mis ä part le gros Jos qui tra-vaillait au Inn. II fut choqué mais trop surpris pour réagir et c'est en maugréant qu'il se diri-gea vers le Inn rencontrer ses compagnons de beuverie. Imelda Parent était ä épousseter les rebords de fenétres lorsque Minji-mendam s'arréta sur les marches du perron. — Jos, un autre Indien su'ľperron. I blo-que ľentrée aux clients. 52 Comměre dans ľäme, humiliée de n'étre que la femme ďun marchand de village, rien ne lui échappait de ce qui se passait autour d'elle. Et les commentaires qu'elle ne manquait jamais de passer aidaient ä la deformation de la vériťé. — Y'a ťi des clients qui veulent entrer dans ľmagasin? demanda son époux négligem-ment, tout en continuant ä peser des pois. — Non, mais si y'en arrivait, ils s'raient génés de rentrer. Et ben, ga. parle au yable: Macintosh qui appelle ľlndien. Ben, c'est-tu rendu qu'il va venir chercher nos clients sur notre galerie ä-c'ťheure! Lorsque Minji-mendam ouvrit la porte du magasin et que tinta la cloche suspendue ä celle-ci, Imelda se dirigea prestement vers le fond de la piece tout en faisant semblant ďépousseter rapidement le dessus du comptoir. Mais eile ne perdait aucune parole et surveillait chacun des gestes du trappeur. Jos Parent éta-lait la série de nouveaux piěges regus de la compagnie de la Baie d'Hudson et ľAmik-Inini les tätait, les soupesait et mettait de côté ceux dont il croyait avoir besoin. Puis, sortant quelques billets de banque de sa poche, il les dé-posa sur le comptoir en demandant: 53 — Y en a-t-il assez? Le marchand compta ľargent et répondit: — Y manque un écu, mais c'est pas grave, tu me le remettras ä ton retour de trappage au printemps. Sans aucune forme de remerciement, l'Al-gonquin sortit du magasin avec un sac de fa-rine sur ľépaule et les piěges dans la main. La nuit le déVora. Mais Imelda ne manqua pas de maugréer contre ce manque de savoir-vivre du «Sauvage» comme eile nommait ceux qu'elle jugeait moins sympathiques que les autres. Sans du tout s'occuper des commentaires de sa femme, Jos se remit á peser des petits pois sees. 54 II faisait froid ce soir-la. La farine dans le canot, les piěges bien frot-tés, les peaux bien tirées et ficelées, les chiens bien nourris et tous attaches ä une seule corde, les enfants sous la protection d'Ajijiwa et de Tanis, les haches et couteaux bien aiguisés, le couteau croche bien trempe, les herbes médi-cinales bien enveloppées, les trois paires de ma-kissins bien huilés, un écu qu'il devait ä Jos Parent et une demi-saison de trappage (pour de la marchandise qu'il n'avait jamais eue) ä rembourser ä Macintosh, toute cette revue des be-soins et de ses responsabilités lui passait dans ľesprit, alors que ses yeux fixaient le plafond de sa cabane. II faisait froid ce soir-lä et Minji-mendam, anxieux, étendu sur son grabat de peau d'ori-gnal, cherchait le sommeil. Mais les pensées qui le harcelaient ne pou-vaient lui laisser la quietude nécessaire ä ľabandon total au sommeil. Comment ce Macintosh avait-il pu penser que lui, Mendam, ľhomme libre, accepterait de nouer son destin ä un étranger? Jamais il n'accepterait de servir ďoutil ä un profiteur, ä quelqu'un qui ne savait merne pas tendre un collet ä liěvre. Mais il le paierait pour ce qu'lkwe avait acheté, merne s'il n'avait aucune preuve que ce fut vrai. 55 Et avec la pensée pour Ikwe, il se remit ä réver du passe et ä entendre sa compagne fre-donner ľ Air des Retrouvailles. II s'endormit dans le souvenir de cet air, et le réve se conti-nua dans ľinconscient du trappeur... Pourtant il faisait froid ce soir-lä. i 56 Le bruit était assourdissant dans cette salle basse de petit hotel de village et la fumée dense des fumeurs de pipes formait un brouillard as-sez insupportable pour le nouvel arrivant. Toutefois les buveurs réguliers qui se réu-nissaient chaque fois que ľoccasion se présen-tait ne semblaient nullement incommodes par ľodeur et la densité de la fumée mélée ä ľal-cool. Au milieu de cette masse grouillante et vo-lubile, un homme circulait avec des bouteilles et des verres s ans pourtant faire comme les au-tres. II était serveur, barman, homme de bras et agent pacificateur des esprits échauffés par cet alcool qu'il versait lui-méme. II accomplissait son travail sans joie et sans octroyer le sourire traditionnel du serveur. II était craint par les anglophones, respecté par les francophones et aimé par les Amik-Ininis, groupe ethnique auquel il appartenait. Dans cette salle, les tables alignées le long du mur étaient détenues par les Indiens, avec ici et lä, un Canadien frangais assis parmi eux. Rétrécissant la circonférence de la piece, les tables des francophones voyaient de temps ä autre un Amik-Inini s'y asseoir avec quelques amis de beuverie. Et le centre du plancher était entiěrement occupé par les tables des anglophones, rois commer^ants de la region et pourvoyeurs des 57 argents nécessaires ä ľexploitation de la forét. Nul n'osait leur contester la place centrale, obliges qu'ils étaient envers ces employeurs. S'interposer entre leurs pouvoirs patronaux et leur personne signifiait perdre son emploi ou ne pas en obtenir. Ce soir-lä, pourtant, un Indien avait ose lancer une mauvaise plaisanterie vers le centre de la salle ä ľeffet que ľair devenait de moins en moins respirable et que cela sentait le boss. Prestement, le grand John Ireland, homme de main du marchand Macintosh, s'était levé et dirigé vers ľintrus. Un coup de poing en pleine figure projeta ľlndien au plancher en renver-sant tables et chaises. Les autres Indiens presents s'étaient levés en mena^ant le boxeur. Le barman Jos, que tous appelaient Ti-Coeur, se plaga devant l'Irlandais en le repoussant vers sa table. — Frappe plus jamais personne ici-dedans. OK? Et devant la resistance silencieuse de Ireland qui semblait vouloir retourner vers ľlndien que ses amis relevaient, Jos dit Ti-Coeur ľempoigna par sa culotte et la chemise de laine et le souleva de terre pour le déposer pres de la table des boss et le forcer ä se rasseoir. — Quand Jos dit assez, c'est assez. Com-pris ? 58 S'époussetant comme si le barman ľavait sali, John Ireland se rassit en maugréant en anglais. — Dam savage. I'll teach him a lesson. Mais Jos dit Ti-Coeur, était déjä rendu ä la table suivante et n'entendit point l'insulte indi-recte ä ceux de sa race. Dans tout ce brouhaha, pas un seul autre anglophone ne s'était levé, feignant de n'étre pas intéressé: la bataille n'irait pas plus loin que l'affrontement du boxeur et de ľlndien Ti-Coeur. Pourtant, jamais la bataille n'était venue si pres ďéclater entre deux groupes ethniques du village des coupeurs de bois. Jamais auparavant, un Indien n'avait osé adresser la parole ä un boss. Jamais non plus n'avait-on vu un clan complet se lever, prét ä défendre un compatriote ä la suite d'une altercation privée. La table du marchand general était occupée par cinq autres hommes. En plus du boxeur Ireland, il y avait Jim McManamy, contracteur forestier employant une cinquantaine d'hommes (et qui devait sa survivance commerciale ä son bailleur de fonds, Macintosh), Paul Francis, un des employes du contracteur, Charles McCartney, le cordonnier du village et Stewart Mac- 59 Intire, le maréchal-ferrant et transporteur de la paye pour McManamy. Ä six, ils savaient boire, gueuler et en im-poser ä tous. Maclntire, quarante ans, gueulard et batailleur, ne se promenait qu'armé d'un long crochet de fer qu'il avait forgé lui-méme. Grand et fort, il criait ä qui voulait ľentendre que rien ni personne ne lui faisaient peur. II n'avait pas de famille et ne frayait avec personne ď autre que ses cinq compagnons de beuverie. II habitait ä ľhôtel merne oú il buvait et personne ne lui posait jamais de questions. Paul Francis, le plus jeune des six, était grand et mince. Du type nerveux, il était un peu considéré comme peureux par ses compa-triotes. II tentait toutefois de cacher cette peur par des bravades soudaines et imprévisibles. Cé-libataire, il demeurait seul dans une petite mai-son de pieces au centre du village. Charles McCartney, cordonnier, était un homme simple mais ivrogne comme pas un et ne savait dire non qu'ä sa femme. Pres de la cinquantaine, il savait coudre ä merveille les souliers de boeuf et clouer les semelles des bot-tines des travailleurs. Quant ä McManamy, il ne songeait qu'ä faire de ľ argent et penchait généralement vers son intérét beaucoup plus que vers son sentiment. Ses travailleurs appartenaient aux trois 60 groupes ethniques vivant au village des cou-peurs de bois. Pendant que les six hommes discutaient ferme, Bert Côté s'avangait vers leur table en titubant. Arrive ä la hauteur du boxeur Ireland, il lui mit la main sur ľépaule en disant: — Un grand champion. Ireland sursauta et vint pour se lever mais Macintosh le retint en lui disant: — It is just Bert Côté, the drunkard. — Ben voyons done, le grand champion aurait'y peur du baquet ä Côté? enchaina l'ivrogne du village. Puis il enleva sa casquette et salua le marchand general comme un courti-san. — Monsieur Macintosh, je vous salue en fran^ais, pis in Inglish, pis en couleurs de .4$ ľ arc-en-ciel. Ä ce moment Paul Francis se leva, mena-gant, pour faire peur ä Bert, mais Jos qui pas-sait pres de lui, posa une main sur son épaule en lui disant: — Jos a dit: pas de bataille Puis, regardant Bert, il lui dit: — Bert, e'est l'heure de rester tranquille. Va ťasseoir. 61 Et ľivrogne se dirigea ä reculons vers la ran-gée des tables occupées par les Canayens en di-sant: — Cher mossieu McManamy, j'vous avais pas vu. Pardon, mais vous sentez pas assez ľargent pour que j'soye attiré par voť personne. Et les anglophones firent semblant de n'avoir pas compris ľinsulte volontaire ďun ivrogne qui boit pour se donner le courage de faire ce qu'il n'ose ä jeun. Au beau milieu de touš ces événements, Ti-Trou se bergait tranquillement, conversant avec des personnages imaginaires et se racon-tant des histoires qu'il trouvait trěs drôles. II ne semblait nullement se rendre compte de la realite qui ľentourait. Les discussions, les disputes, les batailles, rien ne venait briser sa concentration: il avait son monde bien ä lui. Un grand verre de lait reposait sur une petite étagěre placée pres de la fournaise et se ré-chauffait. Mais Ti-Trou ne semblait pas y avoir goůté. Ce verre était le pretexte dont il avait besoin pour étre accepté ä l'Auberge et il savait s'en servir. Mais il ne consommait jamais. L'alcool aidant, les esprits se réchauffaient et, ä la table des Boss, on en était arrive ä éva-luer la reconnaissance des travailleurs et des trappeurs qu'on avait aidés ä un moment ou un 62 autre. McManamy parlait du saoulon qu'était Bert Côté et du temps qu'il était ä son service. — He was always mixed up with some kind of problems and never could be on time for the pay day. I was told he once was a catholic priest and was always late for the mass. I think he started to drink the mass wine in those days. Et toute la table éclata d'un rire gras que les voix des autres buveurs couvrirent sans peine. McManamy continuait: — And I was always advancing him some money for him to pay his debts. Today, he is blaming me because he become a drunken bum without a job. Macintosh enchaina: — French, Indians or even Irish and Scots, they're all the same. You help them and they have no respect for you. They never remember the good things you've made for them. Les autres acquiesgaient: — You take that trapper Mendam, the day his wife got killed by that log load that fall on her, she had brought a tobogan full of food and supplies at the store. She had no money, so I gave her credit because the guy was sick. Well, now, he doesn't want to pay me back. I offered him to trap half and half this winter and he refused, saying he'd pay me next spring with mo- 63 ney. It means that he won't even sell me his pelts. Is that enough ? Indignés ou feignant de ľétre, les cinq hommes ľapprouverent en maugréant quelques injures. Le boxeur Ireland voulait qu'on lui donne une bonne le$on. II ajouta méme que «si les Indiens se mettaient ä pousser ľarro-gance jusqu'ä devenir complětement indépen-dants des habitants du village, (les troubles ne manqueraient pas d'éclater au sein ďune popu: lation paisible». A quoi le jeune Paul Francis rétorqua: — Don't you think they have the right to be independant? We are all living on their land and they don't mind. — They do mind, but they need us more than we need them, enchaina le cordonnier McCartney, instead of making mocassins, they are now sometime buying them from me. — I don't give a shit about this land being theirs before. They never did anything with it and we had to develop it for them to benefit from it. I think we've got to teach this guy a lesson. Ireland is right, a licking would make him understand that when you buy, you have to pay for. Mais le jeune Francis n'était pas d'accord; il avan^a d'autres arguments qui ne firent qu'en-venimer les choses. Ses cinq compagnons 64 étaient bien decides: ils feraient une bonne peur ä ľ Algonquin. Ils se levěrent tous, sauf Francis, et Ireland lui cria presque: — Dam chicken, are you going to pee in your pants? Aren't you man enough to do something at least once in your life? McManamy le décida tout ä fait: — If you drop us now, you'll have to find another job! You understand? Et Paul Francis, subjugué, se leva pour sui-vre ses compagnons. — Let's go, dit McCartney. I know where he stays. His shack is near the Desert river. Les six hommes mirent leurs casquettes, leurs vestes et sortirent dans la nuit. Paul Francis fermait la marche en maudis-sant intérieurement sa lächeté: il n'avait pu refuser de suivre comme un jeune chiot mal en-trainé et la laisse lui faisait mal. II faisait froid ce soir-la. 65 II faisait froid dans la cabane du trappeur et son sommeil était agité. Malgré le réve qui le ramenait vers le temps heureux, malgré ľAir des Retrouvailles que chantait Ikwe dans sa téte, malgré ľassurance du bien-étre de ses en-fants, il se réveillait souvent. Etait-ce le froid? Etait-ce son obsession amoureuse du passe tou-jours present? II n'aurait su le dire. Quelque chose ďindéfinissable le rendait mal ä ľaise. II réussissait tout de merne ä vaincre mo-mentanément cette sorte d'angoisse qui le réveillait souvent; il s'assoupissait ä nouveau et se réveillait encore peu aprěs. La nuit serait longue, le jour n'était pas pres de se lever pour lui. Dans cet etat de demi-conscience, il crut percevoir des pas et quelques murmures de voix inconnues. II ne comprit pas les paroles prononcées. II faisait froid dans la cabane et cela ľempé-chait de dormir; son imagination lui jouait peut-étre des tours et lui faisait croire ä toutes sortes de bruits inexistants. II fit un effort pour ne pas ouvrir les yeux et retrouver le sommeil. Soudain un bruit énorme le fit se jeter au bas de sa couche, prét ä faire face au danger qu'il venait de pressentir. II n'avait pas réve: les voix, les pas étaient reels. Les yeux du dor-meur, mal habitués ä la noirceur, apergurent ä peine ces silhouettes qui I'entouraient. II n'osa 66 pas bouger, incapable de comprendre la raison de cette intrusion dans sa demeure. Puis une voix nasillarde et désagréable se fit entendre. Cette voix, il la reconnut. — Tu pas vouloir payer ton dette, ben tu vas payer pareil. You can be sure of that, mon ami. Son instinct lui disait qu'il fallait faire quelque chose mais ses yeux distinguaient ä peine le couteau de ch as s e posé sur la table, pres de la porte. Deux pas le séparaient de cette table mais... trois, quatre, cinq hommes étaient préts ä ľen empécher. II vit une sixiěme silhouette se dessiner dans ľembrasure de la porte. Celui qui entrait lentement, comme s'il avait peur de quelque chose, était grand et mince. Minji-mendam le vit tendre le bras vers le mur au-dessus de la table et il comprit qu'il venait de décrocher la 4$ hache. II décida alors de foncer vers la table pour se saisir du couteau. Bousculant ľhomme ä la voix désagréable, il bondit vers la table, tendit le bras et saisit le couteau, pour ressentir aussitôt une douleur atroce l'envahir et lui pincer le coeur. Au merne moment, il put voir sa main et une partie de son poignet sur la table. II comprit: eile avait été coupée. II saisit instinctivement son bras ensanglanté comme pour arréter le sang qui en pissait. II y eut un moment d'arrét. 67 Paul Francis était celui qui était entré le dernier par peur. II avait saisi cette hache bien en evidence au mur pres de la porte et en voyant Mendam sauter sur son couteau, dans un geste instinctif, il avait frappé au hasard. Horrifié du geste qu'il venait de poser, il laissa tomber ľarme dont il s'était servi. Les cinq autres hommes étaient tout aussi stupéfaits de ce qui venait de se passer et de-meuraient la, paralyses, regardant cet homme qui se tenait le bras, fixant Francis, comme s il eüt voulu dire: « pourquoi m'as-tu fait ca ? » Soudainement, Minji-mendam s'empara de la main coupée et fonca sur Paul Francis qui tomba ä la renverse, il sauta par-dessus lui et se dirigea ä toutes jambes vers la riviere. II put tout de méme entendre une voix qui disait: — Let's get out of here, come on. Mais il ne s'arréta qu'une fois rendu pres de ses six chiens qu'il détacha en tirant sur l'unique cable qui les retenait ä ľarbre. II n'eut pas be-soin de leur donner ďordre, les six betes avaient flairé les étrangers et s'élangaient déjä sur leurs traces. Minji-mendam les entendit grogner en se jetant sur les intrus. Les salauds qui venaient de lui couper le bras ne s'en sortiraient pas sans quelques morsures. 68 Mais déjä il oubliait presque leur sort, ne pensant qu'ä son bras coupé. II jeta la main coupée dans le fond du canot vide et s'em-pressa de detacher la corde qui le reliait aux autres. Puis il déchira une partie de la chemise de laine qu'il portait et se fit un tourniquet pour arréter la perte de sang. II éprouva quelques difficultés et dut se servir de sa bouche comme second bras. Puis, poussant le canot ä ľeau, il entreprit la descente de la riviére Desert, tourna vers le sud dans la Gatineau et descendit le courant en s'effor$ant de gouverner avec la main du coeur. II n'avait qu'une pensée: survivre. II sentait le canot se dérober sous lui et la téte lui tournait. II entendit quelques aboie-ments: ses chiens le suivaient sur la rive. II perdit presque conscience mais fit un grand effort, et résista ä la tentation de s'abandonner. II ■$$ ne ressentait que peu de douleur dans son bras, si ce n'est quelques coups semblables ä des épines ä la hauteur de ľestomac. Mais, il sentait ses forces ľabandonner. Au loin, il vit la lueur ďun feu de camp. II gouverna vers la rive avant ďarriver aux rapides. En accostant, il apergut ses chiens. Une ombre se détacha du feu pour venir tirer son canot hors de ľeau. II se leva de lui-méme, dé- 69 barqua et regarda le vieil homme venu ľ aider. II esquissa un semblant de sourire et s'affaissa. Le vieillard traina Minji-mendam jusqu'ä son wig-whom et ľétendit sur la couche de fourrure, pres du feu central. II approcha un flambeau au-dessus de la figure du trappeur, le planta dans un anneau de babiche suspendu ä cet effet, et se mit ä dé-faire le noeud du tourniquet plein de sang. Puis le médecin des plantes, qu'on appelait aussi Sorcier, tira un sac ďherbes de toutes sor-tes et se mit ä en faire une selection. II ne se pressait pas. II savait parfaitement ce qu'il fallait faire, mais il ne devait pas se tromper. II fit une decoction dans un recipient d'écorce de bouleau; la päte ainsi obtenue fut étendue sur une espéce de bandage et le cata-plasme fut place sur la blessure sanglante. L'Amik-Inini eut quelques soubresauts et le vieil homme lui fit boire une tisane qui le calma en quelques minutes. II s'assit alors pres du feu, bourra puis alluma sa pipe et, les yeux fixes sur le malade, il entreprit la veillée du blessé qu'il avait vu naitre et grandir. Toute la nuit et sans jamais fermer l'oeil, il veilla sur cet enfant de la forét. Toute la nuit et sans jamais cesser de fumer, il surveilla le moindre mouvement, le plus petit sourcille-ment de celui qui ne s'était pas encore console d'avoir perdu son contraire. 70 Au matin, il se leva, se dirigea vers le canot protege par les chiens du trappeur et ramassa la main coupée. II la nettoya dans ľeau de la riviere et vint la suspendre au trépied du feu extérieur du wig-whom. II ne sembla méme pas étonné de voir que les chiens n'avaient point touché ä cette piece de chair humaine. La main du maítre. II revint ä ľintérieur de ľhabitation d'écorce, jeta un coup d'oeil au blessé étendu pres du feu et, constatant qu'il reposait paisiblement, s'étendit de ľautre côté du feu, s'abrilla d'une peau d'orignal et s'endormit. Les jours passaient et les nuits duraient. Longues, longues étaient les nuits. Le vieux Mashkiki-winini (le sorcier des plantes) que les anciens appelaient toujours Ni-ganadjimowinini ä cause de ce don de voir dans l'avenir, «celui qui peut voir demain», n'avait pas ménagé ses efforts pour soigner le blessé. II y avait maintenant autant de jours que les mains ont de doigts que Minji-mendam avait sombre dans le monde des réves. Il faisait de brefs retours vers la realite en appelant Ikwe. Le vieil homme lui faisait alors boire sa tisane et le forgait ä prendre quelques nourritures solides. Et la neige recouvrait maintenant le sol. Et le froid habitait maintenant les nuits. Et les ré- 71 ves habitaient maintenant ľesprit de Minji-mendam, et la bonté habitait toujours le coeur de ľaíné des Amik-Ininis. Et la fidélité habitait encore les chiens amis. Les animosh du trap-peur. Ceux qui ľavaient défendu lors de ľatta-que. Et la fidélité amicale, sentimentale ou filiale était la raison principále de ľentraide mutuelle des Amik-Ininis. Et le vent soufflait maintenant du froid. 72 Le dimanche matin, tous les habitants du village des coupeurs de bois s e retrouvaient ä la messe. Frangais, Irlandais catholiques, Ecossais et Algonquins venaient assister ä ľoffice dominical célébré par le pere missionnaire affecté ä la mission indienne de Manito-Akki, la terre des esprits. Ä ľavant de la premiére chapelle on re-trouvait Jos Parent, le marchand francophone, et son épouse vétue de la facon la plus extravagante possible. Elle était courte et grosse, commére et prétentieuse. II lui fallait done la premiére place, bien ä la vue du célébrant et des autres fidéles. Jos, lui, était mal ä ľaise dans son costume de noces, trop petit maintenant. Le barman de ľauberge, Jos dit Ti-Coeur, était assis avec tous les Indiens pratiquants, dans la section spécialement réservée pour les «Sauvages de la mission». II était accompagné *$ de sa femme et de ses quatre enfants qui ne cessaient de bouger. Comme tous les Amik-Ininis, il n'allait nulle part sans étre accompagné de sa famille. Toutes les families indiennes présentes étaient completes. Ajijiwa et Tanis, les beaux-parents de Minji-mendam, étaient aussi presents, accom-pagnés des deux enfants du trappeur et de leur fille défunte. Trés digne, Ogimah ne cessait de répri-mander son jeune frére Kakons qui s'amusait ä 73 tirer la langue ä sa jeune voisine sans trop s'oc-cuper de la ceremonie, ä laquelle il ne compre-nait rien. Dans la section «blanche» derriěre les Parent, se trouvaient les autres gens bien du village. Bert Côté et son ami Ti-Trou faisaient pourtant contraste avec ľentourage. Leurs vé-tements étaient malpropres et déguenillés et Bert empestait ľalcool qu'il n'avait du cesser de boire que peu de temps avant la messe. Puis, le groupe des anglophones fermait la parade. Mais ce matin-lä, ce groupe était dé-coré de bandages multiples. Le jeune Paul Francis marchait avec peine. II avait une bles-sure ä une jambe... une entaille assez profonde faite par une hache déviée sur un cräne de chien. Ian Macintosh demeurait debout dans le dernier banc, incapable de s'asseoir: une mor-sure de chien. Jim McManamy avait des bandages aux deux mains et son chapelet était accro-ché ä son poignet droit. Charles McCartney avait un bras en écharpe et Stewart Maclntire portait un pantalon déchiré ä la hauteur de la cuisse gauche. Pendant que les gens baissaient la tete ä ľélévation des Saintes espěces, Bert Côté sortit son flasque de caribou pour en prendre une ou deux gorgées. Mais, au méme moment, Ti-Trou éternuait de si bruyante fa^on que tous les fi-déles se tourněrent vers lui et virent Bert prendre son coup. Le pauvre ivrogne, pourtant 74 habitue aux insultes, rougit d'avoir été pris en flagrant délit de boisson dans ľéglise. C'était un peu comme s'il avait été pris par Dieu lui-méme et il en eut profondément honte. II remit vite le flacon dans sa poche et baissa la téte, humilié. Et il jura qu'il ne boirait plus jamais. A la sortie de la messe, sur le perron de ľéglise, les gens se massěrent autour des blesses afin de savoir ce qui s'était passé. Tous racontěrent la merne histoire. lis étaient alles rendre visitě ä Minji-mendam dans le but de lui offrir une affaire et celui-ci avait lache ses chiens sur eux. lis avaient du se dé-fendre et contre les chiens et contre l'Indien qui les attaquait ä ľaide ďune hache. On lui avait enlevé la hache et, dans la bataille, le trappeur avait été frappé et s'en était allé sai-gner dans les bois. La population du petit village rut stupé-faite. Les Indiens n'en croyaient pas leurs oreil-les. Les Fran^ais furent surpris. Jamais per-sonne n'avait vu le Mendam prendre un verre de boisson. Serait-il soudainement devenu fou? Ajijiwa, ä qui Jos venait de dire ce que les gens racontaient, refusa de croire ä cette histoire. II connaissait Minji-mendam depuis sa naissance et lui avait donne s a fille comme compagne. II refusa d'y croire et Tanis de méme. Mais ľhistoire était racontée et, bien que les opinions fussent partagées sur les raisons 75 qui avaient fait agir le paisible trappeur, il n'en était pas moins blämé pour sa conduite. Méme Bert Côté, qui aurait du rire dans sa barbe de voir les boss un peu «maganés», n'en avait pas envie. Bien qu'il s'interrogea aussi sur les motifs que pouvait avoir le trappeur ď attaquer les Anglais, il demeurait trop géne d'avoir été pris ä boire pendant ľofŕice dominical pour poser ses questions tout haut. Les conversations s'étirérent jusqu'aux deux magasins généraux du village. Méme aprěs la nuit tombée, ä la lueur des lampes ä ľhuile, on discuta de ľaffaire du Mendam et des Anglais mordus par ses chiens. Et la nuit vint, noire et froide comme tou-tes les nuits de ľautomne. C'était le mois des morts, et ľon pria un peu plus qu'ä ľhabitude ce soir-lä. Les jours passěrent et la neige tomba. La froidure s'installa pour ľhiver et les habitants du village des coupeurs de bois s'endormirent, comme chaque année depuis ľarrivée des premiers colons. 76 Minji-mendam ouvrit les yeux. II regarda autour de lui et reconnut ľintérieur d'un wig-whom ďécorce de bouleau avec, en son centre, le trou laissé pour que la fumée du feu central puisse s'en échapper. II n'avait pas froid. Quand Minji-mendam ouvrit les yeux, il se demanda pourquoi il était ainsi couché. II eut peine ä se rappeler les événements qui ľavaient conduit hors de son monde habituel. II ne sut pas itnmédiatement oú il se trouvait et voulut se tourner mais, en s'appuyant sur son coude pour se lever, il ressentit une vive douleur et retomba sur sa couche. II souleva alors son bras ä la hauteur de son visage et comprit qu'il n'avait plus de main. II ferma les yeux un instant. II se souvint de son éveil soudain en pleine nuit. II entendit de nouveau les voix des homines qui parlaient dans cette langue qu'il ne comprenait pas. II revit sa main sur la table et le couteau qui y était reste. II revit la silhouette longue et mince de l'homme qui avait décroché la hache du mur de la cabane. Minji-mendam ouvrit les yeux. Cette fois, il regarda longuement cette plaie qui était déjä ä demi cicatrisée: un affreux moignon de sang coagulé recouvert d'une croüte qui séchait peu ä peu. La blessure était propre et ľ amputation avait été faite trěs nettement, trés droite. 77 II remarqua que la peau était tirée par-dessus la blessure mais qu'elle ne se rejoignait pas vers le centre. Minji-mendam, les yeux grands ouverts, re-gardait sa main jadis si habile ä manier la ha-che, le couteau et ä tirer le fusil ä baguette. II regardait fixement cette main jadis si utile au trappeur qui doit ouvrir le piěge dans lequel l'animal s'est pris. Minji-mendam, les yeux fixes sur ce bras sans main, pouvait ä peine y croire. II demeura longtemps couché ä regarder cette nouvelle forme de sa meilleure main. Bien sur, il lui res-tait celle du coeur, mais serait-elle aussi efficace que celle qu'il avait perdue ? D'un coup de reins, il se mit sur ses pieds mais retomba aussitôt ä la renverse. II souleva alors une jambe puis l'autre pour s'assurer qu'elles étaient bien la, puis il tenta ä nouveau de se lever. II était faible. II se sentait comme le petit de ľorignal qui cherche ä se tenir sur ses faibles pattes děs qu'il est né. Aprěs quelques efforts, il y parvint et se dirigea vers ľou-verture du wig-whom. II ouvrit le battant et fut aveuglé par la blancheur de la neige et la clarté éblouissante du soleil. II eut un frisson, se retourna, cherchant des yeux un vetement dont il aurait pu se couvrir. II ne vit rien. II décida done d'attendre d'avoir repris des forces pour sortir et rabattit la toile de marine qui servait de battant ďouverture ä ľhabitation 78 ďécorce. II se laissa tomber sur sa couche, complětement épuisé. Sa blessure lui faisait mal. Un mal lancinant et regulier. II remit quelques morceaux de bois sec pour raviver le feu et prit une piece de viande séchée qui pen-dait ä une partie du trépied servant de séchoir au-dessus du feu central. II avait faim et cela était bon signe. II n'était plus malade et devait refaire ses forces. II étendit le bras du coeur, saisit le petit chaudron servant ä faire le thé et le suspendit au-dessus du feu. Minji-mendam, bien éveillé, fut surpris de ne point entendre ses chiens. Pourtant, lors-qu'il avait ouvert le battant, il avait vu des traces dans la neige. lis ne devaient pas étre loin. Aprěs avoir bien mangé et s'étre réchauffé du thé des blancs que les siens appelaient Anibish-wabo, il s'étendit, se couvrit de la peau d'orignal qu'il avait sur lui en s'éveillant et referma les yeux. Lorsqu'il les ouvrit ä nouveau, Mashkiki-winini était assis de ľautre côté du feu et fu-mait calmement sa pipe ďérable. — K we: Conibien de soleils ai-je été en-dormi ? Le vieil homme montrait ses deux mains plus deux doigts. Le trappeur hocha légěrement la téte et s'assit droit, faisant face au feu et au 79 Niganadjimowinini. II le regarda droit dans les yeux et dit ä celui qui avait pris soin de lui: — Migwetch. Le sorcier des plantes sourit légěrement. Rares étaient les Amik-Ininis qui remerciaient. Cela n'appartenait pas aux habitudes de la race. Cette fagon de faire était venue avec les Fran-gais et cela faisait sourire le vieil homme cha-que fois qu'un des siens employait cette formule de politesse qui, généralement, ne voulait rien dire. Puis, ä ľimage de ceux qui avaient vécu avant eux, les deux hommes demeurěrent longtemps sans parier. lis surent résister ä ľen-vie de poser des questions et attendirent mu-tuellement que ľautre soit prét ä se raconter. Le vieil homme paria le premier. — Tes chiens m'ont aidé ä trainer les ca-nots jusqu'ici. La neige était assez épaisse. Ľécorce ďun des canots s'est déchirée sur une pierre. II faudra le réparer au printemps. Comme je suis vieux, il m'a fallu quatre soleils pour tout transporter. Ces paroles furent prononcées avec la len-teur des gens de son äge et entrecoupées de longs silences pendant lesquels il tirait la fumée de sa pipe. II ajouta ensuite: — Si j'ai transporte tes affaires, c'est qu'au village des coupeurs de bois on dit que tu es 80 devenu fou et que tu as attaqué les boss ä coup de hache. Puis le silence se fit de nouveau. Le Mendam leva lentement les yeux et regarda le vieil homme. Lentement il étendit le bras ä la main coupée vers le feu et dit sim-plement: — Et je me suis coupé avec le taillant. II baissa le bras et ses yeux suivirent le mouvement. — Quand le soleil brillera de nouveau, je sortirai pour endurcir ma peau au froid de la saison. Je devrai aussi apprendre ä utiliser la main du coeur pour manier la hache et le cou-teau ainsi que pour charger et tirer le fusil. II faudra que je me serve ďune branche de fréne pour ouvrir mes piěges. Ce sera long. Pourras-tu trouver assez de nourriture pour deux, vieil homme ? Et le Niganadjimowinini qui savait les len-demains des gens et des choses, sourit. II avait donne sa réponse. Sans en dire davantage, le trappeur ä la main coupée s'étendit sur sa couche et se cou-vrit de la peau ďorignal. II ferma les yeux et s'endormit aussitôt. Le vieil homme mit une buche de bouleau dans les braises chaudes du feu central, mit son makinaw et sortit du wig-whom. II contourna l'habitation, sortit son 81 couteau et coupa le lien qui retenait une car-casse gelée de castor ä la branche dun arbre, la mit par terre, prit une hache et s'en servit pour faire plusieurs morceaux et les jeta aux chiens affamés. Puis il se dirigea ä ľavant du wig-whom et se pencha pres de ľendroit oú le feu exté-rieur brúlait généralement. Avec son couteau il coupa la laniěre de cuir qui retenait la main maintenant séchée qu'il avait suspendue au sé-choir ä viande. Le gel avait aussi fait son oeu-vre. II la ramassa dans la neige et entra ä ľinté-rieur de ľhabitation en écorce de bouleau. 82 La päleur de ľaube apparaissait lentement vers la barre du jour et les chiens, silencieux pendant la nuit froide du «mois du froid», s'étiraient, bäillaient tout en secouant la neige fine de la nuit de leur fourrure hivernale. Le trappeur au bras coupé souleva le bat-tant du wig-whom et sortit. II devint le témoin de ce lever de soleil lent et incertain. Des cinq chiens qu'il avait avant cette nuit, qu'il n'ou-blierait plus jamais, il n'en restait que quatre. Un des deux nabessims qu'il avait élevés était absent. II songea que ses agresseurs avaient sans aucun doute mis fin ä ses jours de la méme fa^on qu'ils avaient coupé sa meilleure main. II lui restait tout de méme un nabessim et trois nojessims (femelles). Quatre animosh pour tirer un tabashish. II lui faudrait ä ľavenir mettre de moins grosses charges. Mais pourrait-il seulement charger un trai-neau avec cette main unique? II sourit et les chiens comprirent que le maítre était mieux. II s'assit dans la neige et se mit ä caresser les bétes une aprěs ľautre en s'attardant sur sa nojessim favorite. Elle était de la couleur de la neige et n'avait qu'une tache de nuit sur un oeil. Elle était sa préférée et la plus fidele des cinq animosh. Agée de pres des doigts des mains ďun homme, eile servait de téte de file lors des longues randonnées. 83 Lorsque le jour fut plus complětement ins-tallé, ľépoux de la belle Ikwe repéra ses canots dissimulés dans un petit bois d'épinettes blanches. II se dirigea vers le plus petit, coupa la corde assujettissant la charge ä ľaide de son couteau, puis se pencha dans la pince pour en ressortir une hache ä manche court. II la soupesa longuement, la fit tourner au-tour de sa téte comme s'il combattait plusieurs ennemis ä la fois, puis se dirigea un peu plus loin et se mit ä abattre un jeune tremble. Le chasseur Amik-Inini manquait visible-ment d'adresse de cette main, il échappa méme ľarme ä quelques reprises. Puis il ébrancha ce jeune arbre gelé. Ä ľaide de son bras coupé et replié, il tint la longue tige et, agenouillé, il se mit en frais d'en aiguiser un bout. II avait chaud et la sueur coulait de son front. Mais plus il avait chaud et plus il y met-tait d'ardeur. Puis il abattit une épinette de la méme facon et refit le méme manege. Ä quelques reprises il se leva, visa un arbre debout ä plusieurs pas de lui et langa la hache ä manche court. Mais chaque fois, il ratait son but et dut ramasser ľoutil dans la neige. Pendant des heures et des heures, il refit les mémes exercices afin de retrouver ľadresse et ľéquilibre perdus en méme temps que sa main. ■■■.',■ r-ut- 84 Pendant des jours et des jours, il refit les mémes gestes, afin de retrouver ľhomme qu'il avait jadis été. Et les lunes passaient et les exercices d'ap-prentissage recommen^aient. De la hache il passa au couteau, au couteau croche, au fusil ä baguette ä chargement par la gueule. II s'entraína ä la fabrication d'objets utilitai-res tels des cuillěres de bois, des louches ä boire, des raquettes ä neige (agims). II réapprit ä tresser le fond des agims et ä tailler la babi-che. II n'abandonnait ces exercices que lorsque son bras coupé s'engourdissait de froid. Trěs longtemps sensible, il devait prendre certaines precautions pour ne pas le voir s'infecter. Souvent, découragé, il abandonnait les ou-tils ou les langait avec rage et entrait dans ľha- .#$ bitation du vieux Mashkiki-winini. Et celui-ci respectait par son silence et sa discretion, ľétat d'esprit de ľhomme qui devait réapprendre comme s'il n'avait jamais su. Chaque jour, le Niganadjimowinini sortait relever les piěges tendus la veille et revenait avec le gibier nécessaire ä la subsistance des Amik-Ininis et des animosh. Le soir, pres du feu central du wig-whom, le Bras Coupé aidait le vieil homme ä écorcher les bétes ä fourrure capturées. 85 II apprenait comme jadis, quand il était enfant. Chaque fois qu'il éprouvait du décourage-ment de ne pouvoir réussir aussi bien qu autrefois, le chasseur maudissait les hommes qui lui avaient enlevé son moyen de subsistance en lui coupant la main. Chaque arbre de la forét devenait pour lui un ennemi de plus ä détruire et lor s qu'il re-commengait ä lancer sa hache, il le faisait comme s'il se vengeait sur un des responsables. II entendait les voix, revoyait les ombres des Anglais et s'imaginait le visage apeuré du mar-chand general Macintosh le suppliant de ne point lui faire de mal. Macintosh, le seul homme qu'il avait reconnu. Mais il y avait cette Silhouette longue et fine qui avait saisi la hache au mur et qui avait coupe son bras. Cette silhouette, il ne l'oublierait jamais et saurait la reconnaítre n'importe ou. Et l'image d'Ikwe, la belle, la douce Ikwe qui chantait l'Air des Retrouvailles. La belle Ikwe qu'il ne prendrait jamais plus dans ses bras mais avec qui il vivait toujours. Non il n'oublierait jamais. Et les deux fils qui devaient devenir des hommes. II fallait vivre pour eux. II fallait venger cette perióde sterile de l'ap-prentissage et de ľimpossibilité de vivre avec eux. II fallait faire payer ces laches qui s'étaient mis ä plusieurs pour lui infliger cette blessure. Blessure ď amour-propre et d'orgueil autant 86 que blessure physique. Oui. II fallait se venger, mais d'une fagon différente. Ä la fagon du chasseur. II ne demanderait l'aide de personne. II agirait seul. N'était-il pas le maitre de la forét? Qui mieux que lui pouvait faire corps aussi parfaitement avec la nature? II fallait qu'il le prouve. Et il recommen^ait ä travailler du cou-teau et de la hache, et ä tirer du fusil, et ä écorcher des animaux ä fourrure et ä... Le vieil homme le regardait vivre mais dans ses yeux on pouvait lire la crainte. La crainte pour le chasseur. Car le vieil homme pouvait connaitre demain et se rappelait encore hier. II savait, ce vieux Niganadjimowinini. Le Minji-mendam redoublait ď efforts. II redoublait du désir de vengeance et de l'envie de voir revivre la belle Ikwe et d'entendre sa voix lui chanter l'Air des Retrouvailles. Et il redoublait d'ardeur en aiguisant son désir de vengeance. Ajijiwa avait été trés inquiet de ne plus entendre parier de Minji-mendam. II désirait sa-voir. II voulait comprendre. II ne croyait pas que son «fils», comme il l'appelait, se soit laissé mourir au bout de son sang. II le savait fort et resistant, connaissant les moyens de guérir les blessures. II le savait intelligent et rusé. II le savait bon pere. Aussi, 87 sut-il que ľépoux de sa fille était vivant puis-que ses chiens avaient disparu avec lui. Une seule bete avait été trouvée morte, le cráne fendu, non loin de la cabane du trappeur. Et quelques jours plus tard, le vieux Mashkiki-winini était venu chercher les canots remplis des provisions d'hiver du chasseur. Bien plus, il avait effectué le travail ä ľaide des chiens de Minji-Mendam et avait refuse ľaide d'Ajijiwa et de quelques jeunes hommes de la Pointe-aux-Algonquins. Et lorsque ces jeunes avaient questionné le vieil homme afin de savoir s'il savait oú était le Messe, celui-ci s'était contenté de sourire et s'en était alle. Ajijiwa avait alors compris que Minji-mendam vivait encore et qu'il reviendrait un jour. Tanis, eile, se contentait d'effectuer les tra-vaux reserves aux femmes qui demeuraient maintenant au petit village de cette pointe si-tuée ä la rencontre de deux rivieres, prenant soin de ses deux petits-fils, Ogimah et Kakons. Les deux enfants étaient aussi au courant des événements, ils avaient entendu les gens de la Pointe en parier. Mais chaque fois que le jeune Kakons posait une question ä ce sujet, son frěre ainé lui répondait que les Amik-Ininis ne posaient jamais de questions pour ne pas forcer les gens ä mentir. Et le jeune cessait ses questions. II valait mieux se taire pour ne pas 88 attirer l'attention sur l'Algonquin. II ne fallait surtout pas soulever le vent de la colěre chez les gens du village. Les Indiens vivaient en paix avec les Fran^ais et les Anglais et ils voulaient demeurer silencieux. Lorsqu'un Wimetigoji ou un Jaganash de-mandait ä un Algonquin s'il avait entendu parier de Minji-mendam, celui-ci répondait que non et il ne mentait pas. II valait mieux ne rien savoir que de mentir. 89 Les mois passěrent, calmes et plats, et ľhi-ver fut chassé par le printemps. Durant l'hiver, l'histoire du Minji-mendam devenu fou agrémenta les conversations des habitants isolés par la neige. Certains en rejet-taient la cause sur la mort tragique de sa femme et le plaignaient. D'autres soup^on-naient les boss de ne pas avoir raconté la vérité. Quelques-uns insinuěrent méme que les Anglais s'etaient rendus chez le «Sauvage» pour lui faire un mauvais parti et que celui-ci s'était défendu. Mais les intéressés, eux, évitaient de parier des événements. Ä ceux qui leur posaient des questions, ils répondaient évasivement en pré-textant que cela appartenait ä ľhistoire an-cienne et qu'il valait mieux ľoublier. Le Macintosh ajoutait souvent: — If I ever turn crazy, I hope I won't do as this poor fellow did. 93 Bert Côté n'avait pas tenu parole. II s'était remis ä boire aprěs avoir connu quelques jours de temperance. II avait eu honte de lui ä la messe de ce dimanche-lä, il était demeuré sobre jusqu'au samedi suivant. Mais le soir de la beu-verie arrive, il n'avait pas su résister ä la tenta-tion de revoir les «amis de la bouteille». II avait récidivé. Un bel aprěs-midi du mois de Marie, alors qu'il était assis sur son perron en compagnie de Ti-Trou ľidiot, il vit un homme habillé ä la fa-£on typique des Algonquins arriver par la piste de la Desert. L'homme était accompagné par quatre chiens de traines comme en possédaient tous les bons trappeurs de la region. Ti-Trou s'écria: — Hey, garde Bert... c'est lui. — Qui $a lui ? Baptéme c'est ben'que trop vrai, de s'écrier Bert en lächant le flacon qu'il tenait dans sa main. — Ben, maudit, y va s'passer d'quoi dans l'village aujourd'hui, d'ajouter I'ivrogne en ra-massant la bouteille par terre. Ti-Trou se tourna vers Bert en écarquillant les yeux, presque apeuré: — Y va-ti s'battre avec les Anglais, Bert? — J'pourrais pas te l'dire, mais j'voudrais pas manquer $a pour une cruche de caribou. 94 Bert descendit de son perron pour suivre, de loin, le Minji-mendam qui se dirigeait direc-tement vers le magasin general de Macintosh. II marchait avec assurance et sans se presser, en jetant des regards discrets autour de lui. II cherchait visiblement quelque chose... ou quelqu'un. II monta l'unique marche du perron du magasin general et entra ä ľintérieur pendant que ses chiens faisaient halte pres de la porte. Bien que curieux, Bert eut une hesitation ä passer pres des chiens du trappeur. Le récit des boss y était súrement pour quelque chose. Si Bert eut une hesitation, Ti-Trou, lui, courut presque pour s'accrocher ä son ami I'ivrogne de peur d'etre mordu par ces bétes qui avaient déjä attaqué des hommes. Chez les Frangais, on abattait ä vue tout chien qui avait mordu un étre humain. II était généralement reconnu comme un chien malin. Bert entra dans le magasin et demeura pres de la porte, collé au mur. Ti-Trou se blottit contre son ami. Silencieux, ils purent observer la scene. Le chasseur au bras coupé s'avan^a lente-ment jusqu'au comptoir. Les quelques clients qui étaient dans le magasin s'écartérent pour le laisser passer, surpris de voir réapparaitre l'Al-gonquin que beaucoup croyaient disparu ä jamais. Minji-mendam demeura debout, trěs 95 droit, attendant que ľÉcossais réapparaisse de dessous de son comptoir ou ü ramassait des clous carrés servant ä ferrer les chevaux. Ľat-tente dura un long moment dans le silence le plus complet. ĽAmik-Inini demeurait impassible. Pas un trait de son visage ne bougeait. II attendait depuis huit lunes. Huit lunes de souf-frances morales et physiques. Ce moment d'at-tente devant le comptoir constituait le debut de la vengeance du Bras-Coupé. Lorsque Ian Macintosh se releva de dessous de son comptoir avec le cabaret de sa balance plein de clous, il le déposa un instant sur le comptoir et saisit un linge dans le but evident de s'essuyer les mains. Mais, ä ľinstant merne oú il saisissait le linge, ses yeux s'arreterent sur la silhouette immobile du Bras-Coupé. 11 de-meura interdit, incapable de bouger ou de dire quoi que ce soit, fixant ľlndien droit dans les yeux, comme s'il voyait un fantóme. II y eut une sorte ďaffrontement inégal qui dura un bon moment. Minji-mendam savourait cette confrontation qu'il attendait depuis huit lunes. II avait es-péré, souhaité et decide cette rencontre mais avait attendu ďavoir retrouvé son habileté et ses forces. II était maintenant sür de tenir son gibier. Le piěge d'acier s'était refermé sur la patte de ľanimal. Mais ľanimal, ľlndien avait appris ä le tuer sans tarder pour qu'il souffre le moins possible. 96 Voyant que le boss était incapable de parier, il paria le premier. — Pour combien d'argent Ikwe a acheté? demanda-t-il. Le marchand ne put répondre immédiate-ment et le Mendam sentit la peur naitre au coeur de celui qui, d'habitude, parlait tres fort, trop fort. ĽÉcossais parvint tout de merne ä balbutier: — Fourteen... je veux dire quatorze piastres. Mendam sortit quelques billets de banque de sa poche gauche de veste tout en gardant le bras droit dissimulé sous son makinaw. II les jeta sur le comptoir en disant: — Prends quatorze. Inquiet et méfiant, le marchand compta l'argent et repoussa le surplus vers l'Amik-Inini sans dire un seul mot. Minji-mendam remit l'argent dans la poche le plus lentement du monde et ressortit la main séchée qu'il plaga sur le comptoir en disant: — Et ma main. As-tu assez d'argent pour me la payer? Les gens qui avaient fait un pas pour ne rien manquer de la conversation reculěrent, dégoůtés, effrayés par l'objet repugnant que ľlndien venait de sortir. Le Mendam sortit 97 alors son bras coupé de dessous son makinaw pour le faire voir ä Macintosh en méme temps que la main. — £a aussi tu ľas acheté et pas payé! Minji-mendam lui, fait credit. Quand Mendam aura besoin d'argent pour ťacheter de la farine, il t'avertira d'avance. Oublie pas... tu dois une main ä Minji-mendam. Et apres avoir empoché la main séchée et devenue toute noire, il tourna les talons et sor-tit aussi lentement qu'il était entré, sans se re-tourner ou méme saluer les gens qui se trou-vaient sur son passage et qu'il connaissait tous trěs bien. Bert sentit un frisson lui parcourir ľépine dorsale lorsque le trappeur passa pres de lui, pendant que Ti-Trou fondait comme la glace au printemps. Une fois dans la rue principále du village, Minji-mendam appela ses chiens et se dirigea vers la premiere maison ä la droite du magasin general de l'Écossais. Une fois pres de ľescalier qui mene ä la galerie avant, il incita les chiens ä sentir. Puis il fit le tour de ľhabitation tou-jours en invitant les chiens ä sentir. Et il guet-tait trěs attentivement les moindres reactions de ces bétes au flair aiguisé. Ces quatre bétes avaient eu ä se battre contre ses assaillants huit mois plus tôt. Aussi craignait-il qu'elles aient oublié les odeurs de cinq ou six personnes diffé-rentes. En faisant le tour ďun hangar, il son- 98 geait que quelques propriétaires pouvaient bien avoir envie de lui défendre de passer sur leur terrain et qu'il devrait alors employer ďautres moyens. Une fois cette premiere inspection terminée, il entreprit le méme manege ä la maison sui-vante, puis ä la troisieme et ainsi de suite. A la nuit tombée il avait terminé tout un côté de la rue principále et, au détour du sentier, il dispa-rut en forét avec ses quatre chiens aussi discrě-tement qu'il était venu. Personne ne manqua le manege de cet Indien fantome dans le village, surtout pas ceux qui avaient quelque chose ä se reprocher envers cet homme qui n'avait jamais eu maille ä partir avec personne avant ce malheureux incident, un soir de novembre. Plusieurs se posěrent des questions sur les rai-sons de ce manege, pendant que d'autres cru-rent simplement qu'il était véritablement de-venu fou et qu'il fallait se méfier. Les femmes poussěrent les verrous des por-tes et mirent les crochets aux fenétres. Méme ceux qui connaissaient bien ľlndien ne prirent aucune chance et ferměrent leur porte ä clé. Děs le lendemain matin ä ľaube, le trappeur était revenu au village et recommen^ait le maněge de la visitě des maisons du côté oppose de la rue, cette fois. De temps en temps un chien grognait en reniflant une piste ou en repérant la trace d'un 99 des agresseurs de son maítre. Minji-mendam esquissait alors un trěs leger sourire et conti-nuait sa tournee. Á la nuit tombée, ľombre de ľlndien disparut en forét suivie de celieš des quatre chiens. II ignorait toujours les noms de ses agresseurs de la nuit de novembre, mais il savait parfaitement ou chacun d'eux habitait. Le reste viendrait maintenant de l'observation des maisons. Une chose était embétante toute-fois: les chiens avaient donné des signes de nervositě devant ľauberge. II y avait beaucoup de gens qui y venaient. II faudrait done observer avec attention. II fallait étre súr de ne pas se tromper. II ne fallait pas que des gens innocents se voient mélés ä une histoire comme la sienne. C'était une affaire entre lui et six hommes. Cette nuit-lä, Minji-mendam eut beaucoup de mal ä s'endormir. Étendu sous un abri ru-dimentaire construit dans un talus de ľorée de la forét, il pouvait voir une bonne partie de la rue principále et des commerces environnants. Ses chiens blottis contre lui, il ne risquait pas d'etre surpris par les veilleurs nocturnes ou par ces six hommes qui ľavaient déjä attaqué. Malgré la chaleur relative de cette nuit de printemps, il frissonna. II n'osait faire de feu, 100 les habitants du village auraient pu le repérer. Aussi dut-il se rapprocher de ses chiens, sous cet abri de branches de cedre et ďépinette. Lorsque le sommeil vint, il fut assailli par les pensées les plus étranges. Ikwe lui reprochait de chercher vengeance et ďattirer sur les siens le discredit, la méfiance et la crainte. II avait beau expliquer qu'il fallait réagir pour que ces gens ne recommencent pas avec un autre Indien ce qu'ils avaient ose avec lui, Ikwe ne ľécoutait pas et recommengait ä lui faire le merne repro-che. Et pourtant, avant sa disparition de ce monde, cette femme, qu'il avait tant aimée, ne lui avait jamais fait le moindre reproche... Dans son réve il voulait convainere Ikwe qu'il ne pouvait accepter d'etre jugé ä la place de toute sa race; ses actions ä lui ne pouvaient jeter le discredit sur un peuple entier car ce peuple n'avait rien ä voir dans cette histoire. Ikwe parlait trěs peu et ne voulut rien comprendre ä ces explications. Elle persistait ä donner tort ä Mendam de chercher une vengeance pour cette main perdue. — Puisque tu es maintenant aussi habile de cette main du coeur, tu n'as plus ä avoir de res-sentiment. Tu as vaincu ton habitude ä ne tra-vailler que d'une main. Tu as développé une ha-tileté alors que bien d'autres personnes seraient restées sans ressources! Tu devrais en étre fier. Et ces gens qui ont fait mal en t'attaquant, te savoir vivant et pres d'eux ä connaitre la vérité 101 devrait les punir suffisamment. lis doivent cons-tamment craindre que tu ne dévoiles cette vé-rité. Minji-mendam sursauta sur sa couche, en alerte. Un des chiens venait de gronder et cela avait suffi pour ľéveiller complětement. Un leger craquement dans un arbre tout pres lui fit déceler une presence. Puis le grignotement de ľécorce de cette branche de grand pin lui fit réaliser qu'il s'agissait de Kagwa, le porc-épic nocturne qui se régalait de ľécorce du pin sans s'occuper de la presence de ľhomme et des chiens tout pres. II referma les yeux et, bien qu'éveillé, il revivait ce réve oú Ikwe le dissua-dait de mettre sa vengeance ä execution. Ce réve pouvait avoir une signification, il devrait peut-étre abandonner. Mais comment pouvait-il le faire? II avait promis devant plusieurs per-sonnes qu'il viendrait chercher son du! Et de plus, bien qu'en possession de la vérité, comment pourrait-il redorer son image contre la parole de six hommes blancs? II ne savait méme pas ce que ces gens avaient raconté sur cette aventure et il s'était bien aper^u que sa seule presence au village apportait la crainte. II s'était bien rendu compte du comportement different des gens ä son égard lorsqu'il était venu au magasin du Macintosh et s'était pro-mené dans les rues du village ä la recherche de ses agresseurs! 102 Non, Ikwe ne pouvait comprendre! Elle était femme et bien qu'elle fut devenue esprit, eile n'avait pas acquis le sens de la fierté de ľhomme face aux autres hommes. Elle n'avait pas compris qu'il fallait que justice soit rendue contre ces gens. Elle ne comprenait pas que si Minji-mendam avait coupé la main d'un Anglais, il aur ait été puni pour ce geste alors que personne n'avait semblé étre ému du geste posé par ces hommes. II est vrai que le Mendam ne s'était plaint ä personne et qu'il avait rongé son désir de vengeance pendant huit lunes completes, ä réap-prendre le metier d'homme et ä reprendre ses forces et son esprit d'homme. II avait vécu huit lunes de frustration ä n'avoir envie que de re-trouver Ikwe dans le monde des esprits et seul son désir de vengeance ľ avait garde en vie. Non, Ikwe ne pouvait comprendre et il fallait que son destin ä lui, Minji-mendam, suive son cours. II fallait que ce Macintosh et les cinq autres hommes vivent une peur et une douleur au moins égale ä la sienne. II avait donne sa parole, il la respecterait jusqu'au bout. Ä moins que celui ä qui il ľavait donnée, ce Macintosh, lui demande de la reprendre? Et encore faudrait-il qu'il le fasse devant les meines personnes qui étaient présentes lors de cette promesse? Mais comment cette chose 103 était-elle possible ? Jamais le marchand ne ferait une chose pareille. Jamais il n'avouerait devant tous ces gens qu'il avait eu tort et qu'il avait peur de la vengeance d'un Amik-Inini! II fallait done continuer. II fallait vivre pour faire regretter ce geste bete et méchant. Aprěs... aprěs il verrait bien. Se levant, il sortit de son sac, qu'il portait toujours en bandouliěre, un morceau de viande séchée et un peu de skons (pain de farine et d'eau) qu'il mangea en guise de petit déjeuner. II puisa de l'eau fraiche ä une source qui coulait pres de lä et se désaltéra. Ensuite, il surveilla les maisons et 1'auberge oú ses chiens avaient reconnu ľodeur des attaquants flairée dans la nuit du mois des morts des catholiques. Pendant des jours et des jours il observa le village de loin sans jamais se montrer ä personne et en ne prenant que quelques heures de repos pour se nourrir et vaquer aux nécessités quotidiennes de ľhomme. II ne fit que deux voyages vers le campement de Mashkiki-winini pour prendre quelques provisions et pour y laisser les chiens qui risquaient de le faire dé-couvrir. II ne garda avec lui que sa chienne favorite. Celie qui lui servait de chien de tete lors de ses voyages en traineau, ľhiver. Ses observations lui apprirent qui étaient les personnes demeurant dans ces maisons designees par les chiens. II apprit aussi qui était 104 celui qu'il cherchait pármi les gens qui fré-quentaient ľauberge que les Anglais appelaient Inn. II reconnut la silhouette longue et fine de celui qui avait décroché la hache du mur de sa cabane de bois rond et qui avait tranche sa main. II reconnut le maréchal-ferrant, le bo-xeur et employe de Macintosh, le cordonnier et le contracteur McManamy. II connaissait aussi leurs habitudes et les heures auxquelles ces hommes vaquaient ä leurs täches. Lorsqu'il sut tout ce qu'il désirait savoir, il quitta son poste ďobservation et revint vers le campement du Niganadjimowinini. II ramassa tous ses objets personnels, ses armes, munitions et quelques provisions, en fit un bagage de portage qu'il assujettit ä son support ä dos et, en compagnie de ses quatre chiens, quitta le campement de celui qui avait pris soin de lui comme s'il avait été son propre fils, sans lui dire adieu. «# Le vieil homme était absent lors du depart du Minji-mendam, mais il ne se poserait méme pas de questions ä son retour. Comme tous les Indiens, il savait que cela n'apportait ni n'en-levait quoi que ce soit ä personne. Pas plus que les remerciements. Son destin était trace, le Mendam se refusait ä impliquer le vieil homme et ä lui attirer des ennuis. Et le Niganadjimowinini, qui savait demain, le comprenait. II n'avait jamais tenté de dissuader le trappeur de mettre son plan ä execution et pourtant, il sa- 105 vait aussi et depuis fort longtemps, que le Mendam s'y préparait. Rien ni personne ne pouvait changer le des-tin. 106 Aprěs la sortie du Minji-mendam du maga-sin general, Macintosh, bléme et visiblement surpris d'avoir revu celui qu'il croyait mort, demanda aux clients presents de revenir une autre fois et il ferma son magasin. Assis ä la table de son arriěre-boutique, il se versa une bonne rasade de «p'tit blanc» et ľavala d'un trait. Aprěs avoir verrouillé les portes, son commis, Dan Ferguson, metis par sa mere, dé-boucha dans 1'arriěre-boutique pour demander ä son boss s'il pouvait quitter et s'il devait revenir le lendemain? Macintosh réŕléchit un peu puis dit ä Ferguson d'aller au Inn dire ä Ireland de venir le rejoindre. Quelques minutes plus tard, le boxeur se présentait ä la porte arriěre du magasin general en compagnie de Dan Ferguson. Aprěs avoir renvoyé le metis chez lui, Macintosh fit entrer John Ireland et lui versa un verre de «White stuff», comme il appelait le «p'tit blanc» des travailleurs francophones. Pendant plus de deux heures, attablés de-vant la bouteille d'alcool, les deux hommes dis-cutěrent du retour inattendu du Mendam et des mesures ä prendre pour éliminer ce géneur. Ä la fin de cette conversation, il avait été résolu qu'on attendrait pour voir ce que ferait le trappeur. II fallait prévenir les quatre autres de se tenir sur leurs gardes et de ne commettre 107 aucune imprudence. On décida aussi qu'il fal-lait revenir sur la version déjä donnée des faits et prétendre que le bonhomme était tou j ours fou puisqu'il était venu au village le menacer devant plusieurs témoins et qu'il agissait drôle-ment en inspectant les alentours des maisons du village. II fallait que les six participants ä cette incursion de la nuit de novembre se tiennent et animent la rumeur de la folie de ľlndien pour se réserver l'appui du village. Ireland quitta done le marchand pour se rendre avertir les autres des nouvelles instructions. II sortit du magasin juste ä temps pour voir Minji-mendam suivi de ses quatre chiens, disparaitre au détour du sentier menant au village de la Pointe-aux-Algonquins. Le lendemain de cet événement, qui avait rendu nerveux les acteurs du drame de novembre, on vit réapparaítre ľAlgonquin avec ses quatre chiens et recommencer le maněge de la reconnaissance des maisons. Personne durant cette journée, pas méme un autre Indien, n'adressa la parole ä Mendam et c'est en toute quietude qu'il effectua son enquete. Personne n'osa lui interdire ľacces ä son terrain et aucun chien de garde n'osa l'en empécher non plus. Et lorsqu'au terme de son enquéte il reprit la direction du sentier au bout de la rue principále, la peur était définitivement installée 108 dans le coeur de chaeun des responsables de l'accident. Ce soir-lä, les six hommes se réunirent. On discuta fort tard et ä plusieurs reprises la bataille faillit éclater entre eux. Tous blämaient Francis d'avoir eu peur et de s'étre servi de la hache. Tous lui reprochaient sa lächeté bien connue et son habitude de sui-veux. Francis, lui, se défendait en prétendant que s'il n'avait pas eu ce geste instinctif, ľlndien au-rait saisi son couteau et en aurait éventré une couple avant de se faire casser la gueule. — I saved you all, you bunch of fuckers. Les plus violents voulaient lui faire un mauvais parti. Le Macintosh aide de McMa-namy les retenaient. Ireland, McCartney et Mac-Intire acceptaient mal les insultes du jeune Francis qui leur rappelait qu'ils l'avaient en quelque sorte force ä les suivre; au depart il ne voulait pas se méler de cette correction que les cinq avaient voulu administrer au trappeur al-gonquin. Lorsque les six hommes se séparěrent, tard ce soir-lä, il n'y eut pas de poignées de mains ou de bonsoirs amicaux. II y eut, par contre, six paires d'yeux in-quiets qui regagnaient leur domicile respectif. 109 Six paires d'yeux qui inspectaient les moindres recoins sombres de la rue principále du village des coupeurs de bois et que les Indiens appe-laient Manito-Akki. Plusieurs jours passerent sans qu'on ne re-vit le Minji-mendam. On crut simplement qu'il avait prononcé quelques paroles en ľair et qu'il ne mettrait pas ses menaces ä execution. Les gens du village ľoubliérent presque, n'étant pas concernés dans la fameuse histoire du Bras-Coupé, comme on ľappelait déjä. On oublia peu ä peu de pousser le verrou ä la porte ďentrée, le soir, et la vie continua son cours normal. Pourtant, un beau matin, on vit le Mendam arriver au village par le chemin du haut de la riviére, oú ľlrlandais Gilmore avait obtenu une concession de coupe et commen^ait ä rivaliser avec McManamy pour ľembauche des búche-rons. Tous furent étonnés de ne voir qu'un chien ľaccompagner. II se dirigea vers le magasin de Jos Parent et y pénétra sans méme avoir jeté un coup ďoeil aux alentours. La, il acheta quinze tétes de hache ä deux taillants, un rouleau de babiche qu'il avait lui-méme vendu ä Jos Parent ľannée precedente et qu'il rachetait au double du prix qu'il avait eu pour la marchan- 110 dise, du fil de laiton, de la «corde ä pendu» faite de chanvre fin, ainsi que deux gallons d'huile ä lampe et dix pierres ä fusil pour faire du feu. Puis, voyant un magnifique fusil ä deux coups avec deux petits marteaux ä ľextérieur, il s'informa de son fonctionnement. Jos Parent, patiemment, expliqua qu'il était fait pour tirer des cartouches toutes prétes ä l'avance et que l'on pouvait recharger soi-méme en «paque-tant» avec du coton et de la poudre. Aprés une heure de théorie et de pratique sur le rechar-gement d'une cartouche, le Bras-Coupé acheta ľ arme. Quand vint le temps de payer le tout, Minji-mendam demanda: — Les fourrures de l'hiver paient-elles pour tout ce que j'ai pris ? Et Jos Parent se mit ä aligner des chiffres. II compta et recompta. — II manquerait ä peu prés trois peaux de castor ou de renard pour tout couvrir, mais c'est pas grave, tu m'as fait confiance en me laissant tes peaux ä la fin de l'hiver, j'peux bien te faire confiance pour trois peaux. Tu me paieras quand tu le pourras. J'suis prét ä ťat-tendre. L'Indien hocha la téte en guise de remer-ciement et s'empara du paquet qu'avait fait Pá- lil rent, le mit sur son épaule et sortit sans dire un mot de plus. Imelda Parent, qui n'avait rien perdu de la scene, se tourna alors vers son mari et lui dit en mettant les mains sur les hanches: — Tu fais credit aux sauvages ä c't'heure! Pis tu avais traité avec lui le printemps passé quand tout le monde le pensait mort? Pis tu ľ as jamais dit qu'etait vivant? Tu me caches tout le temps c'que tu fais. Des fois j'me d'mande si tu t'caches pas pour rencontrer les femmes de mauvaise vie qui montent de Bytown. C'est rendu que j'pus rien que ľépousseteuse ici-dedans! J'ai plus le droit d'savoir c'que tu fais. Tu traites avec des fous pis tu ľdis pas ä personne, pis tu leur fais credit... Le sermon se continua longtemps; Jos, haussant les épaules, écrivait dans son livre de credit ce que lui devait le Bras-Coupé. II avait l'habitude de ces sermons qui se terminaient toujours par une crise de larmes et par le depart d'Imelda pour les appartements ä ľarriere du magasin. Et la phrase finale du monologue était de rigueur. — Je ľsais depuis longtemps que tu m'ai-mes plus. Sans coeur va. La sortie se fit dramatique comme ä l'habitude. Dramatique et digne, alors que la der-niěre larme était presque sěche au sortir méme de ľoeil. 112 Une fois sa femme partie, Jos se prit ä murmurer: — J'me d'mande ben c'qui va faire avec quinze haches? C/a pas de bon sens! Quinze haches. Y'a pas acheté de manches. I va sans doute les faire lui-méme. Mais quinze tétes de hache ? Et le Jos de se gratter la téte tout en se mettant ä preparer une commande pour le voyageur de Montreal qui ne manquerait pas de venir comme il le faisait chaque année pour son compétiteur Macintosh et pour lui depuis deux ans. Ä 1'arriěre du magasin, on pouvait entendre les remarques que se faisait ä haute voix Imelda, entre les sanglots bien espacés, afin que son époux les entende distinctement. 113 Pendant plusieurs jours, le Minji-mendam confectionna des manches de haches recourbés. Lorsqu'il en avait fixe un, il soupesait l'arme et la langait. S'il était satisfait du balancement, il la mettait de côté mais il reprenait son travail tant que ľarme n'était pas parfaite. II déroula la babiche aprés ľavoir trempée dans ľeau puis il ľétendit le mieux possible et avant qu'elle ne soit complětement séchée, il se mit ä la huiler et ä la graisser pour ľassouplir. Ce travail fini, il transporta tout son materiel dans un campement bien dissimulé du bout de la riviere Desert appelée en algonquin Kiti-ganisipi. Puis il revint ä sa cabane du bas de la riviere, quelque peu en amont du village et du campement de la Pointe-aux-Algonquins. La, il se mit ä se promener dans le village en s'arrétant longuement en face de chacune des maisons de ses agresseurs et en fixant obs-tinément un point en particulier. Souvent, ar-rété presque une heure entiěre devant le maga-sin du Macintosh, il regardait par la fenétre qui donnait derriěre le comptoir, jusqu'a ce que le marchand, excédé, baisse la toile. Ce maněge répété pendant plus d'une se-maine rendit les six boss terriblement nerveux. Aucun d'eux n'osait plus sortir sans étre armé, de peur d'etre attaqué par le Bras-Coupé. On ne voyait d'ailleurs plus ces six hommes ä ľau- 114 berge durant la semaine et, le samedi soir venu, leur table restait vide. Le barman Jos, dit Ti-Coeur, trouva que les boss devaient avoir drôlement peur pour ne plus oser sortir de chez eux. Seul le grand Stewart Maclntire, qui logeait ä ľétage supérieur du Inn, venait parfois prendre un verre mais il restait debout au bar et ne se départissait plus de son long crochet de fer. Une fois ivre, il se mettait ä crier qu'il n'avait peur de personne et que les « sauvages » n'étaient pas plus hommes que les Blancs. Mais il n'osait jamais mentionner de nom. Il s'en te-nait ä des généralités. Ce dimanche-lä, lorsque les premiers habitants sortirent de chez eux pour se rendre ä la messe, ils purent voir le Bras-Coupé debout devant la maison du jeune Paul Francis. II fixait obstinément la fenétre avant dans laquelle il voyait une ombre passer de temps ä autre. Macintosh attendit d'etre accompagné par sa femme et son homme de main, le grand John Ireland, pour sortir de chez lui. II s'arréta devant le Inn et fut rejoint par Stewart Maclntire qui avait toujours son long crochet de fer ac-croché ä ľépaule. Ce n'est que lorsqu'il fut en-cadré de ces deux mastodontes qu'il osa passer devant le Bras-Coupé pour se rendre ä ľéglise. Le cordonnier McCartney sortit aussi de chez lui quand il vit les trois autres passer en compagnie de Madame Macintosh. 115 Le groupe rencontra Jim McManamy et son épouse sur le perron de ľéglise. lis entrěrent touš ensemble. Seul Paul Francis n'osa sortir de chez lui, apeuré par la presence du Bras-Coupé. II n'avait pas eu la protection du groupe auquel il appartenait. Pendant ľoffice, le Macintosh se promit bien ďaller parier ä ľlndien, avec ses quatre compagnons. Mais lorsque la messe fut terminée, le Bras-Coupé avait disparu. Macintosh invita alors le groupe des boss et quelques amis ä venir manger avec eux sur la veranda de sa maison située presqu'ä côté de son magasin general. Plusieurs le suivirent. Tous s'amuserent ferme pendant ťaprěs-midi. On joua au fer ä cheval, on tira au poi-gnet, on exécuta quelques tours de force et on termina par un concours de souque ä la corde. Plusieurs cruches de caribou et de p'tit blane furent vidées et quand chaeun regagna son domicile, ä la brunante, les esprits avaient eu le temps de s'échauffer et les langues de se délier. On avait beaucoup parlé de la folie du Bras-Coupé et de son attitude étrange qui faisait peur aux femmes et aux enfants du village, qui mettait peut-étre la sécurité des families en 116 danger. II fallait, selon certains, mettre fin ä cette histoire en lui defendant de ŕläner au village. D'autres parlaient de contacter la police de Bytown pour obtenir une certaine protection. Mais, le soir venu, aucune mesure n'avait été prise et rien ne se faisait différemment des autres jours. Aprěs avoir bien bu et bien mange, Charles McCartney se dirigea vers sa demeure. Sa femme était absente, partie visiter des parents ä Montreal. Elle avait pris la diligence du premier jeudi de chaque mois. Elle ne serait de retour qu'en septembre. En titubant il gravit les marches du perron. II s'agrippa ä la rampe pour ne pas tomber. En arrivant ä la porte, if apergut un rouleau d'ecor-ce de bouleau, retenu par un morceau de ba-biche et attache ä la poignée de la porte. II ^ arracha la piece qui se brisa alors que la babi-che resta bien attachée ä la poignée. II déroula ľécorce et en ressortit un objet presque noir et de forme cylindrique. II ľexamina longuement, ne comprenant pas ce que cela pouvait bien étre puis soudain le laissa tomber en ayant un haut-le-coeur. C'était un doigt humain. II ne pouvait s'agir que ďun doigt prove-nant de la main coupée du « Sauvage». McCartney comprit alors qu'il avait été designe par ľlndien: il serait le premier sur la liste. Sans 117 perdre un instant, il se dirigea vers la maison de Macintosh. La peur lui donnait des ailes. II n'y paraissait plus du tout que deux minutes auparavant il avait peine ä grimper les deux marches de son perron, tenement il avait bu. Chez Macintosh, il rencontra touš les autres, sauf Paul Francis. Personne ne ľavait vu de la journée. Montrant le doigt qu'il avait ra-massé, il expliqua comment il ľavait trouvé ac-croché ä sa poignée de porte et le signe qu'il y voyait. Les autres invites, qui n'étaient pas mélés ä cette affaire, déciděrent de rentrer chez eux, craignant qu'étre vus en compagnie des boss attire sur eux les foudres du Bras-Coupé. Une fois entre eux, les cinq anglophones se dirigě-rent vers ľarriěre-boutique du magasin general de Macintosh. Autour de la lampe ä ľhuile, ils déciděrent de la marche ä suivre. «II fallait étre trěs discret», prévint Macintosh. Le Bras-Coupé avait été vu plus souvent au village de-puis un mois que de toute sa vie auparavant. S'il disparaissait, il fallait que ce fút sans éclat et de fagon ä ce qu'on ne le retrouve pas tout de suite. II fallait que cela ait ľair ďune se-conde disparition soudaine. Son étrange carac-těre des derniers temps expliquerait assez faci-lement cette nouvelle fugue. Qui serait volontaire pour accomplir ce que touš souhaitaient ? John Ireland se leva et dit ä Macintosh: 118 — Have you got a gun? A double barrell if you have one? II se dirigea vers l'avant du magasin pour revenir aussitôt avec un de ces nouveaux fusils ä cartouches et une poignée de munitions. II tendit le tout ä ľhomme de main qui sortit aussitôt. Les autres le suivirent presses de rentrer chez eux. La nuit tombait, lente et belle en cette fin du mois oú les jours sont les plus longs dans ľannée. Cette nuit marquait le debut de ľ été, mais eile fut froide. .# 119 Viendrait-il, celui qui ne pourrait plus souffrir la presence de ľAmik-Inini ? Viendrait-il, celui qui, le premier, aurait envie de voir disparaitre le souvenir encom-brant de «Celui qui se souvient», Minji-men-dam? Le trappeur le souhaita ardemment. II sou-haita voir ce premier homme qui tenterait la méme folie que la premiere fois. II souhaita que cela se passe comme il ľavait prévu; aussi avait-il laissé ses chiens ä son campement du haut de la riviere avant de s'installer dans sa cabane. Sur la table rudimentaire placée pres de la porte, on pouvait encore voir la tache noire du sang coagulé qui avait coule du bras coupé, le soir fatidique. Ses yeux fixaient cette tache avec insistance et les images des jours heureux de sa premiere vie vinrent s'interposer entre cette tache et son désir de vengeance. II revécut les arrivées de chasse et les heu-res qui suivaient ces retrouvailles. II entendit la voix ďlkwe lui chanter la vie de tous les jours, la fierté d'etre mere et d'offrir deux fils ä ľhomme qui ľavait choisie. Un instant, le monde n'exista plus, et la douleur mourut dans ľäme de celui qui avait mal. 120 La haine s'estompa peu ä peu et la joie de ne plus hair envahit son esprit. Et ľesprit de son esprit flotta sur ľespace opaque du monde qu'il ne comprenait plus. Et ce qu'il ne comprenait pas devint clair et la clarté se changea en soleil. Mais le soleil disparut et la nuit devint noire. II fut tiré de sa reverie par un léger bruis-sement. Ľouie aiguisée de ľhomme de la forét avait senti une presence insolite ä ľextérieur de la cabane. II s'assit sur le rebord de sa couche en peaux ďorignal et attendit sans bouger en gardant son rythme respiratoire le plus regulier possible. II attendit longuement que ce qu'il avait prévu arrive. II attendit que le piěge tendu se referme sur le premier coupable. II attendit que le destin lui vienne en aide en punis-sant un de ceux pour qui tout semblait permis. II attendit. Le sifflement ďune branche retenant un piěge étendu au sol suivi ďun cri de surprise et de rage firent se lever le chasseur. II ouvrit la porte de sa cabane et distingua une forme humaine suspendue par une jambe ä une laniěre de babiche tressée qu'une branche d'arbre ä bois dur retenait. La forme se débattait en essayant de rejoin-dre la corde pour se libérer mais le fait de 121 n'avoir qu'une jambe de prise rendait ses efforts vains. Minji-mendam scruta la nuit pour s'assurer que ľhomme n'était pas armé. II était fier de son piěge. II avait hésité un instant avant de mettre en oeuvre son plan pour punir les res-ponsables de la perte de son bras. II revit tous les gestes poses dans la journée. II avait soi-gneusement huilé la babiche pour en faire une tresse, grimpé dans le jeune fréne, attache cette tresse ä une branche puissante encore flexible. Puis il était descendu de l'arbre en laissant pendre cette tresse vers le sol. Sous l'arbre, en diagonale avec le centre de suspension de la tresse, il avait plante un piquet encoché trěs profondément dans le sol. En fabriquant une espěce de crochet de bois ä en-coche proéminente, il ľavait fixé ä la tresse, ä environ la moitié de sa longueur. Puis en s'ai-dant de son pied et en attachant une corde ä l'arbre, il parvint ä plier la branche, suffisam-ment pour en faire un res sort capable de soule-ver un homme. II fixa l'encoche du crochet ä celie du piquet et fit de ľ extremitě de la tresse un collet, comme pour prendre un chevreuil. Au crochet qui retenait la branche pliée, il fixa une fine broche de laiton qu'il attacha ä un arbrisseau au travers du collet étendu. Děs qu'un homme s'accrocherait dans la broche, le crochet sortirait de ľencoche et la branche déclencherait le collet. 122 II avait choisi ce jeune fréne-lä, car quicon-que s'approchait de sa cabane ä la dérobée de-vait se servir de cet arbre unique pour se dis-simuler, avant de traverser la petite clairiěre au centre de laquelle la cabane était construite. Ľhomme suspendu ä la branche n'était pas un veritable chasseur puisqu'il avait voulu traverser la clairiěre plutôt que de la contourner. II ne pouvait s'agir que ďun «coupeur de bois » ou ďun de ces hommes venu de la ville. L'ombre criait des injures et sacrait indiffé-remment en anglais et en frangais. Lorsque le Bras-Coupé s'approcha de ľhomme suspendu, il put reconnaítre ľemployé du marchand Macintosh. Celui qu'on disait étre un batailleur pour de ľargent. II vit alors, sur le sol, un fusil presque identique ä celui qu'il avait acheté au Fran^ais Jos Parent. II le prit et le lan^a au loin. II saisit ^ une autre tresse de babiche qui pendait le long de l'arbre et il entreprit de ficeler ľhomme qui se débattait comme un poisson que l'on sort de ľeau. Ľhomme gigotait trop et le chasseur dut prendre un baton et lui en asséner un coup sur la téte. Puis, lentement, avec l'assurance du trap-peur qui répěte les mémes gestes pour la mil-liěme ibis, il transporta des branches mortes et les plaga tout autour de l'arbre, sous ľhomme pris au piěge. ' 123 Lorsqu'il jugea en avoir assez, il prit un morceau ďécorce de bouleau, ľalluma ä ľaide d'un peu de poudre ä fusil et ďune pierre ä feu, et le mit sous le tas de branches. Ce ne fut qu'ä cet instant que ľlrlandais reprit conscience. II se mit ä crier des injures ä ľlndien en le traitant de «fou» de «Sauvage dangereux»: ils auraient du le couper en mor-ceaux plutôt que de ne lui couper que le bras. Mais, lorsque le feu commenga ä lui chauffer le visage, il se mit ä supplier, ä pleurer, ä pro-mettre un tas de choses ä celui qui, impassible, avait regardé sans dire un seul mot. Quand les injures devinrent supplications, quand la haine du boxeur se changea en pro-messes ďamour, quand son mépris pour le Sauvage devint assurance de respect futur, le Minji-mendam au bras coupé se glissa preste-ment vers la riviere pour retrouver le merne canot ďécorce qui ľavait conduit chez le Niga-nadjimowinini, le soir du mois des morts des catholiques oú il perdit une main. Et de loin, alors qu'il remontait la riviere, en se retournant, il pouvait apercevoir la lueur du feu qui cuisait lentement le premier des six coupables. Avant de partir, il avait plante un mince piquet ä plusieurs pas du lieu du feu et y avait attache un doigt de sa main séchée, en guise de signature. Cela allait soulever contre lui la 124 haine et la peur de gens ä qui il n'en voulait nullement et contre qui il refuserait de se bat-tre, ä moins d'avoir ä défendre sa propre vie. II savait parfaitement ä quoi il s'exposait en agis-sant de la sorte, mais il avait donne sa parole. Ä moins d'etre un lache, on ne peut re-prendre une parole. II le savait depuis sa plus tendre jeunesse puisque son pere et les aínés du village le lui avaient répété souvent. Tous sauraient que lui, Minji-mendam, te-nait toujours parole, quelles qu'en soient les consequences. Et il perdit la notion des choses lorsqu'il entendit ä nouveau la voix d'Ikwe chanter ľ Air des Retrouvailles. Alors il se confondit ä la nuit du pays des Amik-Ininis, envahi par les cou-peurs de bois. Bert Côté avait soif ce matin-lä. Mais il était résolu ä ne plus boire. Cette resolution n'était pas nouvelle chez lui mais eile était prise avec sérieux chaque fois que les lendemains de cuite étaient durs. Aussi décida-t-il de boire du thé, beaucoup de thé pour laver son «intérieur» de ľalcool des six derniers mois. II sortit de chez lui et descendit la rue principále. Le soleil était déjä haut dans le ciel, et les mouches coUaient. Ľhumidité des foréts envi- 125 ronnantes apportait son epidémie de mouches noires. II faisait chaud et Bert Côté suait gros quand il arriva devant le magasin general de Jos Parent. II sortit son grand mouchoir de co-ton rouge, aussi sale que la poussiere du che-min, et essuya son visage au nez rouge. Alors qu'il s'apprétait ä rentrer au magasin du marchand canadien-frangais, il entendit quelques cris ďenfants venant du bas de la rue vers la riviére. II se retourna et vit plusieurs personnes qui remontaient la rue en suivant une charrette basse tirée par deux chevaux. Montés sur la charrette on pouvait voir, de-bout ä ľavant, le maréchal-ferrant Stewart Mac-Intire qui conduisait ľattelage ainsi que le contracteur Jim McManamy et ľ employe du marchand Macintosh, le métis Dan Ferguson. Plusieurs enfants, curieux de savoir ce que transportait cette charrette basse, suivaient en posant des questions. Plus grand que touš les autres, Ti-Trou l'idiot essayait de soulever la bäche de toile qui recouvrait le véhicule. Sur la voiture, McManamy avait véritablement ľair malade et restait assis ä ľarriére, tournant le dos. Bert Côté, intrigue par cette étrange procession, redescendit les marches du perron. Ľattelage s'immobilisa devant le magasin du Macintosh qui sortit aussitôt ä la rencontre de cet equipage. 126 — What happened? demanda-t-il. — He's dead. Roasted like a pig. He has been tied at the tree and burned there by that crazy Savage, répondit Maclntire avec un tremolo dans la voix. Les gens commengaient ä se réunir autour de la voiture ďoú une senteur de chair grillée se dégageait. Bientôt, tout le village fut lá. On raconta alors que le boxeur était allé convaincre le Bras-Coupé qu'il ne fallait plus qu'il vienne au village, cela faisait peur aux enfants. Comme il était parti depuis deux jours et que Macintosh avait besoin de lui, il avait de-mandé ä McManamy et Maclntire de le recher-cher, en effectuant leur tournée des camps de bucherons pour la paie. Bert trouvait invraisemblable que le boxeur soit allé rendre visitě au trappeur pour un tel motif. II songea que ľhistoire de la main cou-pée de ľAmik-Inini s'éclaircissait lentement et que la legitime defense de six hommes contre un trappeur et ses cinq chiens, si eile avait paru plausible au debut, commengait ä sentir aussi fort que le cadavre rôti sous la toile recouvrant la voiture. Soudain, Ti-Trou souleva la toile et tous purent voir, ä côté du cadavre, un fusil nou- 127 veau genre et un mince piquet sur lequel était attache un doigt séché. Fort de sa vérité, Bert Cô té re travers a la rue et entra au magasin general de Jos Parent. Imelda était dans la fenétre du magasin et regardait ce spectacle de ľ autre côté de la rue. Ä ľentrée de Bert, eile le pressa de questions. Que se passait-il? Qu'y avait-il dans la charrette, sous la toile? Bert répondit, et ne put s'empécher de commenter: — J'trouve pas mal drôle de voir que l'bo-xeur avait besoin d'un fusil pour rencontrer ľSauvage pis juste y parier ? Pas vous ? — L'Mendam est pas plus fou qu'toé pis moé Bert», répondit Jos Parent, derriěre son comptoir. Si y a fait qa, c'est parce que ce gars-lä y avait fait quelque chose de pas catho-lique! — I'y ont coupe la main, vain Dieu, qa serait peut-étre ben assez pour qu'il leur en veuille, renchérit Bert. On tue pas un homme pour rien, pis ľSauvage y'é pas plus sauvage... Hey, eile est bonne, j't'apres dire que ľSauvage est pas plus sauvage que nous autres, pis c'est vrai en bätard, Jos! C'gars-la a jamais rien ďmandé ä personne pis y s'est toujours mélé d'ses affaires. 128 Jos regarda Bert droit dans les yeux en di-sant: — En tous les cas, j'donnerais ma chemise pour savoir la vérité sur c't'affaire-la. Penses-tu qu'ils vont faire venir la police d'en-bas ? Bert haussa les épaules en signe d'igno-rance: — Moé en tous les cas, j'vois pas comment le gars va s'en sortir. Y'a commis un meurtre, ä moins que le feu, ga soit un accident aussi... ou bien une legitime defense? Mais l'Indien viendra pas s'plaindre ä nous autres. Les Blancs, on a pas la reputation d'pleurer trop trop sur les malheurs des Sauvages. Pis, y'z'ont trouvé un doigt séché attache aprěs un petit piquet. Pareil comme celui trouvé par McCartney dans sa vitre de porte. Ca voudrait dire que lui aussi y va y goůter au Bras-Coupé! En tous les cas, j'aime mieux étre dans ma peau que dans celle des boss. J'prends pas d'chance, j'barre ma porte, au cas qu'il se tromperait d'maison pis qui voudrait rentrer chez nous. Mais y'a pas de danger, y m'connait pis il sait que moé, Indien ou Blanc, je r'garde pas la difference. Du monde, c'est du monde. Méme les boss anglais. Donne-moé done une livre de the noir, Jos. J'ťarrété d'boire... 129 Aprěs avoir bien fait peur ä la population, Macintosh proposa de faire venir la police. Mais fallait-il demander celie de By town de-venu Ottawa ou celie de Montreal ? Macintosh proposa ďécrire une lettre et ďenvoyer Dan Ferguson la porter ä Bytown qui était beaucoup plus pres. Les gens presents ac-quiescěrent, sauf les Indiens qui s'éloignérent, préférant ne pas se méler ďune affaire qu'ils ne comprenaient pas encore trop bien. Les Fran-gais ne réŕléchirent pas longtemps; ils acceptě-rent la suggestion du marchand general. D'ail-leurs, merne si les gens n'avaient pas été ďac-cord, Macintosh aurait quand méme écrit cette lettre ä la police de Bytown... II avait peur, cela se lisait sur son visage. Et touš les autres avaient peur. Ils ne sortaient jamais sans un fusil ou une arme quelconque et Paul Francis s'était encabané chez lui depuis que le Mendam avait commence ses incursions dans le village. Ä cause de la chaleur de Y été, on décida d'enterrer tout de suite le cadavre ä moitié calcine de ľancien boxeur, au quel on ne connais-sait aucun parent. II fut enseveli ľaprés-midi méme; quelques personnes assistérent ä la ceremonie religieuse exécutée avec hate par le curé, ä cause de la 130 senteur. Pas de ceremonie ä ľéglise car il aurait fallu garder le corps jusqu'au lendemain. Un cercueil rudimentaire fut fabriqué et c'est entre quatre planches de sapin que furent places les restes calcines de ľhomme de main de Macintosh. Le lendemain matin, Dan Ferguson, le metis, partait pour Bytown, monté sur un cheval de trait assez gras pour écarteler le petit homme trapu qu'il était. La lettre, dans un sac porté en bandouliěre, était adressée ä Bytown Police et portait ľinscription Urgent. C'est par le sentier qu'empruntait la diligence et les voitures ä bois que partit le messa-ger, longeant la riviere la plupart du temps pour se rendre jusqu'ä la riviere des Outaouais. Ce soir-la, toutes les portes du village des -afr coupeurs de bois furent verrouillées. Méme ceux qui croyaient que le Mendam avait de bonnes raisons d'agir ainsi ne prirent aucun risque. Tant que la police ne serait pas arrivée, on ne se sentirait pas en sécurité dans le village. Bert Côté fit ce qu'il avait declare au marchand Jos Parent. II poussa les deux verrous de la porte en planche de sa petite maison. II eut quand méme beaucoup de mal ä s'endormir ce soir-lä et il ne put jamais étre súr de la raison 131 de cette insomnie. La peur d'etre attaqué par le Bras-Coupé? Ou simplement le manque d'alcool ? Lorsqu'il s'éveilla le lendemain matin, il y avait déjä de ľactivité dans la rue principále. II ne s'en préoccupa guěre et se mit en frais de faire réchauffer des feves au lard et des «oreilles de Christ» afin de bien commencer cette seconde journée sěche d'alcool, quand on frappa ä sa porte. — Cest qui qui est la? — Cest moé, pis j'n'ai une bonne ä te conter! Reconnaissant la voix de Ti-Trou, Bert laissa sa poéle de fonte sur le feu et vint déver-rouiller la porte. Ti-Trou en tra en dis ant: — Tu, tu sais pas c'qui arrive, pis tu peux pas deviner! Moé, j'comprends rien en toute. Bert retourna ä sa poéle sans avoir ľair trop curieux et dit simplement: — J'ai pas besoin de deviner, tu vas tout me raconter dans minute. — Bert, imagine-toé que le cheval de Dan y'é r'venu ä ľécurie, TOUT SEUL. Pas de Dan dessus! Cest-tu assez qa? Et les yeux du jeune homme qu'on appelait l'idiot ou «le pas fin fin», s'ouvrirent et brillé-rent de tout leur feu de fierté. II venait ďap- 132 prendre quelque chose ä Bert Côté qui, ďhabi-tude, savait tout. — Cest quand qu'y est r'venu? demanda Bert en vidant le contenu de sa poéle dans son écuelle de bois. — Ben, Macintosh il ľa trouvé devant la porte de ľécurie ä matin en allant soigner son autre ch'val. Les Anglais y disent que l'Bras-Coupé y'a du tuer Ferguson pour pas qu'y ap-porte la lettre ä'police. Bert fit une pause en mettant son écuelle de bois sur le coin de la table. II pensait. Si c'était vrai, il faudrait que quelqu'un lui ait dit que Ferguson s'en allait ä la police? Et pour-quoi aurait-il tué Ferguson? Ce gars-lä ne lui avait rien fait! II travaillait pour Macintosh, mais c'était pas un crime que de gagner sa vie! Non. Cela ne se pouvait pas. Le Mendam ne tuerait pas ä tort et ä travers comme cela. II en voulait aux six gars qui lui avaient coupé le bras mais ne s'attaquerait pas ä tout un village. En s'asseyant, Bert déclara: — Tu penses pas qu'il aurait pu tomber en bas de son chaval? Pis une fois libre, c'est quoi qu'tu penses que ga fait, un cheval? Ben ca re-vient ä ľécurie tout seul! Une seconde décontenancé par la réponse de Bert, Ti-Trou se sentit perdu, inutile. Mais il se reprit aussitôt: 133 — Ben, y connait ben c'te cheval-lä, y tra-vaille avec tous les jours. Y'aurait pu ľappeler? Non? Bert le regarda un instant comme s'il avait voulu dire: «Pauvre imbecile» mais se ravisa et dit: — Si y s'est estropié en tombant? Si y s'est assommé? Penses-tu qu'il pouvait appeler son cheval en y promettant ďľavoine ä'tonne? Ti-Trou baissa la tete un peu honteux de n'avoir pas encore pensé plus loin que son nez. Honteux de ne pas étre aussi intelligent que son ami Bert Côté. Mais soudain, un sourire illu-mina son visage. II regarda Bert un instant et dit: — Ben, £a, les Anglais y ont méme pas pensé plus que moé. Pis les autres non plus. Ben, j'm'en vas leur dire qu'ils sont pas plus fins que moé! Et il sortit comme un coup de vent, laissant la porte ouverte aux mouches de cuisine qui ne manquěrent pas ľoccasion révée de s'introduire chez leur ami, ľivrogne Bert Côté, qui leur laissait si généreusement des restes dans des chaudrons, poéles et assiettes de bois et de faience. Et, comme les mouches faisaient aussi partie de sa vie et de ses relations, Bert ne prit pas la peine de se lever et d'aller fermer la porte. Une fois son repas termine, il bourra sa pipe bien comme il faut et ľalluma. En fumant, 134 les mouches ne ľimportuneraient pas et se char-geraient de nettoyer les casseroles... Ce fut tout un choc pour le Macintosh de retrouver le cheval qu'il avait prété ä Dan Ferguson la veille. Immédiatement, il sauta ä la conclusion que son employe Dan Ferguson, sans ennemi connu, s'était fait tué par le Bras-Coupé. Aussi ne manqua-t-il pas de commenter ľévénement. Trěs tôt ce matin-lä, Jim McManamy, Stewart Maclntire et deux employes canadiens-frangais, arrivěrent sur la charrette basse tirée par deux chevaux. Les provisions de bouche pour un mois devaient étre chargées pour étre transportées au chantier du contracteur. Macintosh ne manqua pas de mettre les quatre hommes au courant de la disparition et, le temps de le dire, la rumeur de la mort de Dan Ferguson se répandit dans le village comme une trainee de poudre. Ä midi, tout le village savait et la nouvelle était parvenue au campement de la Pointe-aux-Algonquins. Ä la pointe, on ne comprit pas pourquoi le Bras-Coupé avait fait une chose pareille. La mere de Ferguson était la tante de Minji-mendam. Elle était la soeur de sa mere décédée. Bien súr, lorsque cette nouvelle parvint au campement ďété des Amik-Ininis, eile faisait 135 mention de la mort de Dan mais ne mentionnait pas oú et quand son corps avait été trouvé ni comment il avait été tué. En fait, eile ne parlait pas non plus de ľhistoire du cheval revenu seul! Elle ne parlait que de la mort de Dan Ferguson. Une fois la charrette pleine de victuailles, Macintosh demanda ä McManamy de laisser Maclntire au village pour qu'il veille ä la protection des citoyens, au cas oú le Bras-Coupé reviendrait. Le contracteur se fit tirer l'oreille quelque peu mais consentit finalement quand ses deux employes canadiens-frangais, Hector et Al-phonse, offrirent d'emporter leurs fusils pour le défendre si jamais le Bras-Coupé se montrait le bout du nez. Et la charrette s'ébranla vers le chemin de la riviére Désert oú les draveurs s'évertuaient ä garder les passages clairs de jams dans les multiples croches qu'elle effec-tuait tout au long de son parcours. N'ayant pas vu le cordonnier Charles McCartney depuis deux jours, Macintosh demanda ä Maclntire ď aller le prévenir des derniers évé-nements. II se devait d'etre sur ses gardes, puisqu'il avait été le premier ä recevoir un doigt de la main du Bras-Coupé. II lui enjoignit aussi de se rendre chez Paul Francis pour voir ce qu'il devenait. Ce pauvre Francis semblait atteint ďune si grande peur qu'il ne sortait plus 136 de chez lui que par extreme nécessité. II gar-dait sa porte verrouillée et ne se rendait plus au travail. Au service de McManamy il était, avant ťaventure du Bras-Coupé, un homme ä tout faire dans ľentreprise du contracteur irlandais. Bucheron, messager, porteur d'eau, homme ďécurie, il avait tout fait. Mais ses remords le rongeant, il s'était mis ä avoir peur. Et cette peur était devenue incontrôlable. II voyait le Minji-mendam partout. Aussi, lorsque Stewart Maclntire vint frap-per ä sa porte cet apres-midi-lä, il ne fut pas étonné de voir que Francis prenait du temps ä ouvrir. En attendant que le jeune Ecossais ľ ait reconnu, ľ attention de Maclntire fut attirée par une petite piece ďécorce de bouleau, roulée et suspendue ä la poignée de la porte par une petite laniěre de cuir. II tendit la main, décrocha la laniěre et dé-roula 1'écorce, roulée en forme de cornet servant ä l'appel des orignaux. Ä ľintérieur, il trouva un doigt séché. Au merne moment Paul Francis ouvrit la porte, ayant reconnu le maréchal-ferrant. Immédiate-ment, il vit le doigt séché dans la main du Maclntire et fit un pas en arriere, laissant passer ľhomme au grand crochet de fer. Francis demanda: — You received one? 137 Sans montrer aucun signe ďémotion ou de nervositě, le maréchal-ferrant répondit: — No, it was hangned on your door. Le jeune Francis devint livide et crut défail-lir. II se retint ä ľarmoire et dit d'une voix éteinte: — It means that he is after me? Le maréchal-ferrant, homme grand aux muscles puissants, hocha la téte. Et il entreprit de lui raconter en detail les événements les plus récents. Au courant de la fin tragique du boxeur Ireland, Paul Francis fut beaucoup plus impressionné par la disparition de Dan Ferguson. II voyait le Bras-Coupé comme une espěce de fantome qui se transporte en canot volant comme dans la chasse-galerie et qui parle au diable pour apprendre ce qui se dit et se fait dans le village. Un frisson parcourut son corps et un spasme le secoua de la téte aux pieds. II vit l'Algonquin avec un visage hideux de monštre le dévorer vivant et eut envie de fuir. Mais oú pouvait-il bien aller? Ferguson était parti avec une lettre et s'était probablement fait tuer par le trappeur indien? II ressentit un grand vide et se laissa tomber sur sa chaise les yeux fixes sur le doigt séché que Macintire avait depose sur la table. Le Macintire lui jeta un regard de pitié et lui dit en sortant: 138 — Lock your door and let us work. I'll go at McCartney's and we will take care of him. Good luck. -**pi 139 Lorsqu'il sortit de chez Paul Francis, Stewart Maclntire fut surpris: le jeune homme ne tira pas le verrou derriěre lui. Mais, comme il faisait beau et trěs chaud, le forgeron se mit ä penser ä la péche qu'il n'avait pas encore eu le temps de faire ä cause de ce maudit Bras-Coupé. II jura contre cet acte stupide qu'il avait posé en merne temps que ses cinq compagnons et pesta contre ľinvention de la boisson, cause de son malheur actuel. Passant devant ľéglise, il fit le signe de la croix. Haut juchée sur la colline, la petite cha-pelle surplombait la rencontre des deux rivieres, le campement d'été des Amik-Ininis et le village des coupeurs de bois. Le vent s'était levé et soufflait de l'ouest, assez fort pour débarrasser les coins ombrageux des mouches noires qui se nichaient partout dans le nez, les oreilles, les yeux et merne les cheveux. Aussi touš les gens portaient-ils des chapeaux, merne en été. En arrivant dans la cour du cordonnier, le maréchal-ferrant put voir la porte de la maison grande ouverte aux mouches et ä la brise douce de cette chaude journée ďété. II gravit les deux marches du perron en s e tenant ä la rampe et entra dans la petite maison qui servait aussi ďatelier de fabrication et de reparation de bot-tines et de souliers de boeuf. II n'y avait personne ä ľintérieur. 140 Stewart Maclntire ressortit et regarda au-tour de lui. A l'arriere de la maison il y avait un hangar et une écurie pour un seul cheval. La béte était lä et piaffait, en hennissant de temps en temps, visiblement nerveuse ou affa-mée. La porte du hangar était fermée. Le forgeron se dirigea vers ce hangar et ou-vrit la porte. II referma aussitôt. Son coeur se mit ä battre avec force. Un grand frisson lui parcourut le dos. II ouvrit de nouveau la porte et vit ľaffreux spectacle ďun homme étendu sur le dos, la tete ouverte comme un melon coupé en deux et, pres de lui, une hache ä deux taillants au manche recourbé. II referma la porte ä nouveau et appela les gens qui passaient pres de lä. En quelques minutes, toute la population était lä. II y avait lä plusieurs Algonquins de la Pointe, ainsi que Bert accompagné de Ti-Trou. Arrivant en trombe un fusil ä la main, Paul Francis se forga un chemin au travers de la foule de curieux massée pres du hangar du McCartney. II s'arréta net pres du cadavre, le regarda avec horreur et, aussi soudainement qu'il était arrive, repartit ä la course en criant: — No, no, it can't be. 141 Apeurée, toute la population, les Indiens en moins, et quelques Fran^ais qui refusaient toujours de s'en méler, fut sur un pied d'alerte. On organisa des patrouilles armées pour tenter de retrouver le Minji-mendam au bras coupe. Le soir tombé, les patrouilles rentrěrent bre-douilles. Pas une seule trace de l'Algonquin. Pas une seule trace de son passage nulle part. Et pourtant, il était omnipresent dans l'esprit des gens. Surtout dans celui des quatre boss cou-pables ď avoir coupe la meilleure main du trap-peur. Ce soir-lä, la lampe ä ľhuile ne brilla point dans la maison du jeune Paul Francis. Et la garde fut montée dans les maisons oú vivaient les boss. Le lendemain, lorsque Macintosh rendit visitě au jeune Francis, il le trouva pendu ä la poutre centrale de sa maison, une chaise ren-versée sous ses pieds. Sur la table reposait le doigt séché et ľécorce de bouleau roulée, trouvés par Maclntire la veille. Rien n'avait bougé. Aucun signe de ba-taille. Le jeune Francis, pris de remords, avait mis fin ä ses jours de fagon volontaire. Mais la presence du doigt séché permit ä Macintosh de jeter le bláme sur le Bras-Coupé. 11 fut done declare coupable ďun quatriěme meurtre en moins de cinq jours par une partie du village des coupeurs de bois. 142 Plusieurs jours s'écoulerent sans que rien n'arrive dans ce village oú la peur côtoyait le besoin de gagner sa vie, aussi réguliérement que les heures succědent aux heures. Un matin de juillet, on vit arriver trois voi-tures couvertes et un homme ä cheval. Dans les trois voitures couvertes, des soldats de la milice de Bytown. Sur le cheval, un certain Bouchard, policier en civil, envoyé pour faire enquěte sur ľ affaire. Les soldats ne furent pas longs ä installer leurs bivouacs aux endroits stratégiques du village afin d'assurer la sécurité de la population contre les attaques eventuelles de «ľlndien fou» ä la main coupée. Le detective Bouchard questionna les gens sur les événements qui s'étaient passes. II visita les lieux de tous les crimes et nota les moindres dires de chacun. II fit le point et interrogea les Indiens qui connaissaient bien le Minji-mendam. II compilait le dossier peu ä peu et se forgeait une idée des raisons qui avaient poussé le Bras-Coupé ä agir de la sorte. Les motifs, soudain, s'eclaircirent: ľlndien se vengeait pour la perte de son bras. Pendant ce temps, le village reprenait sa vie normale et les expeditions organisées par les 143 petits détachements de soldats revenaient bre-douilles. Invariablement. Le Bras-Coupé avait disparu ä nouveau. On commengait ä croire que sa vengeance était terminée. Ne sachant pas qui avait prévenu la police et ľarmée du dráme que connaissait le village, les gens posaient des questions et formulaient des hypotheses de toutes sortes. On écartait pourtant ľidée que ce puisse étre le Ferguson, puisque personne n'avait rien appris de nouveau depuis le retour de son cheval. II devait étre mort. Parti le matin sur le cheval de Ian Macintosh, le métis Dan Ferguson avait chevauché presque toute la journée sur cette énorme bete de travail qui ne pouvait rien de plus que trotter, forcant le métis ä faire du tape-cul. Aussi, alors qu'il prenait son repas du soir pres du feu de camp qu'il avait fait, il décida de continuer á pied. Détachant le cheval, il le frappa ä ľaide d'une branche pour s'assurer qu'il retourne di-rectement ä ľécurie. Le lendemain matin, il re-partit ä pied vers la grande ville. Son voyage dura trois autres journées avant qu'il n'arrive ä Hull. Á la sortie du chemin, il rencontra la diligence qui reprenait son service de la Malle 144 Royale. Pendant la perióde du dégel ce service était abandonné ä cause du mauvais etat de la route longeant la riviere Gatineau et les lettres étaient acheminées par canot lorsque la crue des eaux prin tanier es le permettait. Dan Ferguson pensait: « Si on avait attendu deux jours, la lettre aurait pu étre délivrée par la diligence et j'aurais é vi té ď avoir les fesses en sang. » II songeait aussi que les voyages étaient moins fatiguants ä pieds et en canot qu'ä dos de cheval. II traversa le pont des Chaudiěres et se rendit ä Ottawa ( que touš les gens du haut de la riviere appelaient encore By town). II s'in-forma de ľendroit oú il devait livrer cette lettre et s'empressa de disparaítre. Chaque fois qu'il avait rencontre un policier il avait ressenti comme une espěce de malaise et, cette fois, il en avait été de méme. Alors, sans savoir pour-quoi, il avait remis la lettre au premier policier qu'il avait vu en entrant et était ressorti sans demander son reste. II avait erré dans la ville d'Ottawa en effervescence en cette fin de juin et s'était arrété sur la place du marché pour manger un peu de viande séchée. II chercha désespérément un endroit ou il put soulager un besoin naturel et se résigna finalement ä ľassouvir derriěre une charrette de cultivateur. Une dáme passa pres de lui pendant qu'il pissait. — Maudit cochon, <;a peut pas faire ga dans 145 les toilettes comme tout le monde. Cest fait pour rester dans ľbois, pas pármi ľmonde. Ferguson était analphaběte. Ä deux pas de la charrette du cultivateur, une affiche indi-quait: Toilettes/Toilets. En se promenant sur la place du marché, il vit quelques hommes sortir d'un endroit qui ressemblait beaucoup ä une auberge comme celle du village des coupeurs de bois. II y en-tra. On y servait de la biěre. II sortit son argent de sa poche; cet argent que lui avait donne Macintosh avant de partir en le prévenant de ne pas tout dépenser. II commanda une biěre et, comme la liasse de billets de banque semblait interessante, une dáme vint s'asseoir ä sa table en lui disant: — Alors, on paie-tu une biěre ? Le metis, fier d'avoir attire ľattention ďune femme de la ville, paya une puis deux puis ďautres biěres. Jusqu'ä ce que ľinconscience de ľalcool le saisisse et le transporte au pays ma-gique du réve. Le lendemain matin il se réveilla dans une cellule du poste de police oú il avait livré la lettre la veille. II fut accuse d'avoir trouble la paix et d'avoir frappé plusieurs clients de ľhôtel du « Marché » en plus d'avoir brise deux chaises. Le juge de paix le condamna ä dix jours de prison. Ferguson ne pouvait payer les domma-ges causes, il avait bu tout son argent. 146 Minji-mendam avait mal ä ľintérieur. II ignorait pourquoi. Était-ce Ikwe qui lui serrait le coeur? Était-ce la conscience d'avoir fait mal? Était-ce simplement qu'il ne savait plus trěs bien si cette vengeance était encore nécessaire? II avait observe ľactivité nouvelle dans le village. Les gens avaient peur de lui. II savait qu'il ne pouvait plus se montrer et il avait vu des hommes ä qui il n'avait jamais rien fait se mettre ä sa recherche. II avait mal ä ľamitié qu'il avait toujours témoignée ä ľendroit des Francis du village. II avait mal ä son orgueil de devoir se cacher, comme le gibier que ľon traque pour assouvir le besoin nouveau ďavoir toujours plus de peaux pour avoir plus d'argent pour acheter ce dont son peuple pouvait jadis se passer. II avait mal ä son pays qui ne lui apparte-nait plus et oú il devait se soumettre. II avait mal ä ses lacs oú il ne pouvait plus tendre son filet sans qu'on lui dise c'est défendu, propria t é privée. II avait mal ä sa forét que ľon abattait ar-bre par arbre et que ľon rempla^ait par des maisons, des chemins, des jardins... II avait mal ä ses ancétres qui avaient été les bénéficiaires de la měre-terre depuis des generations et que dépla^aient ceux qui creu-saient la terre pour asseoir les maisons de pier-res et d'arbres coupes. 147 II avait mal ä son amour pour cette femme qu'il avait prise pour épouse et que les arbres morts avaient foudroyée. II avait mal ä sa pensée de n'avoir pas réagi par son pere pour empécher ces coupeurs de bois de tuer ses amis les arbres. II avait mal... mal. II était as sis pres de son feu qui ne produi-sait plus que des braises. II n'avait plus besoin de se dissimuler aux yeux des poursuivants; le soir, aucun d'eux n'osait s'aventurer en forét. Tout pres du village des coupeurs de bois, il était plus ä ľabri que trěs éloigné. En peu de temps il pouvait se rendre ä ľorée de la forét pour surveiller ľactivité du village. Aussi ne bougea-t-il pas lorsque son oreille percut un pas lent et presque silencieux qui s'approchait de son campement. Un de ses chiens grogna. D'un simple regard Minji-mendam le fit taire. Sans regarder, il savait que celui qui s'approchait était un Amik-Inini. Au bout de quelques instants il sut que le pas appartenait ä un hom-me et que cet homme était plutôt ägé malgré ľassurance de sa progression. Sa chienne favorite grondait sourdement et, bien que couchée, battait lentement de la queue de fa^on reguliere. Elle aussi reconnais-sait le pas. Les autres chiens ne s'occupaient de 148 rien. Comme si le pas avait appartenu au vent léger de la forét. Comme si le rythme doux de ce pas avait été celui de ľesprit de la nuit qui marche pour ne pas s'endormir de réves. Quand les pas débouchěrent sur la petite clairiére qui servait ďabri au trappeur, celui-ci dut ä nouveau faire taire sa chienne blanche. II ne se retourna point. Mashkiki-winini s'approcha du feu de braises et s'assit presqu'ä côté de Mendam. Avec des gestes lents il sortit de son maskimoth un sac de tabac fait ďune vessie de chevreuil et bourra sa pipe. Sans dire un mot il prit une branche de cedre sec et la mit dans la braise. Le feu s'y agrippa et il alluma sa pipe, creusée dans du bois ďérable. II se mit ä en tirer quelques bouffées pendant que la branche achevait de se consumer. Minji-mendam était impassible. Muet. Pas un sourcillement ne venait briser la régularité des traits sur son visage basané. Ses cheveux noirs, tressés ä la maniere des anciens du village, jetaient des reflets scintillants dans la nuit et les jeux d'ombres et de lumiěre dansaient sur ses joues. Longtemps les deux hommes demeu-rěrent cois, dans cette position de comprehension mutuelle. Si des paroles avaient été prononcées, elles se seraient perdues au creux des vallons sans rien apporter de plus ä cette communication de 149 deux étres de generations différentes mais ďas-piration commune. Dans la lourdeur de ce silence, Minji-mendam comprit que le Niganadjimowinini voulait faire comprendre ľinutilité des gestes posés pour se venger. Le vieil homme voulait par sa presence lui faire sentir la crainte qu'il inspirait aux habitants du village des coupeurs de bois et la méfiance qu'ils commencaient ä manifester ä ľendroit des autres Amik-Ininis. II comprit que ses propres enfants seraient montrés du doigt par ceux qui auront jugé sa race par ses actions personnelles. II comprit qu'il serait longtemps difficile ä ses descendants d'obtenir justice de la part de la désormais majorite non-sauvage de la population. II comprit que si Ikwe avait vécu, eile au-rait désapprouvé sa conduite et que ľobsession de cette presence aimée ä ses côtés, chantant l'Air des Retrouvailles, n'était peut-étre que la manifestation de ce mécontentement. II comprit que depuis la perte de son bras, il avait neglige son devoir le plus fundamental de pere pour se consacrer entiěrement ä cette vengeance dont l'envie lui faisait déjä défaut. II comprit qu'ä cause des événements, il ne pourrait jamais plus vivre avec ses deux fils en leur enseignant ce qu'il avait lui-méme appris de son pere et de son grand-pěre. 150 II comprit que sa vie était devenue inutile ä sa famille et ä sa communauté; qu'elle perdait tout sens en dehors de la vengeance. II comprit... Le vieil homme se racla la gorge légěre-ment. II voulait parier et n'attendait que ľ attention du Bras-Coupé. Mendam tourna lentement la téte vers lui et le Niganadjimowinini demanda: — Celui qui s'est pendu... Cest toi aussi? Mendam secoua la téte négativement. — II y avait un doigt sur la table. Tous croient que c'est toi! Mendam ne bougea plus et ses yeux devin-rent vides d'expression. II ouvrit pourtant les lěvres pour demander: — Des enfants? ^ Et ce fut au tour du vieil homme de se-couer la téte en signe de negation. Entre ces trois phrases prononcées, il y eut de longs silences. Plus tard, le sorcier des plan-tes qui connaissait bien demain éteignit sa pipe, la remit dans son sac ä tabac, placka celui-ci dans son maskimoth, se leva et repartit du méme pas lent et assure. Le léger bruissement des feuilles tombées ľautomne precedent s'éloignait peu ä peu et 151 Mendam ne ľentendit plus aprěs la traversée du petit ruisseau. II savait qu'il ne reverrait jamais plus cet homme qu'il aimait comme son propre pere. Alors, au milieu des tourments nes de la comprehension de ses actes, ľesprit de Minji-mendam se perdit dans la justification de son destin. Dans la seule justification possible ä ľhomme simple qu'il était... le respect de la parole donnée. Et il réalisa qu'il n'avait pas ďautres solutions. Son coeur faisait mal et brůlait ses pensées. Dans le brasier de son esprit, il entendit la voix ďlkwe lui chanter l'Air des Retrouvailles. Dans cet esprit brůlant, il revit le corps souple et beau de celie qui ľavait quitté pour le long voyage vers nulle part. Dans la chaleur de son esprit, il sentit sur sa peau le souffle caressant et chaud de sa compagne. Et le désir hanta son esprit qui brůlait de ľinoubliable feu de son amour et il sut alors que ce feu ne s'éteindrait jamais... 152 Ce soir-la, il pleuvait sur le village des cou-peurs de bois. L'ancienne terre des esprits des Algonquins, dénudée et poussiéreuse, était un immense bourbier oú les gens, les chevaux et les chiens pataugeaient aprěs chaque pluie. Minji-mendam était ä ľaffut du moindre mouvement des soldats campés aux deux extré-mités de la grande rue et montant la garde pres de ľauberge. II observa le maréchal-ferrant, Stewart Mac-Intire, fermer les portes de sa boutique de forge et y poser ľénorme cadenas de fer qui empéchait les gens ďy entrer. II pensa: «Ces gens-lä ont tenement peu confiance en leurs semblables qu'ils doivent ca-denasser leurs maisons.» Aucun Amik-Inini ne penserait ä barrer ľentrée de son wig-whom. Le forgeron remonta la rue, son grand crochet de fer sur ľépaule. II s'arréta un moment devant un soldát et lui adressa la parole. Puis, il entra ä ľauberge oú il habitait. Minji-mendam put observer ä loisir tout ce qui se passait sous cette pluie reguliere de ľété. Lorsque la nuit commence ä tomber, Minji-mendam déroula une grande peau d'ori-gnal et s'en couvrit entiěrement, blotti en eile. Appuyé ä un gros pin, il ferma les yeux et s'endormit. 153 Lorsqu'il s'éveilla, quelques lueurs de lampe ä ľhuile brillaient encore aux fenétres des maisons du village. La pluie tombait tou-jours et le trappeur au bras coupé eut un frisson. II était trempé. II attendit encore. II attendit que toutes les lueurs de lampes fussent disparues. II sortit alors de sa cachette et se dirigea vers le centre du village des coupeurs de bois, en longeant ľorée de la forét. II parvint ainsi ä ľarriere du magasin general du marchand Jos Parent. II décrocha alors un petit paquet de fourrures roulées qu'il portait en bandouliere et se dirigea vers la porte. II déposa son paquet de fourrures sur le perron et se glissa rapidement le long du mur. Ses vétements se confondaient avec la cou-leur des murs de billots. La densité de la nuit aidant, le trappeur se déplacait en silence. Devant l'auberge, il apergut l'ombre d'un soldát qui montait la garde, adossé au cham-branle de la porte. Mendam s e colla au mur du magasin et attendit. Un chien passa pres de lui et grogna. Le Mendam ne bougea pas. Le soldát fit un pas vers la rue en essayant de voir ce qui avait fait grogner le chien. La bete s'approcha de l'Algonquin et sentit ses pieds. Le chasseur retint son souffle. Le chien le quitta et traversa la rue en direction du soldát. Mendam avait eu chaud. 154 Le soldát se pencha vers le chien et se mit ä lui parier en anglais. Le chien se laissa caresser quelques instants puis continua sa tournée nocturne. Le soldát retourna ä son abri, pres du chambranle de porte. Arrivant de derriěre l'auberge, un autre soldát vint rejoindre le premier. lis échangěrent quelques paroles et le premier partit vers ľarriere de ľauberge pendant que le second pre-nait sa place. Minji-mendam attendit quelques instants et, quand le guetteur tourna la téte vers le vent froid, il en profita pour traverser la rue en pre-nant bien garde de ne pas mettre les pieds dans les flaques d'eau et faire du bruit. II contourna le magasin de Ian Macintosh et se dirigea vers ľarriere de l'auberge. Doucement et sans bruit, il se glissa le long du mur de ľhôtel, passa pres de ľécurie des vi-siteurs et il attendit quelques instants que le soldát ait le dos tourné pour bondir derriěre lui et lui asséner un coup sur la téte avec la poi-gnée de son couteau de chasse. Sans un cri, ľhomme s'effondra comme un sac de sable que l'on jette par terre. Le Mendam lui enleva son couteau, prit son fusil et entra dans l'auberge. 11 s'arréta sur le seuil et écouta, tout en habi-tuant ses yeux ä cette obscurité nouvelle. Puis il se dirigea vers ľescalier menant au second plancher. 11 débouchait au centre d'un hall au-tour duquel on pouvait compter six portes. 155 Le Mendam se dirigea vers la premiere. II huma ľodeur qui émanait de cette chambre, ouvrit lentement la porte et la referma aussitôt. II recommence ä la seconde puis, ä la troi-sieme... ľodeur du sabot de cheval que ľon taille est tout ä fait particuliěre et ne peut étre confondue avec les autres senteurs qui se déga-gent des gens travaillant avec des animaux. II était done súr qu'il s'agissait bien de la chambre du maréchal-ferrant Stewart Maclntire. II entra lentement, s'approcha du lit ou dormait le compagnon de Ian Macintosh et s'arréta net lorsque celui-ci se retourna dans son sommeil. Lorsque ľhomme eut cessé ses mouve-ments, Minji-mendam vint jusqu'ä la téte du lit, se saisit du grand crochet de fer et sortit de la chambre. La, il appuya le crochet sur le cadrage de la porte, prit une chaise au fond du hall et la pla^a face ä la porte de Maclntire. II y posa ľ arme du soldát le canon pointe vers la porte et ľattacha solidement ä la chaise. II attacha en-suite la chaise ä la rampe du haut de ľescalier. II prit alors une laniěre de babiche huilée et assouplie, ľattacha ä la poignée de la porte, fit passer ľautre bout sous la chaise et ramena ľ extremitě vers la gachette du fusil. II y fixa la laniěre en la bandant le plus possible, tira le chien ä marteau tout en s'assurant que l'arme 156 était bien chargée, et se häta de descendre et de sortir de l'auberge. En passant pres du soldát étendu par terre, il lui fičela les mains derriěre le dos avec une autre laniěre de cuir. Puis, fondant vers l'avant de l'auberge, il y trouva ľautre soldát endormi. II n'eut qu'ä retraverser la rue et refaire le méme trajet. II regagna son poste d'observation et attendit. II sursauta soudain réalisant qu'il n'avait pas laissé le doigt séché qui signait son acte. II se promit de ne pas faire le méme oubli pour la prochaine victime. Lorsque la barre du jour se forma, on entendit les coqs chanter sa gloire. Puis, une voix langa des ordres en anglais et il y eut des bruits de pas précipités. Puis des cris plus forts d'hom-mes en colěre et un appel de clairon. Soudain une detonation se fit entendre ä ľintérieur de l'auberge. Sans aueun signe evident de satisfaction, sans étre plus fier pour ce qu'il venait d'accom-plir, le Mendam au bras coupe se leva, roula la peau d'orignal détrempée et, sous la pluie, regagna son campement du haut de la riviére. La il alluma son feu ä ľaide d'ecorce de bou-leau et entreprit de sécher ses vétements. Puis, il s'allongea dans son minuscule abri d'ecorce et s'endormit. Son sommeil fut agité. II se revit enfant, pourchassé par des monstres aux visages pales qui crachaient le feu. Et Ikwe qui lui chantait 157 ľ Air des Retrouvailles en s'arrétant fréquem-ment pour lui reprocher sa conduite. Alors, il s'éveilla et s'assit sur sa couche. Dehors il pleuvait abondamment et Mendam sut qu'il ne pourrait pas trouver le sommeil ce jour-lä. Tout le village était en émoi: la presence de ľarmée n'avait pas empéché le Bras-Coupé de poursuivre son oeuvre destructrice et les mem-bres de la communauté anglophone du village furent pris de panique. On paria de se regrou-per pour passer les nuits et, armés de pied en cap, on voulait prendre le village de la Pointe-aux-Algonquins d'assaut et y trouver coute que coüte le meurtrier qui s'y cachait surement. On parla aussi de prendre les deux enfants comme otages afin de forcer le pere ä se livrer. Certains extrémistes proposěrent de mettre le feu au village des Sauvages et de tirer sur ceux qui tenteraient de s'échapper. Mais ce furent la des paroles que personne ne mit ä execution. Le bon sens des gens ľem-portait sur la colere et la peur qui les avaient gagnés. On savait parfaitement bien que les autres Amik-Ininis ne pouvaient étre tenus responsa-bles des actes ďatrocités commis par le Bras-Coupé devenu fou. Le lendemain de la mort du maréchal-ferrant, le propriétaire de ľauberge signifia ä Jos, dit Ti-Coeur, qu'il se passerait désormais de ses services, sans lui préciser que son renvoi tenait ä sa race. C'était un «Sauvage». Jos comprit. Le detective Bouchard admira ľingéniosité de l'homme qui avait tendu ce piěge mortel ä 158 159 sa victime. II comprit que le Bras-Coupé s'était introduit dans la chambre puisque le grand crochet de ľhomme fort était appuyé sur le ca-drage de porte, ä ľextérieur de la chambre. II fut toutefois étonné de ne point trouver ľhabi-tuelle signature de ľAmik-Inini. II était súr que le chasseur n'avait pas tué Paul Francis et que ce dernier s'était enlevé la vie lui-méme. Mais il était certain que le Bras-Coupé en était directement responsable. II était maintenant súr que ľhistoire de la main coupée devait étre quelque peu différente de celie que les personnes concernées lui avaient racontée. Mais il avait un autre meurtre ä élucider et celui-lä ne portait pas la marque du Bras-Coupé. II ne devait rien laisser au hasard et bien que ľlndien soit recherche pour plusieurs meurtres, personne ne ľavait encore vu perpé-trer les crimes pour les quels on ľ accus ait. Des preuves tangibles étaient nécessaires. Rien ne restait que le doigt séché de ľ affaire du cadavre calcine du boxeur John Ireland. Charles McCartney avait été tué d'un coup de hache ä deux taillants. Hache que le mar-chand Jos Parent avait formellement reconnue comme une des quinze vendues ä Minji-mendam. 160 Les laniěres de cuir de babiche huilées qui servaient d'attache aux doigts que recevaient les victimes étaient habituellement confectionnées par les Indiens. Mais rien ne prouvait que le Mendam les avait faites. Le doigt séché trouvé sur la table chez Paul Francis prouvait que quelqu'un ľy avait depose mais l'absence de signes de bataille et la chaise renversée sous le corps du pendu laissaient plu-tôt croire ä un suicide. Finalement, le fusil ingénieusement relié ä la poignée de la porte de chambre du forgeron par une laniěre de babiche huilée, démontrait encore une fois ľemploi d'un méme materiel. Toutefois, l'absence du doigt séché intri-guait fort le detective Bouchard. Le fusil appartenait au soldát en faction qu'on avait retrouvé assommé, et les mains liées ä ľaide ďune laniěre de babiche huilée prou-vaient encore une fois qu'il s'agissait surernent d'un Indien. II fallait absolument faire parier les Indiens de la Pointe avant que les gens du village n'in-terviennent et prennent ä parti des innocents. II fallait obtenir l'aide des soldats pour arriver ä prendre le Bras-Coupé vivant et connaitre l'au-tre version des événements. Le seul qui puisse donner une version différente de celie des Anglais. 161 Accompagné du lieutenant Rolfe de ľarmée du Canada, le detective Aide Bouchard de la police fédérale décida de rencontrer les beaux-parents de ľlndien recherche et ďinterroger les enfants. Les enfants étant plus vulnerables que les adultes, ils commettraient peut-étre des er-reurs. Accompagné du lieutenant Rolfe de la milice fédérale et de deux soldats, le detective Bouchard monta dans une des charrettes gou-vernementales tirée par deux chevaux tranquil-les et forts. Deux immenses percherons noirs, le col arrondi, la criniěre rasée. Avec un calme qui n'avait rien de militaire, le conducteur commanda son attelage en secouant les rénes et les deux bétes se mirent ä avancer au pas. L'at-telage quitta ľextrémité sud du village, pour suivre la rue principále bordée ä droite par la colline de ľéglise et ä gauche par quelques mai-sons. En moins de dix minutes, malgré la len-teur des chevaux, l'attelage arrivait en vue des premieres habitations Amik-Ininis. Deux petites maisons de bois rond, puis quatre wig-whoms ďécorce de bouleau. Plus loin, dispersées gä et lä, quelques tentes de toile de marine, legeres et faciles á transporter. Puis finalement, débouchant sur une «clai-riěre» que les Fran^ais appelaient «D'sert», abréviation de « Desert», une trentaine d'autres habitations de formes et de constructions diver- 162 ses. Deux longues maisons ďécorce et de branches étaient placées au centre de ces installations plus ou moins temporaires. Elles servaient de lieu de reunions au conseil de la tribu, sous la gouverne du vieux chef Pakinawatik, malade et ne se déplagant plus qu'avec grande difficulté. II avait obtenu des concessions de terres officielles pour les siens mais vivait sur une terre lui appartenant en propre, sur le chemin du nord de la riviere Gatineau. Plusieurs autres Amik-Ininis vivaient en re-trait, de ľautre côté du village des coupeurs de bois et ne venaient ä la Pointe que pour les reunions du conseil de tribu. La plus vieille des deux longues maisons avait jadis servi de cha-pelle aux premiers missionnaires qui y dirent la messe pendant plus de dix ans avant la construction de ľéglise de pierre. Ne sachant trop par oú commencer, le dé- 0 tective Bouchard se dirigea vers une des maisons de billots et frappa ä la porte. II attendit quelques minutes. Personne ne répondit. II allait redescendre lorsqu'il apergut une ombre ä ľintérieur. II se ravísa, refrappa et attendit encore...La porte s'ouvrit et un grand gaillard presqu'aussi gras que le barman Jos mais beaucoup plus grand, se pencha pour sor-tir de son shack. II se planta devant la porte, la masquant complětement ä la vue du policier qui dut faire un pas en arriěre et lever la téte vers le ciel pour s'adresser ä ľhomme. 163 — Pardonnez-moi de vous déranger mais je voudrais savoir si vous connaissez le Mendam au bras coupé ? Le torse nu et les cheveux trěs courts, le Sauvage dégageait une impression de puissance extraordinaire. II fit signe qu'il ne comprenait pas le fran^ais et géne, rebaissa la téte pour en-trer dans la cabane de bois rond. Un peu soulagé, Bouchard remonta dans la charrette et dit au lieutenant de milice: «I would'nt like to see this guy when he is mad». Le soldát sourit en signifiant au conducteur de repartir vers la prochaine habitation. La voiture s'arréta devant un wig-whom ďécorce de bouleau et cette fois, Bouchard hé-sita avant de s'en approcher. II fit le geste de frapper mais se ravisa, réalisant qu'il s'agissait d'une habitation d'écorce et que ľusage de frapper n'était peut-etre pas tellement répandue chez les Algonquins. II appela: « II y a quelqu'un? ». Une jeune fille passa la těte par l'ouverture ronde du wig-whom et dit dans un trěs bon fran£ ais: — Oui, bien sur. — Bonjour. Je suis ä la recherche de ľhom-me au bras coupé. Sauriez-vous oú il se trouve? La jeune fille regarda ľétranger droit dans les yeux et dit gravement en pesant chaque parole: 164 — Je ne le connais pas et il n'est pas ici! Elle rentra la tete en rabattant la toile de ferme-ture du wig-whom. Le detective remonta dans la charrette et dit au lieutenant Rolfe: — Cest drôle mais je ne sais pas comment agir avec ces gens-lä. Ils ne semblent pas...II s'arréta net en réalisant qu'il parlait fran^ais ä un soldát de langue anglaise et demanda en anglais : «I am sorry. I don't think you've understand what I've just said» mais avant qu'il n'ait eu le temps de traduire ses paroles, le lieutenant répondit avec un fort accent: — II faut faire comme avec les Blancs. Ils ne sont pas différents. Ils doivent apprendre ä respecter ľautorité et ľuniforme. — Ouais, répondit Bouchard. Mais en attendant il faut que je trouve les beaux-parents de ce Mendam. Le vieux s'appelle Ajijiwa. *^ Allons-y. La charrette s'ébranla ä nouveau vers la cabane suivante. Elle était un peu plus grande que les autres et beaucoup mieux entretenue. Située non loin de la riviére, quelques arbres formaient une espěce de haie assez dense pour qu'elle soit isolée. Bouchard remarqua un canot ďécorce qui était la, par terre, ä ľétat de fabrication. Ľécorce de bouleau avait sa forme re-pliée et plusieurs pierres étaient disposées ä ľintérieur pour lui donner ce fond plat néces- 165 saire ä une bonne flottaison et ä un équilibre stable. II était en contemplation devant ce chef-d'oeuvre ďinvention qui avait permis aux premiers explorateurs fran^ais de se déplacer dans ce grand pays qui rapetissait chaque jour, lorsqu'un homme apparut venant de la riviere et portant deux seaux ďécorce remplis ďeau. L'homme s'arréta net en voyant le detective. Son regard se porta ensuite par-dessus ľépaule du policier vers la charrette sur la-quelle se tenaient les trois soldats. II posa les recipients par terre et demanda en fran^ais: — Vous cherchez quelque chose ? Bouchard tendit la main ä l'homme d'un certain age en lui dis ant: — Je m'appelle Aide Bouchard et je cher-che Ajijiwa. II y eut silence et Bouchard sentit que l'homme ne prendrait pas sa main tendue. II la baissa, un peu géne d'etre un policier. Les gens se méŕiaient de lui. Le visage de ľ Algonquin se durcit. — Ajijiwa, c'est moi! Toi, tu es la police? — Je cherche ľoccasion de rencontrer ton beau-fils au bras coupé. Sais-tu ou il est? demanda Bouchard sans répondre ä la question de ľ Indien. 166 II y eut un autre silence et les yeux d'Aji-jiwa ne quittěrent pas ceux du detective. II laissa tomber: — Tu veux 1'amener? — II a tué au moins trois personnes, le savais-tu ? Et la réponse vint rapide et sěche: — Ceux qui sont morts avaient coupé son bras. — Mais il n'avait pas le droit de faire justice lui-méme. La loi le defend. Le front de ľ Algonquin se plissa. II jeta: — Ta loi, celie qu'on nous a imposée. Pas celie de mon peuple. Le detective ne sut que répondre. II fallait trouver un argument valable pour connaitre la cachette du trappeur. Levant les yeux vers ce representant de la loi des Blancs, Ajijiwa de- # manda: — Ceux qui ont fait du mal ä Minji-mendam, tu vas les punir aussi ? — Si ton gendre me raconte ce qui est arrive et si j'obtiens des aveux concernant les événements, oui je verrai ä les traduire en justice. Mais il n'avait pas réussi ä convaincre cet homme ä ľesprit vif et clair qu'était Ajijiwa et il l'entendit dire, avec un calme déconcertant: 167 — Une grosse amende en argent des Blancs pour avoir coupe le bras d'un trappeur algon-quin et une corde de chanvre indien autour du cou du trappeur algonquin pour avoir puni ses agresseurs sans permission. Je ne sais pas ou il est mais si je le savais, je ne le dirais pas. Les Algonquins ont toujours obéi aux lois de ceux qu'ils ont toujours aides, mais ils sont fatigues de perdre leurs membres un ä un. Sur ces derniers mots, il renversa les deux seaux ďécorce de bouleau remplis d'eau qu'il avait deposes par terre ä la vue du policier et se dirigea vers sa cabane de bois rond sans plus s'occuper de ce dernier. Bouchard demeura un instant sur place en regardant s'éloigner ce Sauvage surprenant qui venait de lui parier ď égal ä égal. II pensait: «Je ne crois pas du tout que le Bras-Coupé soit aussi conscient de cette drôle de situation. Mais cet Ajijiwa ne manque pas de courage et il est franc. Je ne tirerai proba-blement rien de ces gens. Ils se protegent entre eux, ils le feraient meine envers un ennemi. » Le policier s'eloigna du canot d'ecorce et remonta dans la voiture oú le lieutenant Rolfe ľattendait. Machinalement et par gestes, il fit compren-dre au conducteur qu'il désirait retourner au village. Pendant que le conducteur manoeuvrait son attelage Aide Bouchard se plongea dans une 168 profonde meditation. II cherchait ä compren-dre... Ce soir-lä, Ajijiwa, pere de la belle Ikwe et responsable de í'éducation des enfants qu'elle avait eus avec Minji-mendam qu'il aimait comme son fils, parla longuement avec les deux enfants du trappeur. Tous trois, as sis sur des büches de bouleau jaune, veillěrent tard: Ajijiwa raconta tout ce qu'il était nécessaire ä ces enfants d'apprendre. Jusque-lä ils avaient ignore le veritable motif qui avait poussé leur pere ä tuer des boss. Maintenant, ils savaient. Dans leur téte d'en-fant, ils comprenaient que la chose était grave, sans pouvoir mesurer les consequences de ces actes. Ils eurent du chagrin de n'avoir pas vu leur pere depuis tant de lunes. Ils ne purent que pleurer quand ils compri-rent qu'ils ne le reverraient peut-étre plus jamais. Cette nuit-la, la grand-mere Tanis s'endor-mit fort tard et Ajijiwa écouta longtemps battre les coeurs dans le silence de la cabane. 169 Les chevaux étaient fatigues et n'allaient plus qu'au pas. Alphonse, qui tenait les rénes, n'arrivait plus ä les faire trotter. Assis ä ľarriere de la charrette, son ami Hector et son patron Jim McManamy faisaient la conversation, les pieds dans le vide. Entre eux deux fusils reposaient. Depuis plusieurs semai-nes maintenant ils trainaient ces armes, au cas oú le Bras-Coupé attaquerait ce maudit contrac-teur qui les payait le plus mal possible pour les longues heures passées ä voyager entre les chantiers et les campements des draveurs. Pourtant, une espěce de camaraderie s'était établie entre les trois hommes depuis que les deux Canadiens fran^ais avaient promis de pro-téger leur patron contre toute attaque de ľln-dien. McManamy était inquiet. A n'importe quel tournant du sentier ľombre du Bras-Coupé pouvait surgir. Des six membres de ľexpédi-tion nocturne de ľautomne precedent il ne res-tait que Macintosh et lui. Des six responsables de la perte du bras droit du Sauvage trois étaient célibataires, ils étaient morts. Des trois mariés, un était mort. Sa femme ľavait d'ailleurs abandonné avant qu'il ne soit tue et semblait peu peinée le jour de ľenterre-ment. 170 II restait seul ä vivre ä part le responsable direct de cette expedition sanglante, Macintosh. II ne voulait pas mourir si tot. Puisque la police et ľarmée n'arrivaient pas ä capturer ce fantóme de la forét, il avait decide de se rendre ä ce Bouchard pour tout lui raconter de ľévé-nement qui avait provoqué la colěre et la vengeance de Minji-mendam. II lui demanderait de l'arreter et de le protéger contre ce fou. II ne pouvait prendre la chance de se faire tuer si jeune, déjä pere de trois enfants. Sa decision étant prise, il réussit ä sourire et ä féter cette idée qu'il venait ď avoir. II sortit un flasque de caribou et en offrit ä Hector qui ne se fit pas prier pour ingurgiter la douce liqueur inventée par les Sauvages mais adoptée par tous les Blancs fournisseurs ďalcool. Puis le flacon changea de main et de bou-che de fa^on reguliere jusqu'a ce qu'il fut complětement vidé. La conversation devint beaucoup plus intime; les chevaux ne se guidaient plus que par leur instinct de « suiveurs de chemins et de pistes battues». Les trois hommes chantaient maintenant des chansons du folklore frangais. McManamy les apprenait beaucoup plus vite que la moyenne des anglophones. Hector balan^ait de grandes claques dans le dos de son patron qui ne pouvait que r ire de ces nouvelles familiarités. II faisait bon, pour 171 un boss, de redescendre au niveau des employes et de leur prouver qu'il était aussi un étre hu-main. Hector demanda: — Hey boss, sais-tu que c'est la premiere fois que j'prends un coup avec un Anglais? McManamy de répondre en riant: — And it might be the last too, tu sais-tu que c'peut étre le dernier? Et tous trois ďéclater d'un rire gras d'hommes ivres. Soudain, McManamy sauta de la charrette en marche en criant: — Arréte le ch'fal, j'vas make a crap. Alphonse cria: — Who la gang, le boss va chier. Et il rit encore. Hector enchaina: — Calisse, un boss, ga chie comme tout le monde, par le cul. A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un cri épouvantable ďhomme frappé d'horreur re-tentit. Malgré ľalcool ingurgité, les deux employes du contracteur saisirent leurs fusils et coururent vers ľorée de la forét oú avait dis-paru Jim McManamy. Méme si la noirceur commengait ä tomber, les deux hommes n'eu-rent aucun mal ä trouver leur patron recroque- 172 villé sur lui-méme, les culottes baissées jusqu'aux chevilles, un épieu de fréne plante dans le dos. Ľ épieu était fixé ä un arbre de fréne replié et retenu par un mince fil de babi-che retenant un crochet de bois. Ä ľendroit méme oú les excrements étaient tombés, une broche de laiton traversait le sentier. La seule pesanteur des excrements avait suffi ä déclen-cher le piége. Le hasard avait voulu que ce piége ä ours soit placé ä ľendroit méme oú ľhomme avait decide de vider ses entrailles. En examinant les alentours pour tenter de trouver ľauteur de ce crime, si crime il y avait, Alphonse et Hector trouvěrent trois autres fils de laiton tendus ä une vingtaine de pas ľun de ľ autre. Ce n'était pas le hasard qui avait fait fonc-tionner ce piége sur McManamy. Ils tentérent de trouver un signe de presence mais n'y parvinrent pas. Ils n'osérent point toucher ä quoi que ce soit et se dépéché-rent de se rendre au village ä toute la vitesse dont étaient capables les deux chevaux de trait. Apeurés et encore sous ľinfluence de ľalcool, ils racontérent leur aventure ä Macintosh. En trés peu de temps, toute la population parlait du cinquiéme meurtre du Bras-Coupé. Peut-étre le sixiéme selon certains, si ľon comptait la disparition de Ferguson. 173 Bouchard, accompagné du lieutenant Rolfe de la milice et de quatre soldats, fut sur les lieux du meurtre assez tot le lendemain matin. Méticuleusement il étudia le systéme de piěge dans lequel était tombé McManamy. De la fagon dont ľépieu était entré dans le dos du contracteur, soit ä un angle d'environ 30° et venant du sol, il en conclut qu'il aurait aussi bien pu tuer un ours passant au dessus, ou encore un orignal. II examina ensuite les autres fils de laiton tendus. II n'y en avait pas que trois comme ľavaient raconté Hector et Alphonse, mais bien une dizaine et tous places lä ou des pistes ďorignaux étaient visibles. Bouchard les désa-morga un ä un avec ľaide des soldats tout en songeant que les deux bücherons étaient passes bien pres de subir le méme sort que leur patron en furetant aux alentours dans la demi-pénombre de la forét. II vérifia soigneusement le sol humide des sous-bois afin de découvrir des pistes d'hom-mes mais les empreintes de pas laissées par les deux bücherons, qui portaient des souliers-de-boeuf, pouvaient trěs bien se confondre avec celles qu'aurait pu laisser le Bras-Coupé. Etait-ce seulement le Bras-Coupé qui avait tendu ces piěges? Ne pouvaient-ils étre ľoeuvre 174 de braconniers qui tentaient de prendre du gi-bier le plus silencieusement possible? Mais les menaces proférées par le Minji-mendam laissaient filtrer des doutes sur tout ce qui pouvait toucher aux six responsables de ľamputation de son bras et la population ne manquait pas de le blämer pour tout acte sem-blable. Rien. Pas de trace de doigt séché comme pour les autres meurtres. Le detective prit quand méme la resolution d'organiser des battues serrées durant les prochaines journées. La situation avait assez dure et avant que les habitants du village de Manito-Akki ne soient tous pris de panique, il fallait faire quelque chose. 175 Étendu sur le dos dans son minuscule wig-whom, Minji-mendam avait la gorge ser-rée. Quelque chose au sein de son étre lui faisait une boule. II avait mal. Son corps était meurtri et son esprit en feu. II ignorait pourquoi le destin s'était acharné sur lui de la sorte? Pourquoi tous ces malheurs étaient-ils arrives? Pourquoi Ikwe était-elle morte ? Pourquoi cette longue maladie l'avait-elle terrassé? Sans cette maladie, sa compagne ne ľaurait pas abandonné! Et ľhistoire de la dette au marchand écossais n'aurait pas fait de lui un criminell II n'aurait pas perdu son bras et le désir de la vengeance ne serait pas né en lui! Pourquoi ne pouvait-il étre comme tous les autres Amik-Ininis de la Pointe-aux-Algon-quins? Pourquoi avait-il refuse de trapper de moitié avec le Macintosh? Pourquoi était-il né different? Pourquoi n'acceptait-il pas de vivre comme les coupeurs de bois et de servir comme ses frěres? Pourquoi voulait-il tellement de-meurer indépendant alors que la dépendance de son peuple était de plus en plus evidente ä mesure que la forét rapetissait sous la hache des gens venus du sud? Pourquoi devait-il se cacher, lui qui avait toujours eu la fierté d'etre ce qu'il était? 1?6 Pourquoi ses enfants devraient-ils subir la honte d'avoir un pere meurtrier alors que ses actes avaient été dictés par sa fierté d'homme, respecté par tous ? Méme par les Boss ? Et pourquoi Ikwe venait-elle hanter son esprit chaque fois qu'il assouvissait un peu plus cette vengeance pour laquelle il vivait désor-mais ? Son esprit, embrouillé par tant de questions, était incapable de lui donner les réponses qu'il aur ait voulu obtenir. Son esprit d'homme simple cherchait dé-sespérément une justification ä tous ces actes qu'il n'aurait jamais pu poser sans cette motivation de vengeance! II aurait voulu s'arréter la: ne plus tuer. Ne plus inspirer la crainte ä son propre peuple. Ne plus craindre de rencontrer les gens en face et pouvoir leur dire: «Je ne tuerai jamais plus». Mais il savait que cela était impossible. On ne retire pas la parole donnée. On ne tue pas non plus des boss sans étre puni de mort. Au milieu de ces pensées, de ces désirs, de ce vide qui était en lui, de cette étreinte au creux de son coeur, de cette angoisse dans son esprit, la voix d'Ikwe lui chantait l'Air des Re-trouvailles et ľinvitait ä la rejoindre. Dans la 177 confusion de cette pensée de ľhomme aban-donné, le corps d'Ikwe qui ľinvitait ä se fondre en eile et ä n'étre plus qu'un au milieu de ce monde grouillant ďétrangers venus de partout. Dans cette peine qui ne saurait plus mourir qu'avec son propre corps, le souffle d'Ikwe brulait son coeur de guerrier. Et la forét s'estompa peu ä peu et les arbres disparurent. II n'y avait plus rien qui existait pour le Minji-mendam, «Celui qui se sou-vient». II n'y avait plus que le vide. Qu'un vide immense oú il était seul avec Ikwe. Puis Ikwe disparaissait et il se retrouvait seul, seul. Et il eut mal ä son mal. Et il eut peur ä sa peur. Et il se mit ä craindre sa crainte. Et il fut fier de sa fierté mais, II eut honte de sa propre honte, Et détesta la haine. II ferma les yeux pour ne plus voir et se ferma la bouche ä deux mains pour ne pas parier. II noua sa gorge pour ne pas pleurer et pleura pour ne pas vomir. Et il se leva pour ne pas dormir. Et il marcha pour ne pas mourir et marcha et marcha... 178 Lorsqu'il s'arréta, il entendit des voix et re-vint ä sa propre realite. II se dissimula derriěre un sapin et vit une charrette tirée par deux chevaux arrétée au milieu de la piste. Un homme, portant un uniforme couleur de feuilles mortes de la forét, se tenait pres des chevaux. II tenait un fusil ä la main et regar-dait sans cesse vers ľorée de la foret de ľautre côté de la piste des chevaux. Minji-mendam fixa son regard vers l'endroit ou regardait ce milicien et put apercevoir plu-sieurs silhouettes qui s'agitaient dans le sous-bois. II eut envie de voir ce qui se passait. II se pencha et ramassa une branche morte qu'il lan^a ä quelques pas devant les chevaux. Les deux bétes sursautěrent, hennirent et se cabrěrent pendant que le soldát laissait tomber *# son arme pour saisir la bride afin de les calmer. Rapide comme un chat, Minji-mendam se glissa hors de son abri et traversa la piste devant les chevaux alors que le milicien, tenant ces derniers par la bride, lui tournait le dos. Les autres hommes, dans le sous-bois, ne s'occuperent point de ľénervement des bétes de trait et continuěrent leur travail. Le trappeur au bras coupé vit ľhomme ha-billé en civil et quatre hommes en uniforme en train de désamorcer des piěges tendus. 179 En observant attentivement il aper^ut un corps recroquevillé sur lui-méme, un épieu plante dans le haut du dos. II ne bougea plus par crainte d'etre décou-vert. II n'avait sur lui aucune autre arme que son couteau de chasse et quelques tresses de peau d'orignal. On entendit un des soldats dire: — On dirait que c'est un fantome, c'te Bras-coupé-lä! II tue comme il le veut mais personne le voit jamais. L'Amik-Inini comprit que ce crime lui se-rait aussi impute, comme celui du Francis qui s'était pendu lui-méme. II comprit que touš les crimes lui seraient désormais imputes et que rien ni personne ne pourraient maintenant changer l'opinion des gens du village des coupeurs de bois. Méme les siens devaient croire qu'il était un monštre as-soiffé de sang. Et il eut envie de sortir de sa cachette afin de crier ä ces gens qu'il avait eu l'intention de tuer tous ces hommes mais qu'il avait été aide par la peur pour le Francis. Afin de savoir qui était étendu avec un épieu dans le dos, il s'approcha lentement du corps alors que les autres s'affairaient ä déclen-cher les piěges. 180 Dangereusement pres des soldats, il savait que le moindre craquement provoquerait sa perte. Aussi ne se déplagait-il qu'avec beaucoup de precaution. Arrive ä sept ou huit pas de la victime, il reconnut le contracteur McManamy. II s'éloigna aussitôt de ľendroit, tout en restant assez pres pour surveiller le groupe. Un des soldats paria en anglais aux autres hommes en uniforme et ces derniers ramassé-rent le corps du contracteur et le transportérem dans la charrette. Déjä les mouches, sentant la mort et le debut de putrefaction, s'étaient mises ä tourbil-lonner autour de ľlrlandais. Puis tous se diri-gérent vers la voiture ä chevaux et s'éloignérent par la piste qui menait au village des coupeurs de bois. Minji-mendam s'approcha alors de ľendroit oú r epos ait le corps quelques minutes plus tôt et se mit ä examiner le sol avec attention. Tou-tes les marques de pas appartenaient ä des étrangers. Souliers-de-boeuf, bottes ä talons et bottines minces. En scrutant plus attentivement, il décrocha un brin de laine brune accroché ä une épine de cenellier. En ľexaminant de plus prés, il put reconnaitre le tissu que les Frangais appelaient setoff e du pays, et avec laquelle les gens du village confectíonnaient les pantalons de travail. 181 Ľétoffe avait été colorée avec de la teinture ďécorce ďaulne. Les piěges tendus étaient done ľoeuvre ďun Blanc, mais le Mendam devrait en porter la faute. Minji-mendam prit alors une resolution. D'un pas ferme il se dirigea vers le chemin de la riviere menant ä Hull et Ottawa. 182 Le lendemain, au village des coupeurs de bois, on organisa des battues. Plus de cent vingt personnes y participaient. Un plan couvrant tout le territoire qui s'étendait de la riviere Désert au grand lac Bi-tobi fut prepare par le lieutenant Rolfe et le detective Bouchard. Chacun savait exactement quelle grandeur de terrain il aurait ä battre. Pendant ce temps, le lieutenant et ses hommes fouilleraient toutes les cabanes et wig-whoms de la Pointe-aux-Algonquins. Rien ne serait laissé au hasard. II fallait ab-solument trouver le meurtrier. Entretemps, Ian Macintosh remplissait des valises qu'il chargeait dans sa voiture couverte, ä mesure qu'elles étaient prétes. 11 avait decide de partir de ce village maudit jusqu'ä ce que le Bras-Coupé soit arrété ou abattu. II avait condamné les fenétres de son maga-sin et la porte de la facade. II était decide ä partir de nuit afin de ne pas attirer ľattention des gens du village de crainte que le Bras-Coupé ne I'apprenne et se mette ä sa poursuite. II était devenu la pro-chaine cible. Sa femme et ses enfants étaient déjä partis vers Ottawa oú habitait sa famille. II chargeait les valises ä la noirceur depuis un bon moment lorsqu'il s'apergut qu'une ombre le surveillait. 183 Debout le long du mur sud de son maga-sin, la silhouette se dessinait sur les bardeaux pales. Macintosh eut peur. Un frisson secoua son corps et il eut ľimpression que ses jambes se dérobaient sous son poids. La sensation qu'il éprouvait était désagréa-ble. II aurait dů oublier le montant de la dette du trappeur plutôt que de s'embarquer dans cette affaire. II songea en merne temps que s'ils avaient tué ce «maudit sauvage», ses cinq compagnons ne seraient pas morts ä cette heure. II n'espera plus qu'avoir la chance de met-tre la main sur sa carabine Winchester laissée ä ľintérieur de la maison. La peur le clouant sur place se changea en panique et il s'elan^a soudain vers la porte de sa maison. Affolé, il trébucha sur le palier de la porte et s'effondra gueule premiere dans la cuisine oú reposaient ses deux derniěres valises. Complětement terriŕié, croyant que l'ombre al-lait fondre sur lui, il se releva et courut vers la table ou reposait son arme. Se tournant aussitôt vers la porte et sans presque viser il tira sur l'ombre qui se dressait maintenant dans l'em-brasure... l'homme s'effondra face contre terre ä ľintérieur de la cuisine en laissant tomber une petite cruche de terre cuite qui se renversa et se répandit sur le plancher. 184 II pous s a quelques plaintes en tentant de se relever et l'Ecossais, tou jours en proie ä une peur terrible, actionna le levier de sa carabine afin de faire montér une autre balle mais le mécanisme s'enraya soudainement, il eut encore plus peur que l'homme ne se relěve. Dans la rue principále on entendit des voix qui criaient des ordres donnés en anglais. Des hommes couraient. Moins d'une minute plus tard, alors que le marchand tentait toujours de faire fonctionner son arme en ne quittant pas des yeux la forme étendue devant lui, quelques soldats suivis de plusieurs habitants du village arrivěrent sur les lieux. Le lieutenant Rolfe ar-riva en trombe quelques secondes apres. — What happened ? II enjamba le corps étendu qui avait cessé de bouger et arracha la carabine des mains de Macintosh qui n'opposa aucune resistance. Jos Parent apparut dans l'encadrement de la porte en combinaison, son fusil ä la main. II regarda par terre et reconnut le metis Dan Ferguson étendu ä plat ventre. Une tache de sang macu-lait son côté droit juste un peu plus haut que la ceinture. Parent, aide du lieutenant Rolfe, tourna le metis sur le côté gauche et déchira la chemise en partant de la brülure qu'avait faite la balle en touchant l'homme. II déclara: 185 — Chanceux comme un pape; la balle a juste brulé la graisse. Chanceux en maudit que c/a pas été un coup de fusil parce qu'y aurait pas rien qu'un trou dans' peau. Le metis revenait ä lui, saoul comme bien peu d'hommes pouvaient ľétre. II était beaucoup plus tombé par la force de ľalcool que par la brülure de la balle. Pendant ce temps, le marchand écossais était assis sur une chaise, les yeux vides et la lěvre tremblante. II en avait été quitte pour la peur. II n'avait pas tué son propre employe revenu, sans que personne ne le sache, de la ville d'Ottawa ou il avait séjourné sous bonne garde. Mais il était maintenant plus sur que jamais qu'il devait partir. Quand le detective Bouchard arriva sur les lieux, il recommanda au lieutenant de laisser deux hommes de faction pres de la maison du marchand afin qu'il se sente en sécurité pour la nuit. Macintosh réclama alors une protection jusqu'ä Ottawa et un depart immédiat, mais le lieutenant Rolfe refusa net. Ses hommes resteraient ä le protéger pour la nuit, aucun depart ne se ferait avant la levée du jour. 186 On transporta le metis ivre au campement de la milice ou l'on pansa la blessure su-perficielle. On ťy garda sous surveillance toute la nuit. II était tellement ivre qu'il ne se rendit pas compte qu'on désinfectait la plaie et qu'on lui mettait un pansement. Bert Côté n'avait pas bu depuis plusieurs jours et la soif le tiraillait. II ne cessait de pui-ser dans le seau d'eau potable et de boire pour apaiser sa soif d'alcool. II était songeur et se demandait ou prendre ľ argent pour acheter la boisson dont il avait be-soin pour ä nouveau se sentir homme, lorsque Ti-Trou arriva en courant, tout échevelé et le souffle court... Bert sursauta. — Maudit baptéme de viarge, j'ťai déjä dit ďpas m'énerver ďméme en arrivant dans mon dos. Le grand adolescent raconta en vitesse les événements de la veille au soir, sans méme s'occuper de la remarque de Bert. Prestement et comme si la chose revétait une trěs grande importance pour lui, ce dernier passa sa chemise et mit son nouveau pantalon ďétoffe du pays, ses souliers de boeuf et sortit en laissant la porte de son shack ouverte ä tout venant. Suivi du grand idiot Ti-Trou, il se dirigea avec empressement vers le magasin de l'Ecos- 187 sais en passant devant le campement central de la milice ou reposait le metis Dan Ferguson. II arriva juste ä temps pour voir les soldats mettre les deux derniěres valises dans la char-rette, pendant que Macintosh montait sur le siege avant de la voiture recouverte ďune bä-che. Le lieutenant donna ses derniěres recom-mandations aux soldats et ä Macintosh: — Don't forget: you escort him for about five miles and you come back. We will all be at the indián village to check. And you Macintosh, don't go shooting on the first shadow you see; you can be very dangerous with that rifle of yours. Les deux soldats enfourchěrent deux enormes chevaux de voiture sans seile et se prépa-rěrent ä suivre la charrette de l'Écossais. L'attelage de deux chevaux du marchand s'ébranla lentement, la charge était lourde. Lorsqu'il passa pres de Bert Côté et de Ti-Trou, l'ivrogne lui cria: — La peur £a fait chier dans les culottes, Mossieur le boss... Ti-Trou enchaína: — Pis la marde ca pue comme les Anglais. Bert donna un coup de coude ä ľidiot. 188 — Maudit niaiseux, c'ťun Ecossais s'pas un Anglais. — Ben pourquoi qu'y parle anglais d'abord ? Bert haussa les épaules, il trouvait la question stupide. L'attelage s'éloigna par le chemin du sud qui longeait presque la riviere Gatineau jusqu'ä Hull. Bert demeura sur place jusqu'ä ce que les deux soldats ä cheval eurent disparu de sa vue au premier virage. II tourna alors les talons et entra au maga-sin general de Jos Parent. Ti-Trou, qui le sui-vait de pres, remarqua: — T'as accroché tes culottes neuves, y'a des fils de laine qui dépassent. Bert s'arréta net et se retourna sur lui-méme pour constater que plusieurs brins de # laine étaient tirés. II s'avanga vers le comptoir et demanda ä Jos Parent: — Si ta femme est pas trop pres, peux-tu me donner une cruche de p'tit blane pis mettre ga. sur le bill? Jos Parent le servit bonassement en rouspé-tant un peu, pour la forme. — Ton compte commence ä grimper pas mal, j'trouve. J'ai hate que tu m'en donnes un peu dessus. 189 Blotti derriěre un grand rocher, Minji-mendam guettait la piste des voitures qui lon-geait la riviere. II avait passé la nuit ä cet en-droit en épiant le moindre bruit et le moindre signe de presence humaine. Rien. Personne n'avait bougé le long du chemin de la riviere. Le trappeur n'avait pas fait de feu pour ne pas étre repéré et s'était contenté de quelques morceaux de viande fu-mée comme repas. S'étant abreuvé ä une source ďeau fraiche située ä proximité de son observa-toire, il attendait patiemment le passage du si-xiěme coupable. Sa patience, il la tenait de son heredité mais la solitude lui pesait beaucoup. Cette solitude qui troublait son esprit et le faisait agir différemment des autres gens de sa race était devenue insupportable. Avec ľélimi-nation du veritable responsable de ľamputation de son bras mourrait son désir de vivre et il sentait une grande paix ľenvahir ä cette seule pensée. II sentait que le moment des retrouvailles approchait et qu'il reverrait la belle Ikwe. II songeait aussi que les deux ills que cette femme lui avait donnés devaient vivre norma-lement; tant qu'il serait le Bras-Coupé meur-trier, ils ne pourraient obtenir la paix de la part d'une population apeurée. 190 II comprenait que ces deux magnifiques continuations de la lignée des Minji-mendam ne seraient jamais plus tout ä fait les mémes ä cause des actes poses par leur pere. II naquit en lui le désir de revoir ces deux Amik-Ininis avant de partir ä jamais. II naquit en lui le désir de disparaitre pour qu'ils puissent devenir de véritables hommes. II naquit en lui le sentiment de culpabilité du pere qui n'a pas aidé ses fils ä sortir de ľen-fance joyeuse. II naquit en lui le besoin de léguer son titre de chef de famille ä un autre qui saurait mieux que lui veiller ä ľapprentissage de ľenfant vers la vie d'homme. II naquit en lui ľanxiété ď en terminer au plus vite avec cette histoire de vengeance et de parole donnée devant témoins. 4$ II naquit en lui une grande lassitude devant la täche qui restait ä accomplir. Et cette lassitude ľécrasa de son poids énorme. II aurait tant voulu n'étre qu'un trappeur heureux de sa condition et fier de son habileté. II aurait tant voulu n'etre qu'un pere heureux ďenseigner ses connaissances ä ceux qui venaient. 191 II aurait tant voulu pouvoir continuer ä se griser des caresses envoútantes de cette femme qu'il avait tant aimée. II n'avait merne pas de remords ď avoir tué par vengeance. Aucun remords ďavoir éliminé des gens qui n'avaient eu aucun respect pour ľhomme qu'il avait été. II fut tire de ses pensées par le bruit d'une voiture et des pas de chevaux ferrés sur le gravier du chemin. II attendit longtemps encore avant que cette voiture n'apparaisse au détour du chemin. A peine entree dans son champ de vision, la charrette s'immobilisa. Les deux cavaliers qui l'escortaient s'approcherent du conducteur. Un d'eux lui adressa la parole puis les deux le sa-luěrent de la main, firent tourner leurs montu-res et repartirent par oú ils étaient venus. Le conducteur de l'attelage commanda ses chevaux et reprit son allure premiere. Minji-mendam savait que ce conducteur ne pouvait étre que le marchand écossais, Ian Macintosh. L'homme fuyait, il avait peur de lui, Minji-mendam. II était sur que l'homme fuirait un jour et qu'il savait, depuis la mort de McManamy, qu'il serait la prochaine victime. 192 II attendit que les chevaux s'arretent devant ľarbre couché en travers du chemin et que Minji-mendam avait aide ä tomber. II regarda Macintosh descendre de voiture avec sa carabine ä la main, décrocher une ha-che placée sur le côté de la charrette et aller vers ľarbre tombé, sans se douter qu'il était observe. II déposa ľarme par terre et entreprit de couper le tronc enorme du peuplier. Minji-mendam regarda le marchand, trěs peu habitué aux durs travaux de la forét, suer ä grosses gouttes pour couper cet arbre en deux. Le soleil était haut dans le ciel et le temps trěs humide. Mendam regardait sans se presser. Le marchand eut besoin de pres d'une heure pour débiter ce corps mort. Mais le plus gros du travail restait ä faire. II fallait l'enlever de lä en le roulant sur lui-méme. Méme ébranché, ľarbre n'est jamais parfaitement rond, il faut une perche solide pour le faire rouler en se servant d'une autre piece, sous cette perche, comme levier. II fallut au marchand une autre bonne heure pour se tailler un levier et rouler ľarbre mort hors du chemin. Bien qu'apeuré, il était visible que ce travail ľavait exténué. II s'épon-gea le front et s'assit quelques instants sur le bout du tronc. II sortit un flasque de sa poche arriěre de pantalon et but une bonne rasade d'eau-de-vie. 193 Pendant ľopération-arbre, Minji-mendam s'était glissé vers la voiture et, silencieusement, sans que les chevaux ne s'énervent, avait coupé deux des quatre traits de cuir, un ä chaque ba-cul, puis avait change les rennes doubles en croisé ďun cheval ä ľautre. Finalement, il avait fait partir les tiges de fer qui retenaient les roues de bois, entourées de metal, ä leurs essieux. Ce travail avait été effectué sur les roues droites, avant et arriěre, afin que la voiture se renverse ďun côté. Puis, il retourna derriěre sa grosse röche, sur le promontoir surplombant le chemin de voyage. Lorsque l'Ecossais remonta dans sa voiture, l'Amik-Inini observait attentivement ce qui allait s e produire. Saisissant les rennes, le marchand les rabat-tit sur le dos des chevaux pour qu'ils décollent la charge mais chacun ne tirant que sur un trait, ils se sentirent débalancés et voulurent partir, un vers la gauche et ľautre vers la droite. Tirant les deux guides en méme temps, Macintosh les retint. II refit ensuite le méme geste de laisser tomber les rennes sur leur dos ce qui provoqua un instant de panique chez les chevaux qui donněrent un grand coup pour re-partir. La voiture, en décollant, perdit les deux roues de droite et, ä cause de sa charge, se ren-versa sur le côté du chemin pendant que les chevaux, affolés, prenaient le mors aux dents. 194 Macintosh fut projeté ä bas de son siege et faillit étre écrasé par la charge. La voiture fut trainee jusqu'au bout du tronc d'arbre qui était reste sur le bord du chemin, ou eile s'accrocha. Les chevaux paniquěrent et trainěrent ce tronc et la voiture qui se brisa sur les arbres. Puis soudain, épuisés, les deux chevaux s'arré-těrent net, incapable d'aller plus loin avec cette charge devenue trop lourde. Les deux traits encore attaches avaient tenu bon et les bétes étaient restées prisonniěres de leur charge. Etourdi et ne comprenant pas ce qui lui ar-rivait, lan Macintosh se releva pour rejoindre ses chevaux. Á peine arrive pres de sa voiture il entendit une voix lui crier: — Minji-mendam est venu pour la main. Et au méme moment un objet tombait ä ses pieds. II regarda et vit une main séchée amputee de trois doigts. Prestement il sauta ä ľinté-rieur de son wagon et se mit ä la recherche de sa Winchester. Ľarme était coincée entre deux valises, il eut peine ä la sortir de la. Lorsqu'il ľeut bien en main, il se pla^a derriěre la voiture et regarda dans la direction d'oú venait la voix. Minji-mendam au bras coupé cria alors: — Ici, tire! Et l'Écossais de viser et tirer dans sa direction, une puis deux balles. 195 Le trappeur se leva alors et courut derriěre une autre grosse roche et une troisiěme balle vint s'écraser sur cette autre cachette. — You fuckin red dog, come out of there, cria Macintosh en colěre, aussi apeuré que s'il avait vu le diable. Le Minji-mendam saisit alors une des trois lances en bois de fréne noir qu'il avait confec-tionnées et se leva pour la lancer dans la direction du marchand mais deux coups de feu successifs le firent se baisser ä nouveau pour se relever aussitôt et faire jaillir cette arme meur-triěre. Le marchand fut atteint au bras droit et fut projeté au sol. Réalisant qu'il n'était pas blessé sérieusement, il retira ľarme primitive-ment confectionnée et se fit un tourniquet pour ne pas perdre trop de sang. Le Minji-mendam ne bougeait pas. II atten-dait la suite. II appela en vain. Rien ne bougea. Le Macintosh sentait son bras s'engourdir. La circulation du sang était arrétée par le garrot qu'il avait attache ä son bras. II ne ressentait plus la douleur. II attendait depuis plus de quinze minutes quand il vit l'Algonquin sortir de sa cachette et s'avancer vers lui, lentement. Le marchand voulut prendre sa carabine mais son bras droit ne voulait pas bouger. II était incapable de faire aucun mouvement de ce 196 bras. II saisit done la carabine de la main gauche et se prépara ä tirer. ĽIndien s'était arrété ä environ trente ä quarante pas du marchand écossais. II s'assit alors par terre, en jouant avec son couteau et ses deux lances de fréne noir. Impassible et sans cesser de jouer avec ses armes, il regardait Macintosh droit dans les yeux. Les sueurs perlaient au front du marchand de Manko-Akki et la peur mélée ä la rage se lisait dans ses yeux. II souleva alors sa Winchester de la main gauche et visa le Bras-Coupé. Le coup partit et la balle toucha un arbre place derriěre le trappeur. C'était la septiěme balle tirée de cette arme ä sept coups. Le Minji-mendam continua de fixer le marchand droit dans les yeux et dit le plus sim- ^ plement du monde: — Tu vo is, lorsqu'on tire pour la premiere fois avec la main du coeur, on rate toujours son coup. Puis il se leva lentement et s'approcha de Macintosh qui aurait voulu fuir mais qui, ä cause de la peur et de la blessure, en était incapable. Lorsque le Mendam s'arréta pres de l'Ecossais, celui-ci était en proie ä une si grande frayeur qu'il se mit ä pleurer comme un enfant et ä geindre doucement. 197 Minji-mendam eut pitié de cette loque humaine qui se sentait vaincu. II eut un haut-le-coeur devant cette lächeté d'homme qui ne peut faire face ä son destin. Puis il eut un étourdissement et il entendit la voix d'Ikwe qui lui chantait l'Air des Re trouvailles. II secoua énergiquement la téte pour re-prendre ses esprits. II sortit une fine laniěre de cuir tressée de son maskimoth et se pencha vers le marchand. II défit le tourniquet que s'était fait le Macintosh et le remplaga par la fine laniěre de cuir qu'il serra juste assez pour permettre ä la circulation de continuer ä se faire et éviter ľin-fection. Puis il détela les deux chevaux et mit l'Ecossais sur ľun d'eux et le commanda. La béte partit en direction du village des coupeurs de bois et de son écurie. Le trappeur qui s'était ravisé au dernier moment sur la raison de sa vengeance se mit en marche vers le village de la Pointe-aux-Algonquins. 198 II marchait, poussé par l'habitude, vers la fin de son destin. Ses yeux demeuraient vides ďexpression ä mesure qu'il avangait dans cette forét dont il connaissait chaque arbre, chaque pierre et touš les animaux qui l'habitaient. La nuit approchait et les yeux du trappeur s'animerent. II approchait de la cabane du pere d'Ikwe, le bon Ajijiwa, oú il savait retrouver ses fils Ogimah et Kakons. II voulait absolu-ment les voir avant de partir. Dans le sentier qui mene ä la Pointe, il rencontra plusieurs soldats en uniforme qui re-venaient de la fouille du village des «Sauvages». Chaque fois il dut se jeter dans les buis-sons. Lorsqu'il parvint en vue de la cabane, il se glissa vers la lisiere de la forét qu'il suivit jusqu'ä la rivieře. Malgré les precautions qu'il # prenait pour ne pas étre vu ou entendu, sa silhouette n'échappa pas ä ľexpérimenté Ajijiwa, qui se dirigea vers sa demeure ou il s'en-ferma. II savait que le Mendam venait voir ses fils et ne voulait pas intervenir. Mendam descendit ľescarpement de la riviere et aper^ut les deux enfants qui jouaient dans l'eau avec un canot miniature. Longtemps il les regarda vivre, revoyant les images de sa propre enfance heureuse et sim-pie. 199 Longtemps il revécut les joies qu'il avait connues auprěs de ces etres qui avaient été toute sa vie avant la mort d'Ikwe. Et lorsque les enfants vinrent pour remonter vers la ca-bane, le trappeur au bras coupe surgit d'un bosquet d'arbres en criant leurs noms. Les deux enfants se jetěrent dans les bras de leur pere en riant. Kakons demanda: — Tu viens nous chercher pour la chasse ? Et Mendam fut incapable de répondre tel-lement sa gorge était serrée. Pour la premiere fois depuis qu'il était enfant, des larmes coulěrent de ses yeux et il ne put s'empécher de serrer les deux enfants tout contre lui. II repoussa gentiment les deux enfants en les regardant tour ä tour. Comme ils étaient beaux. Ils ressemblaient ä Ikwe. — Dans chaque famille, il y a un chef. Quelques fois c'est le pere, d'autres fois la mere. Lorsqu'il n'y a plus de pere et mere, ľainé devient le chef. Ogimah, ä compter de ce jour, tu seras le chef. Tu devras veiller sur ton frére et le protéger jusqu'ä ce qu'il soit ä sa pleine grandeur. Les deux enfants avaient écouté sans dire un seul mot et la joie qui avait pu se lire sur leur visage ä la vue de leur pere avait fait place ä la tristesse. 200 Ogimah avait pourtant compris que son pere partait pour ne plus revenir et deux larmes coulěrent de ses yeux sans qu'il ne donne libre cours ä sa peine. II ne pouvait plus pleurer puisqu'il était désormais le chef. Etre chef devenait une lourde responsabilité pour un jeune ägé ďä peine treize ans. Ce nouveau chef comprit qu'il ne jouerait jamais plus avec un canot miniature. II comprit que cette chasse tant révée en compagnie de Minji-mendam et de son jeune frére Kakons ne se ferait jamais. Et lorsque Mendam s'éloigna aprés avoir serré le poignet des deux enfants ä la fa^on al-gonquine, Kakons voulut le rejoindre en pleu-rant mais Ogimah lui saisit ľépaule et le retint. Le nouveau chef essuya les larmes de son visage et entraína son jeune protege vers la ca-bane ou Ajijiwa et Tanis continueraient ä leur enseigner ce que Minji-mendam et Ikwe avaient déjä commence: devenir des hommes. 201 Minji-mendam ne marchait pas, il flottait sur l'air frais de cette nuit ďété. II allait vers son destin de facon aussi sure que ses pas lorsqu'il traquait le gibier. Les arbres qui l'entouraient étaient devenus autant de sourires d'amour qu'avait pu en dis-tribuer Ikwe pendant les années de bonheur vécues auprěs de sa famílie. Et les oiseaux de nuit hululaient ľ Air des Retrouvailles que lui chanterait bientôt Ikwe retrouvée. II ne marchait pas, le Minji-mendam, il flottait vers la douceur de ľinconnu qu'il était súr de connaitre. II ne marchait pas le trappeur au bras coupé, il volait vers la solution des questions qu'il s'était mille fois posées. II savait qu'il allait retrouver Ikwe et, merne s'il devait abandonner deux étres aimés, il savait qu'il ne faisait que leur ouvrir le sen-tier ďune plus grande liberté. II savait maintenant que c'est au village des coupeurs de bois, sur la Manito-Akki de ses ancétres qu'il devait aller. II y alia directement, dans cet état de demi-conscience qu'il avait jadis éprouvée en se faisant suer comme ses ancétres le pratiquaient autrefois. Lorsqu'il entra dans le village par le sentier menant ä la Pointe-aux-Algonquins, il ne vit pas les gens se sauver ä son approche. 202 II ne vit pas les enfants courir et se jeter dans les bras des adultes en criant de peur. II n'entendit pas les exclamations des habitants. — II est ici, le Bras-Coupé, allez chercher vos armes. II ne remarqua pas que les soldats se ser-raient les uns sur les autres comme ľail des bois que ľon cueille au printemps. II ne vit pas le brouhaha indescriptible et la stupeur sur les visages des chasseurs de primes qui revenaient de leur journée de battue de la region ouest du village. II n'entendit pas quelques-uns des siens dire ä haute voix mais en algonquin: — II doit étre fou pour arriver ainsi devant tous ceux qui le détestent autant qu'ils en ont peur. II ne vit pas Imelda Parent tomber ä deux reprises en grimpant les deux marches de ľes-calier menant au magasin de son époux. II n'entendit pas Ti-Trou lui dire: — Va-ťen, ils vont te tuer. II marchait en ayant ľimpression de flotter ä travers ce village oú jadis les siens chassaient le chevreuil et ľorignal. II n'entendit pas venir sa chienne blanche qu'avaient suivie les gens de la battue. II ne vit pas les soldats venir vers lui avec crainte dans le but de le saisir. 203 II ne se rendit pas compte qu'il avait saisi son couteau de chasse ďune main et avait tendu les bras vers le ciel en parlant ä Ikwe pour lui dire qu'il venait la rejoindre. II ne se rendit pas compte que les soldats qui allaient le saisir s'arréterent net devant ce geste étrange posé par un étre non moins étrange. II ne vit pas le Macintosh sortir du cam-pement de la milice avec un fusil de soldát ä la main gauche, sa main droite tenue par une écharpe. II ne se rendit pas compte lorsqu'il prit le chäle de soie rouge qui avait appartenu ä Ikwe et le tendit vers le ciel avec son couteau de chasse. II ne vit pas Bert Côté tenter de rejoindre Ian Macintosh qui courait ä sa suite, le fusil prét ä faire feu... Et quand le Macintosh pressa la gächette du fusil qu'il tenait dans sa main gauche ä deux pas derriěre le Minji-mendam, celui-ci ne sentit pas les plombs qui lui labourěrent le dos pour ressortir par un trou béant de sang sur l'esto-mac. Le Minji-mendam tomba ä la renverse, la téte presqu'entre les jambes de celui dont il avait eu pitié. II demeura les yeux ouverts un bon moment. 204 Bert Côté qui arrivait derriěre le Macintosh bouscula le marchand et se pencha au-dessus du visage de 1'Amik-Inini en disant: — Mendam, je veux te dire... Mais sa voix s'étrangla dans sa gorge pendant qu'un sourire se dessinait sur le visage du compagnon d'Ikwe, la belle Ikwe ä la voix si douce et si belle. FIN 205 Lexique des mots indiens AGIMS AJIJIWA AMIK-ININI ANIBISH-WABO ANIMOSH ANISH-NAH-BE BABICHES BYTOWN IKWE raquettes a neige. «le Rieur». «les gens du Castor» ; nom de la tri-bu algonquine vivant ä ľépoque dans tout l'Outaouais et, maintenant, ä Maniwaki (Québec) et Golden Lake (Ontario). the. chien (en general). l'Homme, ou «sans poil» ou ľétre humain. de « assababiche» : peau crue en fines laniěres. ancien nom de la ville d'Ottawa. nom propre, «la femme». 207 JAGANASH KAGWA KAKONS KITIGANISIPI MAKINAW MANITO-AKKI MASHKIKI-WININI MASKIMOTH MIGWETCH MINJI-MENDAM NABESSIM NIGANADJIMOWININI NOJESSIM OGIMAH OKA PAKINAWATIK « il fait faire son travail par d'autres » ; nom designant un Anglais. le pore-epic; «il a des épines». nom propre, « jeune chevreuil». la « Riviere aux jardins » ; nom indien de la riviere Desert. « Salut!» ou « Amities ». carapace de tortue; nom désignant un coupe-vent en peau d'orignal. pronunciation exacte de « mocassins » ; le mot signifie «vétements pour les pieds». la terre des esprits. le sorcier qui connait les plantes mé-dicinales. sac, pochette « Merci!» Celui qui se souvient longtemps. male (chien). Celui qui connait les pensées des gens, qui connait les événements futurs. femelle (chienne). nom propre, «un chef», poisson doré «l'Arbre frappé par la foudre» ; chef indien, fondateur de la Reserve de Maniwaki 208 POK-O-NOK SKONS TABASHISH TOBOGAN Celui qui parle. pain de farine et d'eau traine indienne faussement appelée traine-sauvage ■ i WIGWASS-TCHIMAN canots ďécorce WIG-WHOM habitation ďécorce. WIMETIGOJI pic-bois; nom donné aux Francais ä cause de leur barbiche qui les faisait ressembler, de profil, au pic-bois. 209