FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 II. La POESIE AVANT 1914 IL LA POESIE AVANT 1914...................................................................................................................................................1 ILL TRAITS COMMUNS......................................................................................................................................................1 IL La. Un genre en honneur...........................................................................................................................................1 LL.l.b. Revues, manifestes, écoles...................................................................................................................................2 LL.l.c. L'instrument poétique..........................................................................................................................................2 LL.l.d. Retour aux apparences........................................................................................................................................2 LL.l.e. « Les poětes massacres ».....................................................................................................................................3 11.2. ĽHÉRITAGE SYMBOLISTE...................................................................................................................................3 Emile VERHAEREN (1855-1916).....................................................................................................................................3 Francis JAMMES (1868-1938)............................................................................................................................................4 P aul FORT (1872-1960).....................................................................................................................................................5 11.3. L'UNANIMISME........................................................................................................................................................5 LL.3.a. UnDieu nouveau.................................................................................................................................................6 IIA. POÉSIEDUMONDEETDELAVENTURE.............................................................................................................6 Blaise CENDRARS (1887-1961).........................................................................................................................................7 Guillaume APOLLINAIRE..................................................................................................................................................9 Avant 1914, ■ Paul VALEPvY, s'imposant presque le silence, médite encore et commence á rédiger La Jeune Parque. ■ CLAUDEL, souvent éloigné de France, n'a ni ľaudience ni faction qui seront les siennes. ■ PEGUY, jusqu'aux Mystěres, apparaít surtout comme un polémiste en croisade : ces trois grands noms seront étudiés á leur place. Les poětes les plus influents ou, simplement, les plus connus sont alors, ■ ďune part les anciens debutants des années 1880-1890 qui exploitent et diversifient le double heritage symboliste et román, ■ de ľautre les nouveaux venus qui, á travers ces courants mélés, poussent plus loin le jeu ou ľinvestigation poétiques. Sans offrir de date comparable, dans ľhistoire de ľimagination et de la sensibilité littéraire, á celie de 1802 avec Le Génie du Christianisme, ce debut de siěcle a done touš les caractěres ďune perióde devolution dans une intense activité poétique. ILL TRAITS COMMUNS Il.l.a. Un genre en honneur - La poésie garde beaucoup de prestige ; il est presque de regie que le futur homme de lettres debute par un volume de poěmes : ainsi ■ Jules ROMAINS en 1904, ■ Georges DUHAMEL en 1907, ■ Francois MAURI AC, ■ Jean COCTEAU et ■ Francis CARCO en 1910. ■ Le titre de Prince des Poětes (Leon DIERX, puis Paul FORT) a tout son éclat. - Les manifestations poétiques sont nombreuses : banquets, soirees, conferences et měme un tumul-tueux Congrés des Poétes (1901). - La vogue des cafés littéraires demeure. - Deux pointes hors du Quartier Latin, vers Montmartre puis vers Montparnasse, opěrent ľalliance de la poésie avec la peinture moderne. 1 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poésie avant 1914 Il.l.b. Revues, manifestes, écoles • Si les quotidiens eux-mémes publient souvent, en premiere page, des vers de poětes célěbres, les revues se multiplient. • De 1900 á 1914, et á Paris seulement, on a pu en compter plus de deux cents. o Beaucoup sont ephemeres mais d'autres font figure destitutions : ■ d'abord, celles qui datent de la fin du siěcle precedent; ■ puis, á partir de 1900, • Vers et Prose (1905), • La Phalange (1906) dernier refuge, avec Jean ROYERE, du Symbolisme mallarméen, • et Le Divan (1908). o Leur esprit, en dépit ďinterférences et ďhospitalités diverses, s'oppose, en general, á celui de • L 'Occident (1901), • La Renaissance Latine (1902), • Les Marges (1903) ■ qui défendent plutôt des valeurs classiques et réputées « francaises », en accord avec le nationalisme politique commandé par la pensée de Charles MAURRAS poete de l'Ecole románe (Pour Psýché, 1891). o La Nouvelle Revue frangaise (1909) doit étre considérée á part. • Une tendance assez nette á la decentralisation a pour consequence de donner un role non négligeable á certaines revues de province comme, par exemple, • Le Feu, á Aix, • L'Effort, organe de « l'Ecole de Toulouse », et, • d'abord á Valence, Les Guépes, ľun des asiles du groupe «fantaisiste». H.I.e. Ľinstrument poétique - Sauf pour les stricts observants de la régularité, qui comptent surtout les poětes dits « méridionaux » (Francois-Paul ALIBERT, Joachim GASQUET, Fernand MAZADE), - ľinstrument poétique et la notion merne de poěme sont sortis modifies de ľépoque symboliste et des tentatives du vers-librisme. - La plupart des poětes font désormais une part au vers libéré par des licences raisonnables ; sans retenir toutes les affectations de ľhermétisme et seulement en donnant le pas á ľintensité poétique sur le simple discours organique et orné, ils pratiquent ■ ou bien des formes plus resserrées ■ ou bien de larges mouvements délivrés de la nette division strophique : la poésie est encore un chant domine, mais ou metres, coupes et rimes traditionnels trouvent nombre ď equivalents. Il.l.d. Retour aux apparences o Depuis Gerard de Nerval s'était sans cesse affirmée une vocation de la poésie á interpreter ou dépasser les apparences, facte poétique constituant, á ľextréme, ľhyperbole mallarméenne qui devait permettre une approximation de l'Etre. o La conception tout égoiste, sinon aristocratique, du « bibelot ďinanité sonore » avait de plus contribué á isoler la poésie de la vie reelle. o Mais, déjá, la palinodie de Moréas avait ramene bien des poětes au spectacle concret du monde et 2 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 á ľexpression plus directe des sentiments. Cette tendance s'affirme aux approches de 1900. ■ Dans le cas de VERHAEREN, on pourrait ainsi parier d'un veritable « Symbolisme humanitaire » puisque, sa maniere demeurant nettement marquee par les habitudes ďexpression récemment acquises, il n'en retrouve pas moins une mission de la poesie oubliée depuis Hugo. ■ Plus encore, il est significatif que U Essai sur le Naturisme de Maurice LE BLOND (1896) et le Manifeste naturiste de SAINT-GEORGES DE BOUHELIER (dont les effets directs concerneront surtout le Theatre) suscitent de nombreux échos á la formule fameuse : « En voilá assez. II y a assez longtemps qu'on admire Baudelaire et Mallarmé. » Le groupe « humanisté » de Fernand GREGH (1902) oú beaucoup se sont comptés, en est une preuve entre d'autres. Partout, les themes préférés, la maniere plus directe de les traiter, le ton adopté marquent diversement l'abandon d'un univers cerebral et seulement révé. ■ Bientôt, avec des intentions plus nettes et accompagné par la poesie cordiale du « Groupe de l'Abbaye», VUnanimisme (1909) tente de rejoindre, derriěre le spectacle fragmentaire et disperse de la vie quotidienne, non plus des Essences mystérieuses, mais la presence ressentie ďune dme collective. ■ A la méme date le Futurisme de F. A. MARTNETTI, faisant appel au tumulte mécanique et á la violence materielle, n'est sans doute qu'une manifestation tapageuse, mais en fait il confirme un recours plus general á la vision du monde moderne modifiée par la vitesse, le don ďubiquité du cinéma naissant et ľinterprétation simultanée des formes concretes oú tendait la peinture. A la veille du premier conflit mondial on put ainsi parier de « poésie cubiste ». H.I.e. « Les poětes massacres » o En 1913, par un trait de grace poétique, Guillaume APOLLINAIRE avait, dans Alcools, marqué le point atteint par ces tendances diverses et ménagé une étape vers les tentatives futures. Blessé au combat, il mourut á ľinstant méme de l'Armistice de 1918. o Peguy, tué en 1914, l'avait precede dans l'absence. o D'autres poětes encore, qui s'étaient déjá fait un nom, furent pris par la mort sous les armes. Jean-Marc BERNARD, Emile DESPAX, Paul DROUOT, Louis DE LA SALLE, Jean DE LA VILLE DE MIRMONT semblent avoir été les plus charges de promesses. Sans vouloir distinguer dans la foule indéterminée des disparus de la poésie, on peut cependant considérer que le vide laissé par eux explique en partie, avec ľébranlement cause par la guerre, la violence et le manque ďéquilibre qui caractérisent les manifestations apparues autour de 1920. 11.2. ĽHÉRITAGE SYMBOLISTE Dans la durable quereile des Littératures du Nord et du Midi ouverte par Mme de StaEl la periodě du Symbolisme avait été marquee d'un fait nouveau : l'apport d'un important groupe ďécrivains beiges á la poésie francaise. Avant 1914, les noms de Maurice MAETERLINCK et d'Emile VERHAEREN s'imposent au premier plan tandis que, pármi les autres poětes ďexpression francaise, le Lithuanien O.V. de L. MILOSZ (1877-1939) n'est connu que de petits cercles et que, vivant déjá á Paris, l'Autrichien Rainer Maria RILKE (1875-1926) est encore simple secretaire de Rodin. Emile VERHAEREN (1855-1916) Né pres d'Anvers, Emile Verhaeren, aprěs des études l'Université de Louvain, • débuta par deux recueils oú il chantait le present et le passe de ses plaines natales : Les Flamandes (1884), Les Moines (1886). 3 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 • Des séjours dans les capitales nordiques et notamment á Londres, une grave crise religieuse et morale, ľemprise sur son imagination d'une certaine atmosphere de la poesie symboliste trouvěrent leur echo dans une trilogie sombre, chaotique et de forme brumeuse : Les Soirs (1887), Les Debacles (1888), Les Flambeaux noirs (1891). • Mais Verhaeren intéresse au premier chef la poesie des debuts du XXe siěcle á partir du moment ou, dans Les Campagnes Hallucinées (1893) et Les Villes Tentaculaires (1895), il prouve, contre Ruskin et son esthétisme, que le monde moderne, sans cesse animé par les transformations humaines et sociales qui conduisent au spectacle des villes « myriadaires », peut devenir matiěre poétique. • Au méme moment, son adhesion á un socialisme plus généreux et idealisté que doctrinal renforce chez lui un large don de Sympathie. Aprěs le temps de ľimpassibilité parnassienne et de la gratuité symboliste, le lyrisme retrouve avec lui certains themes délaissés. Les Visages de la Vie (1899), Les Forces Tumultueuses (1902), La Multiple Splendeur (1906), Les Rythmes Souverains (1910) sont un hymne continu á la presence humaine dans un monde tendu vers ľavenir. Mais, de méme qu'il n'a jamais oublié de chanter les tendresses intimes depuis Les Heures Claires (1896), le poete n'abandonne pas revocation des Flandres (cf. p. 20). Partageant son temps entre Paris, sa retraite du Hainaut et les voyages, il est devenu une figure rayonnante lorsqu'il meurt accidentellement en gare de Rouen au retour ďune visitě sur le front de la Belgique envahie oú il a vu passer les Ailes Rouges de la Guerre (1916). • Par touš ces caractéres, VERHAEREN se distingue de ses contemporains Georges RODENBACH (Le Régne du Silence ; Le Voyage dans les Yeux) et VAN LERBERGHE (La Chanson d'Eve) comme de ses proches cadets, Max ELSKAMP, André FONT AINAS, Albert MOCEKL, tous plus durablement soumis aux modes symbolistes. • Seuls ses drames (Les Aubes, 1898 ; Le Cloitre, 1900) satisfont sans difficulté á ľesthétique de l'Ecole. Les Villes Place en téte des Campagnes Hallucinées, ce poéme annonce, pour her le diptyque, l'appel tout-puissant des Villes Lentaculaires. Si le debut du XIXe siěcle avait rouvert au lyrisme « la grande nature fermée », il est significatif qu'aux approches de 1900, la poesie se voue plutôt au décor urbain, déjá impose par le roman (les Goncourt, Zola) et la peinture impressionniste (Manet). Vigny il est vrai avait děs 1831 évoqué, dans une Elevation, Paris « fournaise » ou bouillonne ľavenir. Baudelaire, théoricien de la « modernitě », avait plus tard cherché un lourd enchantement « dans les plis sinueux des vieilles capitales. » Mais Verhaeren, qui est surtout hanté par l'aspect nouveau du travail des hommes (Les Usines) ou par ce que recěle leur entassement (L'Ame de la Ville) crée un fantastique moderně et social á partir de notations trěs réalistes. Les nombreux effets de sa versification « libérée » sont, avant tout, au service ďun ample mouvement qui ne peut se soumettre á la rigiditě des strophes traditionnelles. Tous les chemins vont vers la ville. Du fond des brumes Lä-bas, avec tous ses étages Et ses grands escaliers, et leur s voyages Jusques au ciel, vers de plus hauts étages Comme ďun réve, eile s'exhume. Francis JAMMES (1868-1938) Jusqu'á ľäge de trente ans, Francis Jammes eut une vie provinciale en apparence « trěs douce, continue, simple. » Fils du Béarn, il y était revenu aprěs ses études á Bordeaux, pour vivre en « propriétaire », á Orthez, pres de sa mere. Mais une äme ardente et réveuse, les désirs et les découvertes de la jeunesse et toutes les impatiences d'une vocation poétique volontairement assumée loin de Paris composaient, sous un tel calme, le levain d'une ceuvre trěs personnelle. Far bonheur Mailarme, Gide, Henri de Régnier ne se trompěrent pas á ľaccent de la premiére plaquette partie d'Orthez (1894). Le 4 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 « Jammisme » décrété par bravade au Mercure de France en 1897 ne fut qu'une affirmation particuliěre du Naturisme : « il n'y a qu'une école : celie oü, comme des enfants qui imitent aussi exactement que possible un beau modele ďécriture, les poětes copient avec conscience unjoli oiseau, une rieur, ou une jeune fille. » De l'Angelus de l'Aube á lAngelus du Soir (1898) illustre cet art poétique de la simplicitě qui constitue, á eile seule, un « effet ». Si quelques nouvelles {Clara d'Ellébeuse, Almaide d'Etremont) laissent place aux joliesses d'un romanesque subtil, cette simplicitě s'accentue encore dans Le Deuil des Primevěres (1901) et surtout Clairiěres dans le Ciel (1906) qui chante ľéclaircie de la foi chrétienne pleinement acceptée en 1905 sous la « direction » de Paul Claudel. Toujours en rapport avec le monde littéraire parisien mais préservant son originalite par son éloignement provincial, heureusement marié dans son age můr, pere ébloui {Ma fille Bernadette), grand ami des bétes libres {Le Roman du Liěvre), le poete compose les sept chants des Géorgiques Chrétiennes (1911-1912) ou la geste ďune famille paysanne lui permet de soutenir son « systéme : la Vérité qui est la louange de Dieu. » Signe supreme de simplicitě, il s'y soumet á la loi du « pur alexandrin », aprěs le grand combat du vers-librisme ou il avait pris parti. Présentant de tels caractěres, le constant anticonformisme de Jammes explique sa place et son influence dans ľensemble des recherches qui marquent ľavant-guerre de 1914. Transplanté á partir de 1921 á Hasparren, le «Cygne d'Orthez » devint au contraire une figure de patriarche, severe pour les nouveaux aspects de la poesie. Néanmoins, apaisé dans son déclin par ďillustres fidélités qui remontaient á sa jeunesse, il poursuivit son ceuvre sans disparate {Les Quatrains, 1923-1926 ; De tout temps á jamais 1935). Paul FORT (1872 -1960) Le dévouement de Paul Fort au Symbolisme militant fut marqué, děs sa prime jeunesse, par la creation du Theatre ď Art (1890) qui permit les premieres representations de Maeterlinck et la « lecture-mise-en-scěne » de grands textes poétiques (Le Corbeau d'E. Poe). D'une facon plus generale, et non seulement par la fondation de la revue Vers et Prose, son « service » á la Poesie fut constant. Avec le titre, aujourďhui suranné, de Prince des Poětes qu'il portait depuis 1912, il perpetua jusqu'au cceur du XXe siěcle l'image et failure de ľépoque littéraire ou il avait brillé. En effet, son ceuvre presque unique, la longue suite des Ballades frangaises (une quarantaine de volumes), inaugurée en plaquettes děs 1896, lui valut succěs et influence. Elle contribua, á ses débuts, á modifier la notion merne de poěme. Trois ballades frangaises Usant de touš les vocabulaires, jusqu'au plus familier, et prenant touš les tons, les Ballades frangaises, dans leur inépuisable revue des provinces, des villes — ou Paris a sa place — et des belles images historiques, sont d'abord un constant exemple de lyrisme sans armature oratoire. Ensuite, en dépit de leur nom, loin de s'astreindre au systéme le plus formel qui soit, elles illustrent un effort délibéré pour soumettre la primauté du vers organique á celie du mouvement et du rythme. Le lecteur est en effet surpris d'y rencontrer sans cesse, non seulement des vers blancs mais méme des alexandrins rimes, volontairement dissimulés sous une prose apparente. Cest lá ľapplication d'un principe trěs conscient : « La prose, la prose rythmée, le vers ne sont plus qu'un seul instrument gradué. » On trouvera ici trois aspects caractéristiques de ce monument au plus heureux vers-librisme. La derniére Ballade citée est adressée á Francis Jammes. Illustrant particuliérement la technique du poete, eile aurait pu étre invoquée par ľ Abbé Bremond dans le débat sur la « Poésie pure » aux environs de 1925. II.3. L'UNANIMISME Trois poětes qui, en 1906, comptérent dans le « groupe fraternel d'artistes » réunis pour ceuvrer en commun á l'Abbaye de Créteil, ont donne des recueils respirant un méme esprit de solidarite avec le monde des hommes : René ARCOS (L'Ame essentielle, 1902 ; Ce qui nait, 1910), Georges DUHAMEL (L'Homme en téte, 1909), Charles VILDRAC (Le livre d'Amour, 1910). Mais il revint á Jules 5 FJIA022 Littérature francaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 ROMAINS, simple visiteur de l'Abbaye, de transformer en vue generale ces aspirations qui n'étaient pas sans parenté avec le lyrisme social de Walt Whitman (1819-1892), chantre de la « camaraderie » américaine. II.3.a. Un Dieu nouveau Děs 1903, le « khägneux » Louis FARIGOULE, qui sous le nom de Jules ROMAINS allait devenir important á plusieurs titres, avait eu, comme une « donnée immediate », la revelation de la vie unanime. Jeune normalien puis agrégé de philosophie, il précisa bientôt la vision poétique qui allait commander son oeuvre entiěre. Pour cet incroyant spiritualiste qui veut « se consoler de la vie éternelle », ce qu'il nomme « dieu » est confondu avec un « étre vaste et élémentaire » : ľäme inconsciente et irrévélée des groupes qui — effet et principe á la fois — leur confere la nature divine « ďunanimes » dans ľinstant qu'elle existe pour la conscience du poete. Celui-ci, intercesseur oblige pour la naissance et la revelation confondues d'un nouveau dieu cache, est á son tour submerge par Ydme collective. Sa vocation est ďéveiller á la méme communion les « archipels de solitudes » épars dans le monde. L'art volontaire et subtil de Jules Romains a soutenu la gageure de rendre sensible sa quéte soumise á tous les hasards de la ferveur, de la sécheresse et de ľillumination. Ľ Arne des Hommes (1904), La Vie Unanime (1908), Odes et Priěres (1909-1913), Un Étre en marche (1910) font oublier, par leurs meilleures réussites, ľarmature philosophique de VUnanimisme et ses mystěres plus intellectuels que les grandes visions de Hugo. Jusqu'á Pierres levées (1948), Jules ROMAINS a continue á jalonner son ceuvre de recueils poétiques (Amour couleur de Paris, 1921 ; I'Homme blanc, 1937). Qu 'est-ce qui transfigure ?... Bourgs rencontres dans la Campagne, petites cites, vaste capitale surtout, sont les lieux privilégiés de la communion avec ľäme collective. Une des divisions de La Vie Unanime annonce : « Dieu le long des maisons ». Comme la Rue calme oú quelques boutiquiers sont assis devant leur porte, comme la Caserne ou le Theatre, le Boulevard peut étre brusquement transfigure. On remarquera que, dans sept vers sur dix, la vie se trouve allégée de ses espěces materielles. Seul le neuviěme maintient le contact physique qui donne sa chaleur au mystére. Qu'est-ce qui transfigure ainsi le boulevard ? Ľallure des passants n'est presque pas physique; Ce ne sont plus des mouvements, ce sont des rythmes Et je n'ai plus besoin de mes yeux pour les voir. L'air qu'on respire a comme un goůt mental. Les hommes Ressemblent aux idées qui longent un esprit. D'eux ä moi rien ne cesse d'etre intérieur ; Rien ne m'est étranger de leur joue ä ma joue Et ľespace nous lie en pensant avec nous. La Vie Unanime (Gallimard, éditeur). 11.4. POESIE DU MONDE ET DE L 'A VENTURE Paul CLAUDEL mis á part, seuls quelques poětes font appel á ľexotisme traditionnel : J.-A. NAU (Hiers bleus, 1904), A. DROIN (La Jonque Victorieuse, 1906 ; Du Sang sur la Mosquée, 1914) ou Victor SEGALEN (Steles, 1917) dont l'importance s'affirme. Romancier et traducteur influent dans le groupe de la N.R.F. (cf. p. 136), Valéry LARBAUD enrichit le lyrisme moderně dans les Poésies de A. O. Barnabooth (1908) oú il accorde au realisme et au rythme de son temps le rite du dépaysement romantique et cosmopolite. A une époque oú les « grands express » sont les seuls moyens ďévasion, il donne á lEurope qu'il parcourt passionnément une presence toute nouvelle : J'ai senti pour la premiere fois toute la douceur de vivre 6 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 Dans une cabine du Nord-Express entre Wirballen et Pskow... Et vous, grandes glaces ä travers lesquelles j'ai vu passer la Sibérie et les Monts du Samnium, La Castille apre et sans fleurs, la mer de Marmara sous la pluie tiěde ! Prétez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn, prétez-moi Vos miraculeux bruits sourds... (Ode) Ce voyageur voluptueux reste ainsi en retrait de Blaise CENDRARS qui promouvra la veritable aventure au rang ďacte poétique. Un nouveau pas sera franchi lorsqu'en 1919 André SALMON qui a aussi chanté les cargos ďémigrants et les bouges ďAnvers (Le Calumet, Le Livre et la Bouteille) donnera Prikaz, rapide et brutale épopée de la Revolution russe : á ľaventure personnelle se substitueront alors les bouleversements de l'Histoire. Blaise CENDRARS (1887-1961) Suisse de naissance, L.-F. Sausser est devenu Francais d'äme et de corps en perdant un bras dans les rangs de la Légion Étrangěre oú il s'est engage en 1914. Déjá, sous le pseudonyme de Blaise Cendrars, sa « boulimie de voyages », attestée děs son extréme jeunesse, lui avait valu une legende toujours entretenue. Peu importe si quelques témoins de sa vie suggérent qu'á des errances certaines une «illumination lyrique» (A. t'Serstevens) a pu ajouter certaines circonstances, cette experience vagabonde a trés tôt donné naissance á ľétrange magie des Päques ä New York (1912) et de la Prose du Transsibérien () qui inaugure le « simultanéisme » poétique. Ainsi, děs le debut et en initiateur, Cendrars apparait á ľopposé de Rimbaud qui n'avait présenté que des fugues et des « departs » limités avant d'ensevelir le poete sous ľaventure reelle et le silence. Au contraire, pour lui, ľaventure devient vocation et quéte aboutissant á un mode privilégiá de découverte poétique. Comme il utilise aussi des procédés tout nouveaux, la surprise violente qu'il a apportée en a fait á bon droit « le chef masqué de la poésie contemporaine » (A. Rousseaux) dont Yceuvreprendra tout son sens dans la perspective de ľáge surrealisté. En effet, recommencant aprěs la Grande Guerre á « tourner dans la cage des méridiens » il poursuit dans le méme sens son ceuvre novatrice. Poete, il donne des recueils aux titres évocateurs (Du monde entier, Dix-neuf poémes élastiques, Kodak, Feuilles de route, Au cceur du monde) réunis dans ses Poésies completes (1944). En pointe dans les curiosités de ľépoque il rassemble son Anthologie négre děs 1921 ; attiré par toutes les étrangetés, il publie L'Eubage (1923) aussi frappant par une evasion dans « ľhinterland du ciel » que le seront, bien plus tard, les preoccupations mystiques dans Le Lotissement du Ciel (1948). Evocateur ou témoin, il a aussi raconté des aventures mémorables (L'Or, 1925 ; Rhum, 1930). Enfin, romancier de sa propre vie il a donné deux romans illustrant la complexité de son personnage (Moravagine, 1926; Dan Yack, 1929), mais surtout une célěbre trilogie (L'homme foudroyé, 1945 ; La main coupée, 1946 ; Bourlinguer, 1948) oú la prose virile est toujours soulevée d'un puissant ferment poétique. La Prose du Transsibérien La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France (1913) — quatre cents formules inégalement rimées et rythmées — est la version poétique de premieres errances oú, adaptant tour á tour le ton épique ou lyrique á la nature du sujet, Cendrars revit un hallucinant voyage de Mandchourie, en compagnie de la petite Jehanne de France qui est, selon la tradition tolstoi'enne, une fille perdue de Montmartre dont le cceur est reste pur. La technique de ľécrivain se fonde sur une sorte ďimpressionnisme brut: enregistrant simultanéités et coincidences, le Transsibérien est bien un poéme ferroviaire oú le chemin de fer devient — comme la camera du cinéaste — le point de vue mobile qui entraine dans son rythme haletant le flot des images, des souvenirs et des sentiments. La presentation de ľédition originale est, á sa date, significative : sous la forme d'un dépliant long de deux metres, eile offre une bande de « couleurs simultanées » dues á Sonia Delaunay, la femme du peintre ami également 7 FJIA022 Littérature francaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 d'Apollinaire. Ces couleurs débordent sur le texte forme de groupements typographiques divers. L'ensemble, qui tend á la Symphonie, semble appeler la musique d'Honegger dans Pacific 231. En ce temps-lä j'étais dans mon adolescence J'avais ä peine seize ans et je ne me souvenais déjä plus de mon enfance J'étais ä seize mille Heues du lieu de ma naissance J'étais ä Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours. [...] J'ai passe mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone Et ľécole buissonniěre, dans les gares devant les trains en partance Maintenant, j'ai fait courir touš les trains derriěre moi Bále-Tombouctou J'ai aussi joué aux courses ä Auteuil et ä Longchamp Paris-New-York Maintenant, j'ai fait courir touš les trains tout le long de ma vie Madrid- Stockholm Et j'ai perdu tous mes paris II n'y a plus que la Patagonie, la Patagonie qui convienne ä mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud Je suis en route J'ai toujours été en route Je suis en route avec la petite Jehanne de France Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues Le train retombe toujours sur toutes ses roues [...] « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Les inquietudes Oublie les inquietudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils téléphoniques auxquels elles pendent Les poteaux grimacants qui gesticulent et les étranglent Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un harmonica qu'une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en fúrie S'enfuient Et dans les trous Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient ä nos trousses Les demons sont déchaínés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crane d'un sourd. « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Oui, nous le sommes nous le sommes Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce desert Entends les mauvaises cloches de ce troupeau galeux Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune La mort en Mandchourie Est notre débarcaděre. [...] J'ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient De l'Extréme-Orient et qui passaient en fantômes. [...] J'ai vu des trains de soixante locomotives qui s'enfuyaient ä toute vapeur pourchassees par les horizons... Je reconnais tous les pays les yeux fermés ä leur odeur Et je reconnais tous les trains au bruit qu'ils font Les trains d'Europe sont ä quatre temps tandis que ceux d'Asie sont ä cinq ou sept temps 8 FJIA022 Littérature francaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 D'autres vont en sourdine sont des berceuses Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlinck J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé les elements d'une violente beauté Que je possěde... La Prose du Transsibérien... (Gallimard, éditeur). Guillaume APOLLINAIRE Wilhelm Apollinaris (Guillelmus-Apollinaris-Albertus), enfant naturel né á Rome en 1880 était fils ďun officier italien maintenant identifie, Francesco Flugi d'Aspermont, et d'une aventureuse jeune fille de la société romaine, Angelica de Kostrowitzky, dont il porta le nom. Fille d'un noble Balte exile et marié en Itálie, Angelica, abandonnée dés 1885, entraina le futur poete et son jeune frěre pármi les equivoques et les fantaisies de sa vie agitée. Porteur de sa double ascendance méditerranéenne et « scythe », Wilhelm, comme eile ľappela toujours, vécut done une adolescence acerochée au rocher et á la roulette de Monaco. Ses études inegales au célěbre College Saint-Charles de la ville, puis á Cannes et au Lycée de Nice, lui laissěrent, outre des camaraderies cosmopolites, le benefice et le goüt d'immenses lectures, source d'une erudition étonnante mais dispersée. Děs ľäge de dix-huit ans il était féru ďanarchisme, écrivait, rimait et trouvait son pseudonyme. Transplanté par étapes á Paris, il connut, en 1891, la derniěre aventure due á ľexistence désargentée de sa mere : un depart clandestin ďune auberge de Wallonie oú il venait de passer, sur ordre, des vacances faites ďexcursions et de marivaudages agrestes. Au retour, il entendit sans doute ce qui devint un des vers de La Porte : Enfant je ťai donne ce que j'avais travaille... II est alors « negre » d'un feuilletoniste, employe de bureau, répétiteur puis, pendant un an (1901-1902), précepteur de la fille d'une vicomtesse franco-allemande au Chateau de Neu-Glück en Rhénanie. Son congé d'hiver lui permet un voyage qui, par Berlin, Munich, Prague, Vienne, le ramene sur les bords du Rhin ; mais surtout, il connait sa premiere grande aventure sentimentale avec lajeune Anglaise Annie Playden, gouvernante au Chateau. Revenu « mal-aimé » á Paris, il recommence sa vie besogneuse. Mais il est, aux yeux de tous, le joyeux « Kostro », le léger « fläneur des deux Rives ». Devenu děs 1904 l'ami de Picasso, Derain, Vlaminck, il participe, avec d'autres poětes (Salmon, Max Jacob) aux discussions du « Bateau-Lavoir », sur le cubisme en gestation. II contribue á « l'invention » du Douanier Rousseau. Surtout, il rencontre Marie Laurencin avec qui, dans le decor d'Auteuil, il poursuivra une liaison jusqu'en 1912. Victime de son insouciance il est, en 1911, inquiété en méme temps que Picasso dans une affaire de larcin au Musée du Louvre et il peut, pendant quelques jours, murmurer comme Verlaine : « Guillaume qu'es-tu devenu... » (A la Santé). Libéré, l'honneur sauf, il retrouve sa place en dirigeant une nouvelle Revue : Les Soirees de Paris (Février 1912). II en avait děj á animé une, Le Festin d'Esope, en 1903. Cest qu'en effet, děs son séjour rhénan, il avait commence á publier, ici et lá, des contes et des poěmes. Outre quelques romans historiques et des curiosités scabreuses, il avait donné ensuite LEnchanteur pourrissant illustre par Derain (1909) et L'Hérésiarque et C'e (1910 : trois voix au Prix Goncourt), recueils de nouvelles utilisant ses souvenirs d'enfance et de voyages. Puis il avait compose, en 1911, ľalbum poeti que du Bestiaire illustre par Dufy, et poursuivait les articles de critique qui devaient former, en 1913, le volume des Peintres cubistes. A partir d'avril 1913, il est le poete d'Alcools. Délaissé par Marie Laurencin, il participe á toutes les nouveautés, fait echo á Marinetti par L Anti-tradition futuristé, aborde seulement alors la technique des « poěmes-conversations » qui figureront dans Calligrammes (1918). Engage volontaire en décembre 1914, il «fait la guerre» avec le courage d'une bonne race et la 9 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 fantaisie ďun poete apte á transfigurer touš les spectacles. Le souvenir de Marie mélé, dans ses réves, á celui plus lointain d'Annie et le manege de nouvelles amours agrémentent réveusement sa vie de guerrier naif. II est blessé á la tempe, le 17 mars 1916, et son « étoile de sang » le conduit jusqu'á la trepanation. Employe sous l'uniforme dans divers services, il publie une mélodieuse plaquette : Vitam impendere amori (1917). Reconnu désormais comme précurseur et guide au milieu de la curieuse fermentation intellectuelle qui prelude, á Paris, aux manifestations artistiques des années 1919-1920, il prononce une conference sur « l'esprit nouveau » (novembre 1917), multiplie les projets hardis et fait jouer Les Mamelles de Tirésias. Aprěs quelques mois á peine d'un manage heureux, affaibli depuis sa blessure, il succombe dans ľépidémie de « grippe espagnole » le 9 novembre 1918. Situation d'Apollinaire Aprěs un temps de legende enthousiaste, de dénigrements et de confusions, le poete a trouvé progressivement, surtout aprěs 1945, sa place dans le demi-siěcle. Simple élégiaque parfois (Le Pont Mirabeau), non sans fidélité au symbolisme (Signe, Cors de Chasse), «naturiste» d'esprit par son attachement aux réalités diverses qui s'offrent á lui, « fantaisiste » par son ironie et son intelligence en éveil (Annie ; Calligrammes) il pratique par surcroit, jusqu'en 1912, une versification en general reguliere ou á peine libérée. Rien ne le distingue done d'abord, pour l'essentiel, de la plupart des aspects reconnus de la poesie de son temps. Mais il demeure entierement original par le jeu de son imagination et par les nuances de sa sensibilité ou de son incomparable modulation. Au contraire, á partir de la publication dAlcools, il est incontestable que « las d'un monde ancien » il aspire á toutes les innovations poétiques liées á la representation des choses et de la vie modifiée par la peinture improprement entendue comme « cubiste » ; sa technique du vers est, en meme temps, bouleversée (cf. Zone). Děs lors, se pose la question — secondaire, il faut le souligner — de la prioritě qui peut lui revenir (cf. Zone). On se méprend aussi sur certains termes qu'il a avancés. Mieux vaut constater que, dans Alcools déj á, les hardiesses thématiques et syntaxiques de La Chanson du Mal-aimé (děs 1903) ou de L'Emigrant de Landor Road, comme, sur un autre plan, les simples pages A'Onirocritique (děs 1908) qui paraissent antieiper sur « ľécriture automatique » lui assurent une bonne part d'invention. Son tort et son mérite confondus ont été, en fait, de n'avoir rien formule dogmatiquement, ni rien choisi. Apte á s'émerveiller de tout, il a tantôt pressenti, tantôt capté les aspirations poétiques en voie d'affirmation. Son importance est de les avoir, á leur date, fixées par quelques parfaites réussites. Son originalite reelle reside dans le caractěre irréductible de sa vision du monde et dans la resonance unique de son chant. Alcools Alcools, dont le titre primitif était Eau de Vie a paru en avril 1913 au Mercure de France. Le recueil est compose de textes pour la plupart éparpillés dans diverses Revues et qui offrent le reflet mélé de la poésie d'Apollinaire entre 1898 et 1912. Au cours de la correction des épreuves le poete a systématiquement supprimé toute ponctuation : ce fait est considéré comme une innovation importante. Par sa generalisation, il marque, en effet, une date. Mais déjá Mallarmé avait utilise le procédé. Apollinaire lui-méme avait toujours eu une ponctuation pauvre et errante. En 1913 il n'a fait que pousser á ľextréme un principe : « le rythme měme et la coupe des vers voilä la veritable ponctuation ». Trois disques, enregistrés au Musée de la Parole en 1914, montrent qu'il modulait plutôt qu'il ne récitait ses textes. L'ordre adopté dans le recueil ne répond vraisemblablement qu'á des raisons de varieté et de surprise. Un seul fait pose probléme : le dernier en date des poěmes, Zone, a été introduit aprěs coup et place en téte, comme pour donner une brusque enseigne révolutionnaire á un ensemble qui ne répond pas absolument á cette annonce (cf. introduction á Zone). Compte tenu de cet arbitraire et sans pretention á ľexacte chronologie, une presentation fragmentaire peut done ordonner les textes d'Apollinaire de facon á faire sentir á la fois la varieté et revolution de sa poétique. 10 FJIA022 Littérature francaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 Portique fuyant de toute l'ceuvre d'Apollinaire, voici le célěbre Pont Mirabeau qui est son Lac, son Souvenir, sa Tristesse d'Olympio. Rien d'autre en effet que ďélégiaque dans ce regret non pas du temps, mais de ľamour lui-méme qui s'enfuit. Rien d'autre non plus que de « romantique » dans ce rappel d'une souffrance personnelle (le poěme date de 1912, époque de la rupture progressive avec Marie Laurencin) et dans ľimage de ľeau qui passe, symbole d'un évanouissement nécessaire. Mais ici, pas de « meditation ». Un seul vers suffit á revocation du décor qui est celui d'Auteuil, familier au poete ; une admirable confusion s'établit entre la presence humaine et ľimage materielle d'un pont ; ľample rhétorique romantique fait place á une expression rapide et discrete qui conduit naturellement á un refrain. On remarquera l'usage habile d'une forme et d'une versification quasi réguliěres comme aussi l'heureux effet de la ponctuation supprimée dans ce poěme de la fluidita. Seul, le second vers de chaque strophe, laissant en suspens une terminaison masculine, determine une pause trěs heureuse : preuve d'un travail conscient et d'une grande recherche rythmique, cette disposition n'a été adoptée qu'apres coup ; la strophe était initialement composée de trois décasyllabes á rimes feminines. Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu'il m'en souvienne La joie venait toujours aprěs la peine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Les mains dans les mains restons face ä face Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards ľonde si lasse Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va Comme la vie est lente Et comme l'Espérance est violente Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure (Librairie Gallimard, éditeur). MODERNISME: "ZONE" Sous le titre de Cri, Apollinaire a lu á des amis, děs septembre 1912, le texte qui, avec le nouveau titre de Zone, a remplacé au dernier moment La Chanson du Mal-aimé en téte d'Alcools. Or, Blaise Cendrars avait, en avril de la méme année, écrit Les Päques ä New York, long poěme déambulatoire traduisant la nostalgie de Dieu dans une confusion d'images présentes et de souvenirs. Cendrars s'adressait, un Vendredi-Saint, au Crucifié : Je descends ä grands pas pas vers le bas de la ville Votre flanc est ouvert comme un grand soleil... Je suis assis au bord de l'Océan... Dans une église, ä Sienne, dans un caveau J'ai vu la méme Face, au mur, sous un rideau 11 FJIA022 Littérature frangaise III (XXe siěde) II. La poesie avant 1914 Et dans un ermitage ä Bourrié Wadislasz... Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs... J'aurais voulu, Seigneur, entrer dans une église... » De nombreux autres rapprochements sont possibles entre Zone et ce texte qui avait surpris les groupes littéraires. Incontestablement, Apollinaire le connaissait. « Fonde en poesie » comme il le proclamait děs 1909 (Poeme lu au mariage ď André Salmon), conscient au surplus des innovations que présentaient certains poěmes du volume comme L'Emigrant de Landor Road ou Le Voyageur, peut-étre a-t-il voulu, pour ne pas paraitre dépassé en « modernisme » par les Päques, faire de Zone une sorte d'affirmation liminaire ? Tel est le probléme posé et jusqu'ici sans solution. Quant á la valeur des deux textes, on peut dire que celui d'Apollinaire est plus hardi dans les ruptures de ton et la technique du vers, mais aussi d'une plus grande intensitě et d'une grace plus constante. II n'en reste pas moins qu'en combinant les caractěres communs aux Páques á New York et á Zone avec les effets recherchés dans la presentation de La Prose du Transsibérien, on obtient une image assez fiděle de la poesie « cubiste » correspondant á ľesthétique élaborée par des peintres que ľamitié réunissait, soit au fameux Bateau-Lavoir soit á Montparnasse. 12